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Réponse de Temps Libre à Astarian et Ferro – Première partie

Nous publions ici la première partie de la réponse de la revue Temps Libre aux critiques qu’en ont fait Astarian et Ferro.
Le texte source, sur le site de Temps Libre

Astarian, Ferro et critiques improductives :

Sur quelques objections lancées à Temps Libre n. 2

Paru à l’hiver 2021, le second numéro de la revue Temps Libre consacrait une sous-section à la critique de la théorie des classes développée par Astarian et Ferro. Dans une réponse assez substantielle publiée en septembre de la même année, les deux auteurs combinent une défense de leur propre théorie avec des critiques de l’ensemble de notre revue. Bien qu’ils nous reconnaissent le « mérite d’avoir approfondi l’analyse des différentes activités qu’exerce la classe moyenne salariés (sic) pour justifier son sursalaire[1] » – ce qui constitue en soi une critique importante du concept d’encadrement sur lequel se construit toute leur théorie de la classe moyenne –, ils s’efforcent de montrer l’inintérêt de notre contribution. Si certaines de leurs remarques commandent des précisions fécondes, une bonne partie d’entre elles repose sur une lecture tronquée qui nous forcera, malheureusement pour le lectorat attentif, à répéter parfois presque tel quel des arguments déjà présents dans notre revue.

Par ailleurs, il est important de comprendre que les deux auteurs rejettent l’ensemble de notre théorie du travail productif en tant qu’elle fait abstraction de celle exposée par Astarian dans son livre L’Abolition de la valeur paru en 2017. Au lieu d’argumenter frontalement avec notre théorie, ils se contentent de pointer des problèmes généraux relatifs à la question du travail productif en indiquant que les réponses se trouvent dans le livre d’Astarian; condamnant ainsi a priori toutes les théories ne l’ayant pas sagement recopié. Précisons d’emblée une chose : si nous avons consacré une partie de notre dernier numéro à la critique du concept de classe moyenne salariée que développent Astarian et Ferro, c’est parce qu’il représente à nos yeux une contribution véritablement nouvelle et fertile, à même de faire progresser la théorie communiste des classes. Or, c’est en vertu du même raisonnement que nous avons fait le choix de ne pas aborder la contribution d’Astarian au problème du travail productif. Nous considérons en effet impertinent de discuter des contributions desquelles nous jugeons n’avoir rien à retirer. Celle d’Astarian se range dans cette catégorie. Une telle décision était d’autant plus justifiée que la notion de travail productif joue un rôle absolument insignifiant au sein de leur théorie des classes, pour ne pas dire nul. Mais comme nos critiques jugent principalement de la justesse de notre théorie du travail productif à l’aune de l’attention portée à la leur, nous nous efforcerons d’aborder cette dernière de manière exhaustive. Si procéder ainsi nous force à étendre le terrain du débat et rend impossible une réponse succincte, cela nous offre néanmoins l’opportunité d’aller au fond des choses et de préciser les désaccords qui séparent nos positions respectives.

Notre réponse se décomposera donc en deux parties relativement autonomes. Dans la première (section 1), nous répondrons de manière détaillée aux reproches d’Astarian et de Ferro concernant notre concept de travail productif, ce qui ne pourra manquer d’apparaître à plus d’un·e comme un débat quelque peu scolastique. Pourtant, cette réponse n’en est pas moins importante en ce qu’elle constitue, à notre connaissance, la première critique approfondie de la contribution d’Astarian qu’on retrouve dans L’Abolition de la valeur et qui est présentée comme le nec plus ultra de la théorie de la valeur du courant de la communisation. La critique de son concept de travail productif nous mènera naturellement à mettre en évidence les graves problèmes qui plombent à la fois sa théorie de la valeur et celle du travail productif. Cette partie démontrera une fois de plus la nécessité de lier le concept de prolétariat à un concept de travail productif rigoureux. Dans la seconde, nous répondrons aux objections dont l’objet excède le thème du travail productif. Il sera entre autres question du problème de la classe moyenne, de l’exploitation, du genre (section 2) ainsi que de théorie de la révolution, notamment dans ses rapports à l’insurrection (section 3).

Première partie

  1. Travail productif, plus-value et prolétariat

Le problème du travail productif chez Temps Libre

Selon Astarian et Ferro, utiliser comme nous le faisons le critère du travail productif pour définir le prolétariat « pose plus de problèmes qu’il n’en résout », et ce, d’autant plus que nous n’aurions aucune définition « claire » et « probante » du travail productif. Nous tenterons donc, d’abord, de faire la lumière sur les supposés problèmes détectés par Astarian et Ferro pour ensuite nous concentrer sur la « solution » d’Astarian au problème du travail productif.

La première erreur que signalent nos critiques reposerait sur le fait qu’à l’instar de « la plupart des marxistes », nous affirmons que travail productif de plus-value = travail rapportant un profit au capitaliste. Si par là Astarian et Ferro veulent simplement dire que, pour nous, le travail productif de plus-value rapporte un profit au capitaliste qui l’emploie, alors nous n’y voyons aucun problème. Mais il est tout bonnement ridicule d’affirmer que selon nous « travail productif de plus-value » et « travail rapportant un profit au capitaliste » sont une seule et même chose, alors que nous montrons clairement que certains travaux rapportent un profit au capital qui l’emploie tout en ne produisant ni plus-value, ni valeur, c’est-à-dire que nous montrons qu’il existe un mode d’appropriation du profit spécifique au capital commercial, et qu’il s’oppose à celui du capital productif[2]. En fait, nous montrons précisément que, dans l’hypothèse où un capital commercial n’effectue que des fonctions commerciales (achats et ventes), celui-ci est improductif tout en touchant le taux de profit moyen. Et pourquoi? Parce qu’il réalise la plus-value contenue au sein du capital-marchandise du capital productif : en achetant le capital-marchandise de ce dernier et par là, en accélérant la rotation de son capital, le capital commercial permet au capital productif de fonctionner à nouveau comme tel et c’est ce « service » (qu’il rend par l’intermédiaire de ses salarié·e·s) qui lui permet de toucher le profit moyen[3]. Et s’il arrive que du capital commercial soit productif, c’est uniquement dans la mesure où il prend en charge certaines tâches nécessaires à la présence physique des marchandises sur le marché (transport, étalage, entreposage, etc.)[4]. Ainsi, le travail des employés de commerce rapporte un profit au capital commercial tout en étant absolument improductif, non producteur de plus-value. En ce sens, dire que, pour nous, « le travail improductif est seulement celui fait dans les administrations, les services publics, etc. » témoigne, au mieux, d’un esprit de polémique un peu trop téméraire et, au pire, de problèmes de lecture assez inquiétants[5]. Pourtant, Astarian et Ferro affirment sans gêne que nous ne distinguons pas bien les capitaux productifs des capitaux improductifs, alors que nous délimitons avec précision la sphère dans laquelle le capital existe comme capital productif de celle où il ne peut se valoriser davantage.

            Se pourrait-il que le vrai problème consiste à travailler avec une définition « tautologique »» du travail productif, comme nous le reprochent précisément nos critiques? Selon Astarian et Ferro, il ne suffit pas de dire que le travail productif est acheté contre du capital pour prouver qu’il est productif, « ce qu’il faut, c’est distinguer entre dépense sous forme d’investissement productif et dépense de revenu notamment sous forme de capital improductif », pour ainsi montrer qu’il est réellement acheté contre du capital productif. Selon nos objecteurs, seul est productif le capital dont les produits sont, sous l’angle de leur valeur d’utilité, des facteurs du capital – que ce soit sous forme de moyens de production ou de moyens de subsistance. Tout capital produisant des marchandises qui ne peuvent être directement réintégrées dans un procès de production capitaliste est donc improductif. Les exemples que donne Astarian indiquent qu’il s’agit principalement de l’industrie du luxe et de l’armement, mais nous verrons plus loin que les critères qu’il propose élargissent la sphère improductive bien au-delà de ces deux branches. Ainsi, notre définition du travail productif serait tautologique, sans substance, dans la mesure où nous aurions déterminé que tel ou tel travail est productif en fonction du fait qu’il est acheté par du capital supposé productif. Or, c’est précisément à l’inverse que nous procédons : nous ne déterminons qu’un capital est productif qu’une fois que l’on sait qu’il extrait effectivement du surtravail sous forme de plus-value, c’est-à-dire qu’il emploie du travail productif. Nous partons du constat qu’il existe d’innombrables entreprises qui emploient du travail salarié et qui touchent par ailleurs quelque chose qui se rapproche du taux de profit moyen. La question est donc de savoir comment elles y parviennent. Réponse : soit par la production d’une masse de marchandises dont la vente rapporte plus qu’elle n’a coûté (production de plus-value), soit par la diminution du temps de rotation du capital des producteurs (appropriation de plus-value). La première manière correspond au capital productif et la seconde au capital marchand (capital commercial et capital bancaire), c’est-à-dire au capital improductif. Ici comme ailleurs, c’est le travail productif qui explique le capital productif et non l’inverse.

