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Emeute à Baltimore . Commune de Baltimore?

 

« Les émeutes sont des luttes sur le prix des marchandises, les grèves sont des luttes sur le prix de la force de travail. »

Emeute à Baltimore . Commune de Baltimore?

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Par Joshua Clover / 25 Avril 2016

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Image d’une jeune personne sur un vélo BMX, le 27 Avril 2015, les bras pleins de boîtes de céréales pillées. Les commentaires sur  Instagram  ont été le plus souvent expurgés. Ce qui reste : «merde de Baltimore», «haïssez les tous » La personne qui a redirigé cette image sur Twitter se demande « Pourquoi prendre des céréales ? » et poste une série d’émoticônes indiquant une incrédulité mortelle. Cela semble être une bonne question. Pourquoi ne pas prendre quelque chose de plus précieux, peut-être revendable? Ou pourquoi pas quelque chose qui exprime l’état d’exception de l’émeute, sa joie sans couvre-feu – quelque chose comme les pots de crème glacée avec lesquels certains de mes amis se sont retrouvés à Hackney, en l’été 2011? Ici, une erreur a été commise.

Ce sentiment correspond à la position emblématique de l’Etat, des médias et des politiques respectables qui gardent en permanence l’Etat et les médias  à l’esprit. Le pillage est non seulement un crime, mais une erreur, un échec tactique ou moral. Il est l’acte qui délégitime ce qui autrement pourrait évoquer une certaine sympathie d’un public nébuleux et même de la classe politique: le spasme de l’outrage, éructé par un peuple misérable. Si seulement leur refus  prenait une forme plus proprement politique plutôt  que  de simplement chier sur la table! Pourquoi ? Là, c’est simplement du shopping sous stéroïdes – nous en sommes informés par les théoriciens auto proclamés – simplement l’idéologie capitaliste s’affirmant au travers de ces personnes ignorantes, saisissant avidement des marchandises au moment où la possibilité s’offre à eux. Et, comme nos observateurs le notent, sans paternalisme mais avec un étonnement ironique : que voila des marchandises  dérisoires. Des céréales !

C’est un des moment de légèreté, pas le seul, du bouquin The 2015 Baltimore Uprising: A Teen Epistolary. Le premier grand livre sur la dernière grande émeute aux Etats-Unis . Avec un concept simple: rassembler les tweets liés à la rébellion qui suivit l’assassinat policier de Freddie Gray, le 12 avril dernier, la colonne vertébrale sectionnée, trainé à l’arrière du panier à salades, enchaîné et seul, le véhicule dérivant sans but à travers les quartiers de Baltimore qui brûleraient dans les semaines suivantes. Le coma, puis la mort le 19 avril, quand le premier tweet apparait: “Screaming Fuck The Police #Justice4Freddie.” La colère qui gronde  déboucha alors sur une émeute le 25, il y a un an aujourd’hui.

La collection de tweets commence dans l’incrédulité; un tremblement historique sur le fait qu’un phénomène “vu à la télé” arrive concrètement chez nous : des émeutes après l’assassinat d’une personne noire et l’impunité qui suit pour ses assassins, pour les flics en général. Il est difficile de faire le tour de l’actualité des événements et de leur ampleur, même s’ils sont inévitables. Quelqu’un  a Twitté : «Quand c’est arrivé à Ferguson, nous avons TOUS dit que cela arriverait ici aussi  si la même chose se passait. Cela semble encore tellement surréaliste ». La « sur-réalité », je pourrais suggérer, provient du fossé qu’il y a entre la pacification politique des États-Unis ces dernières décennies – dont l’assujettissement volontaire des prétendus communistes au processus parlementaire n’est que l’expression la plus récente – et l’actualité des dépossédés et des pauvres face aux agents armés, ville après ville. Il y a un sentiment d’ouverture, même si c’est une catastrophe qui a permis cela.

La collection a capté, entre autres, l’étrange euphorie de l’émeute qui peut saisir ses partisans. Une émeute était autrefois connue comme une «émotion» ce qui subsiste dans le mot français. C’est une émotion de l’excès. Au début, c’est tout simplement l’excès de participants; sa signification est complète quand les flics battent leur première retraite. A la suite,  le déclencheur inévitable du verre brisé est le moment où l’émeute devient pleinement elle-même, se glissant hors  de la continuité sombre de la vie quotidienne. Le contrôle  social permanent qui semblait idéologique, envahissant et abstrait  devient  pratique en ce moment d’excès, ouvert à la critique sociale. Ce sentiment traverse le reportage amateur comme une ondulation de plaisir.

