“Complotisme en général et pandémie en particulier”
Les camarades de la revue “Théorie Communiste” ont publié une contribution au débat sur le complotisme (entre autres!) sur leur blog de travail. En voici le début et le lien vers le blog. dndf
On nous cache tout, on nous dit rien
Plus on apprend plus on ne sait rien
On nous informe vraiment sur rien
Adam avait-il un nombril ?
On nous cache tout on nous dit rien
(…)
L’affaire trucmuche et l’affaire machin
Dont on ne retrouve pas l’assassin
On nous cache tout on nous dit rien
On nous cache-cache et cache-tampon
Colin-maillard et tartempion
Ce sont les rois de l’information » (Jacques Dutronc, 1967)
« Imagine qu’on nous ment, depuis des siècles et des siècles / Que certaines communautés haut placées connaissent les recettes / Les secrets de la vie, pas celle qu’on nous laisse voir. »(Keny Arkana).
Quelques considérations préalables
Dans le mode de production capitaliste, la population n’est pas un fait de « nature », sa production, reproduction, gestion et les catégories qui la constituent sont le produit de rapports de classe et de genre qui en structurent la mise en forme et l’évolution. Cette population n’existe socialement et ne se reproduit que comme fonction du capital. Il n’y a pas de substrat intact ou pur pouvant servir de préfiguration de quoique ce soit, il n’y pas de bonheur ou de souffrance, de bonne santé ou de maladie, de manière de vivre ou de mourir qui puissent se comprendre autrement que comme une expression de ces rapports de classe et de genre. Il faut ajouter, vu le sujet, que cette expression sans cesse renouvelée — car produit historique — du rapport de classe et de genre existe dans le quotidien de la pensée et de l’action pour toutes les classes, et encore plus à l’insu (mais « de leur plein gré ») de ses acteurs pour ce qui concerne les classes dominantes ou supérieures.
Cette reproduction n’est pas une mécanique idéale et froide des rapports de production mettant en mouvement ses propres matériaux idéaux. Les rapports de classe et de genre comme rapports de production ne se donnent pas en clair, ils existent dans une complexité qui peut être comprise conceptuellement comme un déploiement dynamique des catégories de l’exploitation (rapport surtravail / travail nécessaire) sur tous les pans de l’existence que le mode de production capitaliste met en mouvement de par son caractère total. Ainsi la population est produite et existe bien sûr dans les rapports de production à proprement parler, mais, par là, dans l’existence quotidienne à travers laquelle se constitue la (re)production du rapport d’exploitation dans son ensemble comme condition d’existence de ces rapports de production stricts (à travers idéologies, pensées, affectivité, sociabilité, loisirs, santé, rapport à l’habitat, nourriture, symptômes, inscription institutionnelle, 1 ou 2 sur la carte de sécu…). lire la suite
Faire tenir ces éléments apparemment disparates ou hétérogènes n’est pas l’affaire d’un Macron ou d’un lobby même puissant et elle n’est pas non plus le fruit du hasard ni dénuée d’intentions, de volontés et de décisions. Mais toujours les structures dominent les individus ou groupes d’individus et leurs actions, pensées, idéologies, etc. sont elles-mêmes l’expression de ces rapports de classes et de genre qu’ils produisent et, les reproduisant naturellement, qui les reproduisent.
Cette analyse du discours complotiste sur la pandémie covid vient à point et je suis d’accord avec ce que vous, TC, dîtes de ses fondements, de la classe ou plutôt de la couche moyenne qui l’élabore, et de son efficacité idéologique au-delà de cette couche dans une part du prolétariat. Mes objections portent sur la construction de l’objet, le complotisme, et sur certains non-dits du texte.
