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Blog Carbure : « Notes sur le rôle de l’Etat dans la reproduction de la force de travail »

Mis en ligne sur le blog de nos camarades de « Carbure »

« Notes sur le rôle de l’Etat dans la reproduction de la force de travail »

Ces notes ont été prises dans le cadre d’un travail en cours sur la crise pandémique actuelle. On a assisté durant cette crise à ce fait extraordinaire : en quelques jours, on est passés d’un marché du travail libre à une situation où c’est l’Etat qui décide qui doit travailler ou pas, et dans quelles conditions. Se poser, entre autres questions, celle de la reproduction de la force de travail et du rôle que l’Etat y joue vise à chercher à comprendre un des aspects de la place qu’occupe l’Etat dans la société capitaliste, quels enjeux et quelles pratiques recouvre la gestion des populations par l’Etat. Cette question se situe à la croisée des problèmes économiques, politiques, sanitaires, etc., soulevés par la crise. On ne posera pas ici directement ces problèmes, on se contentera pour l’heure de chercher à se donner quelques outils théoriques pouvant servir à leur résolution. Ce sont des notes de travail, mises en forme pour être lisibles. Elles n’ont pas une vocation d’élaboration théorique mais de mise à plat préparatoire pour ce gros chantier.

Pour employer un lieu commun marxiste, ce que l’Etat administre, ce sont des rapports entre des hommes en tant qu’ils sont des rapports entre des choses. La façon dont il apparaît tout d’abord n’est pas « politique », elle consiste en un grand nombre de personnels et d’infrastructures, de classements et d’enregistrements de toutes sortes, de normes pratiques concernant tant la forme ou la nature des objets produits que celle des rapports entre sujets.

Cependant il est aussi « politique », dans le sens où il est un lieu de délibération entre segments de la classe capitaliste, une zone en dehors des purs rapports de marché : le « comité exécutif » exécute, certes, mais il délibère aussi, et ses avis ne sont pas unanimement favorables à tous les acteurs capitalistes, il y a des arbitrages. Parce que le marché implique la concurrence et donc des intérêts divergents voire antagonistes, lorsque l’Etat mène ce qu’on appelle une « politique économique », et ce même s’il le fait en faveur de tel ou tel capitaliste, il doit en quelque manière être indépendant, même si cette indépendance signifie aussi la mise en lutte des différents segments de la classe capitaliste. C’est « l’autonomie relative » vue par le haut, il est important de le souligner pour rappeler que l’Etat n’appartient pas directement aux capitalistes entendus comme possesseurs des moyens de production, qu’il a ses propres caractéristiques au sein des rapports capitalistes, qui sans son intervention n’auraient vraisemblablement pas pu se déployer sur toute la surface sociale.

Pour la reproduction de la force de travail, qui nous occupe ici, elle a été abordée de bien des manières. On peut – bien dogmatiquement, comme le fait Brunhoff [Etat et Capital – Recherches sur la politique économique, Maspero, 1981] – partir du fait très général que dans la formule A-M-A’, la marchandise particulière M qui correspond à la force de travail n’est considérée dans la formule générale que lors de son achat et de sa consommation productive, en tant que marchandise justement. « A » n’existe vis à vis de « M » force de travail que comme moyen d’achat. Ce qui se passe avant ou après n’est pas l’affaire du capitaliste mais celle du travailleur – et plus particulièrement de sa femme, passons là-dessus pour le moment.

Parce qu’il doit être propriétaire de sa force de travail, le travailleur est en charge de sa propre reproduction. Le salaire qui est supposé recouvrir ce coût et apparaît comme paiement du travail effectué ne paie jamais que le travail nécessaire à la reproduction quotidienne du travailleur pour l’effectuation de ce travail. Le salaire ne prend pas spontanément en compte tout ce qui existe hors de ce temps de travail, comme les maladies, les enfants à charge, les variations des prix ou les crises, etc. Il ne prend pas non plus en compte le risque de chômage, évidemment : ce qu’on perçoit quand on est au chômage, ce ne peut pas être du salaire, parce que ça ne contient aucun surtravail.

