“Le kaléidoscope du prolétariat”, deuxième étage de la fusée…
Le premier étage de la fusée “Le kaléidoscope du prolétariat”, ce fut la sortie de TC 26 il y a quelques semaines. Le troisième étage devrait être la sortie du livre aux éditions ENTREMONDE, dans la collection SENONEVERO, courant 2019.
Dans l’entre deux, voici ce qui ressemble plus à un abstract qu’un résumé de TC 26, en 20 pages. Le collectif de la revue “Théorie Communiste” nous demande de relayer un appel à traductions de ce 20 pages, en anglais et en espagnol au moins…. Merci d’envoyer vos propositions à pepe@communisation.net
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Ce texte n’est pas un simple condensé du n° 26 de Théorie Communiste, la modification du plan en fait une approche plus directement théorique, fondamentale et abstraite de la nécessité et de l’objectivité, dans le mode de production capitaliste, de la production des distinctions raciales inhérentes à l’exploitation du travail par le capital dès qu’on la considère historiquement. S’il est fait référence à la fabrication et l’évolution de la racialisation en France, cela n’exclut pas de poser des concepts et des articulations théoriques susceptibles d’être retravaillés dans d’autres contextes nationaux et historiques.
Le kaléidoscope du prolétariat
Nécessité et aléa des assignations et segmentations raciales dans le mode de production capitaliste
Le pas que doit franchir toute théorie de la révolution se voulant actuelle se résume en une formule : lutter en tant que classe est la limite nécessaire de la lutte de classe ; c’est là sa contradiction, sa dynamique, son possible dépassement dans la destruction du mode de production capitaliste. C’est l’unique façon historique, non militante et non normative de parler au présent de la révolution comme communisation.
Comme dans un kaléidoscope aux configurations changeantes, les segmentations raciales sont des déterminations objectives de l’existence du prolétariat comme rapport au capital. Aucune unité préalable de la classe ne peut les dépasser, elles appartiennent aux propres limites intérieures de la lutte en tant que classe que seul le processus révolutionnaire d’abolition de la classe peut anéantir. La question des segmentations raciales est alors (et dans ce sens) incontournable, d’autant plus que ces temps-ci la question « race / classe » est prise « entre deux feux », et parfois, au sens propre, entre deux baffes.
D’un côté, les entrepreneurs en racisation construisent leur racket avec « la race, la race ! », en en faisant la raison première de l’histoire universelle sous une forme militante comme les « Indigènes de la République » ou savante comme les « penseurs décoloniaux ». De l’autre, les derniers représentants de l’unité de la classe telle qu’en elle-même l’histoire exigerait d’elle et de son « être » son achèvement. Ceux-ci, tout en parlant souvent de « communisation » rejouent les airs les plus éculés du mouvement ouvrier et ne voient dans les entrepreneurs que des manipulateurs malveillants polluant la classe ouvrière telle qu’en son concept l’éternité la fige. Ceux-là ne rêvent que d’être institutionnellement reconnus par la République comme les représentants légitimes d’un groupe dont ils transforment l’assignation raciale en injonction d’appartenance. Chacun connaît son rôle et sert la réplique à son partenaire.
Contre les entrepreneurs en racisation : « Nous avons dissipé le mensonge de la race – la vieille race biologique, génétique, héréditaire – et l’avons dénudée pour qu’elle se révèle telle qu’elle s’impose à nous : comme une structure sociale, comme des catégories construites dans lesquelles nous sommes assignés de force, comme une marque qui détermine nos positions sociales et nos ressources matérielles, nos interactions et nos vies quotidiennes. La race n’est pas, elle s’exerce, elle s’impose, elle violente. Comment des catégories raciales dans lesquelles nous sommes confinés pourraient-elles devenir des refuges familiers et confortables quand elles sont des trous, des pièges, barbelés par l’hégémonie blanche et creusés pour l’esclavage et la colonisation. (…) Je revendique mon individualité contre l’assignation raciale et l’injonction à l’appartenance. “Nous n’avons pas le devoir d’être ceci, ou cela” écrivait Fanon : lutter contre le système raciste, c’est simultanément reconnaître sa condition de racisé et refuser de s’y laisser enfermer (souligné par nous). » (Mélusine, Bouteldja ses « sœurs » et nous, sur le net, 2016).
Contre ces camarades qui sont dans le déni de l’objectivité des segmentations raciales, et plus précisément de leur caractère inhérent à l’existence même de la classe qui n’est jamais « une », il faut affirmer leur caractère objectif et, par cela même, leur fluidité, leur labilité, leur historicité. C’est là l’objet même de la critique théorique et un point d’attaque pratique dans les luttes de classe qui n’ont que faire de la dénonciation de « manipulations ».
Ce n’est que la reconnaissance de l’objectivité des segmentations raciales inhérentes à l’appartenance de classe même et non le déni au nom d’un « ouvrier conceptuel » qui est la critique pertinente démantibulant le discours des entrepreneurs en racisation. Cette même reconnaissance renvoie les représentants de l’« ouvrier conceptuel » à leurs fantasmes de militants considérant leur personne et leur existence comme la preuve manifeste de l’unité toujours déjà là de la classe.
Les segmentations raciales : une production objective
Processus de production
Parce que l’exploitation capitaliste est universelle, parce que le capital peut s’emparer de tous les modes de production ou les faire coexister en lui, en exploiter toutes les formes du travail en les investissant de ses finalités propres ou détacher le travailleur totalement ou partiellement de ses anciennes conditions d’existence (ce que nous pouvons appeler une « semi-prolétarisation »), le mode de production capitaliste est une construction historique qui fait coexister dans son moment présent les différentes strates de son histoire. De cette coexistence résulte la composante culturelle et historique de la valeur de la force de travail.
L’universalité inhérente au capital crée une relation historiquement nouvelle et inédite entre le capital et les modes de production qui momentanément coexistent avec lui et / ou qu’il rencontre, qu’il redéfinit et absorbe. Apparaît alors une hiérarchisation qui ne met pas en relation deux systèmes locaux, limités et particuliers, mais d’un côté un système universel et, de l’autre, des systèmes devenus locaux et bornés. Avec le capital, d’un coup, toutes les formes de production non-capitalistes deviennent des formes « antérieures », « infantiles ». Le capital conjugue l’infériorisation essentielle de toutes les civilisations percutées et la férocité d’une exploitation qui a pour but même la valeur d’échange. L’histoire devient orientée et par là les sociétés s’inscrivent dans une hiérarchie dont le capitalisme est le sommet non comme configuration particulière supérieure aux autres (comme pouvait se prétendre la caste dominante en Chine en dehors de toute historicisation), mais parce qu’il est au-delà de toute particularité, il est la forme abstraite et universelle de toute société, comme l’individu qui est le sien pour qui l’ensemble des rapports sociaux n’est qu’un environnement, nécessité extérieure, simple moyen de réaliser ses buts particuliers.
L’universalité du capital et son historicisation hiérarchique de toutes les autres sociétés (modes de production), les inégaux niveaux de développement jusqu’à leur mise en abyme dans le capitalisme actuel[1], la division du travail, l’aspect historique de la valeur de la force de travail, le jeu entre rapports de production et rapports de distribution (avec la prédominance que ceux-ci peuvent acquérir sur les premiers), et actuellement la dénationalisation de l’Etat et la mise en forme des luttes sociales qu’elle induit, constituent le fondement du processus de production des segmentations raciales.
Lieux de production
Du fait de ce processus (universalité du capital et historicisation hiérarchique de toutes les sociétés), le mode de production capitaliste produit une matière humaine exploitable toujours hiérarchisée. La multitude des rapports qui ne sont pas purement économiques, les instances politiques, juridiques, idéologiques, morales, les normes de genre, toutes les institutions sociales et éducatives, et, toujours présente en chacune, la force coercitive et répressive de la police ou de l’armée au besoin, sont les lieux où il apparaît que les différences ne sont pas découpées dans un matériau homogène. C’est là qu’elles deviennent des identités raciales. Le procès de production immédiat, s’il est séparé de toutes les instances de la reproduction, parce qu’elles sont des moments nécessaires de la reproduction du rapport « purement économique », ne suffit pas à définir comme fixe et étant sa nature l’identité raciale d’un individu. Il faut toutes ces instances de la reproduction pour qu’une fonction et une place dans le procès de production s’imposent comme une identité quotidienne inhérente à l’individu et soient sa nature et pas seulement sa fonction.
De même que le capital se meut à l’intérieur des formes concrètes qu’il a créées, et que ces formes qui en sont le résultat, l’affrontent dans le procès de reproduction, comme des conditions préalables toutes faites, déterminant le comportement aussi bien des capitalistes que des prolétaires, leur fournissant leurs motifs d’agir et leur conscience ; de même les fractions du prolétariat (sa segmentation) telles qu’elles sont produites apparaissent aussi sur le marché du travail comme des conditions préalables constituant ainsi les individus, tels que les rapports sociaux dans lesquels ils sont engagés et produits les définissent, c’est-à-dire en sujets responsables et maîtres de leurs rapports devenus leurs manifestations propres et leur identité.
Il faut toutes les discriminations quotidiennes pour faire d’une fonction l’assignation à une nature. Dans le mode de production capitaliste la reproduction n’est pas une simple répétition de la production. Les pratiques de la hiérarchisation raciale sont disséminées dans toutes les instances du mode de production dans lesquelles elles découpent et recomposent à tous les niveaux leur propre domaine autonome d’efficacité.
Les outils de production
Par « outils de production » nous entendons toutes les déterminations du mode de production capitaliste qui, sur les lieux de production, travaillent les conditions fondamentales du processus de production des constructions raciales (universalité du capital et historicisation hiérarchique) de telle sorte que celles-ci sortent de la machine qu’est le mode de production comme des évidences et des présupposés de sa reproduction.