Dans le quatrième chapitre de L’Abolition de valeur, Astarian critique dans les mêmes termes les exemples qu’utilise Marx pour illustrer ce qui confère à un travail un caractère productif :

L’exemple est celui du maître d’école qui est productif « parce qu’il rapporte des pièces de cent sous à son patron ». L’école en question est une entreprise comme une autre et n’existe que parce qu’elle rapporte un profit. Mais dire que le travail de l’instituteur est productif, c’est préjuger que l’enseignement fait partie du secteur productif.[6]

Dans l’exemple de Marx, cet instituteur s’oppose d’abord aux instituteurs « indépendants » en sa qualité de salarié. Celui-ci, en effet, est employé par un patron. Comme les autres, il produit une marchandise qui est un service : l’éducation. Mais à la différence de ceux-ci, l’instituteur-salarié ne vend pas son service à un acheteur : il vend sa force de travail à un patron qui, lui, vend une marchandise qu’il n’a pas lui-même créée. Mais comme aucun patron n’engage qui que ce soit pour le plaisir, c’est qu’il doit par là, d’une manière ou d’une autre, parvenir à empocher davantage que s’il vendait lui-même ses services. Or, comme l’instituteur-salarié produit une marchandise pour le compte de son patron et que celui-ci s’enrichit en vendant celle-ci et en empochant la différence, alors il s’agit d’un travail productif. Et ce, non pas parce que l’instituteur travaille pour un capital supposé productif mais 1. parce qu’il produit une marchandise 2. parce qu’elle matérialise une valeur supérieure à celle correspondant à son salaire effectif et 3. parce que, pour ces deux raisons, il accroît la masse de plus-value, c’est-à-dire qu’il valorise le capital global à travers la valorisation du capital de son propre patron. En fait, Marx ne préjuge d’aucune manière que l’enseignement fait partie du secteur productif, au contraire, il démontre que celui-ci fait partie de ce secteur en tant qu’il produit ce à quoi réfère le qualificatif « productif » dans le concept de « travail productif » : c’est-à-dire de la plus-value.

On a donc vu que ni notre définition du travail productif ni celle de Marx exemplifiée ici ne sont tautologiques et qu’en ce sens, les problèmes qui fondent le refus d’Astarian et Ferro de les réutiliser ne sont pas réels. En effet, ils n’imaginent pas qu’il existe d’autres moyens de déterminer qu’un travail est productif que celui consistant à se demander s’il est commandé par du capital productif. Or, puisque par hypothèse le capital productif est producteur de plus-value et partant, de profit, ils concluent qu’il s’agit d’un procédé circulaire. Et ils ont raison. Le seul hic, c’est que ce n’est pas ainsi que nous (Marx y compris) procédons. Venons-en maintenant à l’examen plus détaillé de la proposition d’Astarian relative au travail productif.

 

La solution d’Astarian au problème du travail productif

            Astarian ramène le problème du travail productif à celui consistant à distinguer, parmi les agents employés par les différents capitaux (que l’on peut traduire par « entreprises touchant le taux de profit moyen ») ceux qui sont productifs de ceux qui ne le sont pas. Pour déterminer qu’un travail est productif, il se demande s’il est commandé par du capital (capital productif) ou par du revenu, qu’il identifie au capital improductif. Ainsi, la véritable tâche consiste pour lui à montrer quels capitaux sont productifs et lesquels ne le sont pas, c’est-à-dire qu’il rejette comme une fausse piste celle consistant à déterminer au sein de quels capitaux est produite de la plus-value. En effet, pour cela, il faudrait déjà savoir qu’un travail est productif alors qu’il n’entrevoit pas que cela soit possible autrement qu’en montrant qu’il est employé par du capital productif. Il devra donc chercher à distinguer le capital productif du capital improductif ou dit autrement, le secteur productif de l’improductif. À ce titre, Astarian trouve dans la notion de « valeurs d’usage qui deviennent ou non des facteurs du capital » une « piste intéressante[7] ». Suivant cette piste, il cite un passage du chapitre inédit dans lequel Marx fait une distinction entre les marchandises que les capitalistes achètent pour leur consommation privée et celles qui deviennent des facteurs du capital[8]. Il reprend donc la formule de Marx pour indiquer que le caractère productif ou non d’un travail pourrait résider dans l’usage fait des marchandises après leur vente (et non seulement l’usage après vente de la marchandise-force de travail). Astarian reconnaît lui-même que Marx « nous entraîne sur une fausse piste » lorsqu’il nous parle de l’usage des marchandises après la vente, parce que cela conduit « à des discussions sans fin sur ce qui se passe après la fabrication du produit »[9], mais il s’enlise tout de même tête baissée sur cette voie en indiquant que la confusion de Marx donne un indice intéressant (qui était il y a quelques lignes une fausse piste) en mettant l’accent « sur la production de subsistances et de moyens de production ».[10]

 

            En suivant cette « piste », Astarian précise ce qu’il entend par « facteurs du capital » et met ce concept en lien avec sa théorie de la valeur : « Produire des conditions de travail pour les autres procès de travail (ce que Marx appelle des facteurs du capital), telle est donc la première condition de la production de valeur. Si cette condition n’est pas remplie, ce n’est même pas la peine de se demander s’il y a production de plus-value.[11] » En ce sens, les théories du travail productif qui diffèrent de celle d’Astarian ne se tromperaient pas uniquement parce qu’elles cibleraient mal quel travail produit de la plus-value, mais plus fondamentalement parce qu’elles ne saisiraient pas quel travail produit de la valeur. Toujours selon Astarian, toute marchandise qui n’est pas destinée à être utilisée comme capital constant ou comme moyen de subsistance du prolétariat est par le fait même exclue de la sphère de la valeur et donc, ne peut jamais être le fruit du travail productif. Comme on le verra plus loin, l’auto sport, la bouteille de champagne et l’équipement de plein air dernier cri sont des marchandises sans valeur qui ne peuvent pas être le fruit d’un travail productif même si ce travail produit une marchandise qui contient du surtravail et dont la vente génère un profit pour l’entreprise qui l’emploie.