Le salaire direct ne paie que le travail nécessaire, la force de travail immédiatement consommée dans le procès productif rapportée au coût socialement défini de l’entretien quotidien du travailleur, d’où la distinction entre salaire direct et indirect, historiquement produite dans le passage de domination formelle en domination réelle, objet de luttes et d’adaptations, qui prend des formes diverses selon les lieux ou les époques. Le maintien sous pression des ouvriers sur le marché du travail, leur mise en concurrence et le risque permanent de tomber dans la misère ont également pour effet d’obtenir plus de discipline et de limiter la marge de négociation ou simplement la volatilité de la main-d’œuvre. Toujours est-il que le travail nécessaire est toujours écrasé par le surtravail, et qu’il se place spontanément à la limite inférieure de la reproduction.

Le rôle répressif de l’Etat et sa capacité de coercition font partie des facteurs qui lui donnent la place qu’il a dans la reproduction de la force de travail : le rapport social capitaliste ne pouvant pas être un rapport de subordination directe du travailleur envers le capitaliste, le capitaliste ne peut assumer lui-même ce rôle de contrainte. C’est d’ailleurs cette conformation particulière qui fonde l’Etat en légitimité dans les rapports sociaux capitalistes : il n’exprime plus le caprice du despote mais l’ordre social capitaliste, qui s’inscrit dans des institutions et dans des lois.

Devenu garant des rapports sociaux capitalistes, il est garant de la reproduction sociale comprise comme reproduction de l’ensemble des conditions de l’exploitation : liberté, propriété, ordre public. On voit ici que ceux qui réclament un Etat « social » au nom de cette même légitimité prise au pied de la lettre ne font qu’appuyer une caractéristique de l’Etat capitaliste contre d’autres, qui en sont tout aussi indissociables.

La « légitimité » de l’Etat, c’est sa capacité à légiférer et à donner forme à des segments de la force de travail, c’est lui qui définit qui sont les intégrés et qui sont les marginaux, par le droit comme par l’exclusion du droit. Dans des secteurs à forte demande de main-d’œuvre à bon marché, où le salaire peut passer sous la barre de la reproduction simple, comme le bâtiment ou l’agriculture, la main-d’œuvre peut aussi bien se recruter parmi des sans-droits (migrants, sans-papiers), ou former un droit inégalitaire, qui peut être proche de l’esclavage, comme c’est le cas par exemple des travailleurs immigrés dans les royaumes arabes.

De même, le rôle central des femmes dans la reproduction de la force de travail implique la constitution d’un droit familial distinct du droit du travail, qui soutient et renforce la division de genre partout où c’est nécessaire, ainsi que la définition d’une sphère publique et d’une sphère privée : ici aussi, une extériorité et une intériorité, articulées différemment.  Dans tous les cas, la reproduction de la force de travail concerne une force de travail segmentée, qui requiert des niveaux différents de reproduction, et la reproduisant il la formalise et la confirme : reproduction et segmentation s’impliquent et se conditionnent l’une l’autre.

L’histoire de la légitimation sociale de l’Etat contemporain, c’est ce qui s’est constitué lors des débuts du capitalisme sous régime d’extraction de plus-value absolue, avec la montée du statut de travailleur « libre » et la pauvreté endémique qui en a découlé, l’assignation au travail contraint, l’échec de la gestion de la misère par les workhouses et la charité privée, la nécessité de légiférer sur le temps de travail au risque de consumer physiquement la classe en cours de formation, les politiques familiales et hygiénistes, etc. Quelle que soit la manière dont on articule théoriquement ce processus, il n’en reste pas moins que les capitalistes, même sur un modèle paternaliste, ont toujours échoué à prendre en charge la classe qu’ils produisaient, autrement que comme force de travail à faire entrer dans le procès productif.

C’est hors du cadre de l’usine ou de la fabrique que cette prise en charge a dû s’effectuer, par une partie de la classe capitaliste non immédiatement engagée dans la production, et capable de prendre en compte les intérêts généraux de leur classe, au détriment parfois des intérêts particuliers de certains. Dans le même temps où des lois et normes se mettaient à encadrer les rapports de pur marché et où la reproduction de la force de travail était prise en charge par l’Etat au-delà de la reproduction simple, une « armée de réserve » a commencé à se constituer, permettant l’extraction de plus-value sous son mode relatif.