L’inventaire de ces outils ne peut être exhaustif. Il y a, bien sûr, la division sociale et manufacturière du travail avec les formes historiques de mobilisation qui en résultent comme segmentation de la force de travail ; la semi-prolétarisation qui renvoie les frais de formation et d’entretien sur d’autres zones et d’autres rapports sociaux ; la contingence individuelle de l’appartenance de classe par laquelle le travailleur est posé formellement comme une personne, amalgame de caractéristiques individuelles antérieures à son appartenance sociale ; l’existence comme manifestation d’un individu libre et responsable de ses choix comme sujet ; la relation entre rapports de production et rapports de distribution où la forme fétichiste du salaire comme prix du travail conforte chaque prolétaire dans ses « caractéristiques propres » ; la relation entre Etat, nation et peuple comme processus constant de définition d’appartenance et d’exclusion. Enfin, couronnant le tout et présent dans chaque élément et en chaque lieu, l’oppression c’est-à-dire le « moment coercition » que contient le renouvellement du face-à-face de la force de travail et du capital. Si l’autoprésupposition du capital remet chacun à sa place, c’est qu’elle implique à l’intérieur d’elle-même l’Etat, l’activité de la classe capitaliste, toutes les organisations coercitives de reproduction sociale.
Telles sont (entre autres) les catégories du capital s’appliquant sur la reproduction des rapports économiques au travers de toutes les instances non spécifiquement économiques par lesquelles un rapport de production ré-apparaît toujours, face au travail, en soi comme objet. Il existe une distorsion entre d’une part le capital comme rapport social et, d’autre part, comme objectivité, c’est là que réside la nécessité de toutes les instances nécessaires pour toujours transformer le premier en la seconde. En même temps que le capital se constitue non plus comme rapport social mais comme objectivité économique (toutes les conditions du renouvellement du rapport se trouvent, à la fin de chaque cycle, réunies comme capital en soi face au travail), les instances politiques, juridiques, idéologiques, morales, toutes les institutions sociales, éducatives et policières, deviennent des moments nécessaires de la reproduction du rapport « purement économique ». Il s’agit là de tous les lieux où la construction raciale devient effective.
Il n’y a plus de marquage au fer rouge, de fouet et de torture (encore que …), mais « l’éducation », « la tradition », « l’habitude » relèvent d’un dressage, d’une contrainte directe exercée par l’Etat qui va de l’assignation aux tâches les pires, à la concentration dans des foyers ou des cités, à l’orientation scolaire en passant au besoin par la confiscation des papiers comme pour les maçons et les infirmières dans les pays du Golfe ou pour les bonnes du XVIe arrondissement et de Neuilly et, partout, par les « tracasseries administratives ». La police ou la menace de son intervention, les normes de vie dominantes et « légitimes », jouent ici un rôle constant dont les contraintes se transmettent aux générations suivantes produisant une intégration impossible. Mais ce qui va surdéterminer tout cela et lui donner sa coloration raciale, c’est que cette immigration non seulement ne correspond pas aux normes sociales quotidiennes du « pays d’accueil », mais encore elle provient de territoires « arriérés » tels que le capitalisme les a produits dans son historicisation hiérarchique des systèmes de production ; territoires, en outre, presque toujours antérieurement soumis à la domination coloniale pour laquelle la classification des populations était une nécessité.
Dans la transformation générale du « marché du travail » que l’on peut analyser comme un achat global de la force de travail, la police est devenue un opérateur économique direct. Ce n’est pas un hasard, ni une volonté de « dissimuler les rapports de classes et l’exploitation » si les premiers intéressés parlent avant tout d’oppression et d’opprimés, c’est, entre autres choses, la façon dont s’impose une identité commune quand la définition première est la « mise à l’écart » de la « vraie société » et le « manque de respect ». La police n’est pas un « simple organe » de surveillance et de répression, elle est une fonction structurelle du rapport d’exploitation. Elle est une catégorie économique de la production nécessairement segmentée de la force de travail face au capital. L’activité policière manifeste que la racisation ne vient pas a posteriori brouiller une classe ouvrière une, cette dernière n’est produite et reproduite que dans un mouvement de segmentation.
Une production objective, mais un virus opportuniste
Dans son fondement, la segmentation raciale répond à des déterminations objectives du mode de production capitaliste : universalité du capital, historicisation hiérarchique des sociétés introduite par le mode de production capitaliste et constamment reproduite par lui, division du travail, « valeur culturelle et historique » de la force de travail. A quoi il faut ajouter le cadre historique spécifique actuel de la fin du programmatisme, de la décomposition de l’identité ouvrière, de la constitution du « peuple » et de la dénationalisation de l’Etat.
Il est vrai que la racisation n’est pas soluble dans l’économie et les rapports de production, mais c’est là qu’elle est produite. Une fois produite, elle possède ses propres critères et fonctionne selon ses déterminations spécifiques ; elle s’autonomise par rapport à ses conditions d’émergence.
On peut alors parler d’autonomie relative. Le terme de « relatif » ne signifie pas : c’est un peu « dépendant » (déterminé) et un peu « libre ». Les idéologies, le droit, etc. sont totalement indépendants et fonctionnent selon leurs règles propres dans le champ ou l’instance qu’ils délimitent. C’est ce champ, cet espace d’action, qui sont déterminés dans leur existence même en tant que champs particuliers (comme idéologie, droit, etc.). C’est par exemple le fait qu’il existe du droit qui est déterminé par les rapports de production, mais à l’intérieur de son espace produit, le droit est autonome et fonctionne selon ses propres règles. Il est même presque ordinaire que les conflits à l’intérieur des rapports de production opèrent sous ces diverses idéologies. C’est cela l’autonomie relative.
Les identités raciales suivent « ensuite » la logique propre qui est la leur et fonctionnent selon cette logique, elle organise toute une vision du monde, et la relation aux rapports de production s’organise selon cette logique. La distinction de races ou d’ethnies joue son propre rôle selon des déterminations prescrites par elle-même dans l’autonomie du domaine d’action qu’elle se crée. Parce que tout cela est objectif, cela ne se nie pas par une grande invocation rituelle à l’être-vrai de la classe qui ne règlera rien car la segmentation et toutes les divisions sont dans son « essence ».
La production des segmentations raciales ne quitte jamais les catégories du capital et de sa reproduction, mais elle n’est jamais un réductionnisme économiste amalgamant par exemple division raciale et segmentation du marché du travail ou réduisant la construction raciale à celle des « surnuméraires ». En effet, s’il est relativement aisé de montrer, ne serait-ce que statistiquement, la relation entre racisme, marché du travail et surnuméraires, il est autrement plus difficile de montrer pourquoi les divisions du marché du travail et les surnuméraires devraient être une racialisation. Comme le rappelle Marx à Feuerbach : s’il est relativement aisé de résoudre le mode religieux en son fondement mondain, il est autrement difficile de montrer pourquoi le fondement mondain se détache de lui-même et se fixe en un royaume autonome.
Cela ne sert à rien de sommer les individus de se défendre « en tant que prolétaires », comme si les segmentations et la racisation ne faisaient pas partie de leur existence de prolétaires. C’est dans leur situation de prolétaires que gît le problème. Il n’y a pas d’être-vrai et pur de la classe. La segmentation de la force de travail, la propriété foncière capitaliste, l’universalité du capital et l’historicisation hiérarchique qu’elle induit ne sont « racialisant » que dans une prise, une conjonction particulière. Ce qui fait basculer intérieurement chaque instance et rapport de production dans un processus productif de hiérarchisation raciale, c’est qu’intérieurement chacun et chacune de ces instances et rapports de production doit (c’est là l’essentiel) non seulement produire de la subordination au capital et à la valorisation, mais encore une subordination différentielle. Valeur « culturelle » de la force de travail, coopération simple et diversifiée, différenciation de la force de travail mobilisée en travail simple et travail complexe, marché mondial, universalité de la valeur, développement inégal, propriété, division du travail, etc., sont des catégories qui en elles-mêmes contiennent la différenciation. Selon les conditions historiques spécifiques, des pratiques issues de tous les niveaux et de tous les rapports du mode de production peuvent se coaguler comme hiérarchisation raciale. Nous n’avons pas à nous poser la question de la raison pour laquelle elles se coagulent comme race, car la race est cette coagulation. Le groupe racisé n’existe comme groupe que par la racialisation, il ne préexiste en aucune façon comme tel. La race est alors le produit de cette coagulation par laquelle « le fondement mondain se détache de lui-même ».
On peut soutenir que conceptuellement on ne peut déduire directement la racisation en général et la segmentation raciale de la force de travail en particulier de la forme fondamentale du capital et qu’il faut pour cela passer par les catégories déduites de cette forme fondamentale. Tout cela est bon, il n’empêche que demeure une question simple : conceptuel ou pas, direct ou non, qu’est ce que cela change dans le cours des luttes que ce soit « fondamental » ou non ? Ce qui change c’est la reconnaissance du caractère labile, transitoire des assignations raciales, certaines sont créées, d’autres disparaissent. Au cours des luttes la « frontière » entre segments de la force de travail engagée peut être poreuse, elle peut se déplacer, sans disparaître tout à fait, des moments communs sont possibles, etc[2]. Cette contingence des constructions raciales, leur labilité, n’est pas sans importance au niveau immédiat des conflits et des luttes, des relations entre fractions de la classe au cours de ces luttes et sur la signification de la non-mixité de certaines rencontres ou organisations.
