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blog Réalité : « Dépenses militaires et rapports de classes »

 

À partir d’un retour sur les débats théoriques autour de la fonction des dépenses militaires dans le capitalisme, ce texte en propose une relecture à l’aune de l’histoire. Il souligne comment ces dépenses ne répondent pas seulement à des buts militaires, mais servent aussi d’instrument de gestion des rapports de classes. Des Trente Glorieuses à aujourd’hui, il interroge la manière dont elles ont façonné les compromis sociaux et la place qu’elles peuvent prendre dans le renouveau actuel des politiques industrielles, aux États-Unis comme ailleurs.

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Les quelques notes qui suivent ont pour but d’offrir des coordonnées de base à propos de la question des dépenses militaires. Nous reviendrons sur les débats théoriques (surtout marxistes) autour de cette question, avant de réexaminer les Trente Glorieuses (surtout américaines) sous cet angle, pour enfin essayer de comprendre la place que les dépenses militaires peuvent jouer dans le renouveau actuel des politiques industrielles, aux États-Unis et ailleurs.

Les canons théoriques

Après Marx et Engels, le marxisme s’est scindé en deux tendances dans l’analyse de la signification des dépenses militaires. Cette divergence découle d’un dissensus plus profond, qui porte sur la façon d’analyser les ressorts de la dynamique capitaliste, la nature de ses limites et la cause de ses à-coups. En très résumé, on peut dire que certains théoriciens les repèrent dans le mouvement des marchandises, tandis que d’autres les décèlent dans le mouvement des capitaux. La première tendance a été incarnée par des figures comme Rosa Luxemburg, Michal Kalecki, Paul Baran et Paul Sweezy, ainsi que par d’autres économistes s’inspirant à la fois de Marx et de Keynes (Joan Robinson, etc.); l’autre a été incarnée par Lénine dans sa polémique contre les économistes populistes, par Henryk Grossmann et son disciple Paul Mattick (senior), et plus récemment par des auteurs comme Michael Roberts, Guglielmo Carchedi et bien d’autres.

Pour les uns, « sous-consommationistes », les crises comme l’impérialisme sont essentiellement une question de marché, c’est-à-dire que leur cause fondamentale réside dans l’étroitesse des débouchés par rapport aux capacités productives que le mode de production capitaliste (MPC) développe en son sein. Leur analyse de la question des dépenses militaires découle également de ce postulat. Dès avant la Première Guerre mondiale, Luxemburg considère que le MPC ne parvient pas à créer sa propre demande : les marchés capitalistes ne suffisent pas à écouler les marchandises produites, et une compétition impérialiste autour du contrôle des marchés « extra-capitalistes » (c’est-à-dire coloniaux) se développe en conséquence. Dans ce cadre, le militarisme et les besoins en armement qu’il implique sont positifs du point de vue du capital, en ce qu’ils engendrent une demande indépendante des aléas du marché de l’économie civile. Entre les deux Guerres, Kalecki va plus loin dans cette direction en faisant de l’ensemble de la demande de l’État (dont celle qui s’adresse aux marchands de canons), alors en forte expansion dans de nombreux pays avancés, l’un des « marchés extra-capitalistes » que Luxemburg avait situé en dehors à la périphérie du monde capitaliste de son époque. Après la Seconde Guerre mondiale, Baran et Sweezy prolongent cette ligne de pensée en analysant l’expansion extraordinaire du secteur militaire américain et des budgets de défense qui le financent comme la manifestation d’un surplus économique si gigantesque qu’il ne peut plus être absorbé, si ce n’est grâce à différentes formes de dissipation de la richesse produite.

À l’inverse, pour l’autre tendance, la cause ultime des crises se trouve en amont par rapport au marché, à savoir dans une accumulation de capitaux qui excède ses capacités de valorisation. Cette suraccumulation peut bien se manifester ponctuellement comme un problème de marché, de « demande effective » dirait Keynes, mais cela n’est alors que la conséquence d’un problème sous-jacent qui concerne la rentabilité du capital. Pour la même raison, la compétition impérialiste porte moins sur la conquête de marchés captifs à l’étranger que sur le contrôle de zones d’investissement où le capital va pouvoir s’exporter en vue d’une rentabilité plus avantageuse.

