Idéologie et lutte de classe
IDÉOLOGIE & LUTTE DE CLASSE
sous pandémie
L’évènement mondial qu’a été l’expansion pandémique du coronavirus a suscité beaucoup de prises de position dans notre micro-milieu communisateur – et,au-delà. Je ne reviens pas ici sur l’analyse de cet évènement comme conjoncture épidémique d’une crise écologique déjà ancienne et de la crise économique en cours, où se joue la reproduction du rapport d’exploitation capitaliste. (1) Convaincu – avec TC (2) – que la lutte entre prolétariat et capital se mène jusqu’au bout sous des formes idéologiques, celles où prolétaires et capitalistes en prennent conscience, je critique, dans l’ordre croissant d’intérêt, trois textes publiés en avril. Bien sûr, chaque texte représente une idéologie politiquement active dans le prolétariat, mais aucune idéologie n’est active isolément, dans un espace-temps social qui lui serait propre. Laissons d’abord de côté la définition précise de l’idéologie – posons la seulement comme un discours efficace travaillant la société en général mais aussi, de manière spécifique, la lutte de classe du prolétariat – et passons tout de suite à la critique.
Texte 1 – Le texte d’Alain Bihr, Covid-19. Trois scénarios pour explorer le champ des possibles … (sur le site Alencontre) définit le programme actualisé des anticapitalistes, mieux nommés démocrates radicaux (3). Pour Bihr, la crise déclenchée par la pandémie due au corona-virus est globale et multidimensionnelle. Observable au niveau des gouvernements, qui ont réagi d’abord par le déni puis par des mesures incohérentes, la crise pandémique se comprend au niveau de la production capitaliste. Risquant un défaut du travail vivant, la plupart des États ont plus ou moins confiné leurs populations, tout en poussant un maximum de travailleurs à bosser, démunis de protection efficace. De plus, la crise provoquée par le coronavirus traduit la contradiction entre la mondialisation de la production capitaliste et la gestion toujours nationale de la reproduction des conditions sociales de l’exploitation, puisque des États agissant dans le désordre et chacun pour son compte étaient censés vaincre la pandémie. Enfin, cette crise d’un nouveau genre met en question le productivisme du capital ou sa démesure, qui tend à détruire l’écosystème planétaire et favoriser ainsi la circulation des virus. Sur cette base, Bihr examine trois scénarios. Dans le scénario 1, business as usual, le rapport des forces entre capital et travail ne change pas et les conditions d’exploitation sont partout aggravées ; les capitaux faiblards sont éliminés au profit des plus forts et l’endettement aggravé des États les pousse à des politiques d’austérité brutales. Dans le scénario 2, on a une réforme social-démocrate, avec partage de la valeur ajoutée plus favorable au travail, démondialisation partielle de la production, et plan Marshall écologique ; mais quelles forces subjectives pourraient donc impulser une telle réforme et comment pourrait-elle objectivement rétablir un taux de profit moyen adéquat au capital global en fonction tout en produisant un capitalisme vert ? Le 3° scénario, dit par Bihr révolutionnaire, consiste en une transcroissance tranquille des luttes revendicatives au socialisme écolo-démocratique ; les travailleurs et travailleuses luttent contre l’aggravation des conditions de leur exploitation et imposent la reconversion de l’appareil productif, l’organisation d’un vrai service public, et l’annulation des dettes d’État. On le voit : pour ces anticapitalistes, la crise actuelle du capital se réduit à une occasion favorable pour instaurer la « vraie » démocratie écologique et sociale. Il n’est question ni de restructuration de l’exploitation ni de révolution communiste, tout au plus d’ouvrir des brèches en vue d’une transition au socialisme – qui se présentait lui-même dans le programme prolétarien comme transition au communisme, au terme du dépérissement de la valeur ! Surtout, le scénario 3 pseudo-révolutionnaire n’est là que pour crédibiliser le scénario 2 vraiment réformiste, le mouvement social de la base ne servant qu’à la mise en place du bon pouvoir politique, national ou supra-national. Enfin, la destruction continue de la nature terrestre est conçue comme simple effet déplorable de la démesure productiviste du capital, comme si cette démesure était autre chose que la nécessaire production continue de survaleur, par un surtravail et sous la forme d’un surproduit global toujours accru. Pourtant, les partisans de la communisation auraient tort de rejeter cette vision politique du moment actuel comme en dessous de toute critique, sous prétexte qu’elle émane d’un intellectuel démocrate. Pour s’en tenir aux luttes de la décennie 2010, le démocratisme radical s’est exprimé d’Occupy Wall Street aux États-Unis aux Gilets jaunes en France, en passant par le Soulèvement arabe. Sous des formes idéologiquement peu élaborées ou plus construites, c’était bien la « vraie démocratie » idéale que les gens d’en bas opposaient à la démocratie réelle, càd à la dictature du capital.