Unité et autonomie
L’immigré n’a jamais été totalement soluble dans la classe ouvrière et le racisme ne se résout pas dans la segmentation de la force de travail ou dans les rapports strictement économiques. Saïd Bouamama cerne bien la contradiction principale (insoluble en dehors de l’abolition de ses termes) qui anime toutes les luttes mettant en jeu les divisions raciales dans l’appartenance de classe. « L’étude des mouvements revendicatifs de l’immigration de ces trois dernières décennies souligne à juste titre une double caractéristique de cette dynamique militante : l’affirmation permanente de la nécessité de l’autonomie (politique, économique, idéologique et organisationnelle) et la difficulté à en dessiner les contours et les définitions. Nous aurions tort cependant, à notre sens, de percevoir cette contradiction comme une insuffisance des associations et des militants qui ont marqué cette histoire militante. Si contradiction il y a, elle se situe dans le réel social. Il s’agit d’une contradiction objective reflétant la contradiction vivante qu’est l’immigration (souligné par nous). D’une part et en dépit de certains discours idéologiques dominants, l’immigration et ses enfants font partie de la classe ouvrière et même de ses parties les plus exploitées et dominées. D’autre part et en dépit des analyses essentialistes de la classe ouvrière, elle n’est pas à n’importe quelle place au sein de la classe ouvrière et des milieux populaires. La première caractéristique pousse à participer aux mouvements sociaux globaux avec comme dérive potentielle la dilution des questions spécifiques, des inégalités concrètes qui nous séparent encore du reste de notre classe sociale ou de notre milieu social. La seconde caractéristique nous oriente vers une mise en avant de nos oppressions spécifiques avec comme dérive potentielle l’isolement et l’impossibilité de construire les rapports de forces nécessaires. On voit à l’œuvre, dans les initiatives et les luttes, des moments insistant tantôt sur l’une des caractéristiques, tantôt sur l’autre. Il n’y a donc aucune solution toute faite à la question de l’autonomie, aucune recette possible qui fasse fi de cette contradiction objective (souligné par nous) qui est celle de notre être social. ». L’immigré n’est pas légitime à participer aux « conflits de la cité », il est toujours excédentaire même par rapport à sa classe, disait Sayad.
Depuis les années 1980, on voit la « seconde caractéristique » prendre le dessus et se subordonner la première visant à se constituer ainsi elle-même en réalité unique au risque de son essentialisation en « identité épaisse ».
Réduire la question du dilemme unité / autonomie (ou « mixité » / « non-mixité ») à celle entre classe et interclassisme est factuellement totalement irréel et fantaisiste, ne serait-ce que parce que la question se pose avant tout à l’intérieur de la classe ouvrière.
La segmentation raciale est inhérente à l’existence même de la classe ouvrière. Si l’on considère qu’il ne s’agit là que d’une manœuvre de division impulsée par la classe dominante, on laisse alors de côté deux choses : tout d’abord, factuellement, l’adhésion et même l’initiative souvent spontanées de grandes fractions de la classe ouvrière à ces pratiques ; ensuite, théoriquement, le fait que la classe ouvrière existe dans les catégories du mode de production capitaliste et que celles-ci agissent de l’intérieur et non comme des forces ou des formes venant s’appliquer sur une classe qui leur serait un objet extérieur. C’est pour cela qu’une alternative catégorique entre organisations et/ou pratiques autonomes de certaines fractions de la classe et la recherche de l’unité de la classe n’est qu’une affaire de militants qui se considèrent eux-mêmes comme l’existence révélée de l’unité et du devenir « révolutionnaire » toujours déjà là de la classe.
Le jeu entre autonomie et unité est une question pratique, historique, question de rapports de force et d’objectifs, elle est chaque fois spécifique en tant que conflictuelle dans ses termes qui ne sont jamais en équilibre. Quand les termes de l’intersectionnalité sont sclérosés comme entités surplombant les individus, ce jeu devient un conflit parfois violent entre pratiques et organisations prônant chacune une unidimensionnalité. L’intersectionnalité est une dynamique qui refuse a priori l’injonction à une quelconque allégeance raciale, de classe ou de genre sous peine de ne remettre en cause aucune d’entre elles. On connaît bien le discours que la gauche communiste a si longtemps opposé aux féministes : « la lutte contre le patriarcat n’est qu’une diversion produite et encouragée par le capital pour diviser les forces de la classe ouvrière ». Les travailleuses doivent rentrer dans le rang et refuser de donner prise au véritable ennemi. Cette arnaque éculée est maintenant décorée des apprêts du combat décolonial.
Une organisation spécifique, même non-mixte de race ou de genre, ne divise pas plus une « unité » rêvée, qu’elle n’invente les divisions et les conflits qui la font naître. Toute la question réside dans sa propre auto-définition, dans l’essentialisation ou non de la différence qui l’a fait naître et dans sa pratique vis-à-vis du reste de la classe dans laquelle elle existe. Dans toutes les organisations et pratiques non-mixtes, ce qui est en jeu c’est la fixité (essentialisation) versus la fluidité et l’insatisfaction. La fixité peut être, au mieux, un piège difficilement évitable (et pas toujours à éviter…) comme dans le cas des organisations syndicales noires de Détroit au tournant des années 1960-1970 ou, au pire, une volonté délibérée de créer un objet à représenter politiquement en s’en autoproclament les « protecteurs », ce que trivialement on appelle un « racket ». La non-mixité n’est pas absolument, de façon normative, à opposer à la stricte position de classe, comme si la segmentation raciale n’était pas un phénomène objectif avec ses conséquences tout aussi objectives, comme s’il suffisait de la dénoncer pour la faire disparaître.
Une question insoluble dans le programmatisme et occultée par l’identité ouvrière
Jusqu’à la fin des années 1960, dans la lutte des classes entre le prolétariat et le capital, le prolétariat était l’élément positif destiné à faire éclater la contradiction, la révolution était son affirmation : dictature du prolétariat, conseils ouvriers, libération du travail, période de transition, Etat dégénérescent, autogestion généralisée, « société des producteurs associés », etc. Lié de façon essentielle à la période de subsomption formelle du travail sous le capital, le programmatisme se « décompose » sous la forme spécifique de l’identité ouvrière dans la première phase de la subsomption réelle à partir des années 1920. Une identité ouvrière, confirmée à l’intérieur même de la reproduction du mode de production capitaliste, à partir de laquelle se jouait le contrôle sur l’ensemble de la société comme gestion et hégémonie.
Cette identité ouvrière qui constituait le mouvement ouvrier et structurait la lutte des classes, jusqu’à la division de l’accumulation mondiale avec le « socialisme réel » fondait le cycle de luttes s’étendant durant la première phase de la subsomption réelle du travail sous le capital, des années 1920 à la fin des années 1960. L’identité ouvrière était une construction idéologique apparaissant identique aux rapports de production. Se construisant dans l’exclusion des femmes et des immigrés, elle se consolide dans les années 1930 sur la figure de l’ouvrier blanc, marié, père de famille, à temps complet dans la grande industrie. Elle masque (mal) ceux et celles qu’elle exclut et les conflits qu’elle occulte : l’ouvrier immigré des années 1950 -1960 ne fut jamais seulement ouvrier lors des grèves de Billancourt ou de Penarroya, la grève des foyers Sonacotra ne fut pas la simple révolte de prolétaires mal logés. Ce qui différenciait cette époque de la nôtre, c’est que la situation d’immigré, situation raciale était interne (intégrée), consubstantielle à celle de travailleur, elle n’était pas substantialisée comme telle en dehors de cette situation, c’est-à-dire culturalisée.
Avec la fin du programmatisme et de son denier avatar l’identité ouvrière, il est devenu impossible d’ânonner la sentence de Marx : « Il ne s’agit pas de savoir quel but tel ou tel prolétaire, ou même le prolétariat tout entier, se représente momentanément. Il s’agit de savoir ce que le prolétariat est et ce qu’il sera obligé de faire, conformément à cet être. » (Marx, la Sainte Famille, éd. Soc., p. 48).
Cette belle réalité de la classe bien conforme à son concept dont nous avons héritée dans nos représentations, était paradoxalement traversée d’autres « identités » qui déjà en étaient constitutives et, entre « autonomie » et « unité », le jeu n’était jamais figé.
Le jeu entre autonomie et unité est une question qui taraude de façon insoluble la lutte de classe durant toute la période programmatique. Question insoluble dans le programmatisme car elle oppose des termes à la fois réciproquement nécessaires et mutuellement exclusifs quant à la nature du processus révolutionnaire. Ce dernier est d’une part la montée en puissance de la classe qui doit rassembler en une seule communauté tous les ouvriers, et, d’autre part, cette montée en puissance, marchepied de son érection en classe dominante, se confond avec le développement du capital. Il s’ensuit du deuxième terme que les droits sociaux, les droits politiques, la reconnaissance antagonique du travail comme moment nécessaire de l’accumulation du capital et de la montée en puissance, épousent toutes les distinctions que représentent l’Etat et la Nation et toutes les segmentations du marché du travail, ce qui contredit le premier terme. Jamais la classe n’est « une » et toujours derrière les divisions il y a les institutions, la citoyenneté, la législation, l’Etat et la Nation, parce que c’est cela la montée en puissance de la classe prélude à sa prise du pouvoir. Les fractures ne se confondent pas avec le clivage national/étranger mais presque toutes y renvoient.
L’unité que le programmatisme et l’identité ouvrière proclamaient au nom de l’intégration était pleine d’ambigüités
Les ambiguïtés de l’identité ouvrière révèlent que l’intégration n’a pas de dynamique propre. Parler de « panne de l’intégration » ou de « ses sentiers aujourd’hui barrés » (Terray, Bensaïd, Bréville) c’est considérer que « l’intégration », malgré toutes les difficultés rencontrées était un processus et un aboutissement si ce n’est inéluctables, du moins fortement prévisibles, du fait de l’existence d’un monde ouvrier aujourd’hui disparu, dont les institutions et celles de l’Etat (service militaire, école …) balisaient les « sentiers de l’intégration ».
Chacun de ces « sentiers » ne signifiait rien et ne produisait rien par lui-même. Malgré les « sentiers », où était la solidarité ouvrière chez Renault dans les années 1960 et chez Citroën au début des années 1980, lors de la grève des foyers Sonacotra ou de la grève générale lancée par le MTA au début des années 1970, où étaient les syndicats ouvriers quand en 1973 les travailleurs arabes étaient des cibles dans la région marseillaise, quand les emplois industriels étaient rigoureusement répartis selon l’origine de l’ouvrier, etc. ?