Le Mystère de la Péréquation du Taux de Profit sous les traits du capital improductif producteur de marchandises

Remettons à plus tard le plaisir d’évaluer la théorie de la valeur d’Astarian et examinons d’abord les conséquences auxquelles nous mène sa théorie du travail productif fondée sur la valeur d’usage des marchandises. Il y a ainsi, pour Astarian, des entreprises productrices de marchandises qui emploient des salarié·e·s – pour un salaire et des conditions de travail plus ou moins identiques –, mais qui, de par la nature des marchandises qu’elles produisent, appartiennent à des secteurs différents : le secteur productif et le secteur improductif. Ces entreprises, nous dit Astarian, sont des capitaux qui ont une composition elle aussi plus ou moins identique, étant donné que du point de vue de leur production, elles se décomposent toutes en c + v + pl[12]. De plus, celles-ci touchent toutes, en situation d’équilibre, le taux de profit moyen. La seule différence, c’est qu’une partie produit effectivement la plus-value qu’elle s’approprie alors que l’autre la ponctionne du pool social de la plus-value que crée la première[13]. Avant même de tester les critères que nous fournit Astarian pour déterminer quelle entreprise est productive ou non, la question surgit de savoir pourquoi les entreprises improductives produisant des marchandises doivent être considérées comme des capitaux. En effet, d’un côté, à l’instar du capital commercial ou du capital bancaire, ces dernières diffèrent du capital productif – qui représente l’idéal type du capital individuel dont Marx décrit le mouvement dans le premier livre du Capital – en ce qu’elles ne créent pas elles-mêmes la plus-value sur laquelle repose en dernière instance la possibilité pour elles de faire du profit. De l’autre, ces entreprises ne correspondent pas non plus au type d’entreprises/sociétés qui appartiennent au capital marchand. Théoriquement, il ne va donc pas de soi que celles-ci soient effectivement des capitaux. En seraient-elles parce qu’elles emploient des salarié·e·s? L’État emploie des salarié·e·s et n’est pas un capital pour autant, on ne saurait donc y voir là un critère pertinent. Serait-ce parce qu’elles touchent elles aussi le taux de profit moyen? Admettons ici qu’il s’agit d’une bonne raison et que cela nous permet effectivement de les distinguer des autres entités économiques. Mais ce qu’il faut maintenant savoir, c’est pourquoi celles-ci touchent le taux de profit moyen. Pour ce qui est du capital productif, on comprend assez bien en vertu de quoi celui-ci y touche : il produit réellement de la plus-value. Pour ce qui est du capital commercial et du capital bancaire, on peut penser qu’ils y parviennent en accomplissant des fonctions économiques indispensables – ou à tout le moins utiles – du point de vue de l’accumulation du capital et qui se ramènent schématiquement à réduire le temps de rotation du capital. Plus précisément, le capital commercial permet au capital productif d’écouler son capital-marchandise plus rapidement, tandis que le capital bancaire avance, grâce au crédit, les liquidités nécessaires au capital productif pour que celui-ci n’ait jamais à interrompre sa production et pour qu’il puisse acheter sans attendre d’avoir vendu. Bien qu’ils ne concourent pas directement à la production de plus-value, on comprend qu’ils ne sont pas, économiquement parlant, de purs fardeaux, puisqu’ils contribuent directement à élargir l’échelle de la production. Mais que dire des entreprises productrices de marchandises qui sont par ailleurs improductives?

En effet, pourquoi ces entreprises touchent-elles le taux de profit moyen, alors même qu’elles ne produisent pas une once de plus-value et qu’elles ne dispensent au capital productif aucune des tâches propres à la circulation, bref alors qu’elles sont un pur frein à l’accumulation? Serait-ce parce qu’elles fournissent à la classe capitaliste les armes et les bijoux dont elle a besoin (ce qui serait déjà une raison plus que douteuse[14])? Mais si c’était bien pour cette raison, pourquoi dans ce cas le joaillier indépendant ne toucherait-il pas lui aussi le taux de profit moyen et ne serait pas lui aussi un capitaliste? Pourquoi la production artisanale d’objet de luxe n’est pas considérée comme capitaliste, alors que celle d’une multinationale comme Gucci l’est, si dans les deux cas, Astarian n’y voit ni production de plus-value, ni même de valeur. Pourquoi Gucci parvient-elle à se faire transférer une partie de la valeur produite dans le secteur productif et l’artisan non? Ici, Astarian incante la fameuse péréquation du taux de profit sans juger opportun d’expliquer le mécanisme par lequel des capitaux productifs en viendraient à transférer une part de leurs profits aux capitalistes improductifs[15]. Nous sommes bien d’accord pour dire que les entreprises profitables qu’Astarian inclut dans le capital improductif sont des entreprises capitalistes, mais identifier le profit de ces entreprises n’explique en rien leur caractère capitaliste. Le raisonnement d’Astarian est donc purement circulaire : il présuppose qu’il parle de capitaux parce que les entreprises du secteur improductif touchent le taux de profit moyen et, comme il est admis que ce sont des capitaux, elles doivent forcément bénéficier elles aussi de la péréquation du taux de profit… Inutile de s’interroger plus longuement, les voies de la Péréquation du Taux de Profit sont impénétrables.

            Astarian nous dit au surplus que « le secteur improductif consomme de la plus-value. Il n’en produit pas. »[16] Cela s’entend : il s’agit de la définition communément admise du secteur improductif. Pourtant, si l’on accepte sa définition du secteur improductif, comment expliquer que les entreprises produisant des marchandises de luxe ou encore de l’armement pour les États consomment de la plus-value au lieu d’en produire? Concrètement, ces entreprises utilisent un capital afin d’acheter des moyens de production et des forces de travail; elles font produire des marchandises dont la vente rapporte un excédent par rapport à l’investissement initial, mais dans tout ce procès, pour Astarian, il n’y a ni production de valeur, ni plus-value et, comme si ce n’était pas assez, le profit réalisé par l’entreprise vient manger la plus-value produite par le capital productif. On fait donc face à l’alternative suivante : ou bien on fait comme Astarian et Ferro et on explique par le Mystère de la Péréquation du Taux de Profit le fait que les entreprises improductives produisant des marchandises touchent le taux de profit moyen tout en consommant la plus-value du secteur productif. Ou bien on admet, sur la base d’une analyse des rapports de production qui informent le procès de travail de ces entreprises, que c’est parce qu’elles sont productrices de plus-value que ces entreprises sont des capitaux et qu’elles touchent le taux de profit moyen. Ainsi, selon notre théorie et toutes celles permettant de rendre les phénomènes économiques minimalement intelligibles, la réponse est claire : si Gucci est une entreprise capitaliste et qu’elle empoche un profit, c’est parce qu’elle emploie des travailleurs et des travailleuses qui produisent une somme de marchandises dans laquelle ils et elles ont ajouté une quantité de valeur qui excède celle de leur rémunération.

Valeur d’usage des marchandises et retour à la sphère productive

Jusqu’ici, nous avons vu qu’Astarian et Ferro sont incapables d’expliquer pourquoi les entreprises productrices de marchandises du secteur improductif sont des capitaux. Nous avons montré que l’explication la plus rationnelle du caractère capitaliste de ces entreprises devait se fonder sur l’analyse du procès de production. En empruntant ce chemin, on constate alors qu’il n’y a aucune raison de penser que ces entreprises ne sont pas productives, étant donné qu’elles produisent effectivement un surproduit et que celui-ci prend, dans les conditions de la production capitaliste, la forme de la plus-value. Mais pour le besoin de la cause, faisons abstraction de tous ces résultats et considérons à part le critère que nous fournit Astarian pour déterminer à quel secteur appartient telle ou telle entreprise. Assumons qu’il existe une telle chose qu’une entreprise produisant des marchandises dans des conditions capitalistes de production (employant des salarié·e·s, empochant un profit et dont le mobile principal est justement la recherche du profit maximum) qui soit tout de même nécessairement improductive. Pour Astarian, le secteur productif est tel parce qu’il produit des marchandises qui, sous l’angle de leur valeur d’utilité, sont des facteurs du capital, c’est-à-dire des moyens de production ou des moyens de subsistance du prolétariat. Les marchandises qui en sont issues sont matériellement adaptées à la reproduction des multiples procès de travail et peuvent donc être consommées productivement. Pour les marchandises destinées à fonctionner comme moyens de production, on parle par exemple de combustibles, de matières premières, de machines, d’outils, de bâtiments, etc. Pour celles destinées à fonctionner comme moyens de subsistance, il s’agit de tout ce qui entre dans la consommation de la force de travail employée par des capitaux : nourriture, moyens de transport, logements, vêtements, etc. Le secteur improductif produit quant à lui des marchandises qui sont inutilisables pour la reproduction du procès de travail. En principe, tout va bien. Mais Astarian flaire rapidement les difficultés infinies qui accompagnent le fait de soutenir que les marchandises produites par le secteur productif doivent effectivement être consommées productivement pour pouvoir confirmer que ceux et celles qui les ont produites ont effectué un travail productif. C’est pourquoi il ne dira plus comme avant que, pour être productif, un travail doit produire une marchandise qui soit bel et bien réintégrée dans la sphère de la production comme facteur du capital[17], mais uniquement que la valeur d’utilité de la marchandise doit permettre ce retour[18]. Ici, Astarian tente de prévenir ce à quoi conduit malgré lui sa théorie, à savoir la recherche de ce qui se passe pour chaque marchandise individuelle après la vente. Mais comme le fera apparaître l’examen de certains problèmes, il ne peut pas non plus se désintéresser entièrement de ce qui suit la vente sans rendre caduque sa tentative de définir le travail productif par la valeur d’usage des marchandises qu’il produit.

