Classes moyennes et “sursalaire”, la suite des échanges…
La réponse de RS a RF autour du “Ménage à trois”. dndf
Salut
Je regrette que RF ait eu une lecture un peu « tendue » de mes commentaires, parce que les questions que Le Ménage à trois soulève sont essentielles dans le cours actuel des luttes de classes, principalement depuis la crise de 2008. Quels que soient les désaccords et les analyses divergentes que l’on peut avoir de cette situation, RF et BA sont les premiers à l’aborder d’une façon aussi systématique, posant ces questions comme centrales et mettant leurs thèses à l’épreuve des faits.
Pour répondre à RF en allant à l’essentiel (tel que je le comprends), il est nécessaire de se débarrasser d’abord de quatre points de détail.
Premièrement : la lutte de classe ! Le rapport social qu’est le salaire est de façon définitoire non un simple rapport d’échange mais un rapport de classes, mais, même menée « bec et ongles », pour la même raison, la lutte de classe ne peut que faire varier le salaire autour de la valeur et donc ne nous fait pas avancer d’un poil sur la question qui en jeu ici (voir Salaire prix et profit).
Deuxièmement : je prêterais à RF et BA une conception « biologisante » de la valeur de la force de travail. Pas du tout. Ce n’est tout de même pas moi qui reprends, sans guillemets, les équivalences de BEM entre ouvrier qualifié et ingénieur sur « l’usure de la force de travail », les « calories » et « la surface habitable » (p.27). En outre, je ne considère pas ces éléments comme étant de la « biologie ». Quant au « terrassier », la troncature de la citation parle d’elle-même.
Troisièmement : les « bons salaires ouvriers ». Dans la réponse sur le site Hic Salta ou dans la note 15 de la page 373 du Ménage à trois, il est bien dit comment ce salaire est obtenu (« marchandage » et « rapport de force »), j’admets, sans aucune difficulté, la différence à ce niveau avec la CMS, il n’en reste pas moins un grand silence sur la nature de ce « surplus » composant des « salaires relativement élevés ». Coupant court à toute interrogation, la note commence, comminatoire : « l’aristocratie ouvrière ne touche en rien d’équivalent à un sursalaire ». Circulez, pas de question ! Mais pourtant d’où peut provenir, horresco referens (« j’en frémis rien que d’y penser »), dans la problématique du Ménage à trois, un pudiquement appelé « salaire relativement élevé » ? Si ce n’est d’une plus-value rétrocédée (« rétrocédée » car les dockers sont des travailleurs productifs). Il semblerait que BA et RF sachent qu’il y a des moments où il faut savoir mettre son système sous le tapis. La différence viendrait de ce que les dockers n’ont pas de diplômes universitaires. Ca ne peut être qu’une plaisanterie.
Quatrièmement : la période. RF ne veut pas se contenter d’expliquer que « toutes les luttes de la période actuelle sont interclassistes parce que … la période est ainsi faite ». C’est une intention et une méthode louables, mais il n’est pas sans importance d’expliquer ce qui fait que, dans la période actuelle, ces luttes soient si prégnantes. Si la période n’était pas « ainsi faite » (ce qui est loin d’être une simple constatation ou le premier terme d’une tautologie) auraient-ils écrit leur livre ? Baisse du taux de profit, pénurie de pl, c’est absolument vrai et incontestable, et après on déroule les concepts comme si la « forme » des crises n’avait d’autres importances que de colorer les fondamentaux.
Venons-en au cœur de la question : la composition du salaire de cette fameuse CMS.
Reflétant mes hésitations, il y avait une ambigüité dans mon commentaire précédent, ambigüité qui n’a pas échappé à RF et qu’il relève avec précision.
D’une part, je développe une hypothèse selon laquelle, en définitive, le salaire de la CMS correspondrait à la valeur de sa force de travail : y compris « prestige » et « allégeance » nécessaires à la bonne reproduction de cette force de travail pour son utilisation adéquate et efficace. A ce propos, RF concède une certaine pertinence à mon argumentation, mais il n’en tire aucune conséquence parce qu’il ne le peut pas dans la mesure où la distinction entre le côté technique et le côté social de la coopération est dans Le Ménage à trois fondamentale pour justifier le « sursalaire » (comme le souligne fortement RF, plus loin dans sa « Réponse », à propos du « commandement »).
D’autre part, avec précaution (en effet, j’écris dans mon commentaire : « Malgré toutes les réserves que je viens de formuler, admettons cependant … »), j’avance une autre hypothèse : un salaire supérieur à la valeur de la force de travail, « pour toutes sortes de raisons ». Ce à quoi RF me répond qu’il n’y en a qu’une, en bref : « je te file un peu de pl parce que j’ai besoin de ton allégeance et de ton prestige pour commander ». Admettons l’explication moniste de RF, toujours plus satisfaisante pour les « règles de la raison ».
