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En Italie, l’onde, la vague et la marée

Conjuguée à la fragilisation des parcours professionnels, la restriction des moyens alloués au système d’enseignement italien a soulevé une vague de protestation étudiante. Elle s’inspire pour partie de la lutte antiprécarité menée en 2006 par les jeunes Français.[print_link]

Le 15 mars 2008, à Bologne, les recteurs de douze universités italiennes lançaient Aquis, l’Association pour la qualité de l’université publique italienne. Son projet : mettre en concurrence les établissements pour l’obtention de financements, et ce sur des bases purement comptables et productivistes (1). Ainsi, le processus d’aziendalizzazione (transformation des services sur le modèle de l’entreprise) semblait devoir, dans l’enseignement supérieur, trouver son achèvement. Le paradoxe est que le gouvernement de M. Silvio Berlusconi, idéologiquement en symbiose avec cette tendance, réussissait peu après à faire l’unanimité des recteurs, « productifs » ou non, contre lui.

Arrivé au pouvoir au moment où la crise financière touchait une économie italienne déjà affaiblie, le « Cavaliere » se déclarait confronté à la nécessité de restrictions budgétaires. Le 25 juin, le conseil des ministre adoptait en neuf minutes des « dispositions urgentes » (décret-loi converti plus tard en loi 133), soit quatre-vingt-cinq articles dont une poignée prévoyait de très importantes réductions de dépenses dans l’enseignement supérieur. Cette « euthanasie de l’université (2) », comme l’appelle Gaetano Azzariti, professeur de droit constitutionnel à l’université de Rome, était un choix purement politique, privilégiant certains secteurs économiques aux dépens de l’instruction et de la recherche (3).

Ainsi, pour chaque nouveau professeur embauché par une faculté, il faudrait que deux cessent leur activité. D’autres mesures préparaient le recours au financement privé ainsi qu’une augmentation des droits d’inscription impliquant pour les plus pauvres de souscrire des emprunts. Le 28 août, Mme Mariastella Gelmini, ministre de l’instruction publique, de l’université et de la recherche, présentait un autre décret-loi prévoyant, outre des restrictions budgétaires, le retour au « maître unique » (en Italie, dans les écoles primaires, les cours sont donnés par plusieurs enseignants pour chaque classe), disposition qui se traduirait par la réduction de la durée de présence des enfants. D’autres mesures ranimaient une certaine idée de l’école à l’ancienne, avec le retour des notes de conduite (idée déjà avancée sous le précédent gouvernement de centre-gauche) jusque dans le secondaire.

Pareilles « réformes » s’inscrivaient dans le prolongement d’une campagne menée par divers représentants de la droite sur le thème des gaspillages de l’école (4), et notamment des frais trop élevés de personnel, qui s’efforçait de détourner vers l’enseignement l’éternel ressentiment (très souvent fondé) des Italiens contre le gaspillage des deniers publics. Il s’agissait en fait de poursuivre une tendance soutenue depuis une décennie au moins par les gouvernements de droite et de gauche. Comme l’explique un écrivain et homme de théâtre engagé aux côtés des opposants à la « réforme » : « A l’horizon, il y a la disparition de quatre-vingt-sept mille postes d’enseignant en trois ans, dissimulée par le folklore des blouses et assaisonnée par l’insipide retour du maître unique. (…) Derrière le retour de la vieille notation sur 10 et de la note de conduite, on attend des coupes dans l’école publique, proportionnelles à l’augmentation des aides à l’école privée, lesquelles ont augmenté de 65 % en 2001 (5). »

C’est peu dire que la rentrée fut chaude. Le 15 septembre, les enseignants et les parents de l’école Iqbal Masih, dans le quartier romain de Centocelle, occupent leur établissement. Le mouvement s’étend très vite à toute l’Italie et prend le nom de Non rubateci il futuro (« Ne nous volez pas l’avenir »). Enfants, parents et enseignants dorment dans les écoles, accrochent des banderoles, manifestent ensemble. Avec l’occupation du lycée Mamiani, la vague d’assemblées et de débats gagne le secondaire. Puis le supérieur, après la rentrée universitaire, le 5 octobre, à Pise. Le 7, le rectorat de l’université romaine de La Sapienza est occupé. Le 15, une assemblée réunit dix mille étudiants et des manifestants occupent Termini, la gare principale de la capitale.