Prenons un premier problème. Plusieurs marchandises qui ne retournent presque jamais dans la sphère productive – et qui ne sont donc pas considérées par Astarian comme des « moyens de subsistance destinée à la force de travail » – ont tout de même une valeur d’utilité permettant ce retour[19]. Les champignons sauvages sont rarement achetés par des prolétaires au supermarché, mais ils deviennent néanmoins des facteurs du capital lorsqu’ils sont achetés et transformés par un restaurant gastronomique, puisqu’ils fonctionnent alors comme matières premières, donc comme moyens de production. Une arme à feu sort du secteur productif lorsqu’elle est achetée par l’armée, mais elle devient un facteur du capital lorsqu’elle est achetée par le champ de tir récréatif ou encore lorsqu’elle entre directement – comme elle le fait massivement dans les régions rurales des États-Unis – dans la consommation des sans-réserves[20]. Pareillement, le mobilier de luxe n’entre pas dans les subsistances du prolétariat, mais il réintègre tout de même la sphère productive lorsqu’il est acheté en gros par des chaînes d’hôtellerie et qu’il devient un moyen de production pour cette industrie. Dans ces trois cas, nous avons des marchandises qui peuvent parfaitement être réintégrées au procès de production, bien que ce retour ne s’effectue pas dans la majorité des cas. Prenons un autre exemple. La consommation du prolétariat, entendu ici comme les sans-réserves employés par le capital (l’un des multiples sens utilisés par Astarian), est très souvent identique à celle des employé·e·s les plus faiblement rémunéré·e·s des services publics et au moins en partie semblable à celle de ses patrons. Les mêmes souliers, les mêmes voitures, les mêmes objets culturels, les mêmes cigarettes, les mêmes vêtements, tout cela entre indifféremment dans le panier de subsistance du flic, de la postière et du mécano. Par conséquent, même si les pâtes alimentaires peuvent devenir des facteurs du capital à travers la consommation du prolétariat, cette possibilité ne supprime en rien le fait que, bien souvent, elles ne le deviennent pas, parce qu’elles sont consommées improductivement par les autres classes sociales. Si donc Astarian souhaite, en définissant le travail productif par son devenir matériel, discriminer les travaux dont les produits sont utiles à la reproduction matérielle du capital de ceux qui ne le sont pas, il ne peut pas se contenter de dire qu’une marchandise peut être consommée productivement pour conclure que sa production est productive. En effet, dans la réalité, cette possibilité est sans cesse contredite par le fait que de telles marchandises sont consommées par d’autres classes, et ce, sur une large échelle. De la même manière, une grande masse de marchandises qui semblent à Astarian ne pas pouvoir être consommées productivement le sont pourtant. Tout ceci illustre clairement qu’un tel critère est tout à fait inutilisable, parce qu’incapable de discriminer concrètement les types de travaux d’après leur caractère productif ou improductif.

 Le critère d’Astarian le conduit donc à deux options peu souhaitables. 1) Ou bien il considère suffisant que la valeur d’utilité d’une marchandise lui permette de fonctionner comme facteur du capital pour que le travail qui la produit soit productif. Or nous venons tout juste de voir que cela contredit l’objectif qu’il s’était lui-même donné en formulant son critère. 2) Ou bien Astarian le prend au sérieux et le suit à la lettre, en tentant de lier le caractère productif d’un travail au sort subi par chaque marchandise après sa vente. Ainsi, le travail effectué dans une usine de pâtes alimentaires serait productif lorsque celles-ci seraient consommées par des prolétaires, improductif lorsqu’elles le seraient par un cadre ou par le personnel d’une école primaire. Mais que faire lorsque le capital-marchandise d’une entreprise n’est consommé qu’au 4/10 par des prolétaires? Disons au 3/10, au 2/10, au 1/10, au 6/10? Cela doit logiquement affecter le caractère productif d’un travail – puisque c’est ce qui lui confère son caractère –, mais comment sera-t-il affecté? Est-ce que ce sont les salarié·e·s qui seront individuellement plus ou moins productif·ve·s? Ou encore y aura-t-il une partie seulement des agents employés par l’entreprise qui seront productifs, proportionnellement à la masse du capital-marchandise consommée par des prolétaires? Heureusement pour sa santé mentale, Astarian renonce à retracer, pour chaque marchandise, la chaîne inextricable d’achats et de ventes qui la sépare de son lieu de production à celui de sa consommation productive (ou improductive). Mais par le fait même, il renonce à pouvoir affirmer que telle entreprise permet effectivement la reproduction matérielle du capital. Et ce renoncement s’explique : il est tout bonnement impossible de montrer que seuls les sans-réserves employés par le capital consomment tel ou tel produit; cela, pour la simple et bonne raison qu’ils ne sont pas les seuls à être payés au prix de la reproduction de leur force de travail[21]. Pour une définition « claire » et « probante » du travail productif, on repassera.

Rapport entre travail productif et plus-value chez Astarian.

 

Comme nous l’avons montré dans notre dernier numéro[22], c’est précisément là où Marx s’est le plus dégagé d’une approche du travail productif fondée sur la détermination strictement matérielle du travail (sur la nature du produit et sa détermination comme « travail concret ») qu’il a pu offrir les solutions les plus satisfaisantes au problème du travail productif. C’est uniquement lorsqu’il abandonne la dimension la plus immédiatement concrète du travail productif (le fait de participer à produire une masse de marchandises) et qu’il se concentre sur sa dimension sociale (le fait de produire de la plus-value en étant exploité·e et donc, de reproduire directement les rapports de production capitalistes sur lesquels repose toute la structure sociale) qu’il parvient réellement à dépasser les théories du travail productif précédentes, telle que celle de Smith, pour qui le directeur, le surveillant et l’ingénieur sont tout aussi productifs que l’ouvrier[23]. Il montre que ce qui est réellement important, dans le travail productif capitaliste, c’est sa « forme sociale déterminée[24] », car c’est cela qui permet au capital, comme valeur s’autovalorisant, de continuer d’exister comme tel. Il ne cesse de rejeter comme « vulgaires », voire « fétichistes » les tentatives de fonder la distinction entre travail productif et improductif sur la valeur d’usage des marchandises qu’il produit. De ce point de vue, il ne fait aucun doute que la « contribution » d’Astarian au problème du travail productif se retrouve tout à fait en deçà de celle de Marx, voire des classiques. Nous nous excusons de reproduire une si longue citation, mais elle en vaut la peine, puisqu’elle exprime précisément ce que n’a pas compris Astarian :

Le résultat du procès de production capitaliste n’est ni un simple produit (valeur d’usage) ni une marchandise, c’est-à-dire une valeur d’usage qui a une valeur d’échange déterminée. Son résultat, son produit, c’est la création de la plus-value pour le capital et donc la transformation effective d’argent ou de marchandise en capital, ce qu’ils ne sont, avant le procès de production, qu’en intention, en soi, par destination. Dans le procès de production, il est absorbé plus de travail qu’il n’en est acheté, et cette absorption, cette appropriation de travail étranger non payé, qui s’accomplit dans le procès de production est le but immédiat du procès de production capitaliste; en effet, ce que le capital en tant que capital (donc le capitaliste en tant que capitaliste) veut produire, ce n’est pas immédiatement de la valeur d’usage pour l’autoconsommation, ni de la marchandise pour la transformer d’abord en argent et ensuite en valeur d’usage. Sa fin, c’est l’enrichissement, la valorisation de la valeur, son accroissement, donc la conservation de l’ancienne valeur et la création de plus-value. Et ce produit spécifique du procès de production capitaliste, il ne l’atteint que dans l’échange avec le travail qui, pour cette raison, s’appelle travail productif.