Ces « sentiers » n’étaient qu’une condition de possibilité de l’« intégration ». L’existence même de ce « monde ouvrier », de cette identité ouvrière confirmée dans la reproduction du capital et s’exprimant dans une multitude d’organisations de vie et de négociation supposait également que les femmes et les immigrés en étaient exclus ou, au mieux, maintenus à la marge, en dépendance et définis relativement à la norme centrale : l’ouvrier mâle, père de famille et détenteur en tant que tel des « droits sociaux », employé régulier et à temps plein de préférence dans la grande industrie. L’ouvrier tel que l’avait fixé le Front populaire et institutionnalisé les lois de l’après-guerre.
Au travers de la crise des années 1970 et des linéaments de la restructuration, il était devenu évident que les enfants des ouvriers immigrés ne remplaceraient pas leurs parents. Cette « seconde génération » affronte le « compromis social » des Trente Glorieuses aussi bien dans son organisation de la division du travail dans les entreprises qu’au niveau des modalités de la reproduction de la force de travail (logement, maladie, couverture chômage, droit au séjour, etc.), au moment où ce compromis est en train de craquer de toutes parts.
Cette « seconde génération » met à nu les contradictions de l’histoire ouvrière et immigrée (c’est-à-dire de l’histoire de l’hégémonie de l’identité ouvrière) dont elle est le produit. Comme ouvrière, cette seconde génération incarnait le « grand mensonge » de « l’identité ouvrière », et elle le fit ouvertement savoir dans ses affrontements avec le Parti Communiste et les mairies des « banlieues rouges ». Elle se revendiquait comme ouvrière en révélant les conditions occultées de l’identité ouvrière.
L’intégration n’est pas une puissance naturelle s’imposant de toute façon avec le temps parce qu’une certaine catégorie de personnes est là depuis longtemps, parce qu’après une ou deux générations ces personnes « sont d’ici ». Ce qui définit l’intégration, c’est-à-dire finalement l’invisibilité des vagues antérieures d’immigration de travail (les Italiens, les Polonais, etc.) ce n’est pas la disparition des différences qui peuvent même être affichées avec une certaine ostentation, mais le fait qu’elles ne font plus sens, personne ne s’en préoccupe.
L’identité ouvrière fut à la fois mécanisme d’exclusion et lieu d’assimilation, elle était l’objet, l’enjeu et le lieu de sa propre subversion, mais l’impulsion venait d’ailleurs. Pour les Italiens (et les autres) du début du siècle précédent, c’est l’expansion industrielle, la massification du salariat, l’intégration de la reproduction de la force de travail dans le cycle propre du capital qui a enlevé tout sens au signifiant de la différence. Les constructions raciales sont labiles et fragiles, mais cette fragilité ne dépend pas d’un processus plus ou moins inéluctable avec le temps, elle dépend des conjonctures historiques dans lesquelles se combinent les catégories fonctionnelles du capital.
En tant que telle « l’intégration » dans les termes qui sont les siens demeure toujours un nœud d’injonctions contradictoires. « L’intégration » suppose toujours un tri entre ce qui est « intégrable » et ce qui ne l’est pas, ce qui signifie que tant que se perpétue l’injonction à « l’intégration », c’est-à-dire tant que la différence fait sens, cette injonction est en fait un maintien des catégories de racisation. Le racisé doit se reconnaître dans la différence imposée qu’il lui est simultanément enjoint de faire disparaître.
« Je n’ai pas à être ce que vous voulez que je sois, dit Cassius Clay, vous voulez m’imposer la différence que vous me désignez comme étant ma différence d’avec vous et qui me définirait entièrement (souligné par nous). ». Ce à quoi fait écho la fameuse apostrophe de James Baldwin : « Je ne suis pas votre nègre ». C’est à la fois le refus de la différence que vous dites être la mienne et le refus de la demande de la gommer au nom de mon intégration car cette dernière est fondée sur cette différence que vous avez définie pour moi. Tout le deal est piégé vous me demandez de m’intégrer au nom de la disparition d’une différence que vous avez-vous-même énoncée comme me définissant. Ce qui est énoncé ici c’est que le refus de l’intégration est pris dans le même piège que celui que définit l’intégration ou même la revendication de l’égalité qui se réfère à la norme dominante. Si la révolte et la lutte du minoritaire sont inéluctables et nécessaires, elles sont un nœud de contradictions et une impasse tant qu’elles se délimitent et s’effectuent sur l’identité définie et reconnue socialement construite par le groupe majoritaire. Les prolétaires racisés connaissent une extrême difficulté à se définir eux-mêmes. Ils ont à jouer sur deux registres : d’une part, une identité essentielle qui leur est assignée et qui leur signifie ce qu’ils sont ; d’autre part, la contingence individuelle ordinaire de l’appartenance de classe mais qui est engloutie dans l’assignation essentielle et impérative de « leur race ». Ils sont contraints d’être dans un même mouvement d’une part cette abstraction que leur impose leur assignation essentielle et, d’autre part, les individus singuliers et concrets qu’ils sont vraiment. Mais cette « individualité singulière » n’est pas un fait brut, une pure existence empirique, elle est elle-même un résultat social. C’est parce que l’appartenance de classe est individuellement contingente et englobe les individus comme « individus moyens » que l’individu se scinde en membre d’une classe et singularité[3]. Telle qu’elle est actuellement vécue, la singularité est une détermination de l’appartenance de classe, à la fois incluse en elle et différenciée par elle.
Le prolétaire racisé est un individu moyen et contingent mais ces déterminations sont en tant que telles essentialisées par son assignation raciale. Rien alors ne lui est plus contingent et moyen. Sa « singularité » l’oppose à la fois à son appartenance de classe et à son essentialisation raciale. Mais si, pour le prolétaire racisé, son essentialisation raciale et son existence d’individu moyen s’opposent à sa singularité, dans cette opposition elles ne se superposent ni se confondent comme immédiatement identiques. En effet, de par son essentialisation raciale comme prolétaire, il occupe une position particulière dans l’ensemble de la classe. De même s’il sort de sa situation de prolétaire (une potentialité contenue dans la contingence individuelle de l’appartenance de classe), il ne perd pas pour autant son identité raciale dont la valeur se modifie mais qui lui reste attachée. Il y a entre ces deux déterminations qui s’opposent à sa singularité une distance qui tient autant à son essentialisation qu’à son appartenance de classe spécifique. Alors que le « prolétaire ordinaire » n’est scindé qu’entre sa singularité et son appartenance de classe, le prolétaire racisé vit une contradiction interne de son appartenance de classe en ce qu’elle est essentialisée et de son essentialisation raciale en ce qu’elle est (comme la lutte de classe le manifeste) une position sociale contingente et moyenne face à une singularité qui lui est elle-même imposée (être noir, arabe ou juif dans chaque moment de sa vie).
Le dépassement des segmentations raciales et de la racisation en général ne résulte pas d’une dynamique interne à celle-ci (dans la mesure où elle relève de catégories plus générales du mode de production), mais, s’il n’y avait pas dans l’assignation raciale cette unité et dissociation d’une assignation essentielle et d’une contingence individuelle de l’appartenance de classe, la simple mécanique de l’abolition du capital et des classes ne serait qu’un deus ex machina, qui plus est sans prise réelle. Il faut que l’essentialisation apparaisse pour ce qu’elle est, car rien n’est révolutionnairement aboli « par voie de conséquence ». Il existe, dans le prolétaire racisé, un conflit permanent entre la généralité de sa situation et sa spécificité, c’est un conflit objectif qui s’exprime dans celui de l’unité des luttes et de l’incontournable et nécessaire autonomie de sa situation propre.
Pour les immigrés d’Afrique du Nord arrivés massivement en France métropolitaine à la fin des années 1950 et dans les années 1960 et pour la « deuxième génération » grandie dans la crise et la restructuration des années 1970 (a fortiori ceux d’Afrique subsaharienne), l’effondrement de l’identité ouvrière et de façon plus générale la restructuration des années 1970 n’ont pas bloqué un mécanisme d’intégration en cours (au plus pourrait-on dire qu’a disparu ce qui avait été, dans les conditions d’une époque, sa condition de possibilité). Les transformations des modalités de mobilisation et d’exploitation de la force de travail ont essentialisé les travailleurs immigrés et leur descendance dans sa dimension culturelle, anthropologique, avec l’apparition de catégories telles que celle de « deuxième génération ». L’héritage de l’histoire coloniale avec son essentialisation culturelle, un statut d’inférieur inscrit dans le droit, un contrôle par la violence d’Etat, a été retravaillé comme marqueur d’assignation raciale « indélébile » d’un « autre irréductible ». Un retravail qui, dans les conditions issues de la restructuration, différencie l’ « arabe » de toutes les autres vagues d’immigration.
Il n’y a pas de continuum colonial mais une translation du passé dans le présent due aux conditions du présent lui-même. Ce sont les transformations sociales et économiques dans l’exploitation, la crise d’un certain type d’industrialisation et de reproduction de la classe ouvrière, les transformations du marché du travail, la fin de l’identité ouvrière qui ont « bloqué » un mécanisme qui n’avait fait son œuvre pour les « immigrations antérieures » (au travers de nombreux conflits : c’est le conflit qui fait l’intégration) que parce que soumis aux conditions d’exploitation de la première phase de la subsomption réelle généralisant et uniformisant la condition salariée ( malgré toutes les distinctions). De ce fait, des caractéristiques culturelles et historiques, l’histoire coloniale, sont devenues des marqueurs identitaires « indélébiles ». D’autant plus que toute entreprise coloniale se doit de soumettre et de déposséder la population indigène en la marquant comme totalement « autre » et « inférieure » ; l’essentialisation culturelle inhérente à la colonisation est revitalisée, retravaillée, redéfinie par les conditions présentes.