Vient le 17 octobre : en ce jour de grève générale des syndicats de base – autonomes des grandes centrales -, un énorme cortège parcourt les rues de Rome, rejoint par cinquante mille étudiants. A Bologne, Milan, Turin, Naples, Padoue, Palerme, les universités sont occupées. Le mouvement s’autobaptise Onda anomala (« Vague anormale »). Le 30, le flot des cortèges grossit encore. Le lendemain, c’est une délégation étudiante qui lance devant l’assemblée annuelle du syndicat des métallurgistes de la Confédération générale italienne du travail (CGIL) le mot d’ordre de grève générale, aussitôt repris par ce syndicat pour la journée d’action du 12 décembre.

Les militants portés par cette onda lui impriment des formes insolites. A travers les assemblées, les blogs qui prolifèrent, les réseaux Internet, des centaines de textes sont élaborés et amendés en commun, des professeurs donnent des cours dans la rue et proposent leurs analyses, le collectif d’écrivains bolognais Wu Ming est invité à parler devant un amphithéâtre bondé. Une intelligence sociale naît. « Ce qui est en train de se développer, c’est une auto-organisation de précaires et d’étudiants dans l’université, témoigne Aliocha, étudiant en lettres à La Sapienza, et employé de banque précaire. Certains sont à la fois travailleur précaire et étudiant, d’autres chercheurs précaires, d’autres juste précaires. En concertation avec les syndicats de base, nous avons construit ensemble la grève générale du 17 octobre en l’organisant aussi sur des lieux de travail où la précarité est vécue quotidiennement. »

L’Italie d’aujourd’hui, avec son taux de natalité en dessous du seuil de renouvellement des générations, est un pays où la jeunesse suscite presque autant d’inquiétudes que les immigrés. Dans une interview qui a inspiré bien des banderoles, le ministre de l’économie du précédent gouvernement avait traité les jeunes Italiens de bamboccioni, de « gros bébés » encore incapables de quitter le domicile familial. « Ce mouvement marque la reprise d’un discours de révolte, de rupture générationnelle, analyse Francesco, doctorant à Florence. C’est la première bataille générale contre la précarité, mais aussi pour rejeter une société organisée contre les jeunes, dans laquelle la flexibilisation n’est jamais allée de pair avec l’obtention de garanties. Nous disons : “Vous nous avez dépeints comme des voyous, des fainéants, d’éternels gamins, alors qu’en fait nous sommes en mesure de discuter, d’imposer.” » Il souligne aussi une autre caractéristique du mouvement : « Il apparaît au moment où l’extrême gauche a disparu du Parlement et où s’achève la dynamique de reconstitution de la politique sur le modèle bipolaire américain. C’est une manière nouvelle de faire de la politique. Créons un nouveau début, avec toutes les contradictions et les ambivalences… »

Gonflée d’enthousiasme, la « vague anormale » a manifesté une grande maturité quand on a essayé de l’entraîner sur le terrain de la violence, notamment avec la provocation du 29 octobre, où la police a aimablement laissé un groupe néofasciste introduire un camion de barres de fer dans une zone piétonne située près du Sénat, avant de protéger son repli après l’agression de manifestants. Mais l’image de gamins de 13-14 ans fuyant terrorisés sous les coups de ceinture et de bâton des crânes rasés n’a pas joué en faveur du gouvernement. M. Berlusconi a aussi menacé d’envoyer la police évacuer les universités occupées, à quoi a répondu la banderole « Je n’ai pas peur » (référence à un roman populaire parmi les jeunes), déployée d’un bout à l’autre de la Péninsule (6).

Dans un pays encore marqué par le souvenir constamment manipulé des « années de plomb », le choix instinctif de la non-violence ne signifie pas pour autant celui d’un légalisme paralysant. Comme l’explique Tania, étudiante en science politique à La Sapienza, « la tactique du blocage a été à la fois spontanée et fruit de l’observation du mouvement “anti-CPE” en France en 2006 : blocage des gares, blocage de la circulation. C’est une façon d’éviter l’affrontement direct avec les forces de l’ordre, compte tenu de la réputation de la police italienne dans ce domaine. Mais il s’agit aussi de sortir de l’université, de nous rendre visibles, de parler aux autres, avec la conscience de se battre pas seulement pour l’université mais pour toute une génération, pour de nombreuses couches sociales, avec un discours qui touchait à la crise. Nous avons alors mesuré à quel point notre mouvement rencontrait de sympathies (7) ».