Selon cette approche, les dépenses militaires sont fondamentalement improductives : si elles rapportent bel et bien un profit aux producteurs d’armement, elles n’engendrent pas pour autant de plus-value, mais au contraire en consomment. Les armements ne font pas retour dans le cycle productif comme facteurs du capital : ils ne servent ni de moyens de production, ni de moyens de subsistance pour les travailleurs. Leur production représente donc une ponction sur la masse de plus-value totale disponible. Détourner une fraction de la plus-value vers les dépenses militaires affaiblit la capacité d’investissement productif et donc la reproduction élargie du capital. Ainsi, Grossmann note p. ex. qu’« une grande partie du revenu de la classe ouvrière, qui aurait pu finir comme plus-value entre les mains de la classe capitaliste, est confisquée par l’État par le biais de la fiscalité indirecte et est, dans une large mesure, dépensée à des fins non productives »[1]. Plus récemment, Carchedi a donné une tournure différente à ce raisonnement en abordant la question sous l’angle de l’innovation: si, par définition, les prouesses scientifiques de la recherche et développement (R&D) du secteur militaire ne sont pas un facteur d’augmentation directe de la plus-value, lorsqu’elles débordent vers l’économie civile elles sont néanmoins un facteur supplémentaire de remplacement du travail humain par des machines; par conséquent, elles contribuent à la hausse de la composition organique du capital et donc à la baisse du taux de profit[2].

Il faut toutefois reconnaître que ces arguments sont pour le moins à double tranchant. Tout d’abord, on pourrait faire la remarque que de nombreux secteurs capitalistes – la publicité, le marketing, le commerce, les banques et assurances, etc. – sont improductifs selon le critère évoqué plus haut, mais cela n’enlève rien à leur utilité très concrète du point de vue du procès de reproduction capitaliste; ensuite, on pourrait se demander dans quelle mesure les secteurs improductifs affaiblissent réellement ce procès, alors qu’ils exercent une pression sur les secteurs productifs et les obligent à générer davantage de plus-value, afin de permettre la formation de capital et de profit dans les secteurs improductifs. Enfin, on pourrait encore rétorquer que la R&D militaire, dans la mesure où elle entraîne des innovations dans l’économie civile, contribue à dévaloriser le stock de capital en fonction et donc à faire baisser relativement la composition organique du capital (même si sa composition technique augmente par ailleurs).

En définitive, si la distinction travail productif/improductif ou la primauté des dynamiques productives sur les phénomènes de marché sont pour nous des points cardinaux, en rester là nous semble assez stérile face aux enjeux théoriques et politiques posés par les dépenses militaires. Il nous faut intégrer le point de vue logique avec une vision historique de comment ces dépenses se sont développées dans un compromis entre le capital et le travail – développement que la tendance sous-consommationniste a parfois mieux saisi, en dépit du caractère erroné de ses présupposés théoriques et de beaucoup de ses analyses.

Fordisme ou keynésianisme militaire ?

La période historique ayant fait couler le plus d’encre à propos du rôle des dépenses militaires est sans aucun doute celle s’étalant de la Deuxième Guerre mondiale à la fin de la Guerre froide. Pour la réexaminer, nous nous appuierons notamment sur les travaux de Tim Barker[3].

Barker propose une relecture radicale de l’histoire économique des États-Unis à l’aune du keynésianisme militaire américain. Loin d’être une simple parenthèse ou une politique conjoncturelle, ce militarisme aurait constitué, selon lui, le socle réel de la prospérité américaine de l’après-guerre. Son récit se construit en trois grandes étapes : l’ascension du keynésianisme militaire d’après-guerre jusqu’à la guerre du Vietnam, le moment de sa politisation sous Nixon au début des années 1970, et son renouveau dès la deuxième partie de la décennie face à la crise économique.

Barker distingue d’emblée deux fonctions que les dépenses militaires ont remplies dans l’économie américaine. D’un côté, elles ont agi de manière structurelle comme un stabilisateur macroéconomique, indépendamment des intentions politiques : en maintenant un haut niveau d’emploi et de demande, l’industrie militaire a joué un rôle analogue aux stabilisateurs automatiques – c’est-à-dire aux prélèvements et aux prestations sociales, qui évoluent de manière inversement proportionnelle selon qu’on soit dans une phase de croissance ou de récession, lissant ainsi le cycle économique. De l’autre, elles ont été utilisées de manière instrumentale lors de crises économiques.