Texte 2 – Dans un éditorial publié sur son site, le collectif Fever (4) pose la question : Autogérer le Titanic ? Niant avec raison qu’il y ait le moindre intérêt commun entre capital et prolétariat même sous le règne paniquant du corona-virus, Fever observe d’abord que les conflits s’intensifient sur les deux fronts du travail et de la reproduction des prolétaires, affirme que la lutte pour la survie (entraide auto-organisée au niveau de l’entreprise ou du quartier) risque d’être absorbée comme du travail gratuit, et conclut que si la lutte pour la survie est en situation d’urgence tout à fait nécessaire, beaucoup de travailleurs se demandent pourquoi produire. Et s’il ne s’agit plus ni de gagner de l’argent ni de créer des emplois ou de sauver la nation, s’il s’agit de vivre enfin plutôt que de survivre, abattre les murs du capital construits sur la charpente de l’État exige une offensive internationale de tous les prolétaires en lutte. Le texte est visiblement construit sur l’opposition d’une bonne gestion ouvrière (càd radicale expropriatrice) à la mauvaise (qui s’enliserait dans la démerde collective immédiate). L’idée qu’il n’y a de toute façon rien à gérer dans les rapports de production capitalistes, que le capital soit en crise ou prospère et que la gestion ouvrière demeure très limitée ou tende à se généraliser, n’effleure donc pas ces camarades. À ce point, nous pouvons donc définir l’idéologie commune aux groupes réunis dans Fever comme néo-conseilliste, car si le but visé reste une gestion prolétarienne de rapports de production inattaqués, le moyen n’est pas posé comme pouvoir international des conseils ouvriers. Cependant, si le capital est comparé au Titanic en train de sombrer, ce n’est pas qu’on estime le capital déjà entré dans sa crise finale, mais parce qu’on a transposé l’impossible affirmation gestionnaire du prolétariat en impossible reproduction du capital. L’occupation d’entreprises par les prolétaires, si elle comporte comme sa limite intrinsèque la gestion ouvrière à l’échelle de la société, ne mène pas nécessairement à l’impasse de l’autogestion généralisée. Pour reprendre le bon exemple de Fever, au début des années 2000, en Argentine, l’occupation d’entreprises résultait en effet d’une lutte de classe du prolétariat. Or dès qu’ils se mettent à diriger une entreprise, en Argentine comme ailleurs, les prolétaires sont amenés à s’exploiter eux-mêmes ; et comme c’est impossible, ils font en réalité surgir de leurs rangs une couche de gestionnaires, qui les exploitent en frères de classe. Est-ce pour un tel changement de maîtres que les prolétaires luttent ? En réalité, ce qu’il y avait de prometteur dans ce mouvement argentin, ce n’était ni les reprises ouvrières d’entreprises abandonnées par leurs patrons ni le discours autogestionnaire tenu par certains groupes de travailleurs. C’était la production de rapports entre les individus en lutte comme rapports entre individus singuliers qui ne veulent plus être prolétaires et celle de l’oppression des femmes comme question interne au mouvement de la classe prolétaire. Regardez, camarades de Fever, regardez l’Argentine du début des années 2000 : fugitivement, c’était déjà l’immédiateté sociale des individus. (5)
Texte 3 – Dans Corona Capital, sur Dndf, Léon de Mattis expose une analyse très intéressante du moment actuel de la lutte des classes ouvert par l’épidémie due au corona virus. Posant d’abord qu’on n’a pas besoin attendre la fin de l’épidémie pour réfléchir sur son effet global, il formule deux hypothèses : la crise épidémique va mettre en cause la structure du capitalisme dans sa phase actuelle (première partie) ; la contestation sociale qui se produit déjà sous confinement pourrait se renforcer quand le danger se sera éloigné (2° partie). Ici l’analyse et la critique du texte doivent être également détaillées, en raison du contenu théorique.