Sans aucun doute, une certaine fraction des habitués du blog du Verso seront ravis par l’apparition d’un enseignant dans une école secondaire publique à Baltimore Nord. C’était un homme barbu, filmé par les caméras de Newsen en flagrant délit, à la grande joie de ses élèves,  “M. Bleich a aidé à détruire une voiture. Je l’ai vu aux nouvelles, ” dit un commentaire. «Sauvage communiste orthodoxe ». Un titre auquel j’aspire. Mais de tels acteurs, comme l’indique clairement le bouquin, ne sont pas au centre de l’action dans cette ville dont le taux de chômage officiel pour les hommes noirs de 20 à 24 ans est à 37%. La maire employait le mot «voyous» avant de le retirer très vite. Elle dénonçait un petit groupe d’agitateurs, comme le font les maires. En fait, c’était un assez grand groupe. Il y avait des incendies et des barricades, des marches et des courses, des pillages dans une brume de gaz lacrymogènes, dans des zones largement réparties sur la ville. Il y avait une grande organisation organique, contrairement au phantasme largement répandu d’émeutes comme pur désordre – un fantasme qui ensorcelle les conservateurs comme les socialistes, les partis de l’ordre de droite et de gauche. Une partie de cette coordination rendait possible les affrontements directs avec la police. Les étudiants  lançaient des briques sur les flics, les faisant battre en retraite à plus d’une occasion. Le 1er Bataillon du 175e régiment d’infanterie de la Garde nationale du Maryland arriva prestement le 28 Avril pour soutenir les flics et défendre les infrastructures vitales. Quand vous en arrivez à utiliser l’expression «infrastructures vitales » vous savez que les choses sont vraiment cuites. Mais c’est là aussi que l’émeute se heurte à des limites qui sont pour le moment insurmontables. Le livre se termine avec l’action principale, le 29; la dernier titre annonce, « On n’en a pas fini avec les émeutes» Si nous ne pouvons être certains de rien d’autre, nous pouvons être certains de cela.

Mais pourquoi les émeutes ne sont elles pas terminées ? Pourquoi est-ce qu’aujourd’hui,  leurs noms sont sur toutes les lèvres ? Baltimore, Ferguson, Oakland, Tottenham, Clichy-Sous-Bois, et ainsi de suite, et seulement dans le vieux noyau capitaliste, au cours de ces dernières années. Pour répondre à ces questions, nous aurions besoin de savoir ce qu’est une émeute. Ce problème est particulièrement confus. La grande majorité des opinions, même favorables, ont tendance à identifier l’émeute avec la violence directe impliquant des personnes ou des biens. En cela, ils suivent la définition juridique, fondée sur le «tumulte» et la perturbation de la paix publique. Comme cela est généralement le cas quand la compréhension d’un phénomène social s’aligne sur l’opinion de l’Etat, il y a de bonnes raisons d’être sceptique. Le plus évident est tout simplement le volumineux dossier sur la violence associée à  l’autre de l’émeute, la grève.  Les idéologies contemporaines de la grève, en particulier dans l’ouest, en sont venues à l’associer à une sorte de refus ascétique: laisser les outils,  marcher en lignes de piquetage, accompagnant le droit moral. Cela n’a que peu de rapports avec les grèves des mines de charbon de 1913-1914, ce qui à un moment donné est devenu la guerre de Coalfield Colorado, puis le massacre de Ludlow; de même les grèves du textile à Lyon, en France dans les années 1830 qui ont vu non seulement des barricades, mais la guérilla. Ce sont des exemples a minima; il en y a des millions d’autres. La présence de la violence n’apportera pas grand chose à résoudre la question de l’émeute.