Barker déconstruit ainsi le récit habituel qui attribue la prospérité des Trente Glorieuses aux politiques sociales et à l’État-providence. Il relativise également le rôle prétendument central du secteur automobile dans cette prospérité. En réalité, c’était l’aéronautique, et non l’automobile, le premier employeur industriel des années 1950-1960. Les syndicats, loin d’être hostiles à la dépense militaire, y ont vu un levier pour améliorer le pouvoir d’achat des ouvriers et soutenir l’emploi. L’AFL-CIO et l’UAW ont défendu ces programmes avec vigueur, qualifiant par exemple le bombardier Rockwell B-1 de « programme d’emplois nécessaire ». Cette alliance entre État, industrie militaire et syndicats a ainsi solidement ancré le militarisme au cœur du modèle américain, constituant un pilier souvent sous-estimé du consensus économique et politique d’après-guerre.

On peut faire commencer l’histoire du keynésianisme militaire américain avec l’entrée en guerre des États-Unis en 1943, mais Barker le fait commencer un peu plus tard, avec le réarmement de la Guerre froide à partir de 1948. Après un creux historique en 1947, les dépenses militaires américaines grimpent avec la guerre de Corée, sont multipliées par cinq entre 1947 et 1963, et se stabilisent à un haut niveau durant la seconde moitié des années 1960 durant la guerre du Vietnam. La militarisation de l’économie devient ainsi un stabilisateur permanent. La pensée bourgeoise en prend acte. Un économiste d’Harvard explique en 1949 que la Guerre froide « augmente la demande de biens, contribue au maintien d’un niveau d’emploi élevé, accélère le progrès technique et aide ainsi le pays à augmenter son niveau de vie. Ainsi, nous pouvons remercier les Russes qui contribuent à faire fonctionner le capitalisme mieux que jamais aux États-Unis ». L’U.S. News & World Report, célèbre hebdomadaire de l’époque, va même plus loin : « Ce que la bombe H représente pour les affaires : une longue période […] d’importantes commandes. Dans les années à venir, les effets de la nouvelle bombe iront croissants. Comme l’a dit un expert : “La bombe H a détruit la pensée économique déflationniste“ ».

Cette dynamique accuse des signes de faiblesse vers la fin des années 1960 : les dépenses commencent à décroître, les profits industriels des entreprises du secteur militaire s’érodent et le chômage repart à la hausse. Richard Nixon est élu en 1969. Le compte-rendu de Barker au sujet de sa présidence est particulièrement saisissant. On sait que cette période marque un tournant dans les grandes lignes de la politique étrangère américaine de l’après-guerre : Nixon et son ministre des Affaires étrangères Henry Kissinger veulent se désengager progressivement du Vietnam et, de manière plus générale, abandonner l’anticommunisme très interventionniste inspiré par la théorie de l’effet domino en faveur d’une politique de retenue. Or, malgré ses doutes personnels sur le coût humain de la guerre du Vietnam (« We had full employment. But at what cost? 300 Americans dead every week »), Nixon est bien obligé de reconnaître les vertus économiques du keynésianisme militaire. Face à la récession, il refuse de réduire les dépenses militaires et relance des commandes massives pour Lockheed et Boeing, alors en crise. Pour son secrétaire d’État à la Défense Melvin Laird, ces dépenses génèrent « plus de bénéfices économiques que les transferts sociaux ».

Ainsi, la production du bombardier General Dynamics F-111, pourtant jugé militairement inutile, est maintenue pour des raisons purement politiques : interrogé à ce propos, Kissinger explique que Nixon veut préserver des emplois « politiquement essentiels » au Texas et en Californie. L’aérospatiale devient une industrie « too big to fail », et les dépenses militaires un levier crucial pour éviter les troubles sociaux, en particulier face au chômage des Afro-Américains. Il est intéressant de noter à quel point Nixon se soucie du maintien de l’emploi et utilise les dépenses militaires comme un outil politique à cette fin. À l’évidence, ce n’est pas le plein emploi qui le préoccupe, mais bien la hausse du chômage, et avec celle-ci le risque qu’une partie de la classe ouvrière blanche se joigne aux émeutes urbaines du prolétariat noir (Watts 1965, Detroit 1967, etc.).

