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Si on doit être en grève que ce soit pour toujours

 

Ce tract date de mai 2004, mais la crise ne faisant que s’approfondir, les manifestations et grèves de 24 heures se répétant de la Grèce au Portugal en passant par l’Espagne, pour les pays d’Europe les plus frappés, les grèves sauvages au Bangladesh ou en Afrique du Sud, il nous semble toujours d’actualité sur le fond.

Chacun pourra y remplacer « Italie » par n’importe quel autre état.

tract de Alcuni fauttori della comunizzazione

lundi, 31 mai 2004

A propos de la grève générale d’avril 2002, en Italie.

Les esclaves insensibles aux basses tâches/qui vivent dans le flux sempiternel/de choses banales, fondus et réduits/dans une seule identité/à cause de différences qui n’ont ni lois/ni signification ni but » [1] sont aujourd’hui appelés à une grève générale. Son objectif, aux dires des promoteurs, est la défense de nos droits et de notre dignité. Mais en quoi consiste cette défense ? Dans le fait de s’opposer à la prétention du duo patronat-gouvernement de porter d’autorité à son accomplissement ce qui avait été établi et généralement déjà réalisé durant les années de concertation par les divers gouvernements de centre-gauche. Et ceci en bonne entente avec les « représentants du monde du travail ».
Les mêmes syndicats qui aujourd’hui appellent à la grève, depuis vingt-cinq ans -à partir du moment où, à la moitié des années soixante-dix, ils firent leurs les impératifs de la restructuration et épousèrent la « politique du sacrifice » (au nom de la « sortie de la crise », de la « défense de l’ordre républicain » et de la « lutte contre le terrorisme ») – prônent la flexibilité du travail (avec la destruction progressive de la « rigidité ouvrière »), cogèrent l’organisation de la production et assurent la discipline du travail (c’est-à-dire les bases de la productivité pour le capital), et pontifient sur l’absolue nécessité de réformer la « structure du salaire » et d’abaisser le coût du travail.
Cette participation active du syndicat à la restructuration du mode de production capitaliste ne fut pas un « fléchissement » occasionné par un rapport de force défavorable, éventuellement réversible. Il est lié au contraire à l’exigence vitale pour le capital de vaincre un cycle international de luttes ouvrières, ouvert au cours des années soixante-dix et au début des années quatre-vingt.
Aujourd’hui, après la restructuration du mode de production capitaliste, l’Économie est un processus de reproduction qui ne tolère aucun point de cristallisation, aucune fixation qui soit en mesure de faire obstacle à sa nécessaire fluidité et à ses constantes et traumatiques mutations. Contre le cycle de lutte précédent, la restructuration a aboli toute spécification, statut, « welfare », « compromis fordiste » ; toute division du cycle mondial en aires nationales d’accumulation, en rapports fixes entre centre et périphérie, en zones d’accumulation, interne (Est-Ouest). L’extraction de la plus-value doit constamment modifier et abolir tout obstacle en ce qui concerne le procès de production immédiat, la reproduction de la force de travail, le rapport entre les capitaux [2].

