Post-capitalisme ou communisme ?
La revue Multitudes publie et même met en scène au Centre Pompidou un “Manifeste de l’accélérationnisme”, publié en anglais en 2013,dont voici une réjouissante critique.
Traduction d’un texte paru sur le site de nos camarades «http://www.kommunisierung.net/ »
traduit par le collectif « Les Ponts Tournants »
Post-capitalisme ou communisme ? Une critique de l’accélérationnisme
Tout d’un coup, la Frankfurter Allgemeine Zeitung n’en peut plus d’attendre et titre : «La Révolution doit se dépêcher » [1] sa critique d’un recueil de textes sur l’accélérationisme [2]. La parution de ce petit opuscule a également été saluée comme un événement par d’autres feuilles de la presse bourgeoise. Dans Der Spiegel, Georg Diez exprime parfaitement l’enthousiasme de la bourgeoisie pour ce «nouveau courant théorique de gauche» : «Ils sont contre la nostalgie et pour plus de progrès. » [3] En avant toute vers le post-capitalisme ? Regardons alors d’un peu plus près où est censé nous mener ce voyage.
En plus de Nick Land, philosophe britannique considéré comme appartenant au courant du réalisme spéculatif, Karl Marx est également désigné dans « Le Manifeste de l’Accélération » comme l’un de ses précurseurs les plus importants : « C’est Marx, en parallèle à Nick Land, qui reste le penseur paradigmatique de l’accélérationnisme. Contrairement à la critique qu’on lui adresse trop fréquemment et au comportement de certains Marxiens d’aujourd’hui, il faut se rappeler que Marx lui-même s’est emparé des outils théoriques et des données disponibles les plus avancées, pour mieux comprendre et transformer son monde. Loin d’être un penseur cherchant à résister à la modernité, il s’est efforcé de l’analyser pour mieux y intervenir, comprenant que, malgré tout son exploitation et sa corruption, le capitalisme constituait le système économique le plus avancé de son temps. Ses acquis ne demandaient pas à être renversés pour revenir à un état antérieur, mais à être accélérés au-delà des contraintes de la forme de valeur capitaliste. » [4]
Il s’agit là grosso modo d’une lecture inspirée par la traditionanglo-saxonne de la philosophie réaliste et analytique du débat (post)opéraïste sur le Fragment sur les machines et le general intellect. C’est de ce débat qu’est issu le concept de cognitariat et Marx n’est pas tout à fait innocent dans cette affaire: « La nature ne construit ni machines, ni locomotives, ni chemins de fer, ni télégraphes électriques, ni métiers à tisser automatiques etc…Ce sont là des produits de l’industrie humaine, de la matière naturelle, transformée en instruments de la volonté et de l’activité humaines sur la nature. Ce sont des instruments du cerveau humain créés par la main de l’homme, des organes matérialisés du savoir. Le développement du capital fixe indique le degré où la science sociale en général, le savoir, sont devenus une force productive immédiate, et, par conséquent, jusqu’à quel point les conditions du procès vital de la société sont soumises au contrôle de l’intelligence générale et portent sa marque. » [5] Quand « le savoir » devient une force productive, cela crée logiquement de la place pour un nouveau Sujet et c’est sur ce trône que le cognitariat a été installé par la philosophie.
Les anciens penseurs opéraïstes comme Toni Negri et Franco ‘Bifo’ Berrardi voyaient dans le cognitariat la seule issue théorique face au déclin de l’ouvrier-masse, se référant ainsi aux « travailleurs du savoir », à la « classe créative ». Il est tout à fait possible que le concept ait été inspiré par le « prolétariat technique » de Krahl, auteur très lu en Italie. Avec l’aide de la « Multitude » il est destiné à porter enfin le coup de grâce à « l’Empire ». L’inspiration philosophique vient ici principalement du post-structuralisme français, ce qui explique l’usage fréquent de concepts comme le bio-pouvoir, la souveraineté etc… Ce développement théorique représentait une réaction à la défaite dans le cycle de lutte antérieur et la restructuration qui l’a suivi. Pendant que Tronti tente patiemment jusqu’à présent de radicaliser le Parti de l’intérieur, une grande partie de l’opéraïsme avait déjà perdu sa foi en la classe ouvrière dans les années 1980.
L’accélérationnisme, expression du déclin du cognitariat, est le dernier produit de ce développement : « le cognitariat de travailleurs intellectuels se rétrécit chaque jour » [6]. De même, dans la thèse 1.2, on déplore la disparition de « la classe moyenne » employée pour effectuer un « travail intellectuel ». En dépit de ces phénomènes regrettables, les accélérationnistes regorgent d’un optimisme devenu rare dans les milieux de gauche. Ils rêvent avec le plus grand sérieux de « construire une nouvelle hégémonie globale de gauche » (1.6), « une hégémonie socio-technique » (3.11) ; tout ce qu’il faut pour ça, c’est « une écologie des organisations, un pluralisme de forces » (3.15), dont toute ressemblance avec la Multitude serait bien sûr purement fortuite. Mais, contrairement aux post-opéraïstes, les accélérationnistes ne croient plus en l’activisme traditionnel : « Les tactiques habituelles de manifestations de rue, de banderoles et de zones d’autonomie temporaire risquent de devenir palliatifs se contentant de nous consoler de notre manque d’effectivité. » (3.12) On ne peut même guère trouver à redire à leur critique de l’alternativisme: C’est ainsi qu’ils mettent fréquemment en avant « une variante d’un localisme néo-primitiviste, comme si, à la violence abstraite du capital globalisé, ne pouvait s’opposer que l’”authenticité” douteuse et éphémère de communes valorisant l’immédiateté » (1.5) En 1997, Théorie Communiste définit ce phénomène comme le « démocratisme radical » (TC14) et sa critique va dans le même sens. Dans une certaine mesure, cette critique se situe dans la continuité de la critique situationniste de l’activisme dans les années 70 [7].
La critique du primitivisme peut aussi être partagée d’un point de vue communiste, sans pour autant en passer par une apologie aveugle du progrès, considéré comme distinct du mode de production capitaliste. Lorsque les études sur les finances, l’astrophysique et la technologie des microprocesseurs leur laissent un peu de temps çà et là, on devrait recommander instamment aux accélérationnistes, de lire peut-être aussi d’autres passages des Grundrisse que seulement le Fragment sur les Machines. Marx n’était pas réellement contre le progrès en soi, mais il se rendait bien compte que celui-ci est déterminé par le mode de production capitaliste. Une incohérence similaire apparaît dans l’évaluation que font les accélérationnistes du capitalisme contemporain : d’un côté, ils reconnaissent très justement qu’il ne peut y avoir aucun « retour possible au fordisme » (3.4) et, de l’autre, ils veulent « préserver les gains du capitalisme tardif » (3.1). Que sont pourtant ces gains, sinon des vestiges du fordisme ?
On ne s’étonnera pas que l’activisme ne soit ici critiqué que pour mieux lui opposer une de ses formes alternatives. Nous devons certes construire « une nouvelle hégémonie globale de gauche » (1.6), mais nous devons aussi « reconstruire différentes formes de pouvoir de classe » (3.18). Mais, bien sûr, il ne s’agit pas de la puissance des travailleurs se manifestant dans des grèves, des manifestations ou d’autres trucs aussi ringards, et même l’hégémonie culturelle serait encore un peu trop poussiéreuse aux yeux des accélérationnistes, non, il est question ici de la construction d’une « hégémonie socio-technologique » (3.11). Ils savent aussi comment nous pouvons nous y prendre et affirment « que la technologie devra justement être accélérée parce qu’elle sera nécessaire pour s’imposer dans les conflits sociaux » (3.7). Si le sens profond de cette phrase énigmatique reste un mystère pour moi, on peut en tous cas en conclure que nous avons absolument besoin de la technologie capitaliste pour enfin libérer la marche du progrès. Les accélérationnistes semblent plus généralement avoir une grande confiance en « l’espace public », du moins tant qu’il reste virtuel. Afin de se préparer à l’avènement du post-capitalisme, nous devrions fonder une sorte de « Société du Mont-Pèlerin » de gauche (3.16). Pour cela, on en prendra à chacun, en fin de compte « nous avons besoin de financements, qu’ils viennent de gouvernements, d’institutions, de think tanks , de syndicats ou de bienfaiteurs individuels » (3.20). Ensuite, « nous devrons construire une réforme à grande échelle des médias », pour que les médias soient « poussés aussi près que possible d’un contrôle populaire » (3.17). On chercherait ici en vain le matérialisme : la démarche rappelle celle de «l’espace public » Habermassien comme « libre marché du discours ». Et la manière dont « nous devons construire une réforme à grande échelle des médias » reste obscure, tandis que la revendication sonne de façon quelque peu pathétique, à l’instar de celle d’un social-démocrate proclamant : « nous devons éradiquer la pauvreté ».
En outre, le concept d’accélération est en soi problématique. Cette conception du dépassement du capitalisme sans moment de rupture se situe tout compte fait dans la tradition néo-kantienne d’Édouard Bernstein. Elle contraste avec la « révolution comme frein d’urgence », une idée que s’est appropriée, par exemple, Mario Tronti. « La révolution comme frein d’urgence» souligne la nécessité de la rupture. Aucun développement sur le long terme ne pourra jamais simplement mener le capitalisme à sa mort, indépendamment de quelque phénomène d’accélération que ce soit. Enfin, l’accélérationisme essaie d’esquisser un programme pour un cognitariat en déclin. Bien que ce déclin soit explicitement mis en avant dans le Manifeste, il ne s’agit de rien d’autre que de l’affirmation d’un cognitariat présenté comme le Sujet qui aurait la capacité de pousser le train dans la direction du post-capitalisme. Le réchauffement climatique est certes diagnostiqué comme un problème dont le capitalisme est responsable mais, somme toute, les accélérationnistes en ont assez du capitalisme avant tout parce qu’il entrave le progrès (3.3) et il semble, en revanche, qu’ils se fichent complètement de l’exploitation.
En conséquence, on peut difficilement s’étonner de ce que le post-capitalisme, tel qu’il est dépeint dans le Manifeste, présente de façon suspecte beaucoup de similitudes avec le capitalisme. L’idée même de « planning post-capitaliste » (3.8) fait froid dans le dos. La thèse 3.10 montre ensuite définitivement où doit conduire le voyage : « Le projet chilien Cybersyn était emblématique de cette attitude expérimentale, qui associe des technologies cybernétiques de pointe avec des modélisations économiques sophistiquées et une plate-forme démocratique inscrite au sein de l’infrastructure technologique elle-même. Des expérimentations comparables ont également été menées par les économistes soviétiques dans les années 1950 et 1960, utilisant la cybernétique et la programmation linéaire pour surmonter les nouveaux problèmes auxquels devait faire face la première économie communiste. » Il n’est pas question ici de liberté mais de gestion totale. Le communisme, qui n’apparaît dans ce passage que dans l’expression « première économie communiste », se réduit donc à l’économie planifiée, dans une version simplement beaucoup plus efficace qu’au temps de l’URSS et avec les outils les plus modernes de la cybernétique.
Avec l’accélérationnisme, nous avons donc affaire à une lecture on ne peut plus réformiste du Fragment sur les Machines. C’est sans aucun doute l’idéologie qui conviendrait à tous ceux qui voudraient enfin aller au moins une fois sur la lune : « Après tout, seule une société post-capitaliste, rendue possible par une politique accélérationniste, peut s’avérer capable de remplir les promesses des programmes spatiaux du milieu du xxème siècle pour passer d’un monde de mises- à- jour techniques minimales vers des transformations de grande ampleur » (3.22). Pour tous les autres, cependant, cette « vision d’un embourgeoisement mondial du prolétariat » [8] n’a pas grande utilité et nous pouvons, en toute tranquillité, laisser la vieille taupe continuer de bien creuser.
Doc Sportello, Septembre 2014
[1] http://www.faz.net/aktuell/feuilleton/buecher/manifest-des-akzelerationismus-die-revolution-soll-sich-beeilen-12722218.html.
[2] Armen Avenassian (Hg.), #Akzeleration, Merve Verlag, 2013
[3] http://www.spiegel.de/kultur/gesellschaft/georg-diez-ueber-politische-rituale-a-938820.html.
[4] Alex Williams & Nick Srnicek – Manifeste accélérationniste, 2.5, in Multitudes n° 56 page 27
[5] Karl Marx, Fondements de la critique de l’économie politique, éd. Anthropos, volume 2, conséquences sociales du machinisme automatisé, page 124 (traduction Dangeville)
[6] Manifeste accélérationniste, 2.4, op. cit., page 27
[7] voir (sur internet ou aux Editions du Sandre) la brochure : Le militantisme, stade suprême de l’aliénation – Organisation des Jeunes Travailleurs Révolutionnaires (1972)
[8] Début de commentaire sur le blog anglophone Anarchist without Content : http://anarchistwithoutcontent.wordpress.com/2013/12/05/against-acelerationism-the-need-f
Leur “mise en scène” est appelé par eux “Le procès de l’accélérationnisme” (http://www.multitudes.net/events/event/le-proces-de-laccelerationnisme/), aucune idée de ce que cela peut vouloir dire mais c’est présenté comme contradictoire.
Bah, si ça nous permet d’arriver dans la Culture : http://yannickrumpala.wordpress.com/2009/10/02/lanarchie-dans-un-monde-de-machines/
Quand on ne veut pas fabriquer un présent, on s’invente un futur. C’est d’autant plus facile à choisir que l’on est soi-même grassement nourri par l’esthetique dont on commence à percevoir les écueils. Nourri depuis trop longtemps pour s’en sentir suffisamment responsable. On se rend bien compte que nos actions ne sont pas en phase avec nos idées : il suffira donc de mettre nos idées en phase avec nos actions. Les ordinateurs sont fabriqués dans des conditions sociales et écologiques qui ne nous conviennent pas ? Il nous faudra donc croire que l’ordinateur nous permettra de changer les conditions de sa fabrication. Comment ? On n’en sait absolument rien, on s’aveugle d’ailleurs merveilleusement sur la déterminante influence du processus nécessairement ultra-fragmenté, tant en savoirs qu’en intermédiaires, de la production de technologies complexes. On n’en sait absolument rien, mais cela resterait préférable à la seule réponse rationnelle et concrète que l’on dispose à cette question : se passer d’ordinateur. Voilà où ce manifeste est décevant : si il ne pêchait pas par un manque d’analyse de la technologie il aurait pu se rendre compte que la question intéressante de son programme est celle de la vanité. La vanité est-elle une réponse à la raison ? Pourquoi pas après tout. Ça serait très vendeur au Centre Pompidou en plus.