Pour Barker, ce militarisme n’est pas accessoire, mais constitue la forme historique spécifique prise par le keynésianisme dans le cadre d’un capitalisme impérial. Cette conclusion le rapproche des analyses de Baran et Sweezy et de Robert Reich, pour qui le militarisme est une pieuvre systémique plutôt qu’une simple excroissance parasitaire. Reich a critiqué la vision réductrice du « complexe militaro-industriel » comme simple capture de l’État par des intérêts sectoriels, en insistant au contraire sur la dimension macroéconomique des dépenses militaires, diffusées à travers l’ensemble de la structure économique américaine. Quant à Baran et Sweezy, dans leur ouvrage classique Le Capitalisme monopoliste, ils rappelaient – à la suite de Marx – le rôle historique de l’armée comme laboratoire pour de nombreux éléments de l’économie moderne (salaire, division du travail, machinisme, etc.). Pour eux, les dépenses militaires pendant la Guerre et l’après-guerre ont réussi là où le New Deal du début des années 1930 avait échoué : augmenter le taux d’utilisation des capacités productives et éradiquer le chômage massif. En 1944 p. ex., la production militaire alimentée par le budget de l’État fait passer le chômage de 17,2 % à 1,2 %.

L’administration Nixon a donc continué à faire tourner la machine de manière volontariste. Cela ne pouvait pas durer éternellement compte tenu de la fin prochaine de la guerre du Vietnam et du changement du consensus économique et politique qui était en train de se jouer : dès sa prise de poste en 1974, Gerald Ford, le successeur de Nixon, dénonce l’inflation comme l’ennemi public numéro un et affiche sa volonté de mettre un frein à la commande publique. Toutefois, quelques années plus tard, lorsque l’administration Reagan aura à gérer les conséquences internes du choc Volcker (la crise de 1980-1982), elle n’hésitera pas à revenir au keynésianisme militaire sous prétexte de menace soviétique : « Empire du mal », guerre des étoiles, etc. Ainsi, de 1948 à l’ère Reagan (1981-1989), les dépenses militaires apparaissent non comme un aspect secondaire, mais comme le cœur même de la gestion des cycles économiques du capitalisme américain. Un militarisme permanent et décisif dans l’histoire économique contemporaine, mais dissimulé sous le vernis de la démocratie et de la défense du « monde libre ».

Étrange survie du keynésianisme militaire américain

Ce détour par l’histoire nous permet de revenir à la fois sur les débats théoriques d’antan et sur des questions plus actuelles. Au préalable, il nous faut d’abord trancher sur un point : est-il légitime de considérer le keynésianisme militaire américain comme une chose du passé ? Beaucoup de commentateurs opposent la période des Trente Glorieuses et celles du « néolibéralisme » comme s’il y avait une rupture totale entre les deux – rupture décrite parfois comme un abandon des politiques budgétaires et monétaires expansives en faveur de l’austérité. Cela peut être vrai localement, pour certains pays ou pour des périodes circonscrites, mais les tableaux étasunien et international nous montrent une autre réalité.

Au cours des dernières décennies, les dépenses militaires américaines, comme les dépenses publiques dans leur ensemble, ont connu quelques phases de contraction, notamment à la fin de la guerre du Vietnam, de la première ou de la seconde guerre du Golfe. Mais elles sont toujours réparties à la hausse. La période la plus récente ne fait pas exception. Après une courte parenthèse entre 2010 et 2015, les dépenses militaires se sont mises à croître encore plus avec le basculement de la politique extérieure américaine vers le containment de la Chine et de la Russie. Elles ont atteint 850 milliards de dollars par an en 2024[4]. De ce point de vue, la différence avec le militarisme américain des années 1950-1960 n’est pas tellement dans les montants alloués par l’État ou dans la façon dont ils sont dépensés, mais surtout dans rôle de plus en plus important de la dette publique comme source de financement : un véritable « circuit militaro-monétaire » rendu possible par la demande domestique et internationale de bons du Trésor américains. Le moins que l’on puisse dire est que le keynésianisme militaire américain n’a pas disparu. Par ailleurs, s’il y a eu une discontinuité entre la fin des années 1970 et la chute du Mur, il nous faut aussi comprendre pourquoi elle s’est produite, en quoi elle a consisté exactement, et où nous en sommes aujourd’hui.