Les 15 et 16 novembre, à Rome, au lendemain d’une manifestation « océanique », une assemblée des universités de tout le pays, répartie en divers ateliers (sur la recherche, sur la pédagogie, sur la protection sociale…) rédigeait une série de textes « pour l’autoréforme de l’université ». L’atelier sur la protection sociale, suivi par un millier de personnes, déclarait, en préliminaire à son rapport : « Un nombre croissant de personnes entrent dans le système de l’enseignement supérieur, mais au prix d’un endettement. Et les savoirs auxquelles elles accèdent sont de plus en plus déqualifiés. Les processus de lutte se déplacent donc sur le terrain du marché du travail (où la production de savoirs et la formation occupent une place toujours plus importante) et sur celui de la protection sociale. »

A la veille de la grève générale du 12 décembre, la ministre Gelmini amorçait une reculade : la réintroduction du « maître unique » devenait facultative, et les écoles pourraient être ouvertes toute la journée, tandis que la réforme du supérieur était repoussée à 2010. Mais les coupes budgétaires n’étaient pas remises en question. Malgré pluies torrentielles et inondations, les manifestations organisées par la CGIL, les syndicats de base et la « vague anormale » ont réuni un nombre impressionnant de participants (un million et demi selon la CGIL). Même si, après la pause de fin d’année, elle doit prendre d’autres formes, il paraît peu probable que la vague laisse place au calme plat.

L’onda a répandu, d’un bout à l’autre de la Péninsule, un mot d’ordre : « Nous ne paierons pas pour votre crise. » Premier mouvement social de grande ampleur en Europe depuis la grande débâcle économico-financière, il n’est sans doute pas le dernier. Déjà les « surfeurs » de l’onde ont vu leurs semblables se mettre en mouvement de l’autre côté de la mer Ionienne, en Grèce, où le soulèvement de la jeunesse a pris d’autres formes. En Italie, des manifestations de solidarité avec la jeunesse grecque ont ponctué la grève générale. Faisant allusion à Alexis Grigoropoulos, le jeune homme tué par la police à Athènes, le mot d’ordre de l’onda proclamait : « Insaisissables, inmaîtrisables, irreprésentables. De la Grèce à l’Italie avec Alexis dans le cœur. » Ici, là-bas et ailleurs, on espère d’autres vagues. Et pourquoi pas la marée ?


(1) En fonction de leur « solidité financière » et de leur place dans des classements comme celui de l’université de Shanghaï. Lire à ce sujet Christophe Charle, « Faut-il coter les facultés européennes ? », Le Monde diplomatique, septembre 2007.

(2) Gaetano Azzariti, « Per un’università “senza condizione” », dans Gaetano Azzariti, Alberto Burgio, Alberto Lucarelli et Alfio Mastropaolo, Manifesto per l’università pubblica, DeriveApprodi, Rome, 2008.

(3) De fait, les économies visées étaient inférieures aux dépenses induites par le choix du sauvetage d’Alitalia au profit d’amis de M. Berlusconi, après que le président du conseil en personne eut torpillé le plan de restructuration du précédent gouvernement.

(4) Ils avaient trouvé un renfort précieux dans le livre à succès de Giovanni Floris, La Fabbrica degli ignoranti (« La fabrique des ignorants », Rizzoli, 2008), qui lançait, avec toute l’autorité de son statut d’animateur télévisé, des chiffres aussi spectaculaires que faux. Pour un démontage chiffré de la propagande sur l’école, cf. Emanuele Barbieri, « Tagli e pretesti ».

(5) Ascano Celestini, « Una notte alla elementare Iqbal Masih », L’Unità, Rome, 25 septembre 2008.

(6) Dans une interview parue dans Il Giorno (Milan, 24 octobre 2008), M. Francesco Cossiga, ancien ministre de l’intérieur des « années de plomb », invoquant son expérience, donna ce conseil au premier ministre : il fallait infiltrer le mouvement, le pousser à commettre des violences, les laisser durer dix jours puis, avec l’assentiment populaire, « envoyer tout le monde à l’hôpital ».

(7) Pour un bel exemple de discours construits par l’onda, on lira L’Esercito del surf. La rivolta degli studenti e le sue vere ragioni (« L’armée du surf. La révolte des étudiants et ses vraies raisons »), DeriveApprodi. Parmi les blogs les plus intéressants : Uniriot.org (blog étudiant) ; sur l’école : No a l maestro unico, ainsi que le blog du quotidien il manifesto : Fuoriclasse.

Par Serge QuadruppaniEcrivain, traducteur et directeur de la collection « Bibliothèque italienne » aux éditions Métailié, Paris.

Le Monde diplomatique

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