Les différentes formes de travail dites « atypiques » – en vérité toutes semblables dans la notoire infamie qui fait passer la pire exploitation d’aujourd’hui pour le viatique d’une modernité toujours à venir – ont été introduites et ont proliféré de manière d’autant plus large que les syndicats ont pris part à la définition des formes contractuelles et de l’organisation de la production (quand ce n’est pas à la gestion directe des agences de travail temporaire et de placement privées).
Pour faire avaler les pilules toujours plus amères aux salariés, on s’est réclamé de la compétitivité du « système Italie », ou de l’entrée dans l’Europe ou d’autres « Utiles Idioties », comme les dangers de l’immigration, les interventions humanitaires (belliqueuses), les opérations de police internationales, la guerre au terrorisme. Step by step, pas à pas, on est finalement arrivé aux difficultés actuelles.
Désormais, la situation est telle qu’aujourd’hui le racket au gouvernement produit un effet qui ne manque pas de stupéfier de nombreux membres de la communauté scientifique : le mouvement syndical, par tous donné pour mort après plusieurs années de démission concertée, paraît s’être réveillé à une nouvelle vie. Mais le phénomène est d’autant plus stupéfiant sur le plan biochimique qu’il est banal sur le plan politico-social. Que demande en réalité le ressuscité ? Rien d’autre qu’une reconnaissance en rapport avec le rôle qu’il a finalement joué dans la gestion du système, comme principal vecteur de diffusion des « droits » et de la « citoyenneté » dans le « monde du travail ».
Dans la mesure où ils se proposent de gérer et gouverner la production, les représentants du travail ne peuvent pas admettre que celle-ci n’existe pas, sinon comme contrainte, comme production continue de modalités d’intégration et de participation de chacun dans ce « monde du travail » systématiquement produit par des générations et des générations d’esclaves salariés.
Et tandis que le capital autocritique (les Gorz, les Rifkin, les Negri) est déjà en train de célébrer la fin du travail et va jusqu’à proposer l’introduction d’un salaire citoyen, une gauche désormais inutile parce qu’elle a déjà accompli son mandat – représenter l’absence historique du mouvement prolétarien et faire obstacle à toute instance d’abolition du travail salarié -, tente de concurrencer le gouvernement néo-libéral en se donnant un masque néo-travailliste.
Dans les années au cours desquelles, précisément, le capital autocritique découvrait « la fin du travail », le néo-libéralisme pratique de cette clique affairiste devenue ensuite clique de gouvernement, exerçait son néo-travaillisme pratique à travers une immense entreprise de mise au travail et d’asservissement. Et la gauche, qui pendant des années n’a rien fait d’autre que chercher à accréditer sa vocation néo-libérale, vient aujourd’hui ré-endosser ses habits néo-travaillistes. Bref, le conflit entre le centre-droit et les syndicats qui remplit les pages des journaux est une pantomime, une dispute pour savoir qui est le plus apte à manier la carotte et le bâton.
Ils ne savent pas, peut-être, ceux qui s’enflamment pour girotondi, ces « rondes citoyennes » sur la ligne du Piave que celle-ci fut la tombe de dizaines de milliers de conscrits, immolés sur l’autel de la guerre impérialiste ? Et que pour cette raison elle fut haïe par les prolétaires qui avec Caporetto [3] avaient manifesté leur propre séparation d’avec l’État et ses Unions sacrées ? Les exhibitions bien ordonnées de « protestations civiles », avec le victimisme qui les caractérise, ont au contraire comme unique résultat la contemplation de droits et d’une légalité en vertu de laquelle on pourrait, et devrait, s’identifier à l’État, avec son système de droits et de devoirs.
L’art. 18, que les travailleurs sont appelés à défendre au nom de leur propre dignité, est un emplâtre sur une jambe de bois, appliqué sur l’indignité du travail salarié et des rapports sociaux qu’il produit. Sous la pression de l’offensive patronale, on risque d’oublier que la fonction du droit du travail est d’occulter la nature même de ce que les économistes et les courtiers de l’achat-vente appellent le « marché du travail » : ou bien que là, tout a lieu au prix de la vie. Là, la vie s’échange contre le capital comme communauté réelle, et la « dignité humaine » n’a aucun droit de citoyenneté.
Là, il ne s’agit pas de défendre de vieux droits ou de redemander l’accès à une nouvelle citoyenneté politique : à travers le salariat « l’être collectif dont le travailleur est isolé est un être collectif d’une toute autre réalité, d’une toute autre ampleur que l’être politique. L’être collectif dont le sépare son propre travail est la vie même, la vie physique et intellectuelle, les mœurs humaines, l’activité humaine, la jouissance humaine, l’être humain. » [4]
Chaque « citoyen-travailleur » qui sait et voit comment il travaille et comment il consomme, et comment est la vie elle-même à être niée dans ce sempiternel cycle de travail et de consommation qui lui interdit de se livrer à une quelconque véritable activité, ne croit pas vraiment à la possibilité d’un « usage différent » de l’Économie, ni a aucune volonté de vivre dans un « Pays normal ». Il constate que la normalité du capitalisme l’appelle à la construction d’un monde de choses et de relations qui l’opprime radicalement, comme il lui apparaît clairement que « normalement » le rapport social capitaliste auquel – une fois rendu à la discipline du cycle travail/consommation – il prend part, produit un monde horrible, un monde de vaches folles et de bombes « intelligentes », où l’on trafique à coup de millions dans tous les trafics, submergé de marchandises inutiles, plié à la main de fer frénétique du just in time, et empoisonné par toutes sortes de nocivités.
Ce ne sont pas seulement le gouvernement et la Confindustria [5] qui menacent la dignité du travail. C’est le travailleurs lui-même qui, en tant que producteur (de marchandises) et citoyen (dans l’État), construit de ses propres mains un monde indigne et sa propre indignité, quand il abdique de l’énorme puissance de l’expression de son humanité niée et du refus (mauvaise volonté, absentéisme, autorédution des cadences, grèves sauvages, sabotage, etc.
jusqu’à cette dynamique insurrectionnelle qui seule pourra briser les pouvoirs, aujourd’hui apparemment invincibles, qui dominent ce monde).
Aujourd’hui, enfin, le voile consensuel dont avaient été recouverts les vieux mensonges mercantiles commence à se déchirer, usé par