Mais sa relation avec la grève, oui. Alors que les révoltes de pauvres datent de l’invention des pauvres, l’émeute ne prend pas vraiment forme avant la longue antichambre de l’époque capitaliste. La vie quotidienne est  transformée en société de marché, ou la société de marché se transforme en vie quotidienne du capital. La capacité à esurvivre en dehors du marché est écrasée par la force; une partie croissante de la population doit survivre grâce à l’acquisition de biens de consommation. Et c’est cet acte en particulier, l’achat obligatoire, qui est l’objet de l’émeuteOu l’un d’entre eux. Au moment même ou nait la société de marché  en Angleterre, par exemple, il en est de même pour le marché national et international. Il devient alors intéressant  pour les marchands de transporter les aliments de base hors du comté, recherchant un prix plus élevé, même – et surtout – en temps de famine. Ce qui est l’autre objet central de l’émeute, presque sans contre exemple, du 14ème au début du 19e. Souvent, cela  impliqua le blocage, la saisie et le décaissement public des céréales. Cette forme, l’émeute à l’exportation, est encore plus fréquente que la célèbre émeute du pain, dans lequel le boulanger était contraint d’abaisser ses prix au risque d’avoir sa boutique fracassé et des biens saisis.

Ces deux formes d’émeutes pourraient impliquer des travailleurs – mais ils n’apparaissent pas en leur qualité de travailleurs. Ils apparaissent comme des gens qui luttent pour la survie dans  le marché (ce qui est l’une des raisons pour lesquelles ces émeutes ont été si souvent dirigées par des femmes, chargés des travaux domestiques, de la gestion de la reproduction de la famille). Et c’est ici que nous pouvons commencer à formuler une définition de base à la fois de l’émeute et de la grève, suggérée par E.P. Thompson dans  “The Moral Economy of the English Crowd in the Eighteenth Century.”  Les émeutes sont des luttes sur le prix des marchandises, les grèves sont des luttes sur le prix de la force de travail. Deux luttes de classe, mais à différents moments de la longue trajectoire de l’accumulation. Dans le grand schéma du verrouillage du capital, les émeutes sont des combats pour la survie dans l’espace de la circulation, ce qui inclut la consommation et l’échange; les grèves sont des luttes de la production.

Cela nous permet de raconter une histoire à travers les siècles et les régions. La mémoire de l’action collective est dominée par des grèves où et quand domine la production, le capital industriel en particulier. La mémoire est dominée par des émeutes lorsque la circulation a la haute main, avant ou après les révolutions industrielles – comme dans les économies mercantiles qui précèdent l’expansion industrielle, et les époques du règne de la finance lorsque l’industrie fonctionne. Les premières émeutes à l’exportation en Angleterre, sans surprise, provoquèrent le déchargement forcé du grain des bateaux prévus pour la France pendant la première crise financière du système mondial naissant. Ce qui fait un contrepoint notable avec le blocus du grand port d’Oakland en 2011, fort de 25.000 personnes et trop bref. Mais beaucoup plus fréquents, à l’époque moderne, furent les blocages routiers de wagons à grain ici et là. Il est difficile de ne pas voir, dans les images de voies bloquées à travers la nation, le consensus magique d’une  action après que le meurtrier de Michael Brown n’a pas été inculpé à l’automne 2014.

Tout cela pour dire que les raisons du retour de l’ère des émeutes ne sont pas très mystérieuses. D’une part, le capital a orienté ses propres schémas de recherche du profit vers la circulation à mesure que la production industrielle diminuait. D’autre part, dans un gracieux pas de deux dialectique, la population a elle aussi bougé vers des espaces au-delà de la production classique – comme trouver un emploi dans la grande expansion du service et du travail informatique, ou se retrouver dans la population excédentaire en général, contraint de survivre dans le marché impitoyable au travers de la petite production et du travail informel. Nous vivons dans une époque de luttes dans la circulation. Le capital classique et ses ennemis redécouvrent là leur antagonisme inextinguible. C’est l’émeute, lutte de la circulation par excellence.

Nous pourrions maintenant revenir à notre personnage comique avec ses boîtes de céréales. Loin d’être une exception, une erreur, un échec – il est la vérité historique à vélo. Le pillage, il convient de le rappeler, est une sorte de fixation des prix. Il propose le prix zéro. Et la fixation des prix est ce que l’émeute a toujours été. La saisie des grains par des gens qui ne peuvent pas survivre autrement sur le marché sur lequel ils ont été projetés contre leur volonté – tout descend de cela. Si vous ne pillez pas, vous vous trompez.