Lorsque l’Etat prend en charge une partie de la valeur de la force de travail, la partie correspondant au salaire indirect, il atteste du fait que le prolétariat est la propriété de la classe capitaliste dans son ensemble, sous sa forme étatique ou directement capitaliste. Si l’appropriation individuelle directe du travailleur par son employeur est contraire à la nature du rapport social capitaliste, le renouvellement et la stabilité de ce rapport impliquent une appropriation collective de l’ensemble des prolétaires : l’Etat, qui a un pouvoir juridique et pratique sur ses sujets, peut quant à lui jouer ce rôle. Le citoyen complète alors le prolétaire et lui permet d’exister en tant que tel.

On voit ici que le prolétaire comme sujet est toujours comme maintenu dans un champ de forces dont les pôles sont l’Etat et le capital : la manière plus ou moins équilibrée dont il est saisi par ce champ de forces définit son niveau d’intégration. Avoir un salaire stable, c’est être un sujet social dont les luttes et la manière dont elle se mènent présupposent d’emblée cette intégration. On est alors face à l’Etat comme sujet-citoyen, contribuable, électeur, face au capital comme producteur de valeur, possesseur d’un métier, etc. Dès lors que le salaire se dégrade, la citoyenneté se dégrade également : on n’est plus un citoyen « comme les autres », à savoir comme la frange intégrée de la population posée comme norme, quelle que soit la réalité numérique ou l’existence réelle de cette situation.

Le pôle « Etat » du champ de force prend alors en importance et se met à jouer pleinement son rôle répressif, que ce soit par les aides sociales ou par la police. Les luttes et les revendications des sujets de seconde zone sont immédiatement entachées d’illégitimité, quand leur existence sociale elle-même n’est pas mise en doute. Ainsi les femmes, les racisés, les sous-prolétaires doivent toujours d’abord dans leurs luttes prouver qu’ils existent socialement comme ils existent, eux et les situations qu’ils vivent. Si ces situations elles-mêmes sont reconnues, c’est systématiquement à travers un prisme qui nie l’oppression raciale ou celle des femmes, l’assignation sociale à la précarité, pour les ramener à une généralité extérieure : les Noirs subissent les violences policières parce qu’il y a plus de délinquants parmi les Noirs (ce que l’on cherche à démontrer en exhibant le casier judiciaire de George Floyd ou d’Adama Traoré, par exemple), c’est alors au mieux un problème social de pauvreté qui peut se résoudre par l’ascension sociale des Noirs, les femmes feraient mieux de s’habiller autrement ou de mieux choisir leur compagnon, les précaires ne savent pas comment chercher un emploi ou se lever le matin, etc. Ce n’est pas en tant que Noir ou femme qu’on subit l’oppression, pas plus qu’on est acculé à la précarité par un système qui veut vous y maintenir, mais à cause de ce qu’on fait, ou en raison de circonstances particulières qui peuvent être détaillées à l’infini. Face à la société comme face à la police, à la justice ou aux assistantes sociales, ils doivent sans arrêt prouver que leur existence est bien leur existence, pleinement et positivement. C’est-à-dire, toujours, se justifier avant de lutter, ou lutter en se justifiant.

Ainsi, la société pose face à elle-même son optimum de fonctionnement par elle-même défini comme étant la norme, quelle que soit l’effectivité de la situation. C’est en vertu de cela qu’on nous parle encore de « plein emploi », comme si cet objectif était aujourd’hui en quelque manière réalisable. Dans la crise pandémique, la question du retour à la normale doit se poser aussi dans ces termes : qui retourne à quelle normale, et comment.

La classe capitaliste se définit par la possession des moyens de production, ce qui implique que soit produite et mise à disposition une force de travail, qu’elle soit employée ou non. La partie non-productive de la force de travail est condition de la possibilité d’extraire la plus-value de la partie productive. C’est le lien entre surtravail et travail nécessaire qui divise non seulement la journée de travail, mais également la classe, et finit par produire une segmentation ou une division dans la classe capitaliste elle-même. En ce sens on peut considérer l’Etat comme scission interne à la classe capitaliste.