Mais alors nous retombons sur la question de l’origine et de la nature en valeur de ce « sursalaire ». Dans ma première hypothèse, la question est de fait évacuée. Elle subsiste dans ma seconde et bien sûr dans la thèse de RF.
Dans mon précédent commentaire, j’avançais l’idée qu’il était absolument impossible qu’il y ait une quelconque « rétrocession » ou autre mécanisme d’une pl qui n’aurait d’existence que d’avoir pu être. Là-dessus, il me semble que RF dans sa réponse reste extrêmement évasif et préfère développer d’autres thèmes visant à montrer que leur explication est la bonne parce qu’elle explique ce qu’il se passe. Mais une explication rendant compte de « ce qu’il se passe » n’est pas pour autant « vraie ». Le soleil se lève à l’Est et se couche à l’Ouest, parce que le soleil tourne autour de la Terre : j’ai parfaitement rendu compte de ce que je constate et pourtant je me suis trompé.
Cependant, sur la question de l’origine et de la nature de ce « sursalaire » en tant que pl, RF me répond très brièvement : « Quand le capitaliste paie le salaire, la valeur de la force de travail a été créée, la plus-value aussi. A ce moment-là, l’équivalent du sursalaire existe logiquement (dans la plus-value). C’est tout » (« Ah ! Non ! C’est un peu court, jeune homme ! »). Donc le « sursalaire » est composé par « l’existence logique » d’une partie de la pl produite. Que le capitaliste ne se mette pas dans la poche cette pl, pour investir ou autre, cela ne changerait rien à son existence puisque cette dernière est « logique ». Donc le « sursalaire » c’est de la pl existant logiquement, c’est-à-dire qui, logiquement, aurait pu (aurait dû ?) être dans la poche du capitaliste mais n’y est pas et qui est « logiquement » transmutée en « sursalaire ». Imaginons que j’emprunte dix Euros à RF, une semaine après je ne lui en rend que cinq, gardant les cinq autres dans ma poche, il pourra se satisfaire en pensant que je lui ai tout rendu dans la mesure où ces cinq Euros qui reste dans ma poche sont « l’existence logique » du reste de ma dette, donc, logiquement, sont à lui. Au lieu de monter ce théâtre d’ombres, ne serait-il pas plus simple de dire que, quelle qu’en soit la raison (et je n’ai pas d’avis tranché là-dessus), la part dévolue au salaire diminue d’autant la part du surtravail et de la pl. Il est tout de même étrange qu’en 400 pages dans Le Ménage à trois, il n’ait jamais été question (ou alors ça m’a échappé) de cette explication « logique ». Est-ce que RF, finalement, se rendrait compte qu’il y a quelque chose qui coince (une « anomalie », peut-être ?). C’est souvent là où une théorie est parfaitement ficelée, expliquant tout, c’est-à-dire là où elle a un « trop plein », qu’elle sonne creux.
Il me semble donc que la théorie du sursalaire telle que développée dans « Le Ménage à trois » est particulièrement bancale. Dans mes deux hypothèses (salaire à la valeur ; salaire au-dessus de la valeur et pl amputée d’autant) je n’ai besoin d’aucun mouvement de pl pour expliquer le salaire particulièrement confortable de certaines catégories de la CMS (pas de toutes, nous allons y revenir). La première hypothèse est simple et « rassurante », mais intuitivement j’ai du mal à m’y résoudre, bien que je n’y voie pas d’objections majeures. Est-ce un réflexe moral ? Faut-il qu’il y ait chez ces gens là un peu de tricherie et de choses pas vraiment « méritées » ? Comme « morale provisoire » je retiendrai donc la seconde hypothèse.
Mais alors sur ce salaire au-dessus de sa valeur, RF me pose une question pertinente. Comment un salaire au-dessus de sa valeur peut-il exister et s’installer de façon pérenne et quasi structurelle ? J’avoue ne pas avoir de réponse qui me satisfasse vraiment, je vais avancer quelques pistes. Mais ne pas avoir de réponse bien satisfaisante est peut-être mieux que de rendre compte de tout en disant que le soleil tourne autour de la Terre et que l’existence réelle et « l’existence logique » sont équivalentes.
Si ce salaire s’installe de façon structurelle, il devient la norme écrit RF avec raison. A ce moment là, si on laisse tomber « la pl à existence logique », on retrouverait simplement la première hypothèse. On peut cependant commencer à voir de quoi souffre cette première hypothèse (en dehors de son « immoralité » … je plaisante) : elle fonctionne sur un concept de CMS qui se présente seulement comme un résultat ayant laissé tout le divers social et temporel de sa constitution comme en dehors de lui, sur le bord de la route. Comme dirait Hegel, un concept qui n’est pas « développement », c’est-à-dire qui se limite à être un élément commun et non ce qui se particularise, se spécifie soi-même (Logique de l’Encyclopédie, éd Vrin, p.592).