un malaise et une inquiétude qui cherchent encore les mots pour se dire et les formes d’action pour s’affirmer.
Gênes 20-21 juin 2001 : matracages, véhicules blindés lancés comme des bisons, tabassages, un camarade mort et des centaines de blessés, pour confirmer que les appareils d’État ne sont pas dévolus à la distribution de ces droits civiques que le démocratisme voudrait étendre et rénover, mais au contraire au maintien de l’ordre avec l’efficience brutale à chaque fois nécessaire. Et puis des fleuves d’encre pour couvrir l’essentiel : dans les combats de rue de ces deux journées, après vingt ans de silence, la communauté universelle de lutte qui constitue le sens profond de l’action des hommes quand ils se lèvent contre la domination du capital et de l’État, a retrouvé la voix en Italie.

SI ON DOIT DESCENDRE DANS LA RUE, que ce ne soit pas pour défiler en cortège, même en fanfare sur l’air d’« un autre monde possible », mais pour bloquer les rues à la manière despiqueteros, ces prolétaires Argentins qui coupent la circulation pour saigner le capital.
SI LA GREVE DOIT ETRE GENERALE, c’est l’univers entier du travail qui doit s’arrêter, dans toutes ses articulations et ses modes : habituels et atypiques, à durée indéterminée et temporaire, dans l’économie officielle ou souterraine, dans l’« économie sociale » et dans l’économie privée ou publique, qu’il s’agisse du « travail communicant » ou de celui qui fait suer et cracher, matériel ou immatériel, de nature cognitive ou animale.
SI ON DOIT VIVRE, que ce soit pour rendre la vie impossible aux puissants – y compris contre sa propre impuissance supposée ou décrétée.

[1] William Wordsworth, Preludio, VII, 700-4, traduction de l’Italien.

[2] Théorie Communiste, n.17, septembre 2001, p. 8-9.

[3] La bataille de Caporetto (aujourd’hui Koarid en ex-Yougoslavie, alors en Italie) eût lieu de 24 oct. 1917. L’offensive austro-allemande rompit le front italien et dans sa retraite l’armée italienne y laissa 329 000 prisonniers. La bataille entraîna de nombreuses désertions parmi les hommes de troupe. À partir du 26 novembre le front se stabilisa sur la ligne du Piave (un fleuve à la frontière autrichienne) qui fut à nouveau le théâtre de très violents combats. La référence évoque le fait de présenter les girotondi comme une « nouvelle ligne du Piave » nationale et patriotique. Je rappelle que ceux-ci consistent à former une ronde qui se répète régulièrement autour d’une école, par exemple, pour défendre le service public de l’éduction (NdT).

[4] K. Marx, Gloses marginales critiques à l’article « Le roi de Prusse et la réforme sociale ».

[5] L’équivalent italien du MEDEF (NdT).

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