Dans sa première partie, LdM définit la phase actuelle du capitalisme comme « néolibérale et mondiale », càd comme fondée sur la restructuration qui, dans les années 1970 et 1980 a démantelé le « compromis fordiste ». Cette restructuration est elle-même fondée sur la financiarisation du cycle international du capital et sur la mondialisation de la production. Du côté finance, les capitaux excédentaires sont recyclés dans des circuits élargis et la dette des États, rachetée par les Banques centrales, permet aux États, toujours plus endettés, de continuer à créer de la monnaie. Du côté production, l’investissement massif de capitaux productifs dans des pays « émergents » est rendu possible par l’organisation globalisée de la finance. Le but est bien sûr de rétablir le taux de profit moyen à un niveau adéquat au capital global en fonction ; et cela s’effectue par un retour au mode absolu d’exploitation (journée sociale de travail accrue, en temps de travail effectué et nombre de travailleurs employés). D’où désindustrialisation partielle des pays développés d’Amérique du Nord, d’Europe de l’Ouest, et du Japon corollaire d’une forte industrialisation des pays émergents d’Asie ou d’Amérique du Sud. Le discours néo-libéral justifie cette restructuration mais n’en est pas la cause. En 2007-2008, ce capitalisme restructuré sous le commandement de la finance est ébranlé, à travers la crise de liquidités et celle des dettes d’État ; depuis 2009, de nombreuses entreprises ont retiré de la production des capitaux essentiels à l’extraction de la plus-value et le système financier n’a fait que repousser les échéances d’une restructuration supérieure de l’exploitation. Il ne manquait donc plus que le choc, inattendu, de la pandémie pour précipiter la fin de l’économie mondiale intégrée telle qu’elle a fonctionné depuis les années 1980. L’effondrement du système monétaire et financier mondial sera sans doute assez lent, mais le temps du défaut généralisé de la dette des États et donc de la restructuration de la production viendra. La classe capitaliste devra s’organiser en même temps pour défendre ses intérêts communs face aux exploités et pour laisser libre cours à la concurrence des capitaux. En tâtonnant, elle cherchera une méthode pour relancer la valorisation. Le discours protectionniste et industrialiste sur la défense du marché national ou continental et la relocalisation de la production reprendra sans doute de la vigueur ; et l’alliance néo-nationale, de droite ou de gauche, s’opposera à la fraction mondialiste libérale. Le discours dominant sera donc une pseudo-critique des excès de la mondialisation.
En introduction à sa 2° partie, LdM nous explique ce qu’est la lutte de classe du prolétariat. Les classes capitaliste et prolétaire sont les deux pôles du rapport d’exploitation et leur affrontement est la dynamique du système. Du côté prolétarien, la lutte se produit dans le procès de travail mais aussi dans le procès de reproduction des travailleurs. Du côté capitaliste, elle se mène aussi au moyen d’appareils idéologiques tels que le droit, la propagande, et la politique. Pour les capitalistes, la lutte n’est que reconduction du rapport antagoniste entre les classes. Pour les prolétaires, elle est à la fois reconduction et mise en cause du rapport. Dans leurs débuts, les luttes du prolétariat se pensent toujours dans les catégories des idéologies dominantes ; mais parce qu’elles sont des luttes de classe, elles peuvent dépasser leurs prémisses. Certains aspects d’une lutte peuvent pencher vers la reconduction du rapport capitaliste, d’autres vers sa mise en cause ; la capacité à s’auto-organiser fait la différence. Il n’y a pas à fétichiser les luttes dites sauvages (grèves, émeutes), car tout dépend du contenu des luttes dans la situation particulière. La théorie établit des hypothèses pour penser le dépassement possible et prendre des initiatives pour faire vivre les pratiques. Quel est donc le contenu spécifique de la lutte actuelle du prolétariat sous la pandémie ? Grèves et révoltes se sont multipliées dans tous les pays touchés. Dans la grande distribution et le commerce en ligne, dans la production industrielle, dans