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« Politique des parias. …» Contribution au débat

Nous avons reçu cela, en contribution aux échanges de commentaires sur l’article :« Politique des parias. Sur la racialisation de la classe ouvrière anglaise »

Après quelque deux décennies de croissance, beaucoup s’accordent cependant à penser que les études postcoloniales n’ont pas toujours su éviter la routinisation et le discours réitératifs, fussent-ils justifiés par l’intertextualité ; quand elles n’invitent pas à l’ironie – catégorie dont se réclament pourtant les penseurs postmodernes. La critique de ce champ de controverses adossé aux rapports entre Nord et Sud, appelle donc une « lecture contrapuntique » – l’expression est de Said [23] – en vue de repérer les travers et les lubies propres à ce champ d’études [24].

En s’installant dans l’ « esthétique de la différence », les études coloniales ont privilégié la pensée binaire, et multiplié les antinomies en gravitant sans relâche autour de l’ « identité politique ». Certes, leurs praticiens pistent les traces et les indices des « absents de l’histoire », et traquent obstinément les « sans-voix » ; mais, la plupart du temps, c’est à seule fin d’idéaliser les « subalternes » ou les « communautés » en vantant leur « capacité d’action » ou de réaction toujours assimilée à une forme de « résistance » – la dite « arme du faible [25] ». Certes, ces recherches expérimentent une histoire orale et sans documents, assez audacieuse parce que soucieuse des traces et à l’écoute des silences. Mais ce type d’historiographie risque de verser dans le « présentisme » en reconstruisant ex post la période précoloniale – entre nostalgie coloniale et « mélancolie postcoloniale » [26]. C’est dire que l’entreprise céda fréquemment à l’abstraction en arasant la multiplicité des colonisations sous l’espèce de ladite « postcolonie » (Mbembe). Cette catégorie est volontiers utilisée sans limites historiques ou géographiques, de 1492 à nos jours, et indépendamment des géographies culturelles et des régimes distincts de colonisation de l’Amérique à l’Asie, de l’Australie au Pacifique, etc. L’anachronisme le dispute alors à la réification. Et, dans l’intervalle, le psychologisme prend le relais. L’étude de types ou de figures de l’esprit, comme l’ « hybridité », l’ « ambivalence », la « mimesis », la « subalternité », etc., se substitue en conséquence à l’enquête historiographique. Dès lors, on s’intéresse moins à la multiplicité des trajectoires coloniales étudiées dans leur contexte en termes économiques, politiques, culturels ou sociaux, qu’à un stéréotype anhistorique qui cristallise une posture subjective dont on détaille les traits rhétoriques ou sémiotiques sur la base d’une confusion entre le chercheur et le militant ; ce dernier hésitant entre la nostalgie du « bon vieux temps » (précolonial), qu’enchantaient les cultures « autochtones », et l’hypocondrie morale ou épistémologue qu’induit la réflexion en situation postcoloniale.

De fait, les pourfendeurs postmodernes de la « grande narration » ou les adeptes de la
« fragmentation » ont à leur tour conçu un métarécit postcolonial [27] dont la trajectoire linéaire
et téléologique peut se résumer de la façon que voici : l’expansion impériale européenne, au
travers de la colonisation des régions non occidentales, n’a pas seulement conduit à une
conquête matérielle et à l’exploitation des populations en installant une relation de dépendance
qui perdure sous le chef de la « situation coloniale ». Cette expansion a simultanément produit
une « soumission épistémique » et une « subjugation cognitive » des peuples colonisés envers
les Occidentaux et leurs savoirs étrangers et aliénants. Cet assujettissement a contribué à
détruire leur société et leur a fait perdre une culture « autochtone » qu’incarne la communauté
idéale et protectrice (dont on découvre le bonheur à travers sa perte [28]). Comme si l’irréalisme
magique « nativiste » était la promesse d’un retour vers le futur. (…)

Jackie Assayag
Les études postcoloniales sont-elles bonnes à penser ?
in La situation postcoloniale. Les postcolonial studies dans le débat français
Sous la direction de Marie-Claude Smouts
Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.), 2007