         Pour produire une marchandise, le travail doit être du travail utile, produire une valeur d’usage. Et par conséquent, seul le travail qui se présente dans une marchandise, donc dans des valeurs d’usage, est un travail contre lequel s’échange le capital. C’est là une prémisse qui va de soi. Mais ce n’est pas ce caractère concret du travail, sa valeur d’usage en tant que telle – c’est-à-dire le fait qu’il soit, par exemple, travail de tailleur, travail de cordonnier, filage, tissage, etc. –, qui constitue, pour le capital, sa valeur d’usage spécifique, et donc qui le caractérise comme travail productif dans le système de la production capitaliste. Ce qui fait sa valeur d’usage spécifique pour le capital, ce n’est pas son caractère utile déterminé pas plus que les propriétés utiles particulières du produit dans lequel il se matérialise, mais c’est son caractère d’élément créateur de la valeur d’échange, de travail abstrait; plus précisément, ce n’est pas parce qu’il représente, en tout état de cause, un quantum déterminé de ce travail général, mais parce qu’il en représente un quantum plus grand que celui qui est contenu dans son prix, c’est-à-dire dans la valeur de la puissance de travail.[25] (Tous les italiques sont de Marx)

En affirmant que c’est la destination matérielle des marchandises qui fait d’elles un produit du travail productif, Astarian revient tout simplement à une problématique de type physiocrate. Comme les physiocrates, pour qui seul était productif le travail agricole – parce qu’il est le seul à pouvoir multiplier la matière et donc, à servir de base à tous les autres travaux[26] –, Astarian considère que seul est productif le secteur qui produit matériellement « les conditions de travail pour les autres procès de travail[27] ». Pour Astarian comme pour Quesnay, le secteur du luxe est stérile (et ses employé·e·s improductif·ve·s), car il ne fournit pas à la production ce qu’il faut pour qu’elle puisse s’effectuer sur une échelle plus large. Confusion entre forme matérielle de la production et production de plus-value, voilà le lien intime qui unit ce couple improbable.

Bien sûr, on pourrait nous objecter que, loin de faire fi de la contribution de Marx à ce problème, Astarian la peaufine en rendant plus exigeant encore le critère du travail productif : il ne s’agirait pas seulement de produire de la plus-value, mais aussi de produire matériellement des facteurs du capital. Mais cela ne tient pas la route, parce qu’Astarian rend totalement dépendant le fait de produire de la plus-value au fait d’œuvrer dans le secteur productif (entendre : son secteur productif); la production de plus-value n’intervient que comme consécration de ce fait. Jamais il ne s’intéresse aux formes sociales de la production, parce que s’il le faisait, il serait contraint de reconnaître qu’il y a, au sein de l’industrie du luxe et des armes, appropriation d’un surproduit et donc, de surtravail. Et cela ne peut que lui être désagréable, puisqu’il doit conjuguer ce fait avec l’absence proclamée d’exploitation « au sens propre »[28] dans ce secteur et donc, de production de plus-value. Il est conséquemment aux prises avec un surproduit qui ne peut prendre aucune forme sociale connue jusqu’à ce jour – la plus-value étant évidemment exclue des formes possibles. Mais cela, c’est évidemment son problème à lui. Toujours est-il que la contribution d’Astarian ne fait aucune place sérieuse à la catégorie de plus-value. Or qu’est-ce qui faisait alors la nouveauté de la théorie de la plus-value chez Marx? 1) Il a, le premier, montré que la plus-value est formellement indépendante du profit et du revenu (intérêt et rente), 2) mais surtout, il a insisté sur l’indépendance du travail productif de plus-value par rapport à son contenu concret et à ses produits. Anticipant la « solution » d’Astarian, Marx nous disait :

Les travailleurs productifs eux-mêmes peuvent être vis-à-vis de moi des travailleurs improductifs. Par exemple, si je fais tapisser ma maison et que ces ouvriers soient (sic) les ouvriers salariés d’un master [patron] qui me vend cette prestation, c’est pour moi comme si j’avais acheté une maison déjà tapissée, comme si j’avais dépensé de l’argent pour une marchandise destinée à ma consommation ; mais pour le master qui fait tapisser ces ouvriers, ils sont des travailleurs productifs, car ils produisent pour lui une plus-value.[29]

Ce qu’il nous dit, en somme, c’est qu’il est indifférent au caractère productif d’un travail qu’il soit employé à produire des marchandises de luxe ou des valeurs d’usage appropriées au procès de travail, du moment qu’il crée un excédent de valeur pour celui qui l’emploie[30]. Cet excédent, voilà seul ce qui a de l’importance du point de vue de la reproduction du capital comme rapport social, voilà ce qui fait sa valeur d’usage spécifique pour le capital – lequel n’a cure de la forme concrète des marchandises par lesquelles il est médiatisé.

Sur la prétendue nécessité de distinguer le secteur dit productif de celui du luxe et de l’armement

 

À tout prendre, Astarian et Ferro ont-ils tort ou raison lorsqu’ils appellent à ce qu’on tienne compte des différences matérielles qui séparent le secteur productif du secteur dit « improductif » produisant des marchandises[31]? Ils ont certainement raison, dans la mesure où une société ne peut se permettre de produire uniquement des chocolats fins et des tanks si elle veut se maintenir davantage que quelques jours. À cet égard, il est clair qu’il doit exister une certaine proportion entre les différentes branches de la production matérielle, puisqu’une trop grande part du travail social consacrée, par exemple, aux produits destinés à la consommation de la classe moyenne sursalariée et de la classe capitaliste ne peut que grever la reproduction élargie du capital. Mais cela, de la même manière qu’une société ne doit pas produire trop de tel ou tel type de marchandise. Ce qui est sûr, c’est que ces différences matérielles ne peuvent avoir d’effet sur le caractère productif ou non d’un travail.

Pourtant, Astarian et Ferro insistent : oui, nous disent-ils, cela l’affecte. La preuve : voyez comment interagissent entre eux le secteur productif et improductif, voyez comment le type de produits qu’ils fabriquent correspond à des fractions de classes luttant les unes contre les autres pour le partage de la plus-value[32]! Mais qu’en est-il? Les capitaux occupés à produire des armes et des marchandises de luxe forment-ils des fractions distinctes? Si oui, il faut pouvoir montrer que ces fractions sont des forces sociales produisant des effets pertinents sur la structure sociale. Que le capital commercial représente une force sociale distincte du capital productif, qui le niera? Qu’à l’intérieur du secteur productif, l’industrie lourde s’oppose à l’industrie légère, cela aussi semble suffisamment confirmé par l’histoire. Il en revient à Astarian et Ferro de prouver, ou bien que les industries du luxe et de l’armement s’opposent au reste du secteur dit productif, ou bien qu’elles entretiennent un rapport aux fractions commerciale et bancaire significativement différent de celui qu’entretient avec elles le secteur productif. Évidemment, ils n’ont rien tenté de tel. L’auraient-ils tenté qu’ils se seraient heurtés à l’alliance historique constante de l’industrie lourde et de l’industrie militaire[33], alliance (pour ne pas dire unité) sur laquelle se sont notoirement appuyés les fascismes en Allemagne et en Italie[34]. Comme l’ont montré de manière fort éloquente Sweezy et Baran, les dépenses militaires financées à même les fonds publics sont parmi les seules à être approuvées par toutes les fractions capitalistes[35]. Pourquoi? D’abord, parce que l’armée est un client idéal pour une partie importante de la classe capitaliste : les termes de contrats octroyés par l’État sont excessivement favorables aux vendeurs et leur font par conséquent toucher un taux de profit plus élevé. Mais surtout parce qu’étant donné la sous-utilisation chronique des capacités productives du capital au stade du capitalisme monopoliste, seules les dépenses militaires se sont révélées capables de mettre fin au chômage dévastateur qui plombait l’économie étatsunienne des années 30[36]. Ce qui veut dire que toute la classe capitaliste bénéficie, au moins indirectement, des commandes militaires, parce qu’elles contribuent à relever le taux de profit moyen[37]. Et enfin, que dire de l’opposition supposée entre l’industrie de luxe et le reste du secteur dit productif? Est-il arrivé à qui que ce soit de voir Honda et Ferrari, Jack Daniel’s et Lagavulin, Joe Fresh et Lacoste, le bâtisseur de logements à loyer modique et celui de logements de luxe s’opposer politiquement les uns aux autres, s’affronter sur des questions d’orientation économique générale ou même de détails? Nous avons très hâte d’entendre nos critiques là-dessus.