les prisons. Dans certains cas, les luttes sont allées jusqu’à viser l’arrêt d’une production jugée non essentielle. Elles ont souvent commencé à l’initiative des travailleurs, avant que les syndicats se réveillent. La baisse de revenu (chômage partiel) ou la perte de tout revenu (pour les précaires) a engendré des refus de paiement des loyers qui peuvent proliférer à mesure que s’approfondit la crise. Tant que l’épidémie reste au plus haut, le pouvoir peut néanmoins jouer du chantage sanitaire. (6) C’est pourquoi la diffusion mondiale des informations et analyses sur les luttes, telle que la pratique Fever, est à encourager. De fait, les luttes posent à la fois la question des conditions de travail et celle des raisons pour lesquelles on travaille. Quand les travailleurs refusent de risquer leur santé dans un travail qu’ils jugent, eux, non essentiel, ils ne refusent pas encore l’esclavage salarié comme tel mais ils mettent en cause la nécessité de faire un boulot de merde pour des miettes. À la fin de l’épidémie, on peut espérer une vague importante de luttes, mais la restructuration s’amorcera sans doute avant la fin de l’état d’urgence. Le sentiment du danger s’affaiblira et la colère accumulée face aux carences sanitaires et face à la politique d’austérité de l’État donnera une base à toutes les politiques réformistes visant à construire un capitalisme national et/ou écologique. En même temps, les luttes pourront attaquer les rapports constitutifs du capital, que ce soit sur le front de la reproduction (mise en cause du paiement d’un loyer) ou sur celui de la production (refus du travail). On ne peut en tout cas pas conclure, l’avenir est ouvert, il faut suivre au plus près l’évolution des luttes.
Passons maintenant à la critique. Dans la première partie de Corona Capital, il y a confusion entre la financiarisation de l’économie dans la restructuration précédente (années 1970 et 80) et la nature de la restructuration effectuée. En réalité, quelle que soit la puissance du capital financier à l’époque où s’impose une restructuration de l’exploitation donc du rapport entre les classes, le capital se restructure toujours d’abord au niveau du procès de production immédiat, celui où le surtravail produit la survaleur. (Il s’agit d’une priorité logique, non temporelle ; dans le temps, toutes les transformations du capital sont plus ou moins liées.) Et dans la restructuration qui débute, le capital productif est de nouveau en première ligne, car il s’agit toujours d’abord de reconstruire le rapport entre capital productif et prolétariat. Les capitalistes n’attendent pas que les gouvernements décrètent la fin de l’état d’urgence, mais commencent dans l’urgence par maintenir au travail le gros du prolétariat tout en aggravant toutes les conditions d’exploitation (contrats, salaires, durée du travail, etc). Concrètement, de nouvelles combinaisons du travail social sont mises en place, au niveau de l’entreprise comme au niveau de la société – et ça peut aller jusqu’à l’effacement de distinctions vécues autrefois comme inébranlables, par ex celle entre temps de travail et temps dit libre ou celle entre emploi plus ou moins stable et emploi précaire ou celle entre revenu d’assistance et revenu du travail. En effet, c’est en l’exploitant et le recomposant toujours – et surtout en le recomposant dans la crise de reproduction du système – que la classe capitaliste définit pratiquement le prolétariat comme sa « créature », càd comme sa force productive de survaleur. Ainsi la restructuration n’est pas une affaire des capitalistes entre eux – entre les différentes industries du capital productif et les différentes fonctions productive, commerciale, financière du capital total. À chaque fois, le prolétariat est immédiatement impliqué et chaque relance de « l’économie » – càd de l’exploitation capitaliste – est d’abord sa défaite, retournement des limites de ses luttes contre tout dépassement révolutionnaire, pour toute la durée d’un nouveau cycle d’accumulation et de luttes. Fin mai 2020, le prolétariat n’est certes pas vaincu, mais la grande bataille est engagée. Avant même la fin de l’état d’urgence, encore une fois.