Les marxistes des années 1960 avaient tous leurs hypothèses sur la façon dont le capitalisme de l’époque, et notamment son noyau étasunien, aurait fatalement rencontré ses limites. Si les sous-consommationnistes, à l’instar de Baran et Sweezy persistaient à voir le problème du côté de l’écoulement du produit, et non pas au niveau de sa production même, les apôtres de la baisse tendancielle du taux de profit, Paul Mattick en tête, misaient plutôt sur un épuisement économique : le gouffre de la « production d’État » se serait révélé trop coûteux à maintenir, ou alors il aurait entraîné l’ensemble de « l’économie mixte » vers un effondrement ou une stagnation sans issue. Les uns et les autres se sont enfermés dans leurs schémas respectifs. Mais pourquoi aucun de leurs scénarios ne s’est vérifié ?

Le keynésianisme militaire suppose que des quantités considérables de plus-value soient détournées vers ce secteur improductif qu’est la production militaire. Comme nous l’avons vu, le gonflement de la sphère improductive n’est pas un problème en soi, à condition qu’assez de plus-value soit produite pour l’alimenter. C’est précisément cette condition qui s’est gâtée entre la fin des années 1960 et le début des années 1970, non pas pour des causes purement économiques, mais en raison d’une crise de la discipline du travail : le système a buté frontalement contre les limites posées par le travail vivant dans les secteurs productifs de plus-value. Pour la même raison, la sortie de crise ne s’est pas faite par la réduction des secteurs improductifs à la portion congrue (au contraire, ceux-ci se sont multipliés par la suite), mais bien par le rétablissement de la rentabilité des secteurs productifs.

La suite de l’histoire est assez connue. Le rétablissement de la rentabilité du capital s’est fait essentiellement par la désintégration horizontale des entreprises, par les délocalisations vers les pays en voie de développement et la sous-traitance sur des grandes distances, permise à la fois par les technologies de l’information et de la communication et par la baisse des coûts du transport maritime. La multinationalisation accrue des firmes américaines, aussi bien dans l’économie civile que dans l’industrie militaire, a progressivement distendu la synergie qui les unissaient dans les années 1950-1960, et qui produisait une forte croissance et une diffusion de l’innovation de manière très concentrée sur le territoire des États-Unis. Aujourd’hui, une commande publique d’avions de chasse auprès d’une firme comme Lockheed Martin met en mouvement (et rémunère indirectement) un grand nombre d’entreprises, dont seulement une partie d’entre elles est constituée d’entreprises américaines produisant aux États-Unis. C’est toute la problématique qu’une loi comme le Buy American Act vise à encadrer (nous y reviendrons). Pour la même raison, dans un contexte de forte internationalisation de la production, le maintien des dépenses militaires à un niveau élevé, mesure keynésienne classique s’il en est, ne peut pas avoir les mêmes retombées qu’elle a eues dans les années 1950-1960, ni en termes d’innovation, ni en termes d’emploi et de salaires, sur un espace national déterminé. Mais l’histoire n’est pas finie.

Au lendemain de la dislocation de l’URSS, la mondialisation et le « moment unipolaire américain » semblaient avoir relégué aux oubliettes les paradigmes micro- et macroéconomiques de l’après-guerre, jusqu’à susciter l’image (trompeuse) d’une dilution du capital américain au sein d’une économie mondiale unifiée par-delà les blocs, et définitivement affranchie de la mainmise des États – à l’exception de celle du super-État américain promu au rang de gendarme du monde. Quelques décennies plus tard, la repolarisation de l’économie mondiale et la perspective d’affrontements directs ou indirects entre grandes puissances obligent tous les acteurs, publics et privés, à revoir leurs copies en fonction des nouveaux impératifs de sécurité et de « résilience ». Dans l’économie civile, ces impératifs modifient d’ores et déjà la géographie productive, même si les résultats ne sont pas toujours conformes aux attentes ou aux mots d’ordre de départ (reshoring, friendshoringde-riskingnearshoring, etc.). Dans le militaire, elles obligent à repenser le produit (quel qu’il soit) et sa fabrication en fonction d’un scénario de guerre symétrique et non pas de contre-insurrection[5].