Mais malgré toute la clarté de cette continuité historique, cela ne nous délivre pas des particularités du présent. La différence la plus évidente entre les luttes de circulation avant et après est la primauté contemporaine de l’ «émeute raciale». Ce terme oublie trop facilement la grande inversion qui se produisit peu de temps après les guerres mondiales. Depuis le XIXe, les émeutes raciales aux Etats-Unis mettaient en vedette des foules blanches attaquant non seulement des groupes afro-américains, mais,  de façon fameuse, des groupes asiatiques et latino-américains – événements dont les émeutes « zazous » (Zoot suit riots) ne sont que l’exemple le plus connu. Ce n’est pas seulement dans  les années 60 que l’expression prend son sens actuel. Il y a quelque chose de bizarre et peut-être d’obscène dans le fait que la mémoire politique des «années soixante» est, aux Etats-Unis, dominée par la liberté d’expression et les mouvements anti-guerre. Nous ne voulons pas en diminuer le sens, mais plutôt souligner l’oubli historique des grandes rébellions de Watts, Newark, Detroit, Chicago, et de centaines d’autres soulèvements. Presque 160 en 1967 seulement, le 68 noir de l’Amérique. Et c’est également inséparable des forces qui ont poussé à l’exclusion des noirs, l’économie politique de la mort sociale: l’automatisation, la baisse des  bénéfices, et les dernières  politiques « derniers employés/premiers virés » qui a éjecté un grand nombre d’africains/américains  hors des emplois urbains industriels qui les avaient attirés lors des grandes migrations.

C’est l’excédent sous-jacent sur lequel reposent les émeutes: une population excédentaire racialisée, incapable d’être absorbée dans les circuits de production. La gestion de cette population ressemble  à de la ghettoïsation, de l’ hyper-incarcération, du maintien de l’ordre de plus en plus brutal – “la production et l’exploitation sanctionnée par l’État ou extralégale de la vulnérabilité de groupes identifiés, à la mort prématurée,” dans la définition pratique de Ruth Wilson Gilmore du racisme. Cette pratique conduit impitoyablement aux événements incendiaires desquels les flammes des émeutes semblent surgir. Et à cet égard, la lutte dans la circulation et l’émeute de ne font qu’un. Cela fournit, entre autre, une illustration éloquente à la grande maxime de Stuart Hall, «la race est la modalité dans laquelle la classe est vécue.”

Ce n’est pas la seule façon de penser la particularité du présent, la façon dont l’émeute est revenue de façon différente. Le monde de 1700  n’est pas celui que nous habitons aujourd’hui. Les changements fondamentaux sont multiples, jusqu’à la structure des Etats et des économies en tant que telle. L’économie était autrefois proche, la plupart des marchandises de subsistance étant produites à proximité. A l’inverse l’Etat était loin, pour ainsi dire; la police moderne n’existait pas. Aujourd’hui, la situation est inversée. Tout est produit ailleurs; il y a un flic à chaque coin de rue. L’idée que quelqu’un fasse son chemin par la mise à sac du quartier commerçant est absurde ; vous pourriez obtenir des subsistances pendant une semaine, deux, un mois, et puis quoi? Le porteur de céréales présente alors les deux faces de la question: la vérité de l’émeute, et sa limite.

Mais comme avec tous ces renversements dialectiques, il y a une autre inversion en magasin. La limite de l’émeute porte les potentialités de l’émeute. La survie, la reproduction des classes pauvres ne peut plus être obtenue sur le marché – même plus y être imaginée. Ce que notre tweeteur anonyme sait. Et c’est à cause de cette situation désespérée que nous pouvons imaginer les luttes dans la circulation briser leur attachement au marché, se tournant vers les luttes pour la reproduction au-delà des salaires et des prix. C’est ici que nous rencontrons la figure de la commune, tactique qui est aussi une forme de vie: reproduction sociale au-delà des salaires et du marché à la fois. Tel est le rêve que font les émeutes. Pas de violence, le tumulte, la guerre sur la propriété, le pouvoir temporaire sur le marché – les aspects qui paniquent la bourgeoisie à droite et à gauche dans leurs mairies et maisons de Brooklyn. Mais pour se libérer de ceux-ci, pour échapper tout à fait au schéma de la production et de la circulation. Ceci passe par l’émeute; cela ne peut pas se faire autrement. La Commune de Baltimore, disons: jeter un coup d’oeil sur les émeutes va de pairs avec leur avenir, avancer vers cette épreuve de force.

Joshua Clover: « Emeute. Grève. Emeute. La nouvelle ère des émeutes »  sera publié le 17 mai.

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