En France : la bascule culturelle des années 1980
En France, tout un faisceau de déterminations interdépendantes se coagulent au tournant des années 1970-1980 (crise/restructuration, effondrement de l’identité ouvrière, regroupement familial, crise de l’Etat-providence) qui excluent le « travailleur immigré » de la « communauté du travail » et de son identité de travailleur sans qu’il cesse pour autant de travailler, mais plus chômeur, plus précaire, il devient une figure particulière et particularisée dans la recomposition de la force de travail. La « disparition du travail définissant l’immigré » (Sayad) c’est la disparition d’une certaine organisation et des modalités historiques d’exploitation du travail. Les « immigrés » (et leur descendance) continuent à travailler, ce sont les modalités d’exploitation de la force de travail qui ont changé. La segmentation, les modes d’emploi, la particularisation du travail du « travailleur immigré » sont redéfinis : la fin de l’identité ouvrière fait de la segmentation raciale un élément premier, autoréférent, présupposé, attaché à la personne.
Entre les années 1980 et 2000, la caractérisation raciale de « l’immigré » passe du « travailleur immigré » ou même du « travailleur tout court » (Pitti) à « l’immigré ». Le passage d’une « immigration de travail » à une « immigration de population » est déjà largement entamé dans les années 1970, cette évolution conjuguée aux effets de la crise qui commence à frapper les emplois industriels pas ou peu qualifiés, entraîne le passage progressif des « luttes de travailleurs » ou même de « travailleurs immigrés » aux « luttes de l’immigration ». Ainsi, l’émergence des luttes « autonomes » de l’immigration au début des années 1970 signifie le début du déclin du « mythe du retour », et l’enracinement des immigrés maghrébins en France, mais en même temps une essentialisation de la situation de travailleur immigré en celle d’immigré (héréditaire) et d’« étranger ».
Grèves de l’automobile (1981-1984) ; « Marches » et sans-papiers
Les grèves de l’automobile entre 1981 et 1984 marquent, en France, l’effondrement et l’éclatement de la classe ouvrière telle qu’elle pouvait exister comme identité ouvrière, c’est la fracture entre l’identité ouvrière comme construction idéologique et la réalité empirique de la condition ouvrière telle que présente et existante dans la crise / restructuration alors à l’œuvre qui se joue dans le statut et la présence manifeste des travailleurs immigrés. A la fin des années 1970 / début années 1980, la concomitance temporelle des grèves de l’automobile et des Marches dites des « beurs » loin de signifier une conjonction de forces marque une rupture. Sur les dizaines de milliers de « marcheurs », une poignée seulement se retrouvera à Poissy en soutien aux longues grèves menées par les OS immigrés dans l’industrie automobile.
C’est du fait du changement même de ce « travail » (la restructuration du mode de production capitaliste, la mise en place d’un nouveau paradigme de l’achat-vente de la force de travail, de sa précarisation et flexibilisation généralisée, la transformation des types d’emplois avec une désindustrialisation relative) qu’à « l’identité de l’immigré par le travail » se substitue la culturalisation de celui-ci et de sa descendance avec leur présence aussi irréversible que dénuée de légitimité. Pour le plus grand nombre des « Marcheurs » (1983) ou des « Rouleurs » (1984), la citoyenneté française était acquise. Nous étions alors au moment de la bascule, du passage « en tension » d’une position dans les rapports de production à un groupe social marqué par une identité héréditaire. Alors que jusque dans les années 1970 la situation d’immigré surdéterminait celle de travailleur, qu’immigré et racisation étaient une situation dans le travail, avec les « Marcheurs », à partir de la fin de ces années, les « descendants d’immigrés » étaient maintenant définis à partir de l’ « origine ». « Marcheurs » et surtout « Rouleurs » furent pris entre leur volonté de manifester les problèmes rencontrés par tous ceux se trouvant dans la même situation sociale et le besoin d’un « révélateur » particulier de cette situation qui était le racisme. Comment affirmer ce révélateur et s’en défaire à la fois. Le racisme ne devait être que le révélateur d’une situation générale, il fallait parler du racisme sans en parler. Les descendants de « l’immigration coloniale » étaient absolument d’ici et c’était précisément ce qui les rendait insupportables. Ils étaient enfermés entre la lutte pour l’égalité et l’injonction permanente à l’intégration que l’injonction même rend en permanence impossible en désignant toujours celui qui doit s’y soumettre comme « autre ». La lutte même pour l’égalité avalise l’injonction, c’est une contradiction et une impasse.
C’est à une contradiction formellement identique que l’on a affaire avec la lutte des sans-papiers en 1996. Le mouvement était pris en tenaille entre son extension massive contenue dans la simple sortie de la clandestinité, le « tous à la lumière » qui sera une constante de la lutte, et la revendication, tout aussi essentielle et constitutive de la lutte, consistant à « demander des papiers » ce qui impose de reconnaître l’Etat, avec ses critères (non encore formulés sous l’appellation anodine et humainement monstrueuse d’« immigration choisie »), comme interlocuteur. La contradiction interne de tout le mouvement des sans-papiers peut se résumer ainsi : lutter contre la clandestinité comme étant le révélateur d’une situation générale de la force de travail actuellement ; ne pouvoir le faire qu’en donnant à cette généralité le contenu particulier de l’absence juridique de papiers. La détermination de classe passe dans la catégorie d’une détermination juridique, quelque chose que travailleurs et employeurs trouvent de fait comme déjà existant, se présentant dans l’évidence de sa racisation. C’est ce qui va éclater durant les luttes de sans-papiers des années 2010-2017.
La « régularisation par le travail », axe majeur des luttes de cette seconde période, considère les luttes de « travailleurs sans-papiers » comme des conflits syndicaux « ordinaires » (Chauveau[4]) comportant « de surcroît » la question de la régularisation. Cette « doctrine syndicale » part d’une constatation objective incontournable qui distingue cette situation de celle de 1996 : la clandestinité du sans-papiers est devenue un cas « particulier », finalement « banal » à l’intérieur des caractéristiques actuelles du marché du travail. Mais, comme cas « particulier », la situation du sans-papiers entre en contradiction avec la « banalité », car c’est cette « banalité » qui est elle-même devenue un objet plein de différences et de contradictions. La banalité de la précarisation et de l’insécurité de l’emploi est à la fois une situation générale, et, par définition (vu ce dont elle est la banalité), un jeu de différences. La situation générale qui ramène le clandestin sans-papiers à la banalité d’un conflit du travail considère la situation générale comme une uniformisation, ce qui est une contradiction dans les termes quand cette situation générale se définit par la mobilité et l’insécurité, c’est-à-dire par la distinction et la différenciation. Cette contradiction ancrée dans les modalités actuelles d’achat-vente de la force de travail, de son exploitation et, de façon générale, de sa mobilisation considérée au niveau mondial, a animé la vague de luttes des sans-papiers de 2006 à 2017. Parler de la banalité du travailleur sans-papiers, c’est parler de sa banalité particulière : la racialisation, ce que la longue occupation de la Bourse du travail à Paris est venue rappeler.
La culturalisation comme élément fonctionnel
La culturalisation du travailleur immigré qui n’avait été qu’une résultante de la crise devient une composante fonctionnelle de la gestion globale de la force de travail disponible et là, toutes les instances du mode de production entrent en jeu avec les « plans banlieues », la « politique de la ville », les « zones franches urbaines », pour ancrer la racialisation dans la personne. La culturalisation qui était apparue comme une conséquence devient une condition préalable de mobilisation de la force de travail, de son achat, de son exploitation. Toutes les médiations (mouvement ouvrier et identité ouvrière, conventions collectives, intervention de l’Etat, …) qui subsumaient les travailleurs sous une appartenance générale sont remises en cause, ne reste plus pour définir chacun que sa position concurrentielle sur le marché de la branche ou de l’entreprise, dans un bassin d’emploi, au moment même où c’est mondialement que les ouvriers sont mis en concurrence et où se répandent de nouveaux modèles salariaux. Cette position concurrentielle fait, pour chaque vendeur de sa force de travail, de chacune de ses caractéristiques des qualités lui appartenant essentiellement en propre. La tendance à l’homogénéisation est bien morte. L’achat global de la force de travail, la mondialisation, la gestion des flux migratoires, la concurrence et la segmentation mondiale de la force de travail telle qu’elle est mise en abyme à tous les niveaux d’échelle ont transformé les dispositifs de racialisation sur une population irréversiblement « d’ici ».
Si cette transformation des dispositifs de racisation et de l’insertion des groupes racisés est en cohérence avec les évolutions économiques, cette cohérence ne signifie pas que les individus constituant ces groupes sont affectés par ces évolutions comme les autres prolétaires semblables, la discrimination en plus. La discrimination n’est pas un « plus », une sorte d’obstacle supplémentaire, elle ne se surajoute pas, elle est une détermination interne de toutes les caractéristiques de la gestion de la force de travail. Cependant, il ne peut y avoir d’assignation raciale culturalisée comme une différence radicale que si son référent, son image paradigmatique sont investis d’une étrangeté définitive. Par un casting efficace, la représentation concrète de l’étrangeté est confiée au « jeune arabe de banlieue » et au « djihadiste » (le premier pouvant à tout moment devenir le second sans passer par la case « musulman de longue assiduité cultuelle »)
Ainsi, les conflits de classes sont redéfinis de manière à ce que le clivage qui n’oppose déjà plus (au travers des rapports de distribution) capital et travail, mais riches et pauvres, devienne, par la vertu de cette première transformation, un clivage entre deux fractions supposées du prolétariat : « ceux qui n’en peuvent plus de faire des efforts » et « les profiteurs et fraudeurs de l’assistanat ». Ils sont « d’ici », mais à tout moment on peut revenir sur le code de la nationalité, déposer des projets de loi sur la double nationalité qui n’aboutissent pas mais existent cependant, promulguer des mesures instituant la « double peine », créer un débat national sur « l’identité française », investir un « Comité de sages sur la laïcité ». Tout cela crée une suspicion, une instabilité et une discrimination aussi constantes les unes que les autres dont la situation des sans-papiers est le modèle paroxystique. Les « assistés », devenus « ceux qui ne veulent pas travailler », présentent en outre le grand avantage de pouvoir être le support de toutes sortes de distinctions non économiques : groupes ethniques, vie familiale éclatée et dissolue, drogue, délinquance. La lutte de classe peut alors emprunter le langage de la citoyenneté authentique.