Un petit détour (il faut progresser avec précautions) avant d’avancer quelques pistes pour répondre à l’objection de RF. Sans s’en rendre compte, Le ménage à trois se trouve pris dans les contradictions d’un tel concept qui ne retrouve pas comme son développement les moments de sa composition. Le concept de CMS avec « sursalaire », « prestige », « allégeance », « commandement », est bâti, dès les premiers chapitres sur un idéal-type : l’ingénieur avec fonction de commandement (pas celui des bureaux d’études, ou des services financiers qui bien qu’improductif émarge lui aussi au « sursalaire », nous verrons plus loin le problème que cela pose à RF), or dès qu’il est question de mouvements sociaux, cet idéal-type à fort « sursalaire » brille par son absence comme le signalent justement BA et RF (p.289 et sq). Bien sûr BA et RF insistent sur la considérable gradation du « sursalaire » et sur les différents positionnements de commandement. Il n’empêche que cela n’affecte pas le concept utilisé lui-même, la participation des fractions de la CMS est toujours considérée selon le concept déduit de l’idéal-type.
Deuxième détour par les problèmes symptomatiques du Ménage à trois et particulièrement de la « Réponse de RF ». Parmi les tâches que « délègue le capitaliste », RF est catégorique : « Il n’en reste pas moins qu’il faut faire la différence entre des tâches qui impliquent l’organisation et le contrôle du travail d’autrui et de sa bonne exploitation, et d’autres qui ne l’impliquent pas. Seules les premières justifient le sursalaire. ». Nous savons que, dans Le Ménage à trois, le « sursalaire » est la définition même, « claire » écrit RF, de la CMS. Mais alors, sauf à étendre sans principe ce que l’on entend par « organisation » et « contrôle », voilà une définition étonnamment restrictive de la CMS si l’on se souvient des « analyses empiriques » qui éclairent le livre. Quid de l’expert comptable que RF sort expressément de cette catégorie, quid du directeur financier, quid des ingénieurs des bureaux d’études qui voient rarement un ouvrier, des programmeurs des services informatiques, quid des enseignants, quid des journalistes, etc. Voilà la CMS réduite comme peau de chagrin et le contremaître, en premier ligne, devrait recevoir le pactole, ce n’est pas le cas. Plus étonnant encore, les enseignants, qui, comme le soulignent à plusieurs reprises (et avec raison) BA et RF, ne commandent pas grand monde, en sont donc exclus, eux qui alimentent pourtant les gros bataillons de l’interclassisme avec les infirmiers à 1800 euros de moyenne mensuelle (chiffre cité dans Le Ménage à trois) : un « transfert de pl » qui ne risque pas de faire sauter les salles de compensation de la City.
Entre leur idéal-type qu’on ne voit jamais dans la rue et ceux qui y sont mais semblent ne faire partie de la CMS que par la bande, avec leur transfert de pl (plus ou moins réel ou « logique » …), BA et RF se sont enfermés dans une définition de la CMS d’une rigueur et d’une clarté si parfaites qu’ils ne parviennent plus à s’en dépatouiller dès que l’on pose quelques questions. C’est une « existence logique » et « c’est tout ! ». Circulez ! OK, après ces deux détours, nous circulons.
Nous circulons, pour aller là où l’objection de RF (la question du caractère structurel d’un salaire au-dessus de la valeur) et les impasses symptomatiques du Ménage à trois nous amènent, c’est-à-dire dans les faiblesses de ma seconde hypothèse. Ce que j’avance maintenant ici de façon un peu risquée, c’est la thèse d’un bouleversement historiquement continu du marché du travail pour certaines catégories d’emplois et de qualifications. Bouleversement s’originant dans le bouleversement incessant de sa propre base, comme condition, pour le MPC, de sa propre reproduction qui ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production. C’est-à-dire que nous pourrions avoir un marché du travail toujours structurellement favorable à la création d’une CMS mais d’une CMS toujours intérieurement changeante. Les municipalités dépensent, se disputent et rivalisent pour attirer cette clientèle, les grandes entreprises font leur marché à la sortie des grandes écoles. Bien sûr, comme m’objecte RF, il peut exister une demande forte à certains moments de « petites mains », mais la plupart du temps, si ce n’est tout le temps, cette demande s’accompagne d’une déqualification de la force de travail : les enfants, les femmes, les fils de paysans dans l’Ouest de la France, les immigrés dans leurs diverses vagues, etc. A l’autre bout de l’échelle, la même révolution constante des instruments de production se traduit par un marché du travail toujours renouvelé de façon favorable mais pas toujours pour les mêmes individus, les mêmes catégories, les mêmes qualifications. Marché du travail structurellement favorable pris dans son procès historique, mais seulement conjoncturellement favorable selon les catégories, les spécialisations constamment bouleversées. Certains individus peuvent tomber dans le prolétariat (d’autres passer carrément dans la bourgeoisie), certaines catégories peuvent même perdre tout avantage de marché et voir leur salaire réduit à sa valeur. Ce « mécanisme » est en outre surdéterminé par la situation générale de l’accumulation capitaliste.