 

Digression sur la théorie de la valeur d’Astarian

 

La théorie de la valeur d’Astarian a indéniablement contribué à faire efficacement avancer le débat, en insistant sur les déterminations concrètes du travail abstrait, producteur de valeur, qu’il nomme « travail valorisant ». En effet, le travail abstrait n’est pas du tout « abstrait » au sens où il est concrètement déterminé par deux contraintes : la contrainte à la recherche d’une productivité maximale et la contrainte à la normalisation[38]. Cela dit, sa théorie de la valeur – tout comme, nous l’avons vu, sa théorie de la plus-value – reste frappée d’un défaut important, à savoir qu’elle présuppose que la production de valeur est conditionnelle à la production d’un certain type seulement de marchandises : celles destinées à fonctionner comme facteurs du capital[39]. Lorsque Marx dit « que le producteur doit légitimer sa place dans la division sociale du travail » et qu’il faut « que le travail ait été dépensé sous une forme utile », cela implique directement, pour Astarian, que « la première condition de légitimité d’un nouveau producteur c’est donc de produire un objet qui puisse servir soit de moyen de production pour un autre capital, soit de moyen de subsistance pour les prolétaires. » Pourquoi? Parce que « la production capitaliste est fondamentalement production de moyens de production et de subsistance.[40] » Par conséquent, seul est « utile » – et peut donc légitimement s’appeler « capitaliste » – un travail qui produit les conditions de travail des autres procès de travail… Il s’agit là tout simplement d’un sophisme de bas étage. Ce n’est pas parce que la production capitaliste produit majoritairement des facteurs du capital qu’en produire est nécessaire pour parler de production capitaliste. Mais peut-être souhaite-t-il dire que la production capitaliste est fondamentalement « production pour la production »? Pourtant, lorsqu’on dit que la production capitaliste est une « production pour la production », on veut par là l’opposer à une « production pour la consommation », c’est-à-dire qu’on cherche à souligner que l’aiguillon de la production ne repose pas dans ce que le profit permet d’acheter en plus grande quantité, mais dans le profit lui-même. Or Astarian prend l’affirmation au sens littéral et nous dit (malgré lui peut-être) : ce qui meut toute la société capitaliste, c’est la recherche d’une plus grande production matérielle, c’est l’élargissement de la production pour elle-même, c’est la multiplication des procès de travail : « il faut que le capitaliste concerné propose au marché des marchandises qui puissent servir de moyens de production ou de subsistances pour les autres capitaux. »[41] Pourtant, cette affirmation, prise à la lettre, est parfaitement fausse : les producteurs capitalistes n’ont cure de produire pour les autres producteurs capitalistes et n’ont d’ailleurs pas à le faire. Tout ce qu’ils doivent faire, pour fonctionner comme tels, c’est produire le maximum de plus-value et partant, de profits. Ce but, ils l’atteindront en produisant des madriers comme en produisant des fidget spinners.

Peut-être Astarian ne s’en rend-il pas compte lui-même, mais sa conception étriquée du travail valorisant (applicable uniquement à la production de facteurs du capital) lui cause de sérieux ennuis du moment qu’il doit expliquer l’échange de marchandises produites au sein de conditions capitalistes. En effet, il sera particulièrement difficile à Astarian d’expliquer comment et pourquoi des marchandises de luxe ou encore des armes qui n’ont, selon lui, aucune valeur, acquièrent un prix et s’échangent sur le même marché que les marchandises ayant de la valeur. Comme les premières ne peuvent fonctionner comme facteurs du capital – bien que nous ayons montré que cela n’est pas évident –, ces marchandises (des objets sans valeur sont-ils des marchandises au sens propre?) ne peuvent avoir été le fruit d’un travail valorisant. Aussi rien ne détermine-t-il donc le point d’équilibre à partir duquel l’offre et la demande font varier leur prix. Partant, comment peut-on alors expliquer de manière rationnelle la proportion dans laquelle elles s’échangent contre les autres marchandises? Serait-ce grâce au temps de travail (minimum) socialement nécessaire à leur production? Mais cela se rapproche dangereusement de la définition de la valeur d’une marchandise! Serait-ce parce qu’elles auraient un prix de production qui se décompose, à l’instar des autres marchandises, en coût de production + taux de profit moyen? Mais comment rendre compte du coût de production si ce n’est sur la base de la valeur des facteurs du capital (c + v) qui entrent dans la production d’une marchandise? Sans valeur, pas de coût de production, ni a fortiori de prix de production. Ou bien on rejette tout lien entre la théorie de la valeur et la détermination du prix des marchandises, ou bien on renonce à une conception étriquée du travail produisant de la valeur.

Les figures multiples du prolétariat d’Astarian et de Ferro

 

            Dans leur réponse à notre critique, Astarian et Ferro tentent vainement d’esquiver l’objection selon laquelle leur définition du prolétariat est entièrement déterminée par un degré de rémunération. Rappelons que pour nos auteurs, le prolétariat correspond à la classe des sans-réserves, la classe moyenne à la classe recevant un sursalaire et la classe capitaliste à celle élue par la Péréquation du Taux de Profit pour recevoir le taux de profit moyen. Relativement à la définition du prolétariat, notre critique principale consiste à souligner qu’elle évacue ce par quoi le rapport fondamental du mode de production capitaliste se reproduit, c’est-à-dire l’exploitation du travail productif. Après un bref exercice de philologie qui plaira sans doute à une demi-douzaine de germanophiles, Astarian et Ferro suggèrent que nous aurions confondu le travail de subordination et la subordination économique du prolétariat au capital (« Subsumption » contre « Unterordnung », nous rappellent-ils). Notre ignorance des profondeurs de la langue allemande nous aurait interdit de comprendre que la définition d’Astarian et de Ferro s’ancre dans un rapport fondamental entre le prolétariat et le capital, parce que nous aurions compris la subordination strictement comme le « pouvoir des petits chefs »… Lorsque nous disons explicitement que, pour nos auteurs, « le prolétariat regroupe tous les sans-réserves qui subissent la contrainte au travail salarié »[42], on ne voit pas comment cela peut ne pas référer à la subordination économique. Astarian et Ferro sont probablement les deux seuls lecteurs qui, face à ce passage, s’imaginent qu’il signifie que les contremaîtres vont chercher les prolétaires dans leurs demeures pour les tirer par l’oreille jusqu’au lieu de travail. Plus encore, lorsque nous expliquons sur plusieurs pages comment la séparation des travailleur·euse·s de leurs moyens de production – cause historique de la subordination économique du prolétariat au capital – est désormais un effet produit structurellement par le procès de production capitaliste[43], nous semblons assez loin de « faire du prolétariat un échangiste parmi d’autres[44] ».

L’accusation d’Astarian et Ferro n’est pas vraiment sérieuse et elle ne confondra personne ayant lu notre revue ; elle sert plutôt à réaffirmer, sans argument nouveau, que la définition du prolétariat comme classe des sans-réserves se fonde également dans les rapports de production capitalistes dans la mesure où ceux-ci dépendent du « monopole de la propriété capitaliste[45] ». Dans notre deuxième numéro, nous avons suffisamment expliqué en quoi cette approche est erronée : identifier une condition de possibilité des rapports de production (le fait d’être contraint de vendre sa force de travail) ne peut se substituer à l’analyse des places que les agents occupent au sein de ces rapports. Astarian et Ferro n’ont pas jugé bon d’y répondre. Comme nous croyons avoir établi ce qui avait à l’être, nous nous contenterons pour la suite de montrer en quoi les affirmations d’Astarian et Ferro sont incohérentes pour leur propre théorie, puisqu’elles ont pour corollaire des définitions distinctes et incompatibles du concept de prolétariat.