Lorsqu’un Etat parvient à liquider les acteurs capitalistes et le marché, et que se maintient cette appropriation de la classe sous sa forme directement étatique, comme coercition, les difficultés proprement capitalistes de la baisse du taux de profit resurgissent, sans la concurrence, saisies au travers de la planification qui va devoir équilibrer les rapports entre les différentes branches par une gestion centralisée de la production. L’abolition du marché n’est pas synonyme d’abolition des rapports sociaux capitalistes, c’est pourquoi le socialisme n’est qu’une version particulièrement dysfonctionnelle du capitalisme. De même, l’appropriation de l’Etat par une caste prédatrice conduit à des dysfonctionnements sociaux majeurs, comme dans les dictatures ou les pays fondés sur l’appropriation de la rente pétrolière. Ces quelques exemples montrent assez qu’une division théorique Etat/capital trop rigide masque la fluidité des rapports entre ces instances distinctes et particulières mais qui communiquent sans cesse, et dont l’une ne peut être pensée sans l’autre.

Si c’est l’Etat qui a assumé ces fonctions de régulation au sein de l’ensemble social capitaliste, c’est aussi parce qu’il y a un biais dès lors qu’une des deux classes antagonistes veut prendre ce rôle. On l’a vu pour les capitalistes, mais, en particulier lors de l’ancien cycle de luttes, le risque que les prolétaires parviennent à s’organiser de manière corporatiste ou politique pour se faire garants de leur propre reproduction existait aussi : caisses de grève ou d’aide aux chômeurs, etc. C’est un des facteurs qui ont donné à l’Etat son rôle particulier comme « bon » intermédiaire dans la reproduction, « bon » du point de vue de la reproduction de l’ensemble social capitaliste, bien entendu.

Dans tous les cas, l’Etat appartient de fait à la classe dominante, qu’elle soit la vieille bourgeoisie ou une classe nouvellement créée par un procès « révolutionnaire » quelconque impliquant l’appropriation de l’Etat (socialisme, décolonisation, etc.). Que la survaleur produite soit appropriée par des organes collectifs ou par des entreprises privées, cela implique toujours l’extorsion de surtravail, la domination d’une classe par une autre. La reproduction de la force de travail est reproduction de ces rapports de classe, elle est donc le lieu de luttes de classe.

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Historiquement, le capital a commencé par créer des masses de pauvres comme le matériau social à partir duquel allait émerger le prolétariat industriel, ou plus exactement dans la dynamique de cette création. C’est ensuite par l’effet conjoint de sa dynamique propre et de la reproduction de la force de travail telle qu’elle existe qu’il obtient le maintien de bassins de main-d’œuvre disponible et bon marché, ce qui ne se fait pas sans la création de zones-poubelles et de ghettos de tous types. C’est un équilibre toujours fragile entre emploi et non-emploi qui caractérise le prolétariat : il faut qu’il travaille, et il faut qu’il ne travaille pas. Il faut toujours passer du pauvre au prolétaire, mais cela ne peut se faire qu’en passant toujours du prolétaire au pauvre.

Une des contradictions de la reproduction de la force de travail, c’est que face à l’insuffisance structurelle du salaire il y a contrainte à toujours réaffirmer la centralité du salaire : c’est la contradiction de ce que TC appelle « société salariale ». Cette contradiction n’est rien d’autre que la loi de population du capital ou la baisse du taux de profit : c’est l’éjection de travail vivant qui est nécessaire à l’extraction de survaleur.

De ce point de vue, la reproduction de la force de travail n’a pas pour but d’améliorer les conditions d’existence des travailleurs, ni de permettre à chacun de trouver un emploi. Ce qui est reproduit par l’Etat, c’est accessoirement des travailleurs individuels mais essentiellement un rapport social, dans lequel les travailleurs immédiats sont des moyens pour l’accumulation. Car ce qui est produit à travers la reproduction, c’est cette marchandise particulière, qui ne peut résulter d’un procès de production capitaliste ni produire une plus-value pour celui qui la vend, mais seulement pour celui qui la consomme : la force de travail. Ce caractère de marchandise dépasse naturellement de tous côtés son malheureux porteur, qui s’identifie quant à lui un peu trop à cette fameuse peau faite pour être menée au marché, afin d’être tannée, et à laquelle il tient exagérément. En contexte de crise pandémique, où plus que jamais les slogans du type « Nos vies pas leurs profits » vont se faire entendre, et où on va demander à l’Etat de jouer un rôle protecteur qu’il ne peut ni ne veut tenir, il peut être important de s’en souvenir.

La segmentation fondamentale du prolétariat s’opère immédiatement par ce qui le fait exister comme classe, l’extraction de survaleur, par le rapport entre travail nécessaire et surtravail : c’est une division graduée entre travail et non-travail, entre travail engagé dans la production et « surnuméraires » qui constitue le prolétariat comme immédiatement segmenté. Historiquement, l’ancien mouvement ouvrier a contribué à masquer la segmentation en promouvant la figure centrale de l’ouvrier considéré comme la norme face aux lumpens de tout poil, et les capitalistes eux-mêmes ont effectué ce tri social par la stigmatisation des « pauvres », opposés aux « bons ouvriers », que ce soit par la philanthropie ou la répression. En ces temps de crise sanitaire, on se demande d’ailleurs toujours, face au constat que ce sont les populations les plus pauvres et conséquemment les racisés qui sont parmi les plus touchés, si ce ne serait pas lié à de mauvaises habitudes ou à un mauvais mode de vie (obésité, hygiène, problèmes d’hypertension, etc.), si ça ne serait quand même pas un peu de leur faute, donc. Ces facteurs de comorbidité masquent l’évidence des RER bondés en période de confinement, un peu comme on préfère s’intéresser aux facteurs de comorbidité de George Floyd qu’au genou du policier sur sa nuque.

Cette segmentation implique de définir une intériorité et une extériorité, à la fois maintien de la loi sociale du salaire et maintien tout aussi nécessaire mais comme « refoulé » d’une surpopulation relative – qui peut tendanciellement devenir absolue. On peut entendre « refoulé » au double sens de déni d’existence et de relégation, exclusion, marginalisation, etc. Avec le capital, la segmentation comme phénomène social devient identique à l’exploitation purement économique, et vice-versa. C’est un phénomène propre à la classe en tant qu’elle est classe du capital, c’est pour ça que ce ne sont pas les patrons qui créent le racisme pour diviser le prolétariat, pas plus que le racisme n’est une survivance précapitaliste, c’est pour cela qu’il y a un prolétariat national, et qu’il est blanc, etc. La segmentation n’existe que socialement, le « refoulement » du non-travail, du travailleur non-employable, implique qu’elle ne puisse intégralement être décrite dans les « catégories du capital » desquelles elle est justement refoulée. Elle s’effectue au niveau de l’ensemble social capitaliste, il ne faut pas la confondre avec une pure segmentation du procès productif, elle n’est pas réductible à une division du travail. La segmentation est bel et bien raciale. C’est aussi cette segmentation qui est reproduite, et la reproduction se fait au travers de cette segmentation. Il en va évidemment de même pour la division de genre.

La reproduction de la force de travail est fonction de la valeur socialement produite : c’est évident lorqu’elle repose sur des assurances privées, mais c’est aussi le cas lorsque c’est l’Etat qui assume centralement ce rôle. Cf. Brunhoff : « la forme non-marchande d’entretien du travailleur est conditionnée par sa forme marchande », puisque le niveau du salaire indirect ou des allocations repose sur des appréciations économiques (le « coût de la vie », les recettes des différentes caisses, etc.), sur la valeur socialement produite par chaque travailleur pour son capitaliste, ainsi que collectivement, et de ses retombées dans les caisses de l’Etat. Ici, c’est le mouvement d’éjection du travail vivant qui vient plomber les régimes par répartition : la baisse du nombre des actifs dans une branche, identique à sa modernisation, empêche le maintien de l’entretien des actifs (et des inactifs qui ont cotisé) autrement qu’en allant piocher dans le budget de l’Etat, extérieur à cette branche. Quand la CGT dit que les gains de productivité engrangés pourraient servir à compenser la baisse du nombre des actifs, on se retrouve dans le même paradoxe qu’avec le « travailler tous pour travailler moins », on se heurte à la contradiction de l’extraction de survaleur : supprimer « l’armée de réserve » ne peut se faire qu’au prix d’une baisse de la productivité, c’est-à-dire des conditions mêmes de la richesse sociale à redistribuer. On ne peut pas avoir à la fois le plein emploi et le bénéfice des gains de productivité, la richesse passée n’est pas destinée à venir au secours de la misère présente, mais uniquement à créer plus de richesse encore.

Le niveau des indemnisations dépend toujours d’un ratio actifs/inactifs (que ce soit par répartition ou même par capitalisation, les régimes d’assurances privées dépendant du versement régulier des cotisations) : lorsque ce ratio explose, comme c’est le cas avec le Covid-19, et que des masses de gens se retrouvent simultanément au chômage, c’est l’Etat qui est le garant du retour à la normale, c’est-à-dire que c’est lui qui renfloue les caisses par sa capacité d’action économique concertée, hors-marché. C’est conséquemment lui aussi qui formule directement la question qui se pose au travers des luttes, lorsque les capitalistes et le prolétariat s’opposent dans la crise : celle d’une nécessaire dépréciation de la force de travail et du niveau de sa reproduction, afin de faire revenir les caisses au niveau précédent. Ce niveau n’est d’ailleurs pas prédéfini, il dépend d’une conjoncture : il n’y a pas de retour à la normale, parce qu’il n’y a pas de « normale » : tout ceci, qu’on peut exposer en termes de processus économiques, se fait en réalité au travers de luttes de classes. Quoi qu’il en soit, si le « rééquilibrage » se fait, il se fait au détriment du prolétariat et il pose de nouvelles normes pour la reproduction, des normes évidemment encore inférieures à ce qu’elles étaient avant crise.

Sur ce point précis, le mécanisme de la crise est identique au fonctionnement « normal », il est simplement plus rapide : la baisse du ratio actifs/inactifs est consubstantielle à l’éjection du travail vivant, il y a « normalement » toujours moins d’actifs relativement à la main-d’œuvre potentielle ou hors-activité qui doit cependant être maintenue en état.

Si la reproduction de la force de travail est si fragile, c’est non seulement que d’une part elle pose l’emploi comme norme (on fait toujours comme si le chômage n’existait qu’à la marge, les cotisations salariales ne sont pas prévues pour un chômage de masse brusque, comme avec le Covid), mais aussi que de ce fait elle porte la logique de la compression de la part du travail nécessaire : les aides non sont pas un palliatif, elles entretiennent une fragilité structurelle de la main-d’œuvre sur le marché du travail. Cette logique économique d’ensemble avance main dans la main avec la logique budgétaire de l’Etat. Même en situation « normale », la norme minimale de la reproduction est toujours à la limite de la non-reproduction : un SMIC plus des aides sociales pour un foyer ouvrier standard passe sous la barre de la reproduction dès lors qu’on n’est pas en CDI, que les aides sociales ne sont pas réclamées, qu’un conjoint est étranger, qu’une allocation quelconque fait défaut, qu’il y a séparation du couple, etc. La reproduction se fait au minimum, un minimum défini par la centralité du salaire considéré comme la norme à maintenir, et implique toujours de passer sous ce minimum. Aussi, quand on sort de la « normale », l’appauvrissement devient structurellement ingérable.

Par ailleurs apparaît ici le rôle de l’endettement général tant du prolétariat que de la classe moyenne (qu’on a vu aux EU lors de la crise faire la queue conjointement pour obtenir l’aide alimentaire quelques jours après le début du confinement), imbriqué dans le dispositif d’ensemble comme un autre complément à ce qui ne suffit jamais, qui concourt à l’extension de la crise, comme on l’a vu en 2008.

La reproduction de la force de travail est immédiatement inégalitaire, selon la division fondamentale surtravail/travail nécessaire qui fonde le procès de valorisation. S’il y a maintenant déconnexion entre reproduction de la force de travail et valorisation du capital, ce lien demeure nécessaire et n’en est pas pour autant aboli. Mais si l’on peut remarquer que d’une certaine manière cette déconnexion existe toujours théoriquement, avec ce qu’on appelle « mondialisation » le capital poursuit et achève un mouvement qui consiste à se débarrasser d’un prolétariat qu’il ne veut pas reconnaître comme « sien » en tant que capitaliste particulier et qui pourtant doit toujours lui appartenir en général. C’est dans ce mouvement qu’il laisse dans les faits des masses de surnuméraires aux mains de l’Etat, qui doit mettre en forme cette généralité de l’appropriation de la classe par le capital, conserver la disponibilité, organiser la fragilité, réprimer les révoltes.

Fonction de la valeur socialement produite, la reproduction de la force de travail telle qu’elle existe est moins « redistribution » ou « partage des richesses » qu’une manière de maintenir le salaire direct au plus bas niveau possible, de rendre plus inessentiel encore le lien entre richesses produites, salaire comme prix du travail effectué, et in fine la reproduction individuelle du travailleur ou collective de la classe. Elle est prise dans la logique contradictoire du capital.

Par comparaison avec la période précédente, c’est une certaine modalité de la reproduction de la force de travail qui est obsolète, celle qui parvenait à unifier la croissance en masse de la main-d’œuvre et le procès d’accumulation, à mettre en cohérence ces deux processus, produisant à la fois une classe ouvrière plus homogène et, la valorisation s’opérant sur des aires nationales, un nationalisme plus « solide », mieux territorialisé pour ainsi dire. C’est la période tant vantée du programme du CNR, dans sa version socialisante française, où celle de l’american dream. L’ouvrier pouvait alors se vivre comme français ou américain dans le même temps qu’il était ouvrier, et fier de l’un comme de l’autre.

Si la centralité du salaire est conservée comme généralité, c’est aussi pour que dans certaines zones (qui ne sont pas seulement géographiques mais sont aussi des caractéristiques sociales : jeunes, femmes, racisés, etc.) elle n’ait plus d’autre réalité que la présence policière. Ces zones sont spécialement aménagées pour être aussi peu vivables que possible et qu’on « fasse tout pour s’en sortir » (n’importe quelle assistante sociale vous le dira), c’est-à-dire qu’on accepte n’importe quoi, qu’on soit un sujet entièrement disponible parce qu’entièrement fragilisé. Il n’y a pas, comme on le dit souvent,  « désinvestissement » de l’Etat de ces zones : ici, c’est la police qui assure la reproduction de la force de travail comme étant la reproduction de cette situation.

Dans la situation actuelle, si l’extension de la misère ne peut se faire sans fin ni sans heurts, en revanche elle peut être indéfinie par zones, ce qui implique des modes différenciés de reproduction se déversant les uns dans les autres, et permet en période de crise la requalification massive de zones sur le modèle inférieur. La mise en abîme dont parle TC peut aussi être vue comme une sorte d’entonnoir perpétuel, asymptotique. La reproduction de la force de travail peut alors s’effectuer comme un mouvement de paupérisation indéfini, sur des territoires et dans des zones de plus en plus sévèrement hiérarchisés.

La revendication nationale-populiste d’un territoire national homogène (y compris racialement), d’une renationalisation des capitaux et de la main-d’œuvre prend alors le sens d’une révolte contre l’ordre actuel des choses. Le spectacle politique actuel est celui de libéraux et de nationalistes se disputant les commandes d’un vaisseau en train de couler. Puisque rien dans la dynamique actuelle du capital n’est saisissable qui pourrait être positivement promu pour sortir de cette situation, on n’a plus le choix qu’entre des utopies réactionnaires et la continuation d’un désastre duquel nous sommes victimes et acteurs. Loin de toute revendication, si la possibilité d’un dépassement existe, c’est au sein des multiples situations de crise qui surgissent des contradictions actuelles, dont la crise sanitaire du  Covid est la dernière en date, et dont l’insurrection des grandes villes américaines suite à la mort de George Floyd pourrait facilement être analysé comme étant un contrecoup. La simultanéité de ces crises, leur caractère de plus en plus ingérable, la déconnexion des éléments jusqu’ici tant bien que mal fonctionnels assurant l’ordre social sont à comprendre comme la possibilité d’une rupture, qui consisterait à établir de nouvelle connexions pratiques entre les groupes et les individus, hors des rapports capitalistes et de leur gestion étatique.

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