“Exploitation/ Domination / Communisation” par F. Danel
Exploitation/ Domination / Communisation
Pourquoi la théorie de la communisation, théorie de la destruction révolutionnaire sans transition du capitalisme, peine-t-elle maintenant, plus de quinze ans après l’entrée en crise du capitalisme restructuré, à penser la rupture communisatrice dans la résistance du prolétariat à son exploitation ?
La reproduction des rapports de production capitalistes est-elle à la fois nécessaire et suffisante à la reproduction de la société capitaliste ? Et si la reproduction nécessaire des rapports de production n’est pas suffisante à celle de la société, quelle autre condition doit-elle être en même temps réalisée ?
Si cette autre condition nécessaire est la reproduction de la domination idéologique de la classe capitaliste sur toutes les classes de la société, comment la reproduction de la domination s’articule-t-elle avec celle de l’exploitation et comment peut donc se produire finalement la communisation ?
La théorie à l’épreuve
- 1 – Aujourd’hui, du groupe français Théorie Communiste au groupe anglo-américain Endnotes, la théorie de la communisation n’existe que dans une pluralité de théories ayant en commun de penser l’abolition révolutionnaire du capitalisme comme aboutissement du cycle actuel de la globalisation de l’économie, ouvert par la crise-restructuration capitaliste des années 1970 et 1980. (n 1) Mais ce qui devient précisément difficile à penser, dans le marasme des luttes – et donc de la théorie ! – qui a succédé aux mouvements prometteurs ayant marqué, après 2008, l’entrée en crise du capitalisme restructuré, c’est la communisation. Historiquement, la théorie a d’abord été élaborée dans les années 1970 dans un très petit milieu ultragauchiste français, au début de la restructuration capitaliste qui a détruit l’identité ouvrière en globalisant l’exploitation. (n 2) Elle s’est diffusée ensuite dans un milieu un peu plus large lors des mobilisations contre les sommets capitalistes des années 1999-2001, et se trouve maintenant à l’épreuve du développement de la crise et des luttes. D’une part, en raison de la déconnexion globale entre valorisation du capital et reproduction du prolétariat qui a résulté de la restructuration, lutter comme classe, pour la défense de ses conditions d’existence comme classe, est désormais la limite générale de toutes les luttes des prolétaires. (n 3) D’autre part, la classe capitaliste, toujours confrontée à la résistance prolétarienne à l’abaissement des salaires réels mais pas encore à des luttes de masse s’attaquant directement à la production de survaleur, ne s’est pas encore engagée dans une restructuration supérieure du système d’exploitation. Il s’agit donc ici de discuter du problème de la communisation dans le moment actuel de la reproduction du système – moment critique et pour eux, en haut, et pour nous, en bas. Et comme la théorie de la communisation n’a pas d’autre objet que la rupture communisatrice, je vais d’abord exposer la problématique de la rupture, en partant de ce que les luttes nous disent d’elles-mêmes. En tout cas, tant que se reproduit la société capitaliste, il ne faut ni séparer ni confondre le « nous » désignant les masses de prolétaires et de travailleurs prolétarisés qui formeront le mouvement communisateur et le « nous » désignant le petit milieu mondial qui théorise dès maintenant la communisation, car c’est la révolution qui fait les révolutionnaires.
- 2 – Depuis la dernière restructuration capitaliste, nous savons que les luttes contre le capital ne sont pas seulement le fait d’ouvriers salariés, définis par la classe capitaliste comme mâles et blancs, mais aussi bien le fait de femmes, pas nécessairement ouvrières, ou de populations à la fois prolétarisées et racisées. Et nous savons que ces luttes, qui mettent en cause la domination du capital sur la société, càd son association des individus comme séparés par leurs appartenances de classe, de genre, ou de « race », mettent en cause également sa domination sur la nature, en tant que la production capitaliste est, comme production de survaleur, production qui tend à détruire l’écosystème terrestre. (n 4) Mais depuis l’éclatement de la crise du capitalisme restructuré, en 2008, les luttes ont succédé aux luttes sans vraiment mettre en péril la reproduction du système. Et même les nombreuses révoltes « anti-système » de l’année 2019 et celles survenues après la déclaration de l’état d’urgence pandémique, en mars 2020, n’ont pas radicalisé la résistance à la restructuration, apparemment sans fin, du capitalisme global. (n 5) Dans ces conditions, la méfiance déjà ancienne envers le travail théorique s’est renforcée, aboutissant soit au scepticisme empiriste qui se contente d’une analyse purement descriptive des luttes, soit au mysticisme humaniste rejetant leur analyse théorique dans la perspective de la communisation. (n 6)
- 3 – Dans les deux cas, scepticisme empiriste ou mysticisme humaniste, il s’agit de réactions théoriques. En effet, les luttes actuelles contre le capital et la manière dont nous les comprenons sont objectivement liées, non dans telle ou telle théorie particulière de la révolution mais dans toute la théorie produite depuis le début du cycle de la globalisation et même, au sens large, dans toute la théorie produite depuis la formation du mouvement ouvrier révolutionnaire, entre 1830 et 1848, en Europe occidentale. Mais c‘est maintenant, dans la crise de la globalisation de l’exploitation capitaliste, qu’il faut penser la communisation, et sous le rapport entre exploitation et domination, parce qu’il n’y a pas de reproduction du rapport d’exploitation sans reproduction, jamais à l’identique, de tout un système d’appareils idéologiques. (n 7)
- 4 – L’économie est la forme la plus évidente, càd la plus fétichisée, de la société du capital comme objectivité pure où les individus de toutes les classes apparaissent comme purs sujets libres, conscients, et responsables de leur activité, alors qu’ils ne sont que les agents d’un processus de reproduction de la société qui leur échappe. L’idéologie, trop souvent mécomprise comme pure illusion ou fausse conscience, est en réalité la forme de la domination du capital sur le travail et toute la vie sociale humaine, mais comme contenu, càd comme production du libre consentement des individus assujettis à la reproduction de la société capitaliste. On peut donc poser en principe, d’une part, qu’il n’y a pas sous le capital de reproduction de la société ou de l’économie sans reproduction de son idéologie, càd que la reproduction nécessaire du rapport d’exploitation implique l’autonomisation relative d’une fonction de domination ; d’autre part, que si la science bourgeoise par excellence, l’économie politique, n’est pas pure apologie du mode de production capitaliste, l’économie réelle, càd la production matérielle de la vie sociale humaine comme moyen de la production de survaleur, n’est pas non plus pure nécessité objective et transhistorique. (n 8)
- 5 – Nous avons donc à penser un rapport exploitation / domination sous-théorisé dans toute la théorie de la révolution produite depuis la formation du mouvement ouvrier. D’un côté du champ théorique, l’exploitation est conçue, à travers toutes ses transformations historiques, comme contradiction dynamique du capitalisme, mais de sorte qu’on n’a pas à penser ce qui se reproduit avec elle. Ce n’était pas encore tout à fait le cas chez Marx, qui a conçu la reproduction du capitalisme comme inséparable de la reproduction de son idéologie. Mais c’est le cas dans la théorie de la communisation élaborée depuis bientôt un demi siècle par TC, qui, tout en construisant avec raison l’exploitation comme dynamique du capitalisme, ignore la puissance effective de l’idéologie, en tant qu’elle produit la société du capital comme monde vécu, dans les catégories duquel nous nous mouvons tous et toutes à l’aise, sinon avec plaisir. En effet, après Marx, TC définit la classe exploiteuse et dominante comme la seule classe de la société pouvant représenter son intérêt particulier comme universel. Mais il s’agit de savoir comment elle y parvient : si c’est seulement en construisant un appareil d’État coercitif-répressif (extérieur à la lutte des classes pour mieux y intervenir) ou si c’est en construisant en même temps cet appareil d’État et tout un système d’appareils idéologiques immergés dans la société (càd dans la lutte des classes). De l’autre côté du champ théorique, la domination est conçue comme vérité de l’exploitation, càd (voir Hegel) comme contenu essentiel du concept apparaissant d’abord dans sa forme phénoménale, de sorte que l’exploitation disparaît comme contradiction en procès entre prolétariat et capital. C’était le cas chez Bakounine, qui, tout en critiquant justement la divinisation bourgeoise de l’État, notamment sous sa forme social-démocrate, n’avait pas compris la nécessité d’une critique de l’économie politique pour penser la révolution sociale. (n 9) Et c’est encore le cas un siècle plus tard chez Debord, qui, tout en critiquant aussi justement la représentation idéologique du prolétariat comme révolutionnaire par nature, donc pouvant tranquillement attendre l’effondrement annoncé du capitalisme, dissout pour ainsi dire la théorie de l’exploitation dans une théorie de l’aliénation. (n 10)
- 6 – Il s’agit maintenant de montrer 1) que la reproduction du rapport d’exploitation, qui commence au niveau de la production et de la circulation du capital, par la reproduction des conditions matérielles de la production, s’accomplit seulement au niveau de son accumulation, càd au niveau de l’autoprésupposition du rapport d’exploitation dans les rapports de production présupposés (capital industriel, commercial, financier) qui sont des rapports à la fois internes à la classe capitaliste et liant intérieurement les deux classes antagonistes. 2) Qu’il y a, dans cette autoprésupposition toujours renouvelée du rapport d’exploitation, assujettissement des individus de toutes les classes comme libres travailleurs ou libres citoyens, càd autonomisation relative d’une fonction idéologique de domination du capital sur toute la société, avec ses appareils spécialisés. 3) Que dans la crise actuelle du capitalisme, càd dans la déconnexion devenue contre-productive de la reproduction du prolétariat et de la valorisation du capital, est donc en jeu la naturalisation idéologique de l’exploitation et, dans et contre cette naturalisation, la rupture communisatrice.
- 7 – Il s’agit en somme de montrer que, pour mieux penser la rupture, nous devons mieux intégrer dans nos analyses la puissance contre-révolutionnaire de l’idéologie. Mais d’abord, le moment actuel du processus révolutionnaire étant défini comme enlisement des luttes dans la reproduction de l’économie en crise, il faut expliquer comment se reproduit normalement le mode de production. Normalement, càd contradictoirement et conflictuellement, à travers ses crises économiques périodiques et la lutte continue de ses classes – et pour le prolétariat, à travers des cycles de luttes successifs aboutissant chaque fois à des résultats déterminés, qui sont à la fin seulement totalisés comme production historique de la rupture communisatrice.