Quant à l’objet, d’abord, il est tout à fait juste que l’actuel discours complotiste sur la covid s’inscrit dans une sorte de complotisme généralisé qui s’est développé récemment (disons depuis le 11 septembre 2001), même si les racines du phénomène sont bien plus anciennes, comme le suggère l’allusion finale aux Illuminati. Juste aussi que cette idéologie particulière est fondée sur l’idée absurde que les complots seraient un principe d’explication du monde et que l’élaboration de l’idée se présente formellement comme un système clos indestructible. Juste qu’aucune bourgeoisie qui compte au niveau mondial ne risquera de ruiner totalement son économie pour satisfaire les intérêts particuliers d’un seul secteur, même puissant, du capital, en l’occurrence le secteur des géants de l’industrie pharmaceutique liés aux géants de l’Internet ; mais ici il aurait fallu tout de suite préciser que les calculs tordus dudit secteur sont en rapport très direct avec ce qui est un enjeu de toutes les politiques dites sanitaires menées depuis un an : la vaccination coercitive généralisée. (Généralisée, parce qu’il ne s’agit pas seulement du vaccin anti-covid ; coercitive, parce que l’obligation sera sanctionnée.) D’autre part, alors que le titre du texte comporte deux termes, seul le complotisme est problématisé, comme si la pandémie n’était qu’un fait brut. Or comme la pandémie n’existe pas sans son traitement politico-sanitaire et comme elle est totalement intégrée à la réflexion de la classe capitaliste pour rendre le capitalisme global plus résistant à toutes les crises (« Covid-19 : La Grande Réinitialisation »), elle est un problème et d’abord un problème pour nous, communisateurs.
L’analyse de la mécanique du discours complotiste est impeccable, mais trop générale, car elle s’applique à toutes ses variétés. Avec l’analyse de la « colère d’inspiration complotiste », nous entrons dans le vif du problème ; cependant, la définition du premier temps, « la colère contre certaines mesures sanitaires prises par les gouvernements et vues comme liberticides », en dit à la fois trop et trop peu. Elle en dit trop, car au lieu de déterminer la nature des mesures prises, elle se perd dans une simple énumération. Elle n’en dit pas assez, car les mesures sont présentées comme sanitaires, càd politiquement neutres, et ne formant pas système. Or on peut douter qu’elles soient politiquement neutres. Parce qu’elles émanent d’instances gouvernementales ou para-gouvernementales qui ne sont pas de discussion mais de commandement, avec toute la puissance du consensus lié à la matraque. Parce qu’elles ont été critiquées par des scientifiques qui n’appellent certes pas à la révolution mais n’en mettent pas moins en cause quelques dogmes (comme la nécessité sanitaire de la vaccination généralisée, la nécessité sanitaire du confinement, et le confinement de la science dans le bunker du capital et de l’État). Et surtout parce que ces mesures suscitent la colère de toutes sortes de gens, qui ne croient pas du tout que les complots mènent le monde. Ainsi, pour ressentir cette politique sanitaire comme insupportable, on n’a pas besoin d’appartenir à la classe moyenne diplômée et de se faire des illusions sur les libertés dont on peut jouir dans un État démocratique ; ni de croire à cette opposition débile entre les soumis qui se masquent et les fiers insoumis avançant à visage découvert. On peut être aussi bien prolo ou prolote, activiste autonome, ou partisan de la communisation ; et participer à toutes les manifs où l’on gueule « on n’a pas le covid, on a la rage », « à bas l’État, les flics, et les patrons » ou « police partout, justice nulle part ». D’autre part, les mesures dites sanitaires font système, les deux plus importantes étant bien sûr l’état d’urgence permanent et le confinement ou le couvre-feu chronique maintnant une pression anxiogène constante sur toutes les classes mais spécialement sur le prolétariat. Le résultat c’est, à la limite, la suppression de toute vie sociale hors travail, l’étouffement des protestations collectives dans les rues, la réduction de toute résistance ouvrière à des grèves locales isolées, plus l’enfoncement dans la galère de masses de gens déjà très fragiles. Mais la fraction complotiste de la classe moyenne n’a rien à dire contre l’étouffement du prolétariat, car elle est satisfaite de sa position dans la société et désire seulement que l’État réel n’interfère pas trop avec son État idéal, où le capitaliste collectif apparaît comme un gentil prestataire de services. Cette catégorie de la population est certes forte productrice d’idéologie, mais elle ne crée pas l’insatisfaction des gens d’en bas, qui s’exprime pour le moment plus en sourdine qu’avec le bruit et la fureur nécessaires à la rupture communisatrice.
La colère contre la politique sécuritaire dans laquelle est « gérée » la crise économique, à l’enseigne de la « guerre contre l’ennemi invisible », n’est donc pas, en tant que telle, complotiste, mais le discours complotiste émanant de « l’avant-garde éclairée » crée effectivement des rapprochements entre idéologues exprimant un point de vue revanchard envers les intellectuels mainstream, il « explique » effectivement ce qui se passe par une volonté maléfique du pouvoir d’asservir les gens, et suggère effectivement que le virus existe à peine ou, ce qui revient au même, que la pandémie a été programmée par un très puissant lobby industriel. Il est vrai aussi qu’il faut avoir une existence confortable pour s’imaginer qu’on peut gouverner par la peur et vouloir faire passer une indignation confortable pour une lutte du peuple tout entier, mais là il ne faut pas exagérer. La peur n’empêche pas absolument de penser, elle n’empêche pas de comprendre que des conditions d’existence déjà précaires et brutalement aggravées poussent à descendre protester en masse dans les rues (que la virulence du corona soit ou non atténuée), mais tant qu’elle reste aussi collectivement prégnante et individuellement irraisonnée, elle n’aide pas à se poser les questions qui se posent.
Sur « la raison d’être externe de l’idéologie complotiste », càd sur la volonté de sauvetage de l’État capitaliste, aucune objection. La question suivante est aussi pour moi celle de savoir pourquoi cette volonté qui est celle d’une fraction de la classe moyenne s’empare d’une fraction du prolétariat. Ceci dit, s’il y a dans le complotisme « des briques qui rappellent le démocratisme radical », c’est pour la bonne raison que le démocratisme radical n’est pas mort avec le mouvement des anti-sommets, à Gênes à l’été 2001, comme vous l’avez soutenu constamment depuis. Disons plutôt qu’il a muté, pour ne plus fonctionner comme programme à réaliser mais seulement comme horizon réformiste des luttes. Quant aux éléments de réponse que vous donnez à la question – crise de la société salariale, État dénationalisé, conflit culturel entre le peuple et les élites – ils peuvent à mon sens se synthétiser dans l’idée, exprimée dans votre bilan critique du mouvement des Gilets Jaunes, qu’« il n’y a plus maintenant d’idéologie prolétarienne venant envelopper la vie quotidienne ». Ainsi les prolétaires en lutte doivent construire leur compréhension de ce qu’ils font dans et contre « l’inauthentique » de l’idéologie dominante, qu’ils vivent au jour le jour, des deux côtés de la séparation constitutive et du travail salarié et de la sphère hors travail.
Reste une question : l’emprise du discours complotiste sur une part du prolétariat pourrait-elle résister à des luttes prolétariennes qui s’attaqueraient plus franchement à la restructuration recherchée par la classe capitaliste ? En tout cas, le débat que nous avons dans la situation pandémique devrait au moins poser l’hypothèse d’une dictature « sanitaire » prolongée comme la forme d’un contenu qui pourrait être un nouveau cycle historique du capital.
FD
Question de FD : « Reste une question : l’emprise du discours complotiste sur une part du prolétariat pourrait-elle résister à des luttes prolétariennes qui s’attaqueraient plus franchement à la restructuration recherchée par la classe capitaliste ? En tout cas, le débat que nous avons dans la situation pandémique devrait au moins poser l’hypothèse d’une dictature « sanitaire » prolongée comme la forme d’un contenu qui pourrait être un nouveau cycle historique du capital. »
La mesure de couvre-feux à partir de 18h en France n’entrerait elle pas dans la tentative d’expérimentation de la capacité à accepter, sans réaction prolétarienne, ces mesures de dictature « sanitaire » et d’en jauger les limites ? Je le pense.
L’édito du Le Soir nous appelle à « Apprendre à vivre malgré, pas sans virus ». Toute activité sociale sera entreposée au congélateur de « l’État sanitaire ».
C’était bien une discussion sur le complotisme, c’est ça……?
PP
Je ne suis pas sûr de comprendre le sens de ta question : “C’était bien une discussion sur le complotisme ?” ni même si elle s’adresse à Stive seulement ou à Stive et à moi. Mais si l’expression “discussion sur le complotisme” suggère que les gens qui en discutent nient le fait qu’un discours complotiste est tenu dans une conjoncture déterminée (la conjoncture covid), je ne nie pas plus le complotisme que la pandémie.
Stive
Je ne pose pas la question d’une “tentative d’expérimentation de la capacité à accepter, sans réaction prolétarienne, les mesures de dictature “sanitaire”, mais la question d’une restructuration capitaliste en conjoncture ou situation pandémique. La question de la restructuration se posait déjà pour la classe capitaliste avant l’explosion pandémique comme avant la publication par le Forum de Davos du “Grand Reset”.
FD
Un petit message pour F. d’abord et pour Stive ensuite.
Non la vaccination n’est pas l’enjeu sous terrain de toutes les politiques sanitaires. Son advenue a toujours été considérée comme très aléatoire voire de la “science fiction” ( par le Chef Guevara de l’infectiologie) jusqu’à la performance technique inattendue de Pfizer et consort.
Sur l’idée d’une obligation vaccinale généralisée, contrainte, sanctionnée… on va un peu attendre. Pour le moment son idée même serait contre-productive en France au moins.
A part ça je crains comme la peste la notion de “dictature sanitaire” qui convoque un peu facilement et de façon erronée l’antifascisme qui sommeille en tout revolutionnaire.
Pour finir, je continue de penser que l’État en France comme ailleurs a pour fonction principale de maintenir debout l’appareil de production et de garder le plus possible la force de travail vivante en santé et capable de mettre en œuvre sa partie de l’implication réciproque
Stratégie peu efficace du côté de Bolsonaro et Trump, très efficace du côté de l’Extrême-Orient, plus ou moins en Europe est quand même assez efficace en France…
D’autre part tout cela me semble relativement lisible pour tout le monde et ne nécessite aucune explication qui décilerait nos contemporains…
PP, ton « petit message » ressemble fort à un refus de discusssion, puisque pour « tout le monde », tout est clair, donc le problème que je pose – celui d’une possible restructuration capitaliste en situation pandémique – n’existe pas. Ni d’ailleurs la situation pandémique, car la covid est un fait brut : nombre de cas enregistrés, nombre de morts, disponibilité des vaccins.
J’en suis donc réduit à redéfinir le sens de mon intervention. J’ai mis en cause la construction du complotisme comme seul problème que poserait la situation pandémique ; je n’ai donc nié ni l’existence ni l’efficacité du discours complotiste sur la covid. Et ce que je nomme situation pandémique, c’est la covid avec son traitement politico-sanitaire, qui inclut un discours plus spécifiquement économico-politique, notamment celui du Grand Reset.
Quant à la vaccination, tu sembles croire qu’elle est l’objet de mon intervention et que je prétendrais apporter sur cette imposture la vérité au monde. Mais d’une part, au niveau des faits, la vaccination est en effet un enjeu des politiques anti-covid. Juillet 2020 : Grand Reset : la montée en puissance des « anti-vax » est posée comme résistance à vaincre. Novembre, Commission Européenne, Construire une Union Européenne de la Santé : le scepticisme populaire envers les mesures de santé est stigmatisé comme résultant de la désinformation. Décembre : Projet de loi « instituant un régime pérenne de gestion des urgences sanitaires » en France, § 39 : le refus de toutes les obligations imposées, dont la vaccination, sera sanctionné.
D’autre part, au niveau du problème, l’obligation vaccinale généralisée est en effet contre-productive et il n’est pas sûr qu’ils iront jusque là. Mais tu présupposes que la classe capitaliste peut comprendre parfaitement toutes les implications et conséquences des politiques qu’elle est amenée à mettre en œuvre. Théoriquement, c’est douteux, car il n’y a pas de pouvoir global surconscient qui puisse avertir les différentes fractions de cette classe qu’elles s’engagent dans une voie périlleuse, si c’est le cas. Pratiquement, c’est faux, car les dirigeants capitalistes et leurs scientifiques embarqués se sont déjà engagés dans cette voie.
Enfin, je n’utilise pas la notion de dictature sanitaire au sens des antifascistes, pour dénoncer une quelconque dérive autoritaire des États. Si par malheur une dictature aggravée du capital s’impose, elle respectera toutes les formes de la démocratie et n’aura de sanitaire que l’enseigne, car toutes les mesures prises auront pour but la recomposition du prolétariat dans le système d’exploitation global.