Le secteur des semi-conducteurs offre un bon exemple des tendances à l’œuvre et des problèmes qui en découlent dans l’économie civile, du point de vue américain. Un article récent consacré à la firme Intel[6] dresse un tableau accablant : pendant des décennies, Intel a été bien plus qu’un simple champion technologique ; il incarnait la suprématie industrielle américaine, le moteur silencieux de la révolution numérique mondiale. Mais à l’aube des années 2020, le géant des semi-conducteurs est devenu le symbole inversé de cette puissance : celui d’un déclin industriel brutal, qui révèle les fragilités des États-Unis. Intel, jadis leader mondial incontesté de la microélectronique, a progressivement perdu la course à l’innovation au profit de ses concurrents asiatiques, notamment le taïwanais TSMC et le coréen Samsung. Là où Intel régnait sur la gravure de pointe, il se retrouve désormais à plusieurs générations technologiques de retard, incapable de produire les puces les plus avancées nécessaires aux applications critiques, tant civiles que militaires.

L’enjeu, désormais, dépasse de loin le sort d’une entreprise isolée. Car en perdant sa capacité à produire en interne ses semi-conducteurs les plus critiques, les États-Unis se découvrent structurellement vulnérables. La totalité de l’appareil industriel et militaire américain — des avions F-35 aux satellites en passant par les systèmes de cryptographie — repose sur des puces gravées à Taïwan. Une crise militaire dans le détroit de Taïwan, un blocus ou une attaque chinoise, et c’est l’économie américaine tout entière qui serait frappée.

Le gouvernement Biden, conscient de ce risque, a réagi en 2022 avec le CHIPS Act, injectant plus de 50 milliards de dollars pour relancer la production domestique de semi-conducteurs. Des usines géantes sont actuellement en construction en Arizona et en Ohio, confiées à des partenaires étrangers comme TSMC. Mais cette politique, bien que massive en volume, reste insuffisante sur le fond.

Face à cet état des choses, la solution esquissée par certains commentateurs est drastique : les États-Unis doivent renouer avec une politique industrielle de grande ampleur, à la manière des mobilisations historiques du siècle dernier, comme le projet Manhattan ou le programme Apollo. Il ne suffira plus de subventionner les entreprises existantes ou de stimuler les startups du logiciel. Ce qu’il faut, c’est une reconstruction massive et coordonnée de la base industrielle nationale, capable de produire sur le sol américain les semi-conducteurs et les technologies critiques dont les politiques de tout bord font désormais dépendre la sécurité nationale. Et les dépenses militaires peuvent participer à cet objectif.

La politique industrielle par les dépenses militaires ?

L’alternance des trois derniers mandats présidentiels américains, une constante s’est dégagée comme consensus bipartisan : la nécessité d’un retour au protectionnisme, tarifaire bien sûr, mais aussi au niveau de la commande publique, ce qui a motivé plusieurs retouches successives au Buy American Act[7]. Parallèlement au remaniement de cette loi, l’administration Trump II semble vouloir porter le budget de défense à mille milliards de dollars, tant pour des raisons économiques que géostratégiques.

En suivant une piste de recherche déjà ouverte[8], il nous a paru opportun de nous pencher sur un autre papier de Stephen Miran,passé sous les radars, qui s’intéresse précisément à la combinaison du Buy American Act avec une réindustrialisation par le militaire. L’essai s’intitule Brittle Versus Robust Reindustrialization et a été publié sur le site du Manhattan Institute, un important think-thank conservateur, en février 2024. Selon les rumeurs, ce serait cet essai qui aurait attiré l’attention de Scott Bessent sur Miran.