- 8 – Sur cette base, nous pourrons enfin discuter la question fondamentale : comment peut donc se produire la rupture ? En raison même du cours très complexe des luttes contre le capital, il est évident que nous ne pouvons en déterminer a priori ni le terrain ni le moment, mais nous pouvons et devons aller jusqu’à la limite de l’actuellement pensable.
La reproduction du capitalisme
- 9 – Théoriquement, sur la base de la Critique de l’économie politique, l’exploitation est le processus fondamental par lequel se produisent et reproduisent et le capital comme valeur en procès et les deux classes capitaliste et prolétaire. Et c’est une contradiction en procès entre classes parce que la diminution continue du travail socialement nécessaire à la valorisation d’une masse donnée de capital s’oppose à la valorisation continue du capital en fonction, càd à la production continue de survaleur. (Mais ainsi posée l’exploitation est une contradiction logique, un être de raison absolument nécessaire mais absolument insuffisant pour penser la production historique du communisme dans et contre la reproduction de la société capitaliste.) D’une part, le capital est la valeur en procès, qui s’augmente par le surtravail imposé au prolétariat et s’exprime, pour chaque fraction du capital total investi dans la production, comme survaleur. D’autre part, les deux classes capitaliste et prolétaire ne se reproduisent l’une l’autre et ne reproduisent ainsi le rapport d’exploitation que par le processus d’ensemble de la production capitaliste, qui passe par la circulation et l’accumulation du capital produit. (n 11) À ce premier niveau d’analyse, la production capitaliste apparaît dans sa pureté conceptuelle comme organisant sa propre reproduction, celle des conditions matérielles objectives et subjectives de la production (moyens de production et produits de consommation d’un côté, force de travail de l’autre). Cependant, même à ce niveau, la reproduction du mode de production n’est pas simple reconduction des rapports de production existants, car elle transforme toujours la division sociale-technique du travail et, sous la domination réelle du capital, toutes les combinaisons sociales du travail.
- 10 – Mais la reproduction des conditions matérielles de la production dans les rapports de production présupposés ne suffit pas à la reproduction du mode de production capitaliste. Objectivement, ce mode de production ne se reproduit pas de manière purement économique ; des appareils coercitifs-répressifs (les États) et des appareils idéologiques (institutionnels mais non étatiques) interviennent en permanence dans sa reproduction. (n 12) Subjectivement, ni les capitalistes ni les prolétaires ne se reproduisent, les uns en exploitant, les autres en résistant à l’exploitation, sans penser ce qu’ils font ; et dans son élaboration la plus systématique la pensée des capitalistes prend la forme de l’économie politique, la pensée des prolétaires la forme d’une critique de cette économie politique. La domination du capital n’est donc effective que par la production d’un consensus tacite liant la classe prolétaire exploitée – et sur cette base, toutes les classes dominées – à la classe dominante, càd par l’imposition des idées nécessaires à la reproduction du système. (n 13) Ces idées (notamment la prétendue volonté de vivre ensemble dans une société idéalement pacifiée) sont imposées en ce sens qu’elles ne se forment pas spontanément dans les têtes des agents de la production, mais sont produites et transmises par des appareils spécialisés du capital. Elles sont par définition impures, car elles sont aussi matériellement et historiquement produites dans ces appareils que l’Idée règne éternellement dans le Savoir absolu hégélien. Et ce sont des idées par définition efficaces, produisant le très large consensus nécessaire à la reproduction du système, à la différence des Idées pures (Dieu, l’État, ou le Bien commun) censées dominer les hommes dans l’imagination des disciples hérétiques de Hegel. Cependant ce sur quoi l’on s’accorde, la reproduction du rapport d’exploitation, n’apparaît jamais en clair, du fait que le processus de la production capitaliste est opaque à ses agents. Ainsi la forme salaire efface, pour l’ouvrier, la division de sa journée en travail nécessaire et surtravail et, pour le cadre de la classe moyenne salariée, la différence qualitative entre son salaire (qui rétribue aussi son travail idéologique) et celui de l’ouvrier, dont le travail n’a rien d’idéologique. (n 14) De même, la forme échange efface, pour le paysan ou l’artisan formellement indépendant, sa dépendance réelle au capital. Enfin, au niveau de la reproduction du système, l’économie, comme forme totalement réifiée du rapport d’exploitation, efface pour le capitaliste sa propre fonction d’exploiteur. (Bien sûr, j’emploie ici le masculin comme un neutre, càd que l’ouvrier est aussi bien l’ouvrière, le cadre une cadresse, et le capitaliste une capitaliste.)
- 11 – Ainsi les classes capitaliste et prolétaire ne se reproduisent l’une l’autre que par l’autoprésupposition du processus d’exploitation au moment de l’accumulation du capital. Mais il n’y a d’autoprésupposition du processus que dans la mesure où le travail est toujours subsumé, càd incorporé contradictoirement, sous le capital : d’abord formellement (le processus de travail hérité de la période manufacturière n’étant pas encore adéquat à la production de survaleur) puis réellement (le processus de travail étant alors recomposé de manière adéquate à la production de survaleur, par la réorganisation constante de la coopération des travailleurs et le développement constant de la machinerie). Cependant, que le travail soit formellement ou réellement subsumé par le capital, c’est toujours par le double mouvement qui, d’une part, contraint l’ouvrier à racheter toujours son produit et, d’autre part, à revenir toujours sur le marché du travail pour s’y vendre, que le rapport d’exploitation se reproduit. À l’issue du cycle de chaque fraction individuelle du capital total, si l’on raisonne au niveau du processus de production immédiat, ou à l’issue du cycle total des capitaux individuels, si l’on raisonne au niveau du processus d’ensemble de la production capitaliste, toutes les conditions de reproduction de la société (capital-argent, moyens de production et produits de consommation, savoir scientifique traduit en procédures techniques, force productive du travail) se retrouvent du côté de la classe capitaliste. Et ces conditions de la reproduction sont dites matérielles, en ee sens qu’elles ne font en principe intervenir que des facteurs matériels (machines, matières, et force de travail) – ceci alors même que l’idéologie joue un rôle important dans la production, notamment sous la forme de la technologie. (n 15)
- 12 – J’ai ainsi montré qu’il y a contradiction entre surtravail et travail nécessaire et que le mode de production capitaliste se présuppose comme indéfiniment reproductible, mais je n’ai pas encore montré que la reproductibilité du mode de production capitaliste n’est pas en réalité infinie. Or c’est précisément parce que la contradiction entre surtravail et travail nécessaire devient, dans le cours du développement capitaliste, une contradiction pour le prolétariat lui-même que le système ne peut pas se reproduire à l’infini. En globalisant l’exploitation, la restructuration capitaliste des années 1970 et 1980 a détruit l’identité ouvrière, càd tous les freins que la résistance du prolétariat avait d’abord mis à son exploitation sans limites. Elle a produit un prolétariat global toujours recomposé suivant les besoins actuels du capital global et qui ne peut donc plus se penser comme autonome, parce que c’est son activité même comme productive de survaleur qui appelle toujours sa position par la classe capitaliste comme toujours de trop. En termes encore plus explicites, c’est parce que et dans la mesure où le prolétariat produit la masse de survaleur requise au taux requis dans la configuration actuelle de l’exploitation qu’il se met lui-même en position d’être toujours plus exploitable et qu’il est toujours plus exploité. Poursuivie au-delà de la destruction de l’identité ouvrière, jusque dans la destruction des limites que la classe exploiteuse a d’abord elle-même posées à l’exploitation, pour assurer la reproduction de la « race » ouvrière, la dernière restructuration capitaliste apparaît donc comme sans fin (n 16). Et c’est dans son apparition nécessaire comme sans fin qu’il nous faut maintenant concevoir sa fin : la rupture communisatrice dans la défense par le prolétariat de ses conditions d’existence comme classe.
- 13 – L’analyse historique du développement capitaliste nous permet de confirmer l’analyse théorique en précisant comment l’affirmation du prolétariat est entrée dans sa crise finale. Durant une première époque, càd durant tout le long 19° siècle, la domination du capital sur le travail n’était que formelle, et la classe du travail s’affirmait d’abord comme autonome ou comme classe « pour soi » face à la classe capitaliste. (n 17 et 18) Cette première époque fut donc celle où la révolution communiste était pratiquement et théoriquement confondue avec la libération du travail, càd avec l’érection du prolétariat en classe dominante. Mais dès la mise en place de la domination réelle du capital, opérée entre 1914 et 1945 par la diffusion de l’organisation taylorienne du travail et renforcée après 1945 par l’extension à tous les pays développés du « compromis fordiste » américain, la montée en puissance du prolétariat devint contradictoire à son intégration à la société capitaliste. (n 19) Et dès les années 1960, dans tous les pays du monde réputé libre où l’accumulation du capital était dite régulée par des injections récurrentes et massives de crédit, l’affirmation du prolétariat commençait à faiblir. Il ne cessait bien sûr pas de résister aux attaques du capital, mais ses luttes peinaient à transcroître en ce mouvement révolutionnaire programmé imposant sa dictature transitoire pour l’abolition finale du travail et de la valeur. En fait, dès les années 1950 Marcuse avait théorisé la dissolution du prolétaire dans l’homme unidimensionnel d’une société bureaucratiquement dirigée ; puis Mattick avait répondu que la régulation keynésienne de l’économie ne signifait ni la fin des crises ni celle des révolutions, et Debord que le prolétariat désillusionné restait la classe de la conscience vouée à la réalisation communiste de la philosophie. (n 20). C’est alors que les révolutionnaires se mirent à douter de toutes les réaffirmations, conseillistes ou partidaires, du programme prolétarien pour saisir l’essentiel : la crise de l’affirmation de la classe et ce qu’elle pouvait produire.
- 14 – La rupture dans la théorie de la révolution – càd l’élaboration du concept de communisation – se produisit en même temps que le déclin de l’affirmation de la classe et en raison même de ce déclin. Celui-ci s’accéléra au milieu des années 1970, avec l’entrée en crise du capitalisme d’économie mixte d’après la Seconde Guerre mondiale et le début de la restructuration globalisant l’exploitation du prolétariat. (n 21) Dans un même mouvement, la classe capitaliste réorganisait alors l’ensemble du travail dans les grandes usines, détruisant l’identité avec les forteresses ouvrières, et le prolétariat se décomposait en différents « sujets » de luttes collectives, càd en différents groupes sociaux s’autodéfinissant à partir de leur vécu immédiat, sans s’interroger sur leur affirmation comme purs sujets face à l’objectivité chosifiée du capital. Mais la recomposition inhérente à cette décomposition du prolétariat s’effectuait en dehors du processus de production immédiat, dans la sphère de la reproduction de la force de travail. (n 22) Et l’affirmation dans les luttes de ces nouveaux « sujets » révolutionnaires – femmes contre la division de genre, étudiants ou jeunes ouvriers peu enclins à s’intégrer au salariat, jeunes chômeurs issus de l’immigration, mais aussi prisonniers et malades mentaux contre la prison et l’asile, ou réfractaires à la norme hétérosexuelle – était alors relayée par des intellectuels radicaux qui développaient une critique de la domination déconnectée de celle de l’exploitation. Ainsi l’autonomisation du problème de la domination était le fait du « nouveau mouvement » qui se cherchait dans les luttes et les intellectuels radicaux ne faisaient que reprendre et construire le discours des luttes. (n 23)
- 15 – Dans la contestation généralisée d’après 1968, à partir de l’enquête de Foucault sur la société punitive puis, l’hypothèse répressive étant par lui rejetée, sur le gouvernement libéral des populations, la critique du pouvoir, sans l’énoncer, posait une bonne question : si la classe capitaliste est à la fois exploiteuse et dominante, qu’est-ce que donc que la domination ? N’est-ce vraiment que la coercition exercée par l’appareil d’État (gouvernement et administration + police et armée + tribunaux et prisons) ou faut-il distinguer la domination du capital de la simple coercition étatique ? Mais cette critique du capital comme domination présentait de graves défauts par rapport à son propre objectif, la délégitimation du pouvoir. D’abord, ne voyant dans la critique de l’économie politique marxienne qu’une économie politique prolétarienne, la critique du pouvoir était déconnectée de la critique de l’exploitation comme contradiction en procès entre classes qui s’élaborait au même moment du côté de l’ultragauche. Ensuite, elle ne pensait pas l’idéologie comme production du consentement des classes dominées à la domination du capital et ne comprenait donc pas le pouvoir comme s’exerçant de haut en bas, à travers la formation et le développement d’appareils idéologiques immergés dans la société. Enfin, centrée avec raison sur le problème du gouvernement des hommes, elle n’intégrait pas la critique écologique naissante du capitalisme, qui, sans le dire, faisait apparaître la domination du capital sur la nature comme intrinsèquement liée à sa domination sur la société. Ainsi la critique du pouvoir tendait à séparer la domination de l’exploitation, ignorait l’exploitation comme production de la valeur en procès et des classes en lutte, et laissait incritiquée l’écologie politique, qui dénonçait le productivisme du capital sans mettre en cause le mode de production. Réagissant à cette fermentation d’idées étrangères à la théorie classique et classiste du prolétariat, le petit milieu ultragauchiste français qui théorisait alors la communisation se raidit assez vite sur son opposition interne. Une tendance classiste (TC après la scission de 1980) concevait la restructuration capitaliste en cours comme production actuelle de la future situation révolutionnaire et montrait au prolétariat le chemin de son auto-abolition à l’horizon de la crise à venir de la restructuration. (n 24) La tendance opposée (ayant scissionné en 1980 de TC ou n’ayant pas pris part au travail du groupe) était universaliste, concevant la communisation comme révolution prolétarienne à titre humain et projetant cette révolution dans un avenir indéterminable, car sans rapport avec les luttes actuelles du prolétariat. Mais aucune des deux tendances ne pensait la domination avec l’exploitation.
- 16 – La montée en puissance d’un mouvement « altermondialiste », à la fin des années 1990, puis la crise du capitalisme restructuré, à la fin des années 2000, ramenèrent ensuite au centre du débat la question de la domination idéologique du capital, comme fonction nécessaire de la globalisation de l’exploitation. Né de la destruction de l’identité ouvrière, accomplie avec l’effondrement du bloc soviétique, entre 1989 et 1991, le mouvement altermondialiste visait une idéale humanisation du capitalisme, càd en fait une impossible généralisation de l’État-providence qui avait après la Seconde Guerre mondiale organisé l’économie mixte dans le bloc occidental. Ces démocrates supposaient-ils qu’avec la reprise progressive du pouvoir par le « peuple citoyen », délibérant et décidant collectivement de toutes les mesures à prendre pour « humaniser » la vie sociale, dispararaîtraient à la fois l’insupportable travail salarié et l’insupportable survie quotidienne hors travail ? En tout cas, la rapide décomposition du mouvement, après la grande mobilisation de Gênes en juillet 2001, confirma qu’il n’avait dû sa brève puissance qu’à sa contestation anticitoyenniste et ne pouvait pas devenir, comme l’ancien mouvement ouvrier révolutionnaire, le pôle d’attraction de toutes les luttes contre le capital. Mais le mouvement altermondialiste avait dans sa phase ascendante redéfini ce qu’il nommait la « transformation révolutionnaire » comme radicalisation progressive des luttes jusqu’à l’organisation d’un développement socialement et écologiquement soutenable du capitalisme ; et cette perspective illusoire a survécu jusqu’à présent à la disparition du mouvement. Dans le dégagisme interclassiste des luttes récentes, c’est en effet toujours la même illusion qui s’exprime : celle que nous pourrions vivre mieux, sans nous attaquer vraiment à l’exploitation et la domination capitaliste. (n 25) Dans cette perspective illusoire mais inscrite dans les limites réelles des luttes, le capitalisme ne consiste qu’en la dénationalisation partielle des États sous la domination du capital financier, qui peut donc être combattue par des États reconstruits sur le pouvoir constituant des peuples. En réalité, qu’ils soient plus ou moins soumis au capital financier, les États organisent toujours la reproduction du capitalisme et les prolétaires qui rêvent d’une vraie démocratie ne peuvent que porter au pouvoir des dirigeants qui, avant même d’être élus, seront à leur tour soumis aux dictats du capital financier mondial.
- 17 – Ainsi le problème de la domination n’est pas apparu à la fin de l’affirmation du prolétariat pour disparaître ensuite dans la restructuration du système d’exploitation, mais s’est transformé avec le système. Il s’est transformé, car la recomposition continue de la force de travail globale exploitable au plus près des besoins actuels du capital ne permet plus la prolifération de sujets de luttes se pensant comme autonomes face à la classe capitaliste. Mais il reste à résoudre dans la perspective d’une rupture communisatrice avec la simple défense de nos conditions de survie sous le capital, rupture qui ne peut s’opérer que par la formation d’un vaste mouvement communisateur autour des fractions radicalisées du prolétariat. En effet, la rupture, qui commence par la satisfaction de nos besoins les plus immédiats (survivre dans et contre la crise du système, en luttant et pour lutter) implique, avec l’emparement sans réappropriation des produits de consommation et des moyens de production, la destruction de tout consensus entre nous et la classe capitaliste. C’est un emparement sans réappropriation, car la communisation prend ce dont elle a besoin pour s’accomplir, en transformant les moyens de production de survaleur en purs moyens de satisfaire nos besoins communs. (n 26) Et c’est la destruction de tout consensus entre nous et eux, car la communisation pose enfin que nous ne voulons plus survivre sous leur domination dans leur monde toujours plus inhabitable. C’est ce qu’on pourrait appeler, de manière imagée, le moment « existentiel », le moment ça passe ou ça casse du processus révolutionnaire.
- 18 – Il s’agit donc maintenant de montrer qu’il y a, dans la reproduction des rapports de production capitalistes, autonomisation d’une fonction idéologique de domination. Et c’est ici qu’il faut examiner de plus près la théorie de la reproduction d’Althusser, en critiquant ses présupposés programmatiques. (n 27)
- 19 – D’abord, Althusser définit en général ce qu’est un mode de production et montre que, dans la reproduction du mode capitaliste, l’autonomisation relative d’une fonction idéologique de domination, càd la formation et le développement d’appareils produisant et diffusant dans toutes les classes dominées les idées de la classe dominante, est inhérente à la reproduction du rapport d’exploitation. Mais au lieu de concevoir l’idéologie comme forme de conscience sociale propre à la société du capital, il la conçoit comme forme transhistorique de l’opacité des rapports sociaux dans les sociétés divisées en classes, comme si la constitution du mode de production capitaliste ne marquait pas une rupture dans la succession historique déterminée des formations sociales, càd comme si l’exploitation ne devenait pas, sous le capital, la contradiction dynamique de la société. Il s’agit là d’un présupposé programmatique, car c’est seulement dans la perspective d’une reprise prolétarienne du développement capitaliste des forces productives que les modes de production historiques (« asiatique, antique, féodal, et bourgeois moderne ») peuvent apparaître comme « époques progressives de la formation sociale économique ». (n 28) Et c’est seulement avec la constitution du mode de production capitaliste que des fonctions nécessaires dans toute société – produire les moyens d’existence, distribuer le travail et les produits, satisfaire en priorité les besoins de base – commencent à faire système comme production de survaleur ou comme économie. De même, c’est seulement sous le capital que le discours sur la nature et les causes de la richesse des nations, càd le discours libéral de l’économie, devient le discours du pouvoir par excellence, au point de subsumer tous les autres : politique, sociologique, historique, anthropologique, ou même écologique.
- 20 – Ensuite, Althusser définit les appareils idéologiques du capital comme des organes étatiques, ce qui représente un autre présupposé programmatique, puisque dans la théorie-programme le but de la lutte de classe du prolétariat est la prise du pouvoir d’État bourgeois, en principe pour le briser. Or en tant qu’ils produisent un très large consentement à la domination capitaliste, ces appareils, dont Althusser commence par faire l’inventaire, fonctionnent bien tous à l’idéologie, mais ne sont pas des organes étatiques. Ce sont des appareils de la société dite civile, en tant qu’elle s’oppose au noyau dur du pouvoir capitaliste, càd à l’État, au sens strict d’appareil coercitif-répressif. Par conséquent, bien qu’elle ne fonctionne jamais sans violence, la domination du capital n’est pas de nature coercitive-répressive mais de nature idéologique. Elle ne s’impose donc pas principalement par l’action terrorisante de bandes armées, comme le croyait Lénine, mais par l’action sécurisante d’appareils productifs de consensus entre la classe dominante et les classes dominées). Ainsi en opposant la démocratie réelle socialiste à la démocratie formelle capitaliste ou le travail productif de valeurs d’usage au travail productif de valeurs d’échange, l’affirmation programmatique du prolétariat n’a fait qu’inverser l’idéologie du capital. En réalité, comme production d’un consensus durable entre dominants et dominés, la démocratie n’est que la forme politique la plus libre et la plus efficace de l’exploitation capitaliste, tout comme la valeur d’usage n’est que le support nécessaire de la valeur d’échange dans sa valorisation.
- 21 – Après avoir analysé la reproduction des conditions matérielles de la production et décrit la structure sociale capitaliste (infrastructure économique + superstructure idéologique), Althusser en vient donc à l’analyse des appareils idéologiques et commence par en faire la liste : ce sont les appareils scolaire, familial, religieux, politique, syndical, informatif, et culturel. On peut faire deux objections à cet inventaire, en gros juste. La première est que la séparation entre l’appareil politique et l’appareil syndical est fondée sur la séparation programmatique entre la lutte des classes politique (pour le pouvoir d’État) et la lutte des classes économique (revendicative), qui n’a plus aucune validité après le soulèvement de Mai 1968 en France et le Mai rampant de 1969-1973 en Italie, si tant est qu’elle ait été valide avant. La seconde objection est qu’il manque un appareil idéologique très productif de consensus : l’appareil sanitaire ou plutôt, comme il est maintenant désigné dans les manuels de santé publique, l’appareil sanitaire et social, celui où se définit et s’organise la gestion biopolitique des populations humaines par le capital global. (n 29)
- 22 – Passant ensuite à l’analyse des appareils, Althusser constate – ou nous donne à constater – 1° que la révolte de masse de la jeunesse scolarisée, en Mai 1968 en France, a fait de l’appareil scolaire le lieu d’une guerilla sur la transmission et le contenu des savoirs ; 2° que, dans la société capitaliste moderne, le couple école / famille a remplacé le couple Église / famille [de la société d’ancien régime] ; 3° que l’appareil informatif apparaît désormais clairement comme un appareil de propagande au service de la reproduction du système d’exploitation et que l’appareil culturel participe à sa manière à cette propagande. Dans la conjoncture théorique et politique d’après 68, où l’appareil scolaire a été secoué par la révolte massive de la jeunesse scolarisée et l’appareil culturel par la critique des intellectuels radicaux, ces trois constats sont très importants. Bizarrement – peut-être parce qu’il ne veut pas se fâcher avec le PCI alors qu’il est déjà mal vu dans le PCF – Althusser ne s’intéresse ici qu’à « ce qui se passe » en France et non, par exemple, en Italie, où le « Mai rampant » vient de commencer à l’automne 69. Mais en bon théoricien il n’oppose pas la bonne idéologie prolétarienne à la mauvaise idéologie bourgeoise, car il ajoute au marxisme orthodoxe deux thèses parfaitement hérétiques. D’abord celle que toute pratique de classe – dont aussi celle du prolétariat – fonctionne sous une idéologie déterminée, en rapport intrinsèque à l’idéologie par définition dominante de la classe dominante. Ensuite la thèse corollaire que les appareils idéologiques sont à la fois fragiles et solides : fragiles, car la production et la diffusion d’idéologie dans toutes les classes ne va pas sans tensions internes dans les appareils ; solides, car la contestation, même généralisée, n’entame pas en profondeur le consensus. Bien sûr, chez Althusser, une telle analyse n’est faite que pour réaffirmer la nécessité, en brisant l’État bourgeois, de penser la mise en place des nouveaux appareils idéologiques de l’État ouvrier. Mais nous pouvons le laisser à son impératif programmatique de prise du pouvoir d’État et mobiliser sa critique de l’idéologie contre l’idéologie de l’existence purement spirituelle des idées. Càd expliquer leur existence matérielle comme reproduction de la domination du capital sur la société, et dans les appareils spécialisés du pouvoir et dans les pratiques de lutte des classes dominées.
- 23 – En effet, les appareils idéologiques spécialisés du pouvoir capitaliste ne pourraient produire nul consensus sur la reproduction du système s’ils n’informaient pas aussi les pratiques de lutte des ouvriers, des femmes, et des racisé-e-s. Ils ne pourraient alors produire qu’un discours de la violence redoublant la violence sans phrases des « bandes armées », discours pesant certes sur les comportements individuels et collectifs mais demeurant extérieur aux individus sociaux définis par leur appartenance de classe, de genre, et de « race ». Ce rapport essentiellement coercitif-répressif du pouvoir capitaliste aux masses dominées fut des années 1920 aux années 1970, le rapport fonctionnant dans les États dits totalitaires, fascistes ou socialistes. (n 30) Pourtant, n’en déplaise à tous les apologistes de la démocratie, la seule forme de domination vraiment totale du capital sur la société est sa dictature démocratique, impliquant le libre consentement des individus assujettis comme travailleurs et citoyens, producteurs ou reproductrices, blancs ou non blancs. Mais ce libre consentement n’est pas seulement produit dans les appareils idéologiques ; il se reproduit dans les luttes contre l’exploitation et la domination capitaliste. Dans ces luttes, les sujets sont militants, en opposition à mais pris dans le discours du pouvoir de classe : ils ont commencé à prendre conscience du conflit existant entre la reproduction du système et la satisfaction de leurs besoins les plus profonds, mais ils ne peuvent encore mener le conflit que dans les formes idéologiques du consensus qui les lie à l’ennemi de classe.
- 24 – Historiquement, l’idéologie du capital a d’abord été celle de la libre concurrence entre les entreprises et nations capitalistes, idéologie occultant le mouvement contradictoire du développement de l’économie, càd le fait que la concurrence produit le monopole qui produit à son tour la concurrence, sous peine d’épuisement de la dynamique du système. C’est seulement après la consolidation de la domination réelle du capital sur la société, à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, que l’idéologie libérale classique de la libre concurrence a été remplacée par celle, keynésienne ou néo-libérale, de la coopération globale, occultant cette fois la dialectique du capitalisme organisé, càd le fait que l’organisation produit la désorganisation qui appelle à son tour une organisation supérieure de l’économie. Ces deux résultats de la critique de l’économie politique ont été bien dégagés après la Seconde Guerre mondiale par tous les théoriciens communistes, d’abord dans les années 1960 par ceux de l’affirmation du prolétariat, comme Mattick, puis, à partir des années 1970, par ceux de la communisation, de Dauvé à Simon. Ce que ni les théoriciens de l’affirmation du prolétariat ni ceux de la communisation n’ont établi, c’est que l’idéologie d’abord économique et politique du capital se développe nécessairement en idéologie totale – càd qu’il n’y a pas une expérience, individuelle ou collective, ni une pratique sociale qui y échappe.
- 25 – Comme l’a montré Debord dans La Société du Spectacle, à l’époque de la domination réelle du capital, l’idéologie est devenue totale. Mais sa définition implicite de la réalité comme somme d’expériences vécues par des individus socialement indéterminés est insoutenable. En effet, Debord ne conçoit pas la vie quotidienne comme simple reproduction du travail salarié (et donc comme à supprimer avec ce qu’elle reproduit) et n’explique pas ce qui nous définit tous et toutes comme individus sociaux (lutte des classes, division de genre, et racisation). Il se met ainsi dans l’incapacité d’élaborer une théorie critique de l’idéologie, comme production du consentement des masses dominées à la reproduction du capitalisme. Dans sa problématique humaniste, comme aliénation achevée du vécu dans un monde de représentations, l’idéologie devient sa propre cause, au lieu d’être l’effet structurel de la reproduction du système d’exploitation avec ses différents appareils idéologiques. En réalité, notre invivable vie quotidienne est produite et façonnée en permanence par l’idéologie du capital. Cela ne signifie pas que tout ce que nous vivons soit inauthentique, seulement que nous n’avons pas de refuge intérieur où nous abriter du cauchemar de l’histoire, vécu comme éternel triomphe des vainqueurs. (n 31)
- 26 – Le cauchemar des vaincus ou l’éternel triomphe des vainqueurs est donc encore un effet structurel de la reproduction du capitalisme avec son idéologie. Et quand cette reproduction redevient problématique, le système ne promet plus rien mais fait de sa réalité catastrophique immédiatement vécue le spectacle angoissant de sa reproduction sans fin. Il faut donc aussi lutter à ce niveau-là, celui des idées et images dominantes qui informent le vécu, en même temps qu’au niveau de la reproduction économique du système. Et puisque la meilleure forme politique de l’exploitation est la démocratie, càd la représentation des intérêts conflictuels de toutes les classes comme moyen de leur unification formelle dans l’intérêt commun du capital, la critique de l’idéologie ne peut être pleinement développée qu’en référence à la démocratie libérale, y compris quand elle devient toujours plus autoritaire, comme c’est le cas depuis sa victoire sur sa rivale socialiste. Le fait qu’il existe encore deux grands États, la Russie et la Chine, qui ne fonctionnent pas de façon politiquement correcte n’invalide pas la thèse que c’est bien la démocratie qui devient toujours plus autoritaire. En effet, c’est la restructuration capitaliste globale de la fin du 20° siècle, menée par le capital financier occidental et poursuivie, après l’implosion du bloc soviétique, comme restructuration sans fin qui a délégitimé toutes les luttes des gens d’en bas et, par là même, vidé de contenu le débat entre les partis dits de gouvernement. Là où ils existent, les partis populistes de gauche peuvent encore avoir une influence limitée dans les luttes, mais ne relégitiment pas pour autant la représentation politique auprès des gens en lutte.
- 27 – J’ai jusqu’ici montré que la reproduction des conditions matérielles et idéologiques de l’exploitation du prolétariat est le processus de la contre-révolution permanente par laquelle la classe capitaliste impose durablement sa domination, càd son hégémonie (n 32), à toutes les classes dominées. En même temps, j’ai montré que les conditions idéologiques de l’exploitation sont elles-mêmes des conditions matérielles, en ce sens qu’elles sont produites et reproduites par des pratiques déterminées, celle de la classe exploiteuse-dominante dans ses appareils idéologiques et celle des prolétaires et autres travailleurs salariés dans leurs luttes, car les masses d’individus en lutte s’expriment alors contre le pouvoir capitaliste mais dans le langage du pouvoir. Et cette analyse théorique de la reproduction du capitalisme avec son idéologie implique deux conséquences politiques. Primo, quand la reproduction de leur système d’exploitation devient toujours plus incompatible avec notre pénible reproduction comme travailleurs, le consensus nous liant à eux s’affaiblit mais ne se défait pas tout de suite, l’État national restant d’abord posé dans les luttes et comme problème et comme solution. Secundo, quand la libre expression démocratique des opinions s’accélère dans le temps dit réel d’Internet, le pouvoir capitaliste en vient à commander jusque dans nos têtes, car ils ont les moyens de nous faire parler autant que de nous faire taire.
La Communisation
- 28 – Il s’agit maintenant de passer de l’analyse de la reproduction contradictoire et conflictuelle du capitalisme à celle de sa non-reproduction, càd de penser la transformation de la crise économique et idéologique du système en sa destruction révolutionnaire. Depuis les quelques luttes de masse qui ont secoué le monde au début des années 2010, nous vivons un moment de marasme des luttes, qui prolifèrent mais sans se radicaliser. De plus, du fait même de la destruction de l’identité ouvrière, elles n’apparaissent plus comme luttes de fractions déterminées du prolétariat et c’est pourquoi nous pouvons les qualifier, sans les dénigrer, d’interclassistes, quelle que soit la part qu’y prennent les travailleurs salariés de la classe moyenne. En effet, c’est désormais seulement dans le maëlstrom des luttes que se définissent aujourd’hui les classes, par des regroupements très éphémères de différents « sujets » collectifs n’ayant aucune existence préalable à leur action commune et pas non plus de projet politique bien défini – ce qui n’est d’ailleurs pas à déplorer, car ça ne pourrait plus être à présent que la renationalisation du capitalisme ! (Le terme sujet est ici encore mis entre guillemets parce que les individus qui se vivent dans la lutte comme sujets, restent en fait des agents de la reproduction du système, tant qu’ils n’en viennent pas à le détruire et, le détruisant, à se supprimer eux-mêmes comme sujets.) De plus, alors même que le rejet massif du capitalisme désigne des cibles bien identifiées (« police partout justice nulle part » ou « no justice no peace ») et que la communauté d’intérêt entre les gens en lutte est proclamée (« black lives matter », « nous sommes tous des enfants d’immigrés », et même « fin de mois, fin du monde, même combat »), la nature du système à détruire n’est jamais déterminée. En fait, le système est rejeté comme oppressif et répressif, mais sans que l’exploitation et la domination soient comprises comme à supprimer. Enfin, malgré les appels incantatoires à la « convergence » des luttes venant de petits groupes activistes, la seule voie qui mène à l’unification effective des luttes, càd leur radicalisation d’abord sur leur propre base particulière, n’est jamais suivie.
- 29 – Cette affirmation de purs sujets contre la pure objectivité du capital, cette confusion générale quant à la nature du système qu’il s’agit de détruire, et cette utopie d’une simple convergence des luttes, manifestent pourtant la gravité de la crise du capitalisme, notamment au niveau de son dispositif de domination, puisque la perspective d’une révolution sociale redevient crédible. Mais au tout début des années 2020, dix ans après la flambée de révoltes qui ont marqué l’entrée en crise du capitalisme restructuré, la lutte des classes a de nouveau été bouleversée au niveau mondial. Non seulement par la pandémie Covid, qui a impacté les luttes autant que l’économie, même si les protestations contre les confinements, les tests obligatoires, et la vaccination forcée n’ont été ni très massives ni très radicales, mais aussi par le retour de l’inflation au centre du système et par la paupérisation accélérée de larges couches du prolétariat. En même temps, la tendance à la militarisation des conflits intercapitalistes qui était déjà apparue dans les années 2010, avec la guerre en Syrie, s’est confirmée, avec la guerre en Ukraine et le génocide commis par l’État israélien à Gaza. (n 34 et 35) Dans ces conditions, des résistances se sont pourtant développées : contre la précarisation et la paupérisation du prolétariat, contre l’aggravation de la répression policière des populations racisées, et même contre les guerres en cours mais surtout dans les États belligérants. En même temps, les dirigeants du système ont ensemble redéfini leur stratégie comme mise en place d’une « sécurité globale», fondée sur la protection des chaînes d’approvisionnement des différentes zones économiques, le renforcement des alliances politico-militaires, et la normalisation idéologique des populations. Les deux premiers objectifs, la protection des chaînes d’approvisionnement et le renforcement des alliances, sont clairement affichés par les autoproclamés penseurs globaux du capital. Par contre, le troisième, la normalisation idéologique des populations, n’est pas trop affiché, car il contredit de manière trop flagrante l’idéologie de la liberté. Cette normalisation s’effectue pourtant par un renforcement constant de la pression vers le bas, au niveau des croyances et conduites individuelles. Désormais, être bon citoyen, ce n’est plus seulement défendre ses intérêts d’ouvrier, de femme, ou d’individu racisé dans les limites des libertés démocratiques. C’est aussi et surtout croire que tout est au mieux dans le meilleur des mondes possibles. Par exemple, croire que la santé administrée par la classe et le pouvoir capitaliste est notre santé à tous et toutes et qu’elle est seulement mal administrée, càd qu’elle manque seulement d’hôpitaux, de médecins, et de personnel soignant. Que l’école ne transmet que des éléments de savoir et non pas, indissociablement, des éléments de savoir et des éléments d’idéologie, comme la volonté de vivre ensemble dans une société pacifiée où l’accès du plus grand nombre à tous les savoirs. Croire que la démocratie réellement existante, la démocratie libérale où le peuple est « souverain » sous le capital financier, c’est la paix, alors que les conflits intercapitalistes sont toujours plus militarisés et d’abord par les États démocratiques. En haut, les capitalistes ne sont plus aussi sûrs qu’avant de pouvoir nous exploiter et dominer toujours. En bas, des masses d’individus exploités et dominés ont (re)commencé à comprendre que le capitalisme peut être détruit. Il faut donc déterminer quels appareils idéologiques sont à présent mis sous tension et comment cette mise sous tension rend l’hégémonie du capital plus instable et précaire.
- 30 – L’appareil politique de la classe capitaliste, (càd, dans les régimes démocratiques, l’ensemble des partis de gouvernement et des syndicats coopérant avec l’État et, dans les régimes dits autoritaires, les petits groupes revendiquant plus de démocratie, dans la mesure où ils sont tolérés), n’est pas encore très exposé, mais l’hégémonie de la classe dominante, càd sa capacité à reproduire le consentement des classes dominées, est déjà en crise au niveau global. Aux États-Unis, la crise se manifeste par la montée en puissance du populisme ultra réactionnaire et nostalgique de la grandeur impériale personnalisé par Trump (n 35). En Europe de l’Ouest, et notamment en France, par celle de partis populistes qui, sans être aussi consensuels, sont aussi réactionnaires dans leur criminalisation des prolétaires migrants et des femmes qui refusent leur assignation à la reproduction. Dans l’espace économique de l’ex-URSS, par un refus minoritaire mais persistant de la guerre que se livrent sur le territoire de l’Ukraine l’OTAN et la Russie, malgré le renforcement de la répression étatique. En Chine, par une désaffection populaire croissante envers l’État-Parti dominant, puisqu’elle semble depuis peu gagner la classe moyenne salariée. (n 36) En Europe occidentale, par une militarisation croissante des appareils idéologiques, notamment des médias et de l’école, étant bien entendu que le discours sur la préparation nécessaire de la guerre à venir contre la Russie n’implique pas nécessairement à terme une prise de pouvoir par l’armée.
- 31 – L’appareil médiatique n’est plus seulement constitué par un ensemble de grands moyens d’information directement contrôlés par le capital privé ou par les États, mais aussi bien par un réseau informatique mondial, Internet, reliant virtuellement tous les individus équipés d’un ordinateur et/ou d’un téléphone portable, càd une masse énorme de gens de toutes les classes dans tous les pays. En ce sens, on peut considérer que la population humaine devient dans sa grande masse le medium du capital, même si, contradictoirement, les dominés continuent à résister au renforcement global de la domination. Et c’est pourquoi j’ai dit plus haut que les dirigeants du système ont désormais les moyens de nous faire parler autant que de nous faire taire. Mais pour le moment, ils ont plus intérêt à nous faire parler, puisqu’aucune révolte de masse n’a encore mis en cause la reproduction du système et le rôle qu’y joue la libre expression sous contrôle d’Internet. En fait, le contrôle des contenus circulant sur le réseau n’implique pas en général une censure directe mais la censure directe intervient parfois, quand les contenus sont poliquement très sensibles. À l’inverse, l’injonction à exprimer son indignation morale sur les réseaux sociaux n’exprime que la résignation face à l’évolution autoritaire du capitalisme, comme l’a compris Roufos. (n 37)
- 32 – L’appareil scolaire, après avoir été repris en mains par la classe dominante durant la restructuration des années 1970 et 1980, et d’abord au niveau de l’enseignement supérieur, semble redevenu un lieu de luttes. Contre des réformes étatiques agravant la privatisation-marchandisation de l’enseignement à laquelle prennent une part active les États autant que les grandes entreprises. Ou même pour reconquérir un espace public d’auto-organisation des mouvements de résistance à la domination capitaliste, ce qui suppose un engagement actif des étudiants dans les mouvements. Toutes ces luttes expriment le sentiment qu’il y a un problème avec l’école mais ne mettent pas en cause l’appareil scolaire comme appareil idéologique du capital. En fait, l’idée que l’école n’existe que pour reproduire les conditions de l’exploitation et de la domination reste étrangère à la masse des jeunes scolarisés ; et là encore, la production idéologique du consentement reste efficace, même quand le consentement s’affaiblit. De leur côté, les enseignants sont aujourd’hui moins critiques de leur propre rôle dans la reproduction des idées dominantes qu’après 1968, alors que la contestation gagnait toutes les institutions. Et les sociologues ne soupçonnent même plus l’objectivité affichée de leurs analyses d’occulter leur fonction réelle d’informateurs intelligents du pouvoir. Ainsi, l’idée qu’on pourrait améliorer sa situation personnelle par l’acquisition de savoirs permettant d’accéder à des emplois bien payés semble résister au démenti massif des faits.
- 33 – L’appareil sanitaire n’est bien sûr plus sous tension comme lors de l’état d’urgence Covid. Mais le biopouvoir capitaliste, qui intègre de plus en plus la recherche scientifique en biologie, l’ensemble des industries et services fournisseurs de produits ou de soins médicaux, et les autorités sanitaires nationales sous l’autorité globale de l’OMS, ne se soucie pas plus aujourd’hui que pendant l’état d’urgence de ce que nous pouvons nous, en bas, considérer comme notre santé. Et ceci non seulement parce que le biopouvoir réduit la santé humaine à la capacité de travail des masses de travailleurs salariés ou salariables qui constituent la population active mondiale mais aussi parce qu’il suppose que nous ne savons rien de ce qui se passe dans nos corps vivants. (n 38) Après la levée de l’état d’urgence, le biopouvoir n’a pas décidé d’interdire la mise sur le marché de médicaments ou vaccins à la fois inefficaces et dangereux mais très rentables, puisque les surprofits des multinationales qui les produisent sont garantis par les États jouissant encore du crédit du capital financier. Enfin, certaines questions à la fois théoriques et pratiques (du type qu’est-ce qu’un bon état de santé ? qu’appelle-t-on soigner ? qu’appelle-t-on guérir ?) ne peuvent même pas être posées dans le cadre de la santé administrée par le capital. Rien n’empêche donc a priori qu’une autre crise dite sanitaire survienne dans un avenir plus ou moins proche, qui soit aussi calamiteusement gérée que celle causée par la Covid.
- 34 – Bien sûr, les différents appareils idéologiques ne fonctionnent pas de la même façon et leurs dysfonctionnements ne sont pas également sensibles à la critique des luttes. Parce que l’appareil politique est historiquement le premier construit dans les États bourgeois modernes et parce que sa construction est historiquement liée au développement de l’appareil médiatique, ces deux appareils, censés faire entendre au noyau dur de l’État la voix du peuple, sont a priori plus sensible à cette critique que les appareils réputés politiquement neutres, comme l’école ou la santé publique. Mais à partir de 1945, l’extension de l’enseignement gratuit obligatoire et la création d’un système étatique de soins de santé à faible coût pour les gens soignés ont beaucoup renforcé le consensus ! Dans les conditions actuelles des luttes contre le capital (confusion générale dans les têtes), la détermination du terrain et du moment de la rupture communisatrice, de toute façon difficile, devient donc impossible. Comme prolétaires et communistes, nous pouvons certes prévoir intuitivement que la rupture sera liée à une aggravation brutale de la crise de reproduction économique et idéologique du système, càd à une aggravation brutale de toutes nos conditions de survie. Mais cette intuition abstraite ne nous dit rien sur la conjonction singulière de facteurs qui nous conduira à créer une situation qui rende impossible toute contre-révolution capitaliste.
- 35 – Il s’agit donc de préciser comment nous pourrions sortir de l’actuel marasme des luttes. Il faut d’abord le préciser contre le volontarisme activiste, qui pose le marasme des luttes comme accidentel et s’imagine pouvoir faire passer les prolétaires de la défensive à l’offensive par la magie de sa parole enflammée. En réalité, l’actuel marasme des luttes est enraciné dans les limites de toutes les luttes du cycle de la globalisation, depuis celles contre la restructuration des années 1970 et 1980 ; et la rupture communisatrice ne peut se produire que dans les luttes défensives quotidiennes contre les attaques du capital sur toutes nos conditions d’existence. Si donc nous partons aujourd’hui de « très bas », càd d’une forme de conscience de classe où le capital n’est même plus massivement perçu comme l’exploiteur, nous devons faire avec ce « très bas », même si nous faisons contre. Dans chaque lutte qui s’organise à la base, les prolétaires peuvent comprendre concrètement ce qu’est l’exploitation – pourquoi et comment ses contraintes se concentrent à tel moment dans telle industrie ou telle entreprise, pourquoi et comment l’aggravation continue de l’exploitation implique le renforcement de la domination des hommes sur les femmes ou le renforcement de la criminalisation des prolétaires parias affluant du monde sous-développé. Déterminer en quoi peut consister la rupture n’est donc pas une affaire de théoriciens professionnels, mais celle même des gens en lutte dans la mesure où ils pensent ce qu’ils font quand ils entrent en lutte.
- 36 – Mais il faut aussi préciser les conditions d’une sortie du marasme des luttes contre le théoricisme d’origine hégélienne, qui consiste à faire de la contradiction logique entre prolétariat et capital la dynamique même de la révolution. Dans la mesure où la contradiction prolétariat / capital n’existe, comme le dit TC, que dans les luttes, elle n’y est pas active comme contradiction logique mais comme contradiction politique, càd comme contradiction effectivement construite – ou non – par des fractions en voie de radicalisation du prolétariat. Bien sûr, la contradiction politique à construire ne peut être en toute rigueur pensée que sur la base théorique de la contradiction logique du développement capitaliste, mais il n’y pas de garantie logique à la suppression révolutionnaire des rapports sociaux capitalistes. Nous pouvons certes concevoir, sur la base même du cycle de luttes actuel, une révolution qui refonde la vie sociale humaine en supprimant définitivement toute forme d’exploitation et de domination, mais le cours des luttes peut toujours décevoir nos attentes. Il ne suffit donc pas d’admettre que nous nous sommes souvent trompés et que nous pouvons encore nous tromper cette fois-ci ; il nous faut aussi comprendre que ce sont les luttes actuelles, avec tous leurs tours et détours, et non pas seulement la théorie déjà faite, qui nous montre le chemin.
- 37 – Ayant défini la rupture communisatrice comme rupture avec la simple défense de nos conditions de reproduction dans la société capitaliste et posé comme critère de cette rupture la saisie massive, pour survivre et continuer à lutter, de produits de consommation et de moyens de production, nous pourrions déjà discuter de certains problèmes de la communisation en marche. Par exemple, nous pourrions nous demander comment peut s’effectuer l’absorption des couches prolétarisées de la classe moyenne salariée dans le mouvement communisateur constitué autour des fractions révolutionnaires du prolétariat. Ou comment peut s’effectuer la communisation du travail de la terre qui supprimerait, avec la division entre villes et campagnes, l’échange marchand entre les deux zones. Ou comment éviter que les sous-prolétaires des bidonvilles soient mobilisés contre la révolution par les sergents recruteurs de la classe capitaliste. Mais comme la communisation n’est pas encore à l’ordre du jour, il est plus utile de discuter de la façon dont nous pourrions commencer à sortir du marasme des luttes. Et comme nous manquons encore de luttes qui annoncent une telle sortie, je ne donnerai que de brèves indications générales, sur la base des luttes récentes.
- 38 – Au niveau théorique le plus général, il faudra d’abord cesser de penser comme séparées économie et idéologie, exploitation et domination. D’une part, il serait aberrant de supposer que le développement capitaliste pourrait atteindre un moment où l’accumulation du capital serait automatiquement bloquée, pour des causes écologiques (effondrement de l’écosytème terrestre) ou économiques (automatisation et informatisation du travail) ; ce serait en fait réduire la contradiction historiquement déterminée qu’est la reproduction du rapport d’exploitation à un simple passage indéterminé à une fictive limite absolue. D’autre part, il serait non moins aberrant de supposer que la crise de l’idéologie libérale-sécuritaire du capitalisme globalisé soit a priori insurmontable par une recomposition du dispositif de domination adéquate à la restructuration de l’exploitation non encore commencée mais déjà nécessaire à la reproduction de l’économie. Autrement dit, tant que nous ne l’aurons pas détruit, le capitalisme a encore un avenir, et nous, dedans, aucun. Certes nous voulons d’abord tous et toutes pouvoir satisfaire nos besoins de base. Il n’y a pourtant pas de limite objectivement déterminable à partir de laquelle nous n’aurions vraiment plus rien à perdre et serions donc automatiquement amenés à détruire le système.
- 39 – Au niveau de la critique du réformisme actuel, il faudra cesser de confondre l’urgence réelle de détruire le système d’exploitation avec l’urgence proclamée de réaliser le programme démocrate radical de développement écologiquement et socialement soutenable du capitalisme. Ce programme peut être politiquement plus influent en Europe de l’Ouest qu’en Amérique du Nord, il n’en reste pas moins l’horizon de toutes nos luttes, dans la mesure où elles ne construisent pas encore nos appartenances de classe, de genre, et de « race » comme contraintes extériorisées dans la reproduction de la société capitaliste. Il nous faudra donc comprendre, d’abord dans nos luttes particulières, qu’un mouvement effectivement révolutionnaire ne peut se former que dans et par la fusion effective de toutes les luttes contre tout ce qui nous définit comme identifiés, càd comme sujets du système.
- 40 – Au niveau de nos luttes quotidiennes, il nous faudra sans doute réapprendre à commencer une grève, sans nous laisser impressionner par l’encadrement syndical, et à la mener jusqu’au bout contre la putassière opinion publique. Malgré les différences au niveau de la composition de la classe ouvrière comme au niveau des taux de syndicalisation, le retour massif à la pratique des grèves sauvages s’impose donc aux États-Unis comme en Europe. (Dans la Chine ouverte aux investissements du capital globalisé d’après Mao, les grèves ont toujours été de fait sauvages, puisqu’il n’existe pas de syndicats ouvriers autonomes ; mais si la formation de tels syndicats était autorisée, ce serait sur la base d’une franche collaboration entre gouvernants, entrepreneurs, et dirigeants syndicaux, sous la direction des premiers.)
- 41 – Il nous faudra aussi réapprendre à ne pas opposer le refus du travail aux luttes pour le salaire et l’emploi. Càd, d’une part, comprendre que le refus du travail naît dans toutes les entreprises et dans tous les rapports de travail où des prolétaires produisent ou font circuler la maudite survaleur, même quand le travail employé n’est pas formellement salarié (comme dans le travail de livraison commandé par des plate-formes Internet). Et d’autre part, comprendre que la fort sympathique volonté des jeunes non encore ou à peine intégrés au marché du travail de ne plus bosser du tout ne suffit pas à supprimer la séparation entre ceux et celles qui, déjà bien usés, ne veulent pas mourir au travail et ceux et celles qui, encore presque indemnes, ne veulent pas bosser jusqu’à ce que mort s’ensuive.
- 42 – Enfin, il nous faudra dans nos débats cesser d’exclure du champ théorique certaines luttes inédites, sous prétexte qu’elles ne s’intègrent pas dans les schémas existants de la communisation, notamment celles que des masses de gens, donc aussi de prolétaires, peuvent mener sur le front sanitaire, dès lors que leur apparaît le très grand écart entre la volonté proclamée de la classe capitaliste de nous protéger de toutes sortes de maladies et la manière dont elle nous traite effectivement, au quotidien comme dans les moments de crise, dans nos corps vivants. (n 39)
- 43 — Mais d’autres luttes également inédites pourraient venir perturber le train-train des communistes révolutionnaires : luttes à déterminations multiples et donc bousculant toutes les séparations entre les différents processus de reproduction de la société capitaliste. Luttes que nous pouvons pas même imaginer et qui pourtant s’annoncent dans le sentiment diffus que ça ne peut plus durer, encore mêlé au désir que ça dure, puisque la maudite vie quotidienne qui constitue l’envers du travail salarié est la seule que nous aurons jamais, tant qu’ils pourront nous exploiter et dominer.
Conclusion
Après les explications qui précèdent, la conclusion peut être laconique. 1) Nous ne pouvons plus désormais penser la communisation de la vie sociale humaine sans penser dans un même mouvement exploitation et domination capitaliste. 2) Ce n’est pas seulement la théorie déjà faite sur la base des luttes passées qui nous permet de comprendre où nous allons, embarqués avec le capital, mais aussi bien les luttes les plus actuelles, à nouveau productives de théorie. 3) La révolution, se produira comme nécessaire, dans et contre son idéologisation comme simple devoir-être ; mais si elle ne se produit pas au terme de l’actuel cycle de la globalisation de l’exploitation, il nous faudra reprendre à la base toutes nos théories de la révolution.
FD
hiver 2024-2025
Notes
1) Pour éviter toute ambiguïté, je désignerai désormais le groupe Théorie Communiste par ses initiales, TC, réservant le terme de théorie communiste à la théorie de la révolution produite depuis Marx et Bakounine et celui de théorie de la communisation à la théorie communiste du cycle de la globalisation.
2) À l’époque de l’affirmation du prolétariat, l’identité ouvrière fut, dans l’autoprésupposition du processus de production capitaliste, la confirmation d’une existence relativement autonome ou « pour soi » de la classe du travail. Voir ma présentation de l’anthologie Rupture dans la théorie de la révolution (Senonevero 2001), « La production de la rupture ».
3) La connexion de la valorisation du capital et de la reproduction du travail sur la base de l’État-nation appartenait à l’époque de l’affirmation du prolétariat comme classe de la libération du travail. La déconnexion résulte de la restructuration qui a supprimé toutes les limites existantes à l’exploitation.
4) Voir mon texte publié sur dndf au printemps 2020, Conjoncture épidémique, où il est en fait bien plus question de la destruction tendancielle de notre écosystème par le capital que de la conjoncture très spéciale créée par la Covid.
5) Sur la Covid comme forme d’apparition de la biopolitique du capital, càd de sa politique du travail et de la population dans sa sinistre réalité sécuritaire, étrangère à la santé réelle des travailleurs, voir mon texte Bordel in progress, dndf, février 2023. Mais les luttes survenues après la déclaration de l’état d’urgence Covid ne se limitent évidemment pas à celles qui ont mis en cause les contraintes dites sanitaires, des confinements à la vaccination forcée de la moitié de la population mondiale en passant par les tests obligatoires.
6) Je fais ici allusion, d’une part, à des groupes du type Échanges et Mouvement, qui ont fait un utile travail d’analyse descriptive des luttes dans le monde et, d’autre part, à des analyses purement spéculatives et d’inspiration camatienne, comme celle d’abord publiée en décembre 2020 sur Ill Will sous le titre We Writhe We Do Not Become et traduite sur dndf sous le titre, Nous ne devenons pas, nous vrillons.
7) Voir le livre d’Althusser Sur la reproduction, publié en 1995 mais écrit en 1969-1970, càd au moment où la classe capitaliste commence à peine à organiser sa contre-offensive face à l’assaut prolétarien de la fin des années 1960. Il y montre que le consentement du prolétariat et de toutes les autres classes dominées à la domination du capital n’est pas spontané mais produit dans et par des appareils idéologiques, dont il faut analyser la structure et la transformation.
8) Dans sa Critique de l’économie politique, Marx montre dans le même mouvement que les catégories de la science économique ont une objectivité, càd correspondent à des déterminations réelles de la vie sociale sous le capital, et que cette science, impuissante à produire le concept de survaleur, ne peut que devenir idéologie, càd méconnaissance de son objet, à partir du moment où le mode de production capitaliste s’est constitué en mode de production mondialement dominant.
9) Voir Étatisme et Anarchie (1873), où Bakounine polémique habilement contre Marx, en mettant le doigt là où ça fait mal : l’érection du prolétariat en classe dominante, donc, dans la révolution programmée par l’affirmation du prolétariat, la non-abolition immédiate des classes et de l’État.
10) Voir Debord, La Société du spectacle, 1967, notamment le chapitre central sur le prolétariat, défini, dans la thèse 114 comme « irréductiblement existant dans l’aliénation intensifiée du capitalisme moderne ».
11) Sous le capital, la production est identique à l’exploitation. mais selon qu’on utilise le premier ou le second terme, on met l’accent sur le moyen, la production de marchandises, ou sur le but, la production de survaleur.
12) Je ne suis pas ici Althusser qui, en bon léniniste, pose la nécessité d’une saisie de l’État bourgeois, en principe pour le briser, et veut à toute force faire entrer les appareils idéologiques dans l’appareil coercitif-répressif d’État, ce qui le met en contradiction avec sa propre distinction entre fonction répressive de l’appareil d’État et fonction idéologique des appareils.
13) De sa critique des philosophes à sa critique des économistes bourgeois, Marx a conçu l’idéologie comme forme de conscience sociale propre à la société capitaliste, mais n’a pas analysé la production des idées nécessaires à sa reproduction. C’est par contre ce qu’a fait Althusser dans son livre Sur la reproduction, même s’il l’a fait encore dans les limites du programme de l’affirmation du prolétariat.
14) Qu’ils touchent ou non un sursalaire, les travailleurs improductifs de survaleur de la classe moyenne sont moins précaires que les prolétaires, car le travail en trop est toujours d’abord du côté du prolétariat. Sur ces deux questions de travail productif et de sursalaire, voir la polémique récente entre Hic Salta, Temps Libre, et TC.
15) La technologie n’est pas seulement le système des techniques employées dans la production, c’est aussi et surtout un discours indirectement apologétique du capitalisme dans la mesure où il occulte la détermination essentielle de son développement, la valorisation continue du capital.
16) Dans la restructuration apparemment sans fin de l’exploitation capitaliste le travail salarié apparaît de plus en plus comme une forme d’esclavage, car il est toujours plus réellement contraint par la paupérisation et la précarisation croissante du prolétariat conjointement organisées par le capital et l’État.
17) C’est l’historien marxiste Hobsbawm qui a distingué un long 19° siècle, de 1789 à 1914, du court 20° siècle, de 1914 à 1991.
18) Le schéma opposant la classe pour soi à la classe en soi a été exposé par Marx en 1847 dans Misère de la philosophie.
19) En fait, l’ouvrier fordiste échange un pouvoir d’achat accru contre une exploitation intensifiée, échange qui ne représente pas un « partage des gains de productivité ». comme l’ont soutenu les keynésiens de gauche.
20) Voir Marcuse, L’Homme unidimensionnel (version anglaise 1954), Debord, La Société du spectacle (1967), Mattick, Marx et Keynes (traduction française 1972) et Crises et Théories des crises (1976).
21) Le concept d’économie mixte a été élaboré par Mattick dans les années 1960 pour analyser la structure spécifique de l’économie occidentale face à l’économie presque totalement étatisée du bloc oriental.
22) Voir Bologna, La Tribu des taupes, où la révolte italienne de 1977 est analysée comme naissance d’un nouveau mouvement révolutionnaire, qui n’est plus spécifiquement ouvrier mais reste autonome face au capital.
23) Parmi ces intellectuels, Foucault s’intéresse d’abord aux luttes des enfermés et déviants, mais n’est pas indifférent à celles des travailleurs libres dits « normaux », car ces deux types de luttes ne sont pas encore séparés.
24) En 1986, TC a critiqué et rejeté cette notion d’auto-abolition du prolétariat, qui faisait de la classe révolutionnaire le sujet-objet de la révolution n’opérant jamais que sur lui-même.
25) La survie monnayée par le salaire calculé en termes réels peut être toujours augmentée, comme c’était le cas à l’époque fordiste, ou toujours diminuée, comme c’est le cas maintenant, nous perdons toujours notre vie à la gagner.
26) Il y a donc décapitalisation de la production des produits et services nécessaires à la vie sociale humaine.
27) Je laisse de côté sa définition de la philosophie marxiste comme arme de la révolution prolétarienne socialiste. Marx n’a pas, comme Hegel, élaboré une philosophie de l’histoire ayant pour fin la révolution bourgeoise, mais pensé le mouvement réel contradictoire du mode de production et de la société capitaliste.
28) Marx, Préface à sa Contribution à la critique de l’économie politique de 1859, texte aussi mécompris que souvent cité par les défenseurs du programme de l’affirmation du prolétariat.
29) Dans sa « Note sur les AIE » (Sur la reproduction, 2° édition PUF 2011, p 251), Althusser mentionne toutefois un appareil qu’il nomme « médical » : il y a donc bien pour lui un problème dans l’administration de la santé par le capital, mais il ne s’explique pas sur sa nature.
30) L’URSS sous Staline et la Chine sous Mao étaient les deux grandes puissances du socialisme réellement existant, càd du bloc capitaliste d’État. Mais ni Staline ni Mao n’ont jamais confondu la construction programmée du socialisme avec le développement d’une société communiste.
31) C’est Joyce qui, dans son roman Ulysse, a défini l’histoire comme un cauchemar dont il tentait de s’éveiller. Et c’est Benjamin qui, dans ses Thèses sur le concept d’histoire, l’a présentée comme éternel triomphe des vainqueurs.
32) Concept élaboré par Gramsci et repris par Althusser, l’hégémonie désigne non pas la simple coercition étatique, mais la domination effective, à la fois conflictuelle et consensuelle, de la classe capitaliste sur la société.
33) C’est bien l’armée russe qui a envahi l’Ukraine en février 2022 ; mais c’est la pénétration continue du capital occidental dans l’espace économique de l’ex-URSS qui a conduit Poutine à décider l’invasion de l’Ukraine.
34) De même, c’est bien l’attaque du Hamas en octobre 2023 qui a déclenché le massacre de la population de Gaza, mais c’est la politique de colonisation continue menée par Israël qui a d’abord porté le Hamas au pouvoir à Gaza.
35) Comme le dit Endnotes, Trump peut seulement exacerber les conflits sans produire une véritable hégémonie ; mais alors que nulle fraction de la classe capitaliste ne peut plus dans le moment historique actuel produire d’hégémonie durable, Trump peut encore brièvement unifier des aspirations populaires divergentes, notamment celles des prolétaires menacés dans leur survie immédiate et celles des travailleurs salariés de la classe moyenne menacés dans leur ascension sociale.
36) À l’automne 2022, c’est la fuite massive vers l’intérieur des ouvriers de Foxconn, enfermés dans leur immense usine sous prétexte « sanitaire », qui a fait descendre dans les rues des masses de gens des classes moyennes, réclamant plus de démocratie et non plus de salaire.
37) Voir son article On being silent (publié fin septembre 2024) sur notre incapacité à faire cesser le massacre à Gaza et sur la nécessité de construire une force collective capable d’opposer une résistance effective à la terreur capitaliste.
38) En fait, tout individu ayant depuis longtemps affaire à la médecine peut savoir que les médicaments prescrits produisent aussi des effets nocifs sur l’organisme humain, effets toujours sous-étudiés.
39) Ce n’est pas la santé des travailleurs qui importe au pouvoir capitaliste, qui a toujours ou presque plus de surnuméraires qu’il lui en faut. C’est la croyance des travailleurs à la mission sanitaire du pouvoir.
N’est-ce point là à une nouvelle révision (de “révisionnisme”) de la théorie selon TC à laquelle nous convie modestement et convivialement François Danel ?
Les Simoniens de Roland ont négligé la puissance de la domination du capital en tant qu’idéologie, qui serait un système d’idées dominantes (ie “de” la classe dominante) produites par des “appareils” dont le principal serait l’Etat, pour ainsi dire envahir tous les domaines de la vie économique, sociale culturelle et sexuelle dans la vie quotidienne.
Personnellement je comprends le capitalisme, cad l’économie politique qui n’est pas réductible à une “science bourgoise”, comme produisant de manière immanente et adéquate le système d’idées qui accompagnent son fonctionnement matériel. Son idéologie est en quelque sorte autoproduite dans le cours quotidien des relations sociales nécessaires à sa production et à sa reproduction, à commencer par le travail et tous les échanges humains sur le modèle d’un échange de valeurs quantitatives et qualitatives.
Pour exagérer cette pensée il n’y a pas besoin d’appareils en tant qu’organismes de propagande, les appareils sont intégrés au fonctionnement intime de l’homo capitalicus. Internet et les réseaux sociaux emmènent le processus à la perfection de l’apparence de liberté individuelle d’expression et de choix dans le sens d’un perfectionnement de l’individualité/ individualisme du et pour le capital.
Dit autrement, même sans ces appareils, au sens d’Althusser, la tendance serait à leur (ré)invention/adaptation permanente, c’est cela l’emprise idéologique du capitalisme comme système. Il en résulte que tu peux combattre ces appareils sans détruire l’idéologie même, c’est un peu comme les Églises et la religion.
Bref, l’idéologie, la domination mentale et spirituelle, c’est la vie quotidienne, et je ne vois pas ce qui aurait manqué à TC (ou ce qu’aurait manqué TC) pour la qualifier et la mettre à sa juste place relativement à l’exploitation comme versant matériel de cette domination, les deux faces d’une même monnaie.
Une autre question sera la pertinence de l’intervention théorique comme arme contre-idéologique, cad ni plus ni moins que la question du parti révolutionnaire, ou de l’organisation, quand on est confronté à si peu de capacité autonome du prolétariat, par la nature de. ses luttes, à poser la simple question de son auto-abolition comme double du capital. Excusez du peu !
Le passant désappareillé représente de manière typique l’une des réactions auxquelles je m’attendais : le rejet de mon intervention théorique, sans examen des arguments, au seul motif qu’elle n’est pas orthodoxe.
Car c’est dit, je suis un « révisionniste de la théorie selon TC ». Or une telle affirmation suppose qu’elle serait une doctrine incritiquable. En réalité, la théorie produite par TC n’est pas une doctrine, mais une méthode plutôt efficace pour comprendre la réalité sociale capitaliste comme totalité à détruire, ce qui n’implique nullement que la méthode soit incritiquable.
Ensuite, la réduction du capitalisme à l’économie et de l’idéologie à une simple forme immanente adéquate à la reproduction de l’économie se relie certes à toute une tradition dans la théorie qui se réclame de Marx. Mais se réclamant aussi de Marx, il existe une autre tradition qui analyse la production idéologique du consentement à la reproduction du système d’exploitation à travers des appareils qui ne sont pas de simples organes de propagande. En effet, la propagande, en tant que simple matraquage d’images et/ou d’idées, reste largement extérieure aux individus exploiteurs ou exploités, dominants ou dominés qui sont les agents de la reproduction du système. En réalité, la production idéologique du consentement, c’est la construction même de la réalité vécue et perçue par ces individus, à travers des formes d’objectivité et de subjectivité calquées sur la réification du processus de production capitaliste, où les « choses », càd les rapports sociaux existants, apparaissent comme des personnes et les personnes comme des choses. Du langage dit courant, qui confond le réel et l’empirique, au point de vue de l’individu isolé, qui pose la société comme simple agrégat d’individus, en passant par les discours de pouvoir fondés sur des savoirs réels mais parcellaires et par là même illusoires, tout le système capitaliste fonctionne ainsi à l’idéologie. Cette puissance matérielle qui façonne les « consciences » individuelles efface en se produisant le travail qu’elle effectue dans ces « consciences ». Ne subsiste alors plus que l’évidence du « c’est ainsi » (la vie n’est vraiment pas drôle, mais ça pourrait toujours être pire), parce qu’on a oublié que les appareils produisant l’évidence ont été historiquement construits et sont plus ou moins reconstruits dans les crises de reproduction du système.
(Soit dit en passant, je n’ai pas réduit l’économie politique à une science bourgeoise, mais repris au contraire l’argumentation de Marx pour qui les catégories de cette science, au moins dans sa forme classique, ont une objectivité, alors même que ladite science, faute d’avoir produit le concept de survaleur ne parvient pas à saisir l’essence de la production capitaliste.
(De même, je n’ai absolument pas dit qu’on pouvait détruire l’idéologie dans le cadre du système capitaliste mais au contraire que la rupture communisatrice, partant du besoin de satisfaire immédiatement nos besoins les plus immédiats, implique en tant que telle une mise en cause radicale du consensus qui nous lie encore, malgré nous, à la classe capitaliste.)
Enfin, pour croire encore que se pose une question comme celle de l’intervention du parti révolutionnaire pour suppléer à l’incapacité du prolétariat à s’auto-abolir, il faut n’avoir rien compris à la critique faite par TC de l’affirmation du prolétariat et de ses survivances actuelles.
FD
Je passe mon tour. Ce que je préfère chez FD c’est son esprit de sérieux à angles obtus.
Avec “révisionniste”, je pensais moi plaisanter… Je ne suis pas particulièrement técéiste, et l’hypothèse de la communisation me semble toujours de faible probabilité, même si j’en reconnais le caractère logique en termes de déduction : comment se présente la perspective d’une révolution d’anéantissement du capitalisme. Au-delà de ce saut, le fameux inconnu me laisse perplexe rapporté à tous les récits utopiques sans exception.
Concernant l’idéologie et la vie quotidienne, il y a des textes relativement récents de RS que je trouve pertinents et de grande valeur dialectique confrontés à la présente critique de la séparation exploitation/domination, qui malgré ses méandres complexes, reste pour moi plutôt mécanique et très “théorique” dans le mauvais sens du terme.
Bref, je ne vois pas l’intérêt de cette intervention
Sans nulle ironie, je remercie mon premier contradicteur de sa mise au point. En parlant à propos à propos de ma critique de la séparation exploitation / domination de « révision » de la théorie de TC, il plaisantait, mais disant maintenant qu’il ne voit pas l’intérêt de cette intervention, il ne plaisante plus. J’en prends note et ne vais pas chercher à le convaincre qu’il a tort.
Mais il se trouve que je suis, moi, toujours très sérieux et quand je m’engage dans un nouveau travail théorique et quand je cherche à le publier pour qu’il soit lu et critiqué et que j’attends le même esprit de sérieux de mes contradicteurs. J’invite par conséquent les autres intervenants sur dndf qui ne verraient pas l’intérêt de ma critique à commencer par le dire, en s’expliquant un peu.
FD
Nous serons d’accord au moins sur une chose, nous ne voyons pas les choses de la même façon, d’une façon générale sur le plan du travail intellectuel dit ou prétendu “sérieux”. C’est aussi un fait que des gens pas forcément très éloignés en idées ou idéaux, ne peuvent pas se supporter. Ça me fait la même chose à chaque texte de FD, qui a sûrement raison de se prendre très au sérieux, comme d’autres pas du tout.
Du fond de la chambre d’hôpital où j’attends de passer un IRM cérébral, je ne serais pas surpris d’apprendre que j’ai une case en moins de compétences dans ce débat, ou en plus, d’incompétence en théorie de la communisation.
À chacun, de chacun, son moment présent qui devient capital, ou pas
Disons que ça