La seconde partie du texte de LdM commence par une brève introduction sur la lutte des classes. Et tout de suite LdM nous dit que pour le prolétariat la lutte est double, car divisée entre la simple reconduction du rapport d’exploitation et sa mise en cause. Cette idée est fondée sur l’incompréhension de l’exploitation comme contradiction, car l’exploitation est à la fois implication réciproque entre les classes et subsomption réelle du prolétariat sous le capital. Du coup, du fait que c’est le surtravail accru des prolétaires qui produit la survaleur accrue rendant nécessaire au cycle productif suivant une réduction relative supplémentaire du travail nécessaire à leur reproduction, la défense par les prolétaires de leurs conditions d’existence comme classe devient contradiction pour le prolétariat lui-même. Ainsi reconduction et mise en cause du rapport sont bien des tendances opposées mais l’opposition ne fonde aucune dualité de la lutte : c’est la même lutte continue qui pose la reconduction du rapport et sa mise en cause. La différence tient au fait que dans un cas il y a, au mieux, production d’écarts, de pratiques annonçant la rupture, dans les limites des luttes ; dans l’autre, des luttes qui, se mènent jusqu’au bout, càd au-delà de la satisfaction ou de la non-satisfaction des revendications. Et dans le second cas l’approfondissement des causes et du sens même de la lutte comme son jusqu’au-boutisme ne tiennent pas à son auto-organisation, car toute lutte s’organise à la base, plus ou moins encadrée par des syndicats ou par des groupes militants, mais une lutte qui se pense encore comme auto-organisée n’a pas encore dépassé la perspective gestionnaire de l’autonomie ouvrière. Dans ces conditions, les révolutionnaires qui prennent des « initiatives » pour « faire vivre » les pratiques » pouvant conduire à une forme de dépassement » ne comprennent pas que les pratiques vivent de leur propre vie, qu’ils y interviennent ou pas. Ils ne comprennent pas non plus que la production d’idéologie n’est pas seulement le fait de la classe capitaliste, mais aussi des fractions radicales du prolétariat, donc qu’il y a une idéologie dominée et même des idéologies dominées qui s’opposent entre elles ! En fait, le dépassement des luttes revendicatives est conçu par LdM comme un projet militant : pour lui, les luttes du prolétariat peuvent dépasser leurs prémisses par définition, en tant que simples luttes de la classe, et non en vertu de pratiques déterminées. La rupture communisatrice, la production dans les luttes de l’appartenance de classe, ou de genre, ou de « race » comme contrainte extériorisée dans la classe capitaliste, n’est pas pensée ; le mouvement des luttes qui produit la rupture n’est pas compris. La distorsion idéologique de l’analyse de LdM tient donc à l’idée que les luttes des prolétaires, pour détruire enfin le capitalisme, doivent être activées par des groupes de communisateurs professionnels. Cette vision activiste de la lutte de classe détermine à la fois la confusion entre domination du capital financier et restructuration de la production capitaliste et l’incompréhension de la rupture communisatrice. Elle détermine aussi la confusion entre la simple extension et la généralisation des luttes, car si par ex un certain type de lutte s’étend, disons le refus de payer pour avoir un toit sur la tête, la lutte ne devient pas générale si elle n’attaque pas ce qui fait qu’il faut payer pour tout : le travail salarié. Enfin, la vision activiste détermine le refus de conclure et la fuite dans la réaffirmation que l’avenir est ouvert.
L’impensé de la rupture : Au-delà des différences évidentes entre ces trois textes, quel est leur impensé commun ? C’est en répondant à cette question que l’on peut montrer comment l’idéologie travaille la conscience des prolétaires et de tous les gens d’en bas. En effet, le problème qui n’est pas pensé n’est pas pour autant inactif dans le cours des luttes : et l’impensé est ici la rupture communisatrice. Dans les textes 1 et 2, qui pourtant s’opposent entre eux comme la réforme à la révolution, la problématique même de la communisation est inconnue – ou seulement par ouï-dire, car on n’en fait rien. Dans le texte 3, elle est bien connue mais « contournée » : en effet, LdM a fait partie de Meeting et de Sic, « noyaux communisateurs » interrnationaux formés avec la participation de TC, mais il développe son argumentation sans nulle référence explicite au travail mené avec TC dans Meeting et Sic. C’est donc seulement dans le texte 3 que la rupture est, au sens strict du terme, impensée, car le problème de la rupture y apparaît bien – dans l’opposition reconduction vs mise en cause du rapport d’exploitation – mais pour disparaître aussitôt. Dans les textes 1 et 2, le problème n’apparaît même pas. Qu’est-ce donc finalement que l’idéologie ? (7) Au sens le plus général, c’est le rapport imaginaire des individus à leurs conditions réelles d’existence, les individus étant toujours définis dans les catégories de la société existante. Rapport imaginaire et non « fausse conscience », car alors la théorie de la communisation, abstraction critique du mouvement réel des luttes du prolétariat, serait implicitement définie comme conscience vraie, ce qu’elle n’est pas, puisqu’elle se constitue en rupture avec la conscience immédiate des prolétaires et ne produit du « vrai » qu’en remettant toujours en chantier toute sa construction formelle dans les luttes. En un sens spécifique, l’idéologie est une construction idéelle et matérielle adéquate à un projet politique historiquement déterminé. Construction idéelle et matérielle, car il n’y a pas de discours actif dans la lutte des classes sans pratiques ni organisations de lutte qui le produisent ou s’en saisissent. Projet politique, car les idéologies religieuses, philosophiques, voire scientifiques n’interviennent pas directement dans les luttes entre les classes capitaliste et prolétaire.