[23]Selon la définition d’Edward Said, il s’agit d’une lecture en contrepoint, qui n’est pas univoque, dont le dessein est de faire émerger l’idéologie et les pratiques de l’impérialisme.
[24]On ne critique ici que certains aspects des études postcoloniales (dont la liste serait évidemment fort longue) en retenant l’emploi inflationniste de méta-catégories chimériques : les Européens, les non- Européens, les Occidentaux, les non-Occidentaux, etc. ; les études poscoloniales tendent à scotomiser les régimes des violences non symboliques ; elles célèbrent les diasporas en négligeant l’explication en termes de sociologie, d’économie politique, de démographie – ignorant la plupart du temps les inégalités et la pauvreté ; elles substituent les images ou la représentation à l’agir et aux pratiques ; elles privilégient les médias ou la sémiotique plutôt que l’histoire ou l’anthropologie ; elles indexent leurs discours sur les « grands auteurs » aux dépens des enquêtes et de l’ethnographie. Et lorsqu’elles se veulent philosophiques, elles brocardent volontiers les Lumières (au pluriel), l’Europe et l’Occident (au singulier), les « modernités » (avec ou sans majuscule), sans toujours s’apercevoir que « rendre provinciale l’Europe » aboutit surtout à la diaboliser.
[25]L’expression « Weapons of the Weak » est de l’anthropologue James Scott. On retrouve cette nostalgie de la communauté (traditionnelle) chez des « subalternistes » indiens aussi différents que Partha Chatterjee, Ashish Nandy et Sudipto Kaviraj.
[26]Paul Gilroy, After Empire. Melancholia or Convivial Culture, Londres, Rooutlege, 2005.
[27]Excellentes remarques de Barbara Weinstein sur les paradoxes et les contradictions du méta-récit postcolonial, notamment à partir d’une perspective américaniste, Barbara Weinstein, « History Without a Cause ? Grand Narratives, World History, and the Postcolonial Dilemma », International Review of Social Sciences, 50, 2005, p. 71-93.
[28]Zygmunt Bauman, Community. Seeking Safety in an Insecure World, Cambridge, Polity Press, 2001.

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(…) le monde du haut colonialisme ne fut nullement manichéen. La définition des frontières des « colonisateurs » et l’analyse de la production de ces frontières s’avèrent une tâche aussi difficile que l’exploration des multiples strates du discours et de la politique d’opposition. Plus on examine les archives coloniales, plus on constate que l’on consacra de très longs débats et d’énormes sommes d’énergie politique et culturelle à définir des dichotomies et des distinctions qui n’eurent finalement pas les effets prévus. Le concubinage entre hommes européens et femmes asiatiques, sur lequel l’Etat des Indes néerlandaises fermait les yeux quand il concernait les élites européennes, renforça certaines hiérarchies de domination mais généra des milieux domestiques et des styles culturels qui en ébranlèrent d’autres[26]. Le fait est que ces Etats coloniaux furent souvent occupés à définir un ordre des choses selon des principes indéfendables, qui eux-mêmes affaiblissaient leur capacité à gouverner.

Notre insistance sur le flou des catégories ne vise pas à suggérer que le discours sur la fixité des races n’est qu’une pure fiction. Ce que nous cherchons à comprendre, c’est la raison pour laquelle les dichotomies manichéennes ont pu se maintenir avec une telle vigueur face à des hybridités et des variations aussi évidentes. Pourquoi tant de personnes – non seulement des historiens d’aujourd’hui, mais aussi des acteurs de l’époque – ont-elles pu croire à l’existence de divisions si manifestement contredites par leur expérience quotidienne ?

Il serait erroné de croire que les arguments intellectuels qui opposèrent clairement les cultures indigènes aux cultures européennes provenaient uniquement des élites colonisatrices. John Pemberton a montré qu’un discours sur « Java » fleurissait dans les textes javanais malgré les conditions coloniales – en raison également de ces mêmes conditions[27]. De même, Nancy Florida a montré – à partir d’un ensemble très différent de textes et de méthodologies – comment l’idée contemporaine de « haute et pure culture javanaise » émergea des efforts conjoints de javanologues néerlandais et d’élites indigènes conservatrices (Chatterjee s’est de son côté penché sur les écrits d’élites traitant de la différence britannique/indien)[28]. Lorsque nous analysons cette fabrication de la différence, nous devons prêter attention à la puissance de ce processus – comprendre comment il est survenu au sein de situations coloniales – sans nous retrouver nous-mêmes prisonniers de ces dichotomies[29].

Il ne sert à rien de réifier un moment colonial d’oppositions binaires afin de conforter notre conviction postcoloniale de vivre aujourd’hui dans un monde infiniment plus complexe, plus fragmenté et plus indistinct. Des hybridités extrêmement variées existaient non seulement dans les Caraïbes françaises et espagnoles, mais aussi dans des contextes raciaux apparemment plus binaires. Dès 1848, les autorités des Indes néerlandaises s’inquiétèrent ouvertement de voir des Blancs nés dans les colonies se considérer davantage membres d’un nouvel indisch vaderland – voire se prétendre parfois « citoyens du monde » – que soutiens d’une patrie et d’une domination néerlandaises. Dans l’Afrique du Sud des années 1930, la commission Carnegie exprima ouvertement sa crainte de voir les petits Blancs adopter davantage l’habitus de leurs collègues de travail non blancs que celui de leurs compatriotes européens des classes moyennes[30]. Nous devons examiner en détail non seulement une histoire coloniale qui semble manichéenne, mais également une historiographie qui, elle aussi, a investi dans ce mythe.

Dès que l’on observe les similitudes et les différences des politiques sociales en Europe et dans le monde qu’elle a rendu colonial, il apparaît clairement que les influences mutuelles de la politique de classes européenne et des politiques raciales coloniales furent bien plus complexes qu’on ne le pensait. Sidney Mintz, par exemple, a montré que la demande européenne en sucre produit dans les colonies fut cruciale pour la formation des classes ouvrières européennes[31]. S’il y eut des endroits où le discours de classe européen fournit un modèle pour la perception du « résidu » racial colonisé, ce modèle fonctionna parfois aussi dans l’autre sens. En Europe, le discours de classe puisa lui-même dans un fonds d’images et de métaphores fortement racialisées[32]. Cette interrelation des hiérarchies de races et de classes eut de profondes conséquences : Edmund Morgan a montré qu’au XVIIIe siècle, lorsque les planteurs de Virginie entreprirent de défier l’autorité britannique en bâtissant une idéologie républicaine qui séduirait au-delà de leur propre classe, ils furent conduits à mettre fin aux relations ambiguës et imbriquées liant les serviteurs blancs contractuels et les esclaves noirs[33]. Dans cette variante du libéralisme, la classe – pour les Blancs – se trouva instituée dans un rapport de cooptations et d’alliances, tandis que la race devint une ligne d’exclusion bien plus claire qu’elle ne l’était auparavant.

Si, d’une manière générale, les attitudes et les politiques d’une classe dirigeante métropolitaine envers les classes inférieures, les parlers locaux et les pratiques sociales régionales en Europe ne différaient pas véritablement de celles que cette classe avait envers les populations colonisées, l’exceptionnalisme du domaine colonial fut néanmoins davantage marqué à certains moments. La vague de colonisations qui déferla au XIXe siècle incita les classes dirigeantes européennes à réaffirmer leur propre distinctivité au moment même où les États européens intensifiaient l’incorporation de certaines franges des classes populaires au sein d’une forme de citoyenneté en insistant sur la reconnaissance de leur place dans la société[34]. Mais cette incorporation resta toujours limitée. Ce qui est frappant, c’est que la consolidation du pouvoir bourgeois en métropole et outre-mer reposa grandement sur un discours sur la civilité polyvalent, qui mettait en avant différents critères définissant sa mesure et pouvait, à divers moments, entraîner la politique de l’Etat dans des directions opposées.

L’élan incorporatif ne fut pas confiné à la seule Europe métropolitaine. Les projets coloniaux reposaient fondamentalement sur une tension entre les notions d’incorporation et de différenciation différemment pondérées à différents moments[35]. Il ne faut pas voir là la différence entre une impulsion libérale d’un côté et une réaction conservatrice de l’autre. Les politiques de réformes sociales dérivaient invariablement d’un équilibre subtil entre des programmes liant les intérêts de groupes spécifiques à l’Etat colonial et des politiques maintenant un éventail de distinctions culturelles conçues pour réfréner et limiter les aspirations de ceux qui étaient gouvernés[36].

Si la pensée raciale fut un principe organisateur et un important thème discursif, elle ne s’exprima pas toujours aussi ouvertement que le laisserait penser la perception commune du racisme scientifique. Le terme « race » fut en effet évité aussi souvent qu’il fut appliqué. Cela ne signifie pas que le critère de la race disparut avec l’émergence d’une rhétorique officielle qui le condamnait. Par exemple, à l’époque même où le critère de la race, en tant que moyen d’établir un statut d’équivalent européen, devait être retiré de la constitution des Indes néerlandaises, en 1920, un ensemble subtil de distinctions culturelles (la maîtrise du néerlandais à l’âge de sept ans, l’éducation dans un « milieu européen ») garantirent la même protection de privilèges sur laquelle la discrimination raciale continuerait de reposer[37]. De même, dans les années 1940, lorsque les décideurs politiques français et britanniques se persuadèrent finalement que les Africains pouvaient sortir de leur milieu « tribal » et devenir des ouvriers disciplinés, des agriculteurs dynamiques ou des fonctionnaires responsables, leur condamnation de l’arriération culturelle des Africains qui n’avaient pas fait cette transition revêtit une sévérité qui n’était pas aussi évidente à l’époque du « gouvernement indirect »[38]. Il est clair que la race continua de motiver des distinctions de statuts bien après que l’on eut salué dans l’égalité raciale et le développement des principes des États coloniaux tardifs ; il est cependant plus intéressant d’observer à quel point certaines composantes des mécanismes intimes de l’empire, considérées aujourd’hui comme constituant le fondement du « racisme culturel », ont été affinées lors de débats sur des notions telles que les arrangements domestiques, l’éducation familiale des jeunes enfants, l’enseignement préscolaire et l’usage de la langue, qui sont aujourd’hui encore perçues comme des sites de subversion et des menaces pour les « frontières intérieures » des États-Unis et des pays européens[39]. (…)

Ann Laura Stoler
Frederik Cooper
Repenser le colonialisme
1997

  1. Jean Taylor, The Social World of Batavia, Madison, University of Wisconsin Press, 1983.
    27. John Pemberton, On the Subject of « Java », Ithaca, Cornell University Press, 1994.
    28. Nancy Florida, Writing the Past, Inscribing the Future. History as Prophecy in Colonial Java,
    Durham (NC), Duke University Press, 1995 ; Partha Chatterjee, « Colonialism, Nationalism, and
    Colonialized Women. The Contest in India », American Ethnologist, 16(4), 1989.
    29. Homi K. Bhabha, « Du mimétisme et de l’homme. L’ambivalence du discours colonial », in Les
    Lieux de la culture. Une théorie postcoloniale, Paris, Payot, 2007.
    30. R. R. Albertyn, Die Armblanke en Die Maatskappy. Verslag van die Carnegie-Kommissie ,
    Stellenbosch, Pro-ecclesia-drukkery, 1932.
    31. Sidney Mintz, Sucre blanc, misère noire : le goût et le pouvoir, Paris, Nathan, 1991.
    32. Susan Thorne, « “The Conversion of Englishmen and the Conversion of the World Inseparable” », op. cit. ; John Comaroff, « Images of Empire, Contests of Conscience », op. cit. ; Jean Comaroff, John Comaroff, « Homemade Hegemony », in Jean Comaroff, John Comaroff, Ethnography and the Historical Imagination, Boulder (Colo.), Westview Press, 1992 ; Ann Laura Stoler, Race and the Education of Desire, op. cit.
    33. Edmund S. Morgan, American Slavery, American Freedom. The Ordeal of Colonial Virginia,
    New York, Norton, 1975.
    34. Rogers Brubaker, Citoyenneté et nationalité en France et en Allemagne, Paris, Belin, 1997.
    35. Gerald Sider, « When Parrots Learn to Talk, and Why They Can’t. Domination, Deception and Self-Deception in Indian-White Relations », Comparative Studies in Society and History, 29, 1987 ; Uday S. Mehta, « Liberal Strategies of Exclusion », in Frederick Cooper, Ann Laura Stoler (dir.), Tensions of Empire, op. cit. ; Ann Laura Stoler, « Sexual Affronts and Racial Frontiers », op. cit.
    36. C. Fasseur, De Indologen, Ambtenaren voor de Oost, 1825-1950, Amsterdam, Bert Bakker,
    1993 ; Fanny Colonna, « Educating Conformity In French Colonial Algeria », op. cit.
    37. I. J. Brugmans, Gescheidenis van het Onderwijs in Nederlandsch-Indie, Groningue, J. B.
    Wolters, 1938 ; Ann Laura Stoler, « Sexual Affronts and Racial Frontiers », op. cit.
    38. Frederick Cooper, Décolonisation et travail en Afrique, op. cit.
    39. Ann Laura Stoler, Along the Archival Grain, op. cit.

Marco

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