« L’étranger » (même naturalisé ou ayant de droit la nationalité française) est tel et le demeure de génération en génération, il est essentiellement « autre ». C’est ce que l’invention de la « culture » se charge de désigner. Quand le terme de « beurs » remplace celui d’ « immigré », le premier est chargé d’opposer les immigrés à leurs enfants « beurs » valorisés (dans un premier temps…) et de transformer la revendication de reconnaissance sociale et politique en termes d’ « identités culturelles » et en un problème d’intégration. La « culture » opère alors comme un moyen d’exclusion. L’engouement médiatique se transformera vite en contrôle au faciès.
La culture qui n’est que la synthèse de toutes les pratiques opérant sous les divers segments idéologiques devient un moyen d’exclusion d’autant plus efficace que dans ce début des années 1980, il commence à résonner avec la situation internationale où, à la suite de la révolution iranienne, de la menace du « terrorisme islamiste » de l’Egypte (assassinat de Sadate) à l’Algérie, de la montée en puissance des chiites au Liban, l’islam apparaît comme une menace face à l’Occident. A la suite de la défaite au Vietnam, au Laos et au Cambodge, au tournant des années 1980, partout l’hégémonie américaine est en crise. De l’Afrique à l’Afghanistan en passant bien sûr par le Moyen-Orient, tous les espaces de déstabilisation de l’ordre international paraissent liés à l’Islam, ce que la fin de la Guerre froide qui « contrôlait » les tensions va ensuite accentuer.
Ce n’est que dans les années 1990 que commence l’islamisation de la bascule « culturelle » de la racisation qui s’accélère dans les années 2000 et prend sa forme totalisatrice dans les années 2010 en raison d’une conjonction particulière d’événements. Il n’y avait aucune fatalité dans cet « achèvement ». Aucune fatalité à ce que le « problème des travailleurs immigrés » deviennent « problème culturel » comme « problème de l’immigration » et celui-ci « problème musulman ».
« La fabrique du musulman » (Sidi Moussa)
On ne peut assimiler le fait que les immigrés maghrébins ou sahéliens étaient, quel que soit leur degré de pratique ou non, «de religion musulmane » avec leur caractérisation comme « musulman ». Ce n’est qu’en rejetant le terme d’islamophobie définie comme un « nouveau racisme » qu’on peut faire apparaître la nouveauté de la caractérisation car on la distingue alors du fait d’être musulman ou simplement assigné comme tel. La caractérisation ne vient pas mettre en lumière et organiser un fait qui aurait été en attente de sa formalisation. Ce n’est pas la religion mais les personnes en tant qu’assimilées à cette religion qui sont visées par cette racisation, la question est donc celle du changement de caractérisation : pourquoi se donne-t-elle comme « islamophobie » ?
L’islam est devenu le marqueur du racisme et comme toute idéologie, elle n’est pas un reflet mais fonctionne selon ses propres critères et déterminations qui organisent toute la perception du réel (et donc est elle-même réelle), mais il n’en est pas l’objet propre et son origine. La dénonciation de l’islamophobie devient l’idéologie véhiculée par les radicaux de la démocratie, de certains anarchistes à Médiapart, mais aussi par la frange des descendants d’immigrés prétendant légitimement à des positions sociales supérieures. Ce sont les Arabes, musulmans ou non, athées, pratiquants ou non et quelle que soit l’intensité de la pratique religieuse qui sont désignés comme « musulmans ». L’« islam » est le nouveau nom posé sur le racisme anti-arabe. A partir du moment où le concept d’islamophobie est accepté, l’islam en tant que tel, comme religion, étant devenu l’objet non seulement patent mais aussi latent du racisme, devient incritiquable ainsi que l’idéologie décoloniale qui fait du conflit Occident / Islam une contradiction fondatrice.
Si l’islamophobie est intégrée comme telle par les personnes visées, c’est que le procès de constitution des assignations raciales est un processus objectif dans lequel le racisé n’a pas le choix de son appellation et même de sa lutte contre elle : « … il ne peut se définir sur des références internes et indépendantes, il doit le faire à partir des références que lui offre le système majoritaire (souligné par nous). L’histoire récente des minorités en offre de bons exemples : le Black Power, le “féminisme”, la “négritude” sont des systèmes d’opposition, des “réponses”. La violence de cette contrainte qui poursuit le minoritaire jusqu’à lui imposer les termes mêmes de sa révolte et le maintenir dans l’ornière d’une définition préétablie par la société qu’il conteste échappe trop souvent. » (Guillaumin).
Si le « monopole de l’universel » est contesté à l’Occident, l’universalisme, lui, ne l’est pas parce qu’il ne peut pas l’être car il est objectivement ancré dans le mode de production capitaliste, et personne ne lui échappe. L’opposition à l’universalisme, à la modernité, devient une détermination de l’universalisme et de la modernité car les deux demeurent la norme. La seule contestation possible consiste à chercher à construire une voie autonome vers les mêmes buts : « vous n’avez pas le monopole de l’universel et de la modernité » déclare, par exemple, en substance le « féminisme islamique ». Le piège est parfait.
L’universalité, c’est la « spécificité » du groupe dominant, cette « spécificité » du fait de sa nature est considérée comme une donnée implicite, destinée à demeurer non dite. Cela ne signifie pas que le « majoritaire » est un ensemble vide, en effet il s’est toujours donné à lui-même toutes sortes de caractéristiques mais qui étaient toujours celles du « progrès », de « l’universel », de « l’humanité », de la « civilisation » (le « majoritaire » est né de l’historicisation hiérarchique des sociétés instituée et constamment renouvelée par le mode de production capitaliste). Même lorsque ce groupe se donnait des caractéristiques, celles-ci faisaient qu’il se posait comme extérieur au rapport de différenciation. En fait, la constitution d’un « groupe majoritaire » s’effectue au travers de conflits dont l’enjeu est toujours l’homogénéisation au nom de critères mouvants liés aux « valeurs communes », à l’ « histoire partagée », à la « mémoire », à l’ «origine », à des intérêts économiques supposés communs etc., de la population ainsi construite au profit des classes dominantes. Cette homogénéisation dissimule les conditions réelles dans les rapports de production selon la position que chacun.e y occupe (position de classe et position de genre). C’est ainsi que naissent les « groupes dominants » et autres « groupes majoritaires ». C’est un groupe qui doit rester absent, mais cela ne va plus de soi. Nous avons là le problème politique actuel du groupe dominant en France (et globalement en Occident) en ce qu’il est amené, malgré lui, à se définir. Quatre phénomènes ont changé la donne.
Premièrement, la présence massivement incontournable des descendants et descendantes de l’immigration irrémédiablement d’ici mais toujours “autres” de par les transformations structurelles du mode de production capitaliste dans les années 1980 et le piège toujours ouvert de « l’intégration ».
Deuxièmement, la mondialisation qui fracture le groupe dominant de la norme en “perdants” et “gagnants” et qui impose aux “perdants” de se situer et définir sous les termes de la citoyenneté nationale authentique. C’est autour de la politique et de la distribution que s’organisent les luttes. Les luttes qui se déroulent dans le champ de la distribution désignent l’Etat comme le responsable de l’injustice. Cet Etat, c’est l’Etat dénationalisé, traversé par et agent de la mondialisation. La « citoyenneté nationale authentique » tend à devenir une composante de l’idéologie sous laquelle est retravaillée la lutte des classes. Aux « perdants », il faut également ajouter les « gagnants » plus ou moins menacés amenés à se situer sous les termes de l’universalité et du progrès inhérent à cette citoyenneté nationale, ce que révèle dans les enquêtes la propension à l’islamophobie des « classes moyennes éduquées ».
Troisièmement : en France, les émeutes de 2005 ont ramené sur le devant de la scène les « classes dangereuses ». La décomposition de l’identité ouvrière et corollairement le fait que les générations succédant à celle des années 1950 et 1960 ne prennent pas la relève de leurs aînés, la « panne de l’intégration[5] » (Emmanuel Terray), font d’une partie de la fraction racisée de la force de travail une population surnuméraire. En tant que telle (surnuméraire) ses modalités de gestion, de surveillance, de domination et de contrôle s’étendent à l’ensemble du groupe qui lui est assimilé selon les mécanismes de l’autonomie relative de la segmentation raciale qui, s’enracinant dans les rapports de production, développe son propre espace d’efficacité avec ses critères et déterminations spécifiques.
Quatrièmement : la norme véritable, celle qui n’a pas à se nommer, l’absente qui n’est différente de rien étant elle-même la référence, celle qui contient l’universel, la civilisation, l’humanité et le progrès, s’est scindée, renvoyant au besoin ses porteurs historiques (à l’époque ils n’avaient nul besoin de se nommer), les « citoyens authentiques », à un passé révolu. C’est ce qui fait tout basculer : la norme a eu à se nommer, mais la « norme qui se nomme » n’est qu’un moment subordonné de la norme non-dite : tous les individus sont égaux comme matière exploitable. C’est cette même norme qui est à la fois non dite et qui devient un ensemble de « valeurs à défendre ». Si l’essentiel est alors dans le « à défendre », c’est que dans l’idéologie sous laquelle opère cette uniformisation de l’humanité comme matière exploitable indistincte le référent demeure l’Occident (l’Europe et les parties du monde culturellement assimilées) patrie de l’individu isolé. Ce référent est à la fois nécessaire à la nouvelle norme et mis sous tutelle, relégué à la défense d’un passé à la fois « révolu » et référent moral nécessaire. Si la norme est devenue duelle, son moment premier est celui de l’indifférenciation qui n’a pas à se dire, mais ce moment qui demeure implicite, non dit, différent de rien dans son abstraction, se heurte à toutes sortes de différences de niveau de développement, de valeurs et de modes de reproduction de la force de travail à résoudre en un tout qui reproduira les différences selon ses critères. Elle doit sortir de son abstraction (ne serait-ce que pour l’imposer) pour devenir force matérielle, elle le fait en se distinguant d’elle-même sous la forme de l’affirmation, de la défense et de l’expansion des modes d’existence et valeurs « occidentales ». C’est ainsi qu’elle mène son combat sous une bannière qui si elle n’est pas celle de son moment premier demeure cependant la sienne.