Mais, en définitive, si le niveau de salaire est incontournable pour la définition de la CMS, ce qui est primordial (déterminant en dernière instance) c’est la fonction dans le procès de production et de reproduction dont la production et reproduction de l’idéologie dominante (parfois assurée par des vacataires et des individus très motivés, mais au RSA ou guère plus). Quand je dis « fonction », je parle des individus comme supports des rapports de production.
Si la question de la définition et de l’approche de la CMS est d’importance, c’est d’abord et surtout pour la compréhension du déroulement et de la dynamique des luttes actuelles, mais aussi parce que l’enjeu réside ni plus ni moins dans la capacité pour le prolétariat d’« absorber » par les « mesures communistes », dans le processus de communisation, la majeure partie de cette classe moyenne salariée ainsi que les masses énormes liées à l’échange simple (mais c’est un autre problème …pas forcément ?). Et pour cela, il faudrait peut-être commencer par se débarrasser non pas du prolétariat, mais de l’idéologie du « prolétariat en tant que tel » qui dans Le Ménage à trois façonne de façon normative toutes les analyses, faisant de la communisation presqu’un nouveau programme.
R.S
toujours dans “trois débats en un”, ici, Hic Salta, RS et moi
2 questions extraites de
https://patlotch.forumactif.com/t108-sur-l-interclassisme-un-renversement-theorique-de-perspective-et-3-debats-en-1#3621
1) RS : « pour la définition de la CMS, ce qui est primordial (déterminant en dernière instance) c’est la fonction dans le procès de production et de reproduction dont la production et reproduction de l’idéologie dominante… »
admettons que perdurent ces dernières alors que production et reproduction matérielles, en tant que capitalistes, sont, dans le schéma communisateur, arrêtées… Au demeurant, n’est-il pas nouveau de considérer la fonction “dans le procès… de reproduction” ce qui sort assez largement de celle dans le “procès de production”
question : cela concerne-t-il la seule CMS ou le prolétariat-même, en subsomption réelle et telle que la production est organisée ?
2) il pourrait y avoir un certain nominalisme dans cette définition du prolétariat, plus proche des classe sociales selon Weber s’opposant au réalisme de Marx, voir ici par exemple. Mais je n’avancerai pas sur ce terrain, où intervient la tradition philosophique croisant nominalisme et conceptualisme. Je parle prosaïquement d’un nominalisme du prolétariat dans la théorie de la communisation parce qu’elle fait glisser sa définition en fonction des besoins, pour maintenir la thèse de la théorie du prolétariat critiquée par Christian Charrier, cf La matérielle ; fin de la théorie du prolétariat. Extrait, N°15, octobre 2005 http://lamaterielle.chez-alice.fr/revue15.pdf
« [L’exception théorique française après 68 repose sur une double hyposthase], la première, donc, c’est l’hypostase de la classe prolétaire comme Prolétariat, dans laquelle la lutte de classes (c’est–à-dire l’antagonisme entre la classe capitaliste et la classe prolétaire sur la défense de leurs conditions respectives de reproduction – autrement dit : la défense de leur existence et de leur position dans la société du capital) et érigée en substance fournissant à « la classe » sa capacité révolutionnaire dans le cours de son devenir. »
la phrase de RS « il faudrait peut-être commencer par se débarrasser non pas du prolétariat, mais de l’idéologie du “prolétariat en tant que tel” » n’a pas fini de poser des problèmes au milieu de la communisation… En substance, on sortirait de la théorie du prolétariat en faisant glisser sa composition, autrement dit en nommant prolétariat ce qui ne le serait plus seulement au sens de la place dans les rapports de production. Je rappelle que chez Marx, la classe ouvrière ne peut être révolutionnaire qu’une fois constituée en classe ‘pour soi’, et pas sur sa seule base d’existence en soi
il y a des fois où RS et moi frisons la même compréhension des choses, mais la basculons dans des interprétations et projections quasi opposées…
“Desserrez ou resserrez ensuite la vis de richesse (B) jusqu’à obtenir le régime stabilisé le plus élevé possible. Ramenez enfin le moteur au régime de ralenti spécifié en reprenant le réglage de la vis d’air ; si le ralenti est encore instable, corrigez-le en agissant à nouveau sur la vis de richesse, puis sur la vis d’air.”