L’auteur y critique vigoureusement la stratégie récente de réindustrialisation des États-Unis, notamment celle mise en œuvre par l’administration Biden à travers des lois comme l’Inflation Reduction Act (IRA), le CHIPS Act et l’Infrastructure Investment and Jobs Act. Miran qualifie cette approche de « réindustrialisation fragile », car elle repose massivement sur des subventions publiques pour stimuler des secteurs qui, selon lui, peinent à exister sans aide gouvernementale, comme ceux qui relèvent de la transition énergétique ou les véhicules électriques. À terme, il redoute qu’une fois les subventions épuisées, ces industries s’effondrent, provoquant une nouvelle vague de désindustrialisation.

Il pointe aussi du doigt les réglementations imposées à ces nouvelles industries : exigences syndicales, normes environnementales rigides et obligations sociales qui alourdissent les coûts de production aux États-Unis et réduisent la compétitivité des entreprises par rapport à la Chine ou d’autres pays. Au lieu de rendre l’embauche et l’investissement aux États-Unis plus attrayants, cette politique les rend plus chers, créant une asymétrie économique que Miran juge insoutenable à terme.

Pour remédier à cette fragilité, l’auteur propose une voie alternative qu’il qualifie de « réindustrialisation robuste », fondée sur trois piliers :

  • Premièrement, une réforme structurelle de l’offre : Miran plaide pour une déréglementation massive, notamment des normes environnementales, des lois du travail et des restrictions urbanistiques, afin de réduire les coûts de production et de rendre les États-Unis plus attractifs pour les investissements industriels. Il propose aussi de limiter l’influence des syndicats et d’assouplir les obligations de licences professionnelles ;
  • Deuxièmement, un investissement dans le « capital humain » : il appelle à réorienter la politique éducative vers des formations scientifiques, techniques, d’ingénierie et de mathématiques (STEM), et à renforcer les programmes d’apprentissage et les écoles professionnelles pour préparer une main-d’œuvre apte à prendre en charge la réindustrialisation ;
  • Enfin, une politique industrielle axée sur la défense : contrairement aux subventions « vertes » aux résultats incertains, Miran préconise d’utiliser les dépenses militaires comme moteur industriel. Selon lui, le secteur militaire est plus efficace que les politiciens pour identifier les « gagnants » potentiels, car ses besoins sont pérennes et directement liés à la sécurité nationale. Il note que les politiques industrielles basées sur la défense ont historiquement généré d’importants « effets d’entraînement » technologiques (Internet, GPS, radars) et stimulé la recherche et l’innovation.

Miran suggère aussi d’utiliser la commande publique (près de 700 milliards de dollars par an, dont 60 % pour la défense) comme levier pour renforcer la base industrielle américaine, en durcissant progressivement les critères du Buy American Act afin d’exclure les composants provenant de pays jugés peu fiables, notamment la Chine.

Dans sa forme actuelle, le principe du Buy American pour la commande publique regorge d’exceptions. Miran regrette ici que beaucoup de pays concernés profitent (freeride) du parapluie militaire américain sans remplir leurs engagements, par exemple au sein de l’OTAN. Il faut donc en finir avec ces exceptions à la fois pour des raisons économiques (stimuler la base industrielle américaine) et stratégiques (se protéger contre des ruptures des chaînes d’approvisionnement). Il faut donc promouvoir une réforme profonde du Buy American Act qui ne saurait se satisfaire de celles de la dernière décennie.

De plus, Miran exhorte à augmenter substantiellement les budgets publics consacrés à la R&D militaire, pour retrouver un niveau permettant de générer de nouvelles vagues d’innovations technologiques :

« Ramener notre budget de R&D dans le domaine de la défense à son niveau des années 1980, en pourcentage du PIB, pourrait être une première mesure minimale pour tenter de produire les innovations et les travailleurs qualifiés nécessaires à l’utilisation et à la maintenance des nouvelles technologies, afin de réindustrialiser l’économie »[9].

Miran propose une refonte radicale de la stratégie de réindustrialisation américaine : moins de subventions aux secteurs fragiles et plus d’efforts pour baisser les coûts internes de production, former une main-d’œuvre qualifiée et utiliser la défense nationale comme moteur d’une renaissance industrielle durable. Il préconise donc une relance massive du keynésianisme militaire américain.