Quand le groupe construit comme dominant est amené (contraint) à se nommer dans les limites et les conditions que nous venons de voir, il le fait dans les termes de l’universalité, de la liberté individuelle, du progrès, de la laïcité, de la séparation du public et du privé, de l’Etat et de la religion, mobilisant pour la circonstance le droit des femmes et le « gay-friendly ». Bref, paradoxalement, s’il se nomme et se « particularise », c’est parce que la norme qu’il nomme n’est qu’un moment d’une norme qui, elle, ne se nomme pas mais qui, pour être absente, nécessite cependant ce moment d’elle-même qui se nomme et qui est son battle dress.
En France et, semble-t-il dans l’ensemble du monde occidental, dans les conditions actuelles, la norme qui se nomme et se particularise crée, sous le nom de « religion musulmane » ou « islam », l’objet qui est son autre, admettant des nuances, des degrés de « civilisation », mais objet construit unique. « L’islam représenterait tout ce que l’Occident n’est pas » (Sherene H. Razack).
Ce qui a changé la donne, c’est la présence incontournable des immigrés et de leur descendance ; c’est la tendance à la formalisation des luttes contre le cours actuel du capitalisme dans le langage de la citoyenneté nationale authentique (peu de mouvements y échappent) ; c’est la nécessité pour la classe dominante de faire face à et de gérer une population racisée en partie surnuméraire. Mais si, à la suite de tout cela, la norme a été contrainte de se nommer et donc de se particulariser, c’est qu’elle-même avait changé.
Quand l’universalité devient le discours central de la norme devant se nommer, c’est la place des femmes qui devient son critère, sa « mesure », « la femme » est l’ultime obstacle que toute universalité et sa revendication doivent affronter. Sur la « question du voile » la norme qui se nomme, moment subordonné et interne de la norme toujours absente et non dite, joue parfaitement, au profit de cette dernière, son rôle de fer de lance et se conjugue harmonieusement avec elle. Actuellement, la focalisation sur « le voile » n’est pas un simple élément parmi d’autres de l’islamisation du racisme et de « l’universalité » de la norme, il souligne la place spécifique du corps des femmes dans les distinctions raciales : la « musulmane en péril » et donc « à libérer » est devenue une figure incontournable des typologies racistes à côté du « dangereux musulman » et de l’« Européen civilisé » (Sherene Razack).
La différence essentielle de contrôle et de reproduction de l’individualité qui distingue le mode de production capitaliste de tous les autres modes de production ou cultures qu’il intègre réside dans l’individu isolé siège de la liberté de choix. Cependant, depuis les débuts de la « modernité », la différence des sexes est le petit caillou persistant à l’intérieur de l’individualisme abstrait, elle est l’inquiétude intime et ultime au cœur de l’individu isolé et contingent. L’approche idéologique dominante dans le mode de production capitaliste consiste en un déni du problème que pose la relation entre un individu abstrait et la différence des sexes toujours considérée comme résiduelle. Dire « c’est moi qui choisis », jusqu’à la caricature « queer », est conforme à l’individu existant comme étant l’individu isolé. Cette conformation assure dans ces conditions le plus de liberté pour la seule raison qu’elle coïncide avec l’individu de la société bourgeoise. Simultanément sont construites et stigmatisées comme arriérées les expressions de la domination des femmes attribuées à un manque de libre arbitre (le port du voile par contrainte explicite ou intériorisée) par rapport à toutes les expressions de cette domination qui sur la base de ce libre arbitre ne sont plus considérées que comme « résiduelles ».
Les politiques identitaires minoritaires sont contraintes d’adopter les critères mêmes de cette idéologie dominante parce que c’est au même individu du mode de production capitaliste qu’elles s’adressent quels que soient les conflits et les compromis que cet individu de par son existence singulière doit négocier avec les autres et lui-même. En Europe et particulièrement en France, porter le voile c’est négocier et trouver des compromis simultanément ou tour à tour avec la « République », avec la famille, la tradition, la religion, son indépendance, le travail et avec les hommes.
En s’insurgeant contre les signes d’un sexisme « étranger » notre société ferait la preuve qu’elle ne supporte pas le sexisme : « Nous nous défaisons sur l’Autre de ce qui fait désordre chez nous. » (Delphy). « Le port du foulard est un signe d’infériorité des femmes. C’est vrai (souligné par nous). Mais est-ce le seul ? » (idem). « Beaucoup, y compris hélas parmi les féministes, ne veulent reconnaître aucune continuité, aucun point commun entre le sexisme français et ce sexisme là. Tout à coup, la différence de degré – s’il y en a une – devient une différence de nature (souligné par nous) » (idem). Ce qui importe c’est de poser la continuité générale du sexisme ; c’est très simple, mais c’est fondamental.
Ce sont souvent les mêmes contraintes aboutissant aux mêmes résultats (mariage, maternité, tâches ménagères, acceptation d’un travail dévalorisé, « proies sexuelles ») qui là passent par la prescription ouvertement énoncée et ici par la médiation du « libre choix individuel » ou de l’acceptation résignée. On peut dire que la seconde branche de l’alternative est préférable d’autant qu’elle est le produit limité et résorbé des luttes féministes et « libertaires » de la période 68 en Occident. Mais surtout il n’y a pas de choix possible car elle a pour elle la seule vraie universalité qui est une production historique du mode de production capitaliste. Le « plus de liberté » qu’elle représente ne tient qu’à sa conformité à la forme dominante de l’individualité devenue quasi exclusive. C’est de fait que le « libre choix » apparaît comme préférable dans la mesure où le sujet libre est pour tous le référent incontournable car correspondant aux conditions existantes[6].
Tout ce système d’assignations raciales au travers de la « culture » et de la « religion » se trouve paradoxalement légitimé par la pensée décoloniale comme résistance à l’« Occident », devenu pour elle (épistémiquement) le vrai nom du capitalisme. Cette pensée fournit un Grand Récit donnant une aura universelle au marquage identitaire culturel paraissant indélébile des segmentations et constructions raciales. La « colonialité » devient la clé de l’histoire du mode de production capitaliste, si ce n’est de l’histoire universelle.
Le grand récit décolonial
Les blancs et les non-blancs sont des « constructions sociales » ne cessent de répéter les penseurs décoloniaux et les Indigènes de la République, des catégories construites dans les rapports sociaux de production dont le racisme est le produit. Mais, une fois ces catégories produites, ils s’empressent de prendre les choses à l’envers pour ne voir dans les rapports réels (dont ces catégories sont constitutives) que les incarnations de ces catégories transformées en principes abstraits qui paraissent sommeiller avant même d’être exprimées, dans une sorte de raison impersonnelle de la « modernité ». De même que dans l’histoire spéculative il y avait la nature en Egypte, la politique en Grèce, le droit à Rome, la religion au Moyen-Age, il y a le racisme dans la modernité. L’idéalisme devient nécessaire car la lecture selon laquelle le capitalisme est le fruit de la colonisation et du racisme n’est possible que comme effet de l’universalisme philosophique (au prix de quelques contorsions chronologiques) : « l’arrogance cartésienne de l’homme blanc ».
L’européocentrisme est à juste titre, mais parfois pour de mauvaises raisons, l’objet de critiques visant Marx, le marxisme en général et plus généralement encore la théorie communiste. Ce n’est tout de même pas la faute de Marx et de ses épigones si le mode de production capitaliste est apparu en Europe et ne pouvait apparaître que là et s’il est le seul mode de production légitimement universel. Ce mode de production a selon ses propres déterminations et critères inventé l’idée et organisé la réalité selon « l’universel » : la valeur et, qui plus est, la valeur comme capital, valeur se valorisant, c’est-à-dire qui ne se perd jamais dans ses métamorphoses. L’universel est à la fois une réalité et paradoxalement quelque chose de très relatif. Une critique de l’européocentrisme qui passe à côté de cela considère le mode de production capitaliste, en tant que mode de production, comme un particulier à côté d’autres particuliers, ce qu’il n’est pas, car aucun autre particulier n’a avec lui le rapport qu’il a avec eux.
Actuellement, ces constructions idéologiques (la « savante » des penseurs décoloniaux et la « militante » des membres du PIR) qui se soutiennent réciproquement relèvent de la rencontre non fortuite de causes diverses : la « culturalisation » et l’« essentialisation » de « l’immigré » dans le basculement des années 1980, de l’implosion du mouvement des droits civiques aux Etats-Unis, de la rigidification partout des différences raciales, ethniques, culturelles, de la faillite du tiers-mondisme modernisateur dont les héros ou leurs successeurs ont fait de leurs nouveaux Etats des modèles mondiaux de kleptocratie. En outre cette rencontre agit dans un éther commun : la disparition du programmatisme comme modèle et contenu de la lutte des classes et surtout comme vision linéaire, universelle et « étapiste » de l’Histoire. En se construisant, pour critiquer le marxisme en général, un marxisme sur mesure, la pensée décoloniale est une critique du programmatisme qui passant à côté de son objet parle d’autre chose. Les « peuples indigènes » et les « communautés » (jamais analysées de façon critique) deviennent le paradigme non pas d’une contradiction du mode de production capitaliste, mais d’une opposition à lui, d’un obstacle, d’une alternative.
Pour mener à bien son entreprise de réécriture de l’histoire, la pensée décoloniale se doit de « déconstruire le concept de force de travail », de « pluraliser le capital », et enfin d’amalgamer en une seule absorption du travail toutes les formes d’appropriation de son effectuation et / ou de son produit.
Le « noble but politique » de tous les décoloniaux est de promouvoir la grande alliance de tous ceux que le capital « exploite » quelle que soit la nature ou le vecteur de cette exploitation, il faut produire pour cela une « théorie générale de l’exploitation ».
La forme générale de l’achat-vente de la force de travail est alors considérée sous la forme particulière qu’elle a pu revêtir à un moment historique particulier en Occident (le fordisme), et elle est identifiée à cette forme particulière. Cette forme particulière est érigée en une prétendue « forme normale » fondée sur le « contrat » et l’échange. Les formes d’appropriation du travail d’autrui sans équivalent sont quasiment infinies, elles créent, utilisent et reconfigurent toutes les distinctions, le capital est si abstrait qu’il raffole de la diversité concrète. Mais ce n’est pas cela l’objet de la « théorie générale de l’exploitation » qui amalgame la subsomption du travail sous le capital et l’appropriation du produit (une partie) du travail par le capital. Disparaît ce qui est essentiel : les contradictions et par là la nature des conflits entre d’une part le producteur et le capital et, d’autre part, entre l’ouvrier et le capital sont différentes, ce qui ne signifie pas nécessairement opposées. Il peut y avoir conjonction (ou non) conflictuelle (ou non).
L’ouvrier salarié n’est pas « dépossédé du produit de son travail », ni même d’une partie : il a vendu l’usage de sa force de travail, c’est la totalité du produit parce que c’est la totalité de son activité elle-même – ce qui fait sa spécificité irréductible par rapport aux autres éléments de cette « classe dépossédée universelle » – qu’il a aliénée et vendue. La contradiction est irréductible à toute forme d’appropriation ou réappropriation, même fantasmatique à laquelle les autres peuvent au moins rêver. Il y a toujours, derrière ce type d’approche de l’exploitation, une idéologie de la réappropriation, l’idéologie des « commons » et de l’accumulation primitive en continu. Cette idéologie qui, sous prétexte de différences, gomme les vraies différences structurelles a besoin de faire disparaître la spécificité irréductible du travail salarié pour se légitimer en tant que nouvelle idéologie libératrice des masses ex-colonisées. Contre les anciennes luttes de libération nationale, il ne s’agit plus de reprendre et copier la « voie occidentale » du « développement » (il est vrai, totalement capitaliste) mais de se fonder sur « l’indigénéité » et lutter contre la « dépossession » en vertu de l’étrangeté de « l’indigène » au mode de production capitaliste telle que ces penseurs la rêvent sous le lierre de leurs campus américains.
Le thème de « l’accumulation primitive en continu » est la condition idéologique pour inventer un étranger (plus ou moins « relatif ») au capitalisme. La réalité est légèrement différente. Les individus « membres d’une communauté » ne sont pas des « autres » du capitalisme, ils en sont membres, spécifiquement, mais membres. Cependant, s’ils peuvent être des « obstacles » à l’expansion du capital, ils ne sont pas intérieurement dans la contradiction vitale du mode de production capitaliste. Si l’appropriation (ou réappropriation) pouvait avoir un début de concrétisation, elle ne serait qu’un type d’articulation marchande interne au mode de production, de semi-prolétarisation, d’autogestion de la misère. De Notre-Dame-des Landes à l’Altiplano bolivien, l’échange simple et la petite production marchande sont devenus le nec plus ultra de l’idéal révolutionnaire.
La misère et le dénuement extrême ne sont pas en eux-mêmes la nécessité, la contrainte à être révolutionnaire. Dans les conflits du processus de communisation, le mode de production capitaliste possède dans cette masse liée à l’échange et à la réappropriation une possibilité de mobilisation physique et sociale qui peut faire frémir. Le prolétariat s’unifie dans l’abolition de la valeur, il devra englober, entraîner, par sa lutte et ses perspectives, les paysans ruinés, les prolétaires de l’économie informelle, etc. qui appartiennent certes au cycle mondial du capital, qui sont exploités, mais comme producteurs lésés et échangistes. Ils ne vivent pas la contradiction de la valeur comme contradiction entre surtravail et travail nécessaire, ils ne vivent donc pas intérieurement et sans médiations la nécessité de son dépassement.
Dans la situation présente, on ne peut plus opposer « situation commune » et segmentations
La segmentation c’est ce que les prolétaires trouvent du fait de leur position commune. C’est-à-dire qu’en tant que porteurs et vendeurs de leur force de travail, ils ne trouvent que les catégories du capital. Cette position commune n’agit pas et n’agira jamais comme une sorte de « rappel à l’ordre », ni comme un préalable à l’action (même révolutionnaire), ni même comme concomitante à la révolution qui serait enfin l’unité en elle-même retrouvée. Pour le prolétariat, n’être une classe que de par son rapport au capital comporte deux déterminations absolument jointes. Premièrement, les prolétaires ne trouvent dans leur position commune que leurs divisions (existence dans le capital) ; deuxièmement, c’est dans ce rapport que réside la capacité à traiter l’appartenance de classe comme une contrainte extérieure, comme la limite de la lutte en tant que classe. Dans la segmentation et parfois dans les affrontements qui en résultent c’est la position commune qui existe et peut être mise en jeu (tout comme les tendances immanentes de la production capitalistes ne se font valoir que comme lois coercitives de la concurrence). L’abolition de la position commune signifie que la segmentation n’est pas dépassée dans l’unité, elle est traitée à partir d’elle-même comme telle, c’est-à-dire comme segmentation nécessaire de la position commune.
Lorsque nous disons simultanément que le prolétariat est segmenté y compris par les constructions raciales et entre hommes et femmes, et que les prolétaires partagent une condition commune à laquelle ils sont confrontés, la segmentation et la condition commune ne sont pas des contraires exclusifs. Le sujet homogène n’a jamais existé et n’existera jamais ; le dernier en date fut celui de l’identité ouvrière et nous savons que ce fut une construction historique qui, au prix d’une occultation des segmentations raciales et de genre, pouvait apparaître comme objectivement identique aux rapports de production. « Sans réserves » ou exploités, pour s’unir les prolétaires doivent briser les rapports dans lequel le capital les rassemble.
Cela ne signifie pas l’attente maximaliste de « La Révolution », mais la production dans une lutte de l’appartenance de classe comme contrainte extérieure, l’apparition même fugace d’activités d’écart, c’est-à-dire, à l’intérieur de la lutte en tant que classe, d’attaques par les prolétaires de ce qui les définit dans leur situation de prolétaires. Ce n’est qu’ainsi que la segmentation est posée comme problème, quand elle se confond avec l’appartenance de classe elle-même et non quand c’est cette appartenance de classe qui est supposée contenir l’unité. Si l’on abandonne une vision spéculative de l’abolition du capital et de la destruction de la valeur qui ne fonctionnerait que par déduction générale et conceptuelle, cette destruction c’est dans le cours de la lutte contre la classe capitaliste et comme moyens de lutte, le dépassement de la division du travail, de la propriété, de l’échange, du public et du privé, de la population comme force productive, du « productif » et de « l’improductif », du « productif » et du « reproductif », toutes choses très concrètes. Tout cela ne se passera pas « en conséquence » et les segmentations actuelles auront leur rôle à jouer.
Toutes les contradictions et segmentations sont définitoires de la « position commune » des prolétaires dans le mode de production capitaliste, elles existent de façon interne à l’existence et à la pratique de la classe ; le prolétariat n’existe pas d’abord tel qu’en lui-même, puis traversé par ces segmentations et contradictions. Comme si le prolétariat était (ce qui est toujours implicitement présupposé) blanc et masculin (en effet, si les femmes se disent « camarades mais femmes » ce serait aussi une entorse malveillante à l’unité de la classe). Etre une classe n’existe plus que comme un rapport au capital, c’est alors avoir de façon intérieure à sa situation de classe toutes les segmentations et contradictions produites par les catégories du mode de production et leur reproduction. La segmentation et la position commune, race et classe, ne sont pas des contraires exclusifs et seulement substituables, tels que parler de l’une serait s’interdire de parler de l’autre. Ce n’est pas dans leur situation commune de classe mais en se retournant contre elle que les prolétaires dépassent les segmentations raciales (et certainement pas sans conflits) parce qu’elles sont des constructions objectives.
[1] Dans l’espace du monde capitaliste issu de la restructuration et que l’on nomme mondialisation, à chaque niveau d’échelle, se côtoient et s’articulent : un noyau « surdéveloppé » ; des zones constellées de focalisations capitalistes plus ou moins denses ; des zones de crises et de violence directe s’exerçant contre des « poubelles sociales », des marges, des ghettos, une économie souterraine du trafic d’hommes et de femmes contrôlée par des mafias diverses. L’exploitation et sa reproduction organisent une géographie où chaque territoire met en abyme la hiérarchisation mondiale reproduite à toutes les échelles (monde, continents, aires régionales, pays, métropoles, quartiers).
[2] Des circonstances particulières peuvent rendre ces identités plus ou moins épaisses et consistantes, elles peuvent (momentanément ?) se scléroser : les immigrés maghrébins et noirs d’aujourd’hui ne sont pas les Belges ou les Italiens d’hier. Il peut même exister une sclérose complète quand la distinction raciale est dans l’ADN de la société et de l’Etat, comme aux Etats-Unis où la classe ouvrière comme travail libre s’est constituée en opposition au travail non-libre et où, au niveau le plus général de l’Etat, le citoyen jeffersonien autonome trouvait dans sa distinction d’avec le Noir sa propre définition et la confirmation de son existence, ces situations se modifiant, se renouvelant au cours de l’histoire.
[3] « Individus moyens » : dans la mesure où ils vivent dans les conditions d’existence de leur classe (Marx, L’Idéologie allemande, éd. Sociales 1968, p.96).
[4] Raymond Chauveau est à l’époque permanent de la CGT, avec Francine Blanche (Secrétaire confédérale chargée des droits sociaux et des discriminations), il est à l’origine, à l’intérieur de la CGT, de la dite « ligne Chauveau » favorable à la défense syndicale des sans-papiers.
[5] Avec les réserves que nous avons formulées sur cette expression.
[6] « Dans la représentation, les individus sont plus libres sous la domination de la bourgeoisie qu’avant, parce que leurs conditions d’existence leur sont contingentes ; en réalité, ils sont naturellement moins libres parce qu’ils sont beaucoup plus subordonnés à une puissance objective. » (Marx, L’Idéologie allemande, éd. Sociales 1968, pp.94-95).
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