            La première définition, qu’on peut trouver dans Le ménage à trois de la lutte des classes par opposition au concept de sursalaire, est celle du prolétariat comme classe des sans-réserves. Ainsi, seraient prolétaires tous ceux et toutes celles dont le niveau de rémunération correspond directement au prix de la reproduction de leur force de travail, ne permettant donc ni surconsommation, ni épargne. C’est contre cette définition que nous nous sommes prononcé·e·s, dans la mesure où Astarian et Ferro utilisent constamment la catégorie de « sans-réserves » et que seule cette définition permet à leur théorie des classes d’être minimalement exhaustive. Si l’on suit rigoureusement cette définition, la place des agents au sein des rapports de production n’importe pas, seul le degré de rémunération compte.

            Toutefois, leur texte de réponse insiste sur le caractère soi-disant fondamental de la subordination du prolétariat au capital et elle pose une nuance lorsqu’il est affirmé que « la contrainte au travail et au surtravail ne découle plus, fondamentalement, d’un rapport d’autorité, de pouvoir, mais du dénuement absolu où se trouve le prolétaire s’il ne travaille pas pour le capital[46] » (nous soulignons). On voit apparaître une nouvelle condition pour appartenir au prolétariat, à savoir vendre sa force de travail au capital. On pourrait croire que c’est un ajout mineur, mais le résultat est en réalité significatif ; il implique d’exclure du prolétariat l’ensemble des travailleurs et des travailleuses qui ne sont pas employé·e·s par du capital et qui ne gagnent pas de sursalaire. Ainsi, le personnel faiblement rémunéré de la fonction publique se trouverait sans détermination de classe, puisqu’il ne vend pas sa force de travail au capital et qu’il ne gagne pas de sursalaire. Les éducatrices et éducateurs en garderie, les préposé·e·s aux bénéficiaires ou encore les concierges des bâtiments de la fonction publique ne sont que quelques exemples d’agents du mode de production qui n’entrent dans aucune des classes selon cette définition, implicite dans la réponse d’Astarian et Ferro. Il faudrait donc identifier clairement ce qui détermine l’appartenance de classe de ces agents, comment ceux-ci participent à la reproduction du mode de production capitaliste et quels liens ils entretiennent avec le prolétariat et la classe de l’encadrement s’ils n’appartiennent à aucune de ces classes. C’est notamment pour saisir la place d’une partie de ces agents que nous nous sommes penché·e·s sur la division sexuelle du travail qui explique la surreprésentation des femmes au sein de ces métiers qui, selon nous, appartiennent aux couches subordonnées de la classe moyenne. Il est dommage qu’Astarian et Ferro n’aient pu y voir qu’une trace d’un « néo-féminisme » (nous sommes loin d’y voir une insulte), alors qu’ils auraient pu y trouver des outils utiles pour corriger l’incohérence de leur propre théorie des classes.

            Un autre flou plane sur leur définition du prolétariat lorsqu’on s’intéresse à la théorie du travail productif d’Astarian. Rappelons brièvement que celui-ci définit le travail productif comme celui qui produit une marchandise dont la valeur d’usage peut être réintégrée à la sphère productive, soit comme moyen de production, soit comme moyen de consommation du prolétariat. Mais ici, de quel prolétariat s’agit-il? Évidemment, les sans-réserves qui ne sont pas employé·e·s par le capital ne peuvent pas être concerné·e·s, puisque leur travail ne devient pas facteur du capital pour la simple et bonne raison que ce n’est pas du capital qui achète leur force de travail. En ce sens, lorsqu’Astarian indique que les marchandises entrant dans la consommation du prolétariat sont le fruit d’un travail productif, il ne parle pas des sans-réserves au sens large, mais bien d’un autre prolétariat dont la définition reste à expliciter. On comprend néanmoins pourquoi Astarian laisse cette affaire de côté, car s’il abordait cette question, il mettrait à nue un des multiples problèmes de sa théorie du travail productif, à savoir la difficulté qu’il y a à distinguer les marchandises qui entrent dans la consommation du prolétariat de celles qui entrent dans la consommation des autres classes sociales. Dit autrement, les sans-réserves consomment le même type de marchandises, mais ce ne sont pas tous les sans-réserves qui sont employé·e·s par du capital. Cela implique que pour une même marchandise, Astarian devrait admettre qu’elle est, en avant-midi, le fruit d’un travail productif et, en après-midi, celui d’un travail improductif.

On le voit, Astarian et Ferro sont pris avec un problème d’exhaustivité parce qu’ils veulent préserver l’illusion que leur définition du prolétariat a un lien avec la contradiction que cette classe entretient avec le capital alors qu’elle s’intéresse strictement au niveau de rémunération. Bien qu’une telle alternative leur soit désagréable, il leur faut nécessairement choisir : soit la subordination économique du prolétariat au capital n’est pas un critère pertinent et le prolétariat est effectivement la classe des sans-réserves qu’on peut identifier par un simple coup d’œil sur un chèque de paye ou un rapport d’impôt, soit le prolétariat est la classe contrainte de vendre sa force de travail au capital et une bonne partie des agents du mode de production capitaliste n’ont aucune détermination de classe. De notre côté, la réponse est claire : le prolétariat est la classe qui subit l’exploitation spécifiquement capitaliste par la production de plus-value; ce qui implique que pour appartenir à cette classe il faut 1) être employé·e par du capital 2) participer à la production d’une marchandise et 3) être exploité·e (donc produire non seulement de la valeur, mais de la plus-value).

[1] Astarian, Bruno et Robert Ferro. Travail productif, question féminine et autres problèmes fâcheux. Réponse à « Temps Libre », 2021, section 2.2.

[2] Cf. La sous-section « Procès de circulation et travail productif ». Temps Libre, n. 2, 2021, pp. 72-83.

[3] Ibid., pp. 77-78. « [Les profits du capital commercial viennent] du fait qu’ils achètent au capital productif les marchandises en deçà de leurs valeurs, parce qu’ils dispensent le capital productif des tâches propres à la circulation – ce qui permet à ce dernier de convertir plus rapidement ses marchandises en argent et, ainsi, de diminuer le temps de rotation de son capital. Dit autrement, le capital productif verse au capital commercial une part de la plus-value qu’il a lui-même extorquée à ses prolétaires, parce que le capital commercial lui permet de réinvestir plus rapidement pour reproduire et élargir sa production. »

[4] Cf. Temps Libre, n. 2, pp. 73-77.

[5] Il faut par ailleurs noter que nous ne limitons pas l’emploi du travail improductif au capital improductif. Ainsi, lorsque nous décrivons le travail de subordination qui s’effectue au sein du procès de production proprement capitaliste, nous prenons soin d’expliquer comment le capital productif utilise une partie de son capital de façon improductive afin de faire régner sa volonté directrice sur les lieux de travail : « Il faut […] mobiliser certaines personnes afin qu’elles dédient une partie de leur temps à des tâches improductives liées à la discipline de la force de travail ». Ibid., p. 96.

[6] Astarian, L’abolition de la valeur, Entremonde, 2017, p. 153.

[7] Ibid., p. 156.

[8] Marx, Un chapitre inédit du Capital, UGE, 1971, p. 228. « Les marchandises que le capitaliste achète en raison de leur valeur d’usage pour sa consommation privée ne sont pas employées productivement et ne deviennent pas des facteurs du capital. Il en est de même des services qu’il achète volontairement ou par la force des choses (services fournis par l’État, etc.). Ce ne sont pas des travaux productifs, et ceux qui les effectuent ne sont pas des travailleurs productifs. »

[9] Astarian, op. cit. p. 157

[10] Ibid.

[11] Ibid., p. 158.

[12] Astarian et Ferro, op. cit., section 2.2.

[13] En réalité, Astarian va beaucoup plus loin, puisque pour lui, ce n’est pas uniquement le profit des entreprises du luxe et de l’armement qui provient du pool de la plus-value globale, mais bel et bien tout leur capital : c + v + pl, tous ces éléments sont directement financés à même la plus-value du secteur productif. Cf. Astarian, op. cit., p. 170.