Conclusion : Les trois idéologies ici critiquées – démocrate radicale, néo-conseilliste, et communisatrice activiste – sont apparues au même moment de la lutte historique entre prolétariat et capital, celui des années 1991-2001, où la fin de la restructuration comme destruction de l’identité ouvrière a fait ressurgir la « question sociale » – càd la question de la communisation. Après 2001 commence une autre phase du cycle du capital : celle de l’entrée en crise de la « mondialisation néo-libérale ». Nous avons vu que ladite mondialisation est devenue contre-productive, car elle implique une déconnexion tendancielle de la valorisation du capital de la reproduction du prolétariat, déconnexion déjà entrée en crise en 2007-2008 et de nouveau en 2020, sous l’allure d’une pandémie. Au lieu de s’en tenir à la simple actualisation d’un discours idéologique plus ou moins bien rôdé, il faut maintenant penser la rupture des prolétaires avec la défense de la condition prolétarienne.
FD
Notes
1 Voir « Conjoncture épidémique », sur Dndf.
2 TC dont je ne suis ni membre ni « adepte » – cela va mieux en le disant.
3 Roland Simon, Le Démocratisme radical.
4 Fever – Luttes de classes sous pandémie : site multilingue créé ad hoc.
5 Sur l’Argentine, voir TC n°18 + Meeting n°2.
6 La fin de l’épidémie est en fait une décision politique.
7 TC n°13, « La Question de l’idéologie », et TC n°18, « Théorie et Conscience ».
« Masquez-vous: crise et lutte dans la pandémie »
Richard Hunsinger & Nathan Eisenberg donnent une analyse approfondie de la crise actuelle où la crise économique, la pandémie et la révolte de masse se heurtent dans une conjoncture historique qui façonnera à jamais la trajectoire des événements mondiaux…
« La guerre à laquelle nous sommes confrontés sera une guerre différente de celles vécues par des mouvements antérieurs qui ont cherché à transformer la société, à révolutionner les relations sociales sur lesquelles se fonde la reproduction. Nous pouvons encore chanter les chansons et agiter les drapeaux des générations mortes, mais leur capacité à nous communiquer au-delà de la tombe est limitée, et ces transmissions ne peuvent nous servir que dans la pratique d’engager la lutte des classes telle que nous la vivons maintenant, telle qu’elle émerge déjà avant et à partir de cette crise. Les luttes actuelles elles-mêmes n’ont peut-être pas encore pris la forme de formes spécifiques et ciblées, mais il ne faut pas commettre l’erreur de simplement transposer les révolutions du passé aux luttes du présent. »
https://cominsitu.wordpress.com/2020/06/14/mask-off-crisis-struggle-in-the-pandemic/
Cet Anonyme qui me balance une très longue analyse en anglais en guise de commentaire à mon texte est gonflé.
D’une part, j’ai bien précisé dès l’introduction d’Idéologie et Lutte de classe que je ne reviens pas sur l’analyse que j’ai faite du moment critique actuel dans Conjoncture épidémique. Le sous-titre “sous la pandémie” indique seulement que les trois textes critiqués ont été écrits dans cette situation particulière. J’attends donc des objections sur ma critique, sur le travail de l’idéologie dans la lutte du prolétariat, sur le rapport de la théorie à l’idéologie dans les luttes, non sur je ne sais quelle vision du communisme.
D’autre part, ce que j ‘ai lu de la très longue analyse référencée de Cominsitu (le début seulement) ne m’incite pas à continuer ; le communisme comme vision déconnectée de toute analyse des deux contradictions constitutives du capital, càd prolétariat / capital et femmes / hommes et de la racisation qui explose en ce moment même aux States, c’est pas mon problème. Je finirai donc de lire ce Mask Off quand je n’aurai rien d’autre à foutre et c’est pas demain la veille.
FD