Au moment où nous finissons de rédiger cet article, le budget 2026 (One Big Beautiful Bill) est en train d’être voté. On y trouve 1011 milliards pour la défense (hors pensions), contre 892 pour l’année en cours, représentant 13,4% d’augmentation par rapport à 2025, divisés en sept priorités dont notamment le « Dôme d’or » et la construction navale. Le fossé est encore important pour réaliser les aspirations de Miran, mais l’évolution est d’ores et déjà tracée.

Conclusion

Baran et Sweezy écrivaient que le militarisme révèle la nature mortifère du capitalisme moderne, dont la survie dépend paradoxalement de sa propre capacité à préparer l’autodestruction de l’humanité. Il est difficile de leur donner tort. Il faut toutefois souligner que le militarisme qu’ils avaient sous les yeux était celui d’un pôle d’accumulation particulier, dans une phase historique déterminée où celui-ci était engagé dans une compétition moins économique que scientifique, militaire et idéologique avec un modèle social très différent, celui du capitalisme d’État soviétique. Cette remarque n’est pas sans lien avec le présent, où le monde capitaliste tend à retrouver une forme bipolaire (voire multipolaire), quoique très différente de celle de la Guerre froide.

Dans cet article, nous nous sommes intéressés au keynésianisme militaire américain et nous avons trouvé non seulement qu’il n’était pas mort, mais également qu’il a, selon toute vraisemblance, encore de beaux jours devant lui. Il est d’ailleurs en bonne compagnie. Des keynésianismes militaires russe et chinois existent également, et il faudra qu’on les étudie. Pour l’heure, la réorganisation de l’économie mondiale en blocs poreux se fait autour de ces trois pôles – l’américain, le russe et le chinois – tandis que l’UE reste à la traîne, dans un limbe de stagnation économique et de paralysie politique. Le plan de réarmement européen ReArm Europe, déjà rebaptisé Readiness 2030 pour ne pas heurter les belles âmes, serait supposément appelé à débloquer la situation dans le sens de la fameuse « autonomie stratégique européenne ». Rien n’est moins sûr. Nous analyserons les tenants et les aboutissants de ce plan dans un texte à venir.

Notes :


[1] Henryk Grossman, The Law of Accumulation and Breakdown of the Capitalist System: Being also a Theory of Crises, Brill, 2021, p. 324.

[2] Guglielmo Carchedi, «The Horizon 2020 European Defence Research Program and the Economic Consequences of Military R&D», in Nikolaos Karampekios, Iraklis Oikonomou, Elias Carayannis (eds), The Emergence of EU Defense Research Policy. Innovation, Technology, and Knowledge Management, Springer, 2018.

[3] Voir notamment Tim Barker, «“Don’t Discuss Jobs Outside This Room”: Reconsidering Military Keynesianism in the 1970s”», in J. Mittelstadt & M. Wilson (Ed.), The Military and the Market, University of Pennsylvania Press, 2022; et Tim Barker, «Macroeconomic Consequences of Peace: American Radical Economists and the Problem of Military Keynesianism, 1938–1975», in Research in the History of Economic Thought and Methodology. vol. 37, 2019.

[4] Les chiffres présentés par le graphique ci-dessus sont augmentés des pensions (de retraite, d’invalidité, etc.), qui ne paient pas le personnel en service.

[5] Michael Brenes, «How America Broke Its War Machine», Foreign Affairs (site), 3 juillet 2023. Disponible ici : https://www.foreignaffairs.com/united-states/how-america-broke-its-war-machine

[6] Kenneth Flamm et William B. Bonvillian, «How Intel’s Innovation Problem Became a National Security Crisis», American Affairs, vol. IX, n° 1, printemps 2025. Disponible ici :  https://americanaffairsjournal.org/2025/02/how-intels-innovation-problem-became-a-national-security-crisis/

[7] Cette loi fédérale impose l’achat de produits américains à la commande publique. Tout l’enjeu est la (re)définition d’un « produit américain ».

[8] https://realite.world/2025/05/08/le-grand-detournement-la-doctrine-miran-et-le-choc-trump/

[9] Stephen Miran, Brittle Versus Robust Reindustrialization, Manhattan Institute report, février 2024. Disponible ici:  https://manhattan.institute/article/brittle-versus-robust-reindustrialization

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