[14] Dans le segment sur « La formation du secteur improductif », Astarian cherche à prouver l’existence de ce type d’entreprises en s’appuyant sur le fait qu’elles seules permettent la conversion complexe de la plus-value en revenu pour les capitalistes. Puisque pour lui, le secteur productif produit, « par définition » , uniquement des marchandises devant fonctionner comme facteurs du capital, une petite partie seulement de celles-ci peut être directement convertie en moyen de consommation pour la classe capitaliste. En effet, les capitalistes veulent consommer autre chose que du beurre d’arachide et des conserves, nommément des marchandises de luxe spécifiques qui nécessitent une production spécifique. Il faut donc qu’une partie de la plus-value soit matériellement convertie en de telles marchandises. Or celles-ci ne peuvent l’être (par hypothèse) que par l’intermédiaire de capitaux et du travail improductifs spécifiquement destinés à cette fin. Cette conversion indirecte, Astarian la nomme conversion complexe. La plus-value que la classe capitaliste se destine à elle-même ne peut donc être totalement réalisée sans ce secteur improductif : voilà fondée la nécessité d’un secteur improductif parmi les entreprises productrices de marchandises! Malheureusement, cela ne prouve rien, puisqu’une telle conséquence était déjà présente dans la prémisse suivant laquelle « le secteur productif, par définition, ne produit que des facteurs du capital ». Ce qu’il faut prouver, c’est précisément que le secteur productif n’englobe que la production de facteurs du capital. Comme nous le verrons, Astarian n’y parvient pas. Cf. Astarian, ibid., p. 163.

[15] Ibid., p. 161. « La question est donc la suivante : si ce ne sont pas les salariés du secteur improductif qui ont créé la valeur de l’investissement et du profit que le banquier en retire, d’où vient cette valeur ? La réponse est: du secteur productif. Ce n’est pas le lieu de dire ici comment la plus-value se répartit sur l’ensemble des capitaux dans la péréquation du taux de profit. »

[16] Ibid. p. 162.

[17] Ibid. Comme cela est sous-entendu dans ce passage : « en raison de leur valeur d’utilité propre, les mêmes marchandises peuvent retourner au secteur productif ou en sortir et être utilisées de façon improductive. Chaque fois que le retour dans la sphère productive ne se fait pas mais est remplacé par un usage dans la sphère de la circulation, nous disons qu’une partie de la plus-value produite est stérilisée pour les besoins de cette circulation. »

[18] Ibid., pp. 171-172.

[19] Le Capital, livre 1, t. I, Éd. Sociales, 1978, pp. 184-185. Cette possibilité générale était déjà signalée par Marx : « Un produit qui déjà existe sous une forme qui le rend propre à la consommation peut cependant devenir à son tour matière première d’un autre produit ; le raisin est la matière première du vin. (…) On le voit : le caractère d’un produit, de matière première ou de moyen de travail ne s’attache à une valeur d’usage que suivant la position déterminée qu’elle remplit dans le procès de travail, que d’après la place qu’elle y occupe, et son changement de place change sa détermination. » (Nous soulignons).

[20] Pew Research Center, « America’s Complex Relationship With Guns », juin 2017. Environ 30 % de la population étatsunienne possède une arme à feu. Parmi les personnes blanches – qui sont les plus nombreuses à posséder une arme à feu –, cette proportion atteint 40 % pour celles qui possèdent au plus un diplôme du secondaire (high school diploma) contre 20 % des bacheliers (graduates students). Bien que les chercheur·euse·s aient fait le choix de ne pas ventiler leurs résultats selon le revenu, de tels chiffres ne peuvent manquer d’indiquer que les armes à feu entrent bel et bien dans la panier de subsistance des sans-réserves – à tout le moins dans celui des sans-réserves provenant de régions rurales.

[21] D’ailleurs, comme Astarian s’en rend lui-même compte, un salaire plus élevé ne garantit pas nécessairement une consommation en tout point qualitativement différente.

[22] Temps libre, n. 2, pp. 61-67.

[23] Marx, Théories sur la plus-value, t. 1, Éd. Sociales, 1974, p. 176.

[24] Ibid., p. 168.

[25] Ibid., pp. 467-468.

[26] Ibid., p. 42.

[27] Astarian, op. cit., p. 158.

[28] Ibid., p. 175.

[29] Marx, op. cit., p. 475. Dans ce passage et les précédents, le « je » réfère à un capitaliste qui emploie des travaux productifs ou improductifs.

[30] Marx, Un chapitre inédit du capital, p. 143 « Le procès de travail lui-même n’est toutefois que le moyen du procès de valorisation, tout comme la valeur d’usage du produit n’est que le support de sa valeur d’échange. L’auto-valorisation du capital, création de plus-value est donc l’âme, le but et l’obsession du capitaliste, l’impulsion et le contenu absolus de son action ».. (Les italiques sont de Marx).

[31] Notions qui ne sont pas elles-mêmes sans poser problème. Cf. Supra.

[32] Astarian et Ferro, op. cit., p. 3.

[33] Pour l’anecdote, voici comment se composaient les conseils d’administration des entreprises qui étaient, en 1975, parmi les plus grandes compagnies d’aéronautique du Canada : « on retrouve au poste de président de la Pratt & Whitney, Thor Stephenson ex-ingénieur du Ministère de la Défense nationale canadienne ; à ses côtés, l’ex-maréchal de l’Air canadien F.R. Miller ; à la vice-présidence, James Ferguson, vétéran de la deuxième guerre mondiale et de la guerre de Corée. Ces administrateurs sont secondés par T.M. Ford, avocat attaché à la CIA de 1952 à 1955 et M.R. Bissel, ex-assistant-directeur de la CIA de 1949 à 1953. On retrouve à la Canadair, T. Rodgie McLogan de la Canadian Steamship Lines, propriété de Power Corporation et liée à la Banque royale du Canada ; J. Geoffroy Notman, de la Banque canadienne impériale de commerce ainsi que R.H. Winter, directeur de l’Alcan. Au conseil d’administration de C.A.E. Industrie : H. Benson, président de Benson limitée, G. Drummund Birks, président d’Henry Birks & Sons et P.D. Curry, présent de Power Corporation of Canada ainsi que P. Côté, président de Laiterie Laval. » Lefebvre, « L’industrie du matériel de transport au Québec », dans Fournier, Le capitalisme au Québec, Éd. Coopératives Albert St-Martin, 1978, p. 423.

[34] Cf. Guérin, Fascisme et grand capital. Maspero, 1965, ch. 1 « Les bailleurs de fonds », pp. 17-38.

[35] Sweezy et Baran, Le capitalisme monopoliste, Maspero, 1970, pp. 192-193. Citant un article du New York Times daté du 14 juin 1962, on pouvait y voir que la « loi de finance militaire, qui est la plus importante de l’histoire américaine en temps de paix, fût approuvée (par le sénat) par un vote de 88 à 0. »

[36] Ibid., p. 163. « En 1939 par exemple, 17,2 % de la force de travail était en chômage et l’on peut estimer, grosso-modo à 1,4 % de cette force le potentiel ouvrier travaillant à la production de biens et services destinés aux militaires. En d’autres termes, plus de 18 % de la force de travail était en chômage, ou bien dépendait des dépenses militaires. En 1961, (qui, comme 1939, est une année de reprise faisant suite à une récession cyclique), les chiffres comparables étaient de 6,7 % pour les chômeurs et de 9,4 % pour ceux dont le travail dépendait de la dépense militaire, soit un total de 16 %. Il serait possible de détailler et d’améliorer ces calculs mais nous n’avons aucune raison de croire que cela modifierait la conclusion générale : le pourcentage de la force de travail inemployée, joint à celui de la force de travail dépendante des dépenses militaires était à peu de chose près le même en 1961 et en 1939. Il s’ensuit que si le budget militaire était ramené à ses proportions de 1939, le chômage retrouverait lui aussi son volume de cette année là. »

[37] Ibid., pp. 212, 218 et 222. L’utilisation de la capacité productive nationale en 1939 était, sur un indice de 100, de 72 pour un taux de chômage de 17,2 %, contre 80 en 1961, avec un taux de chômage de 9,4 %. Or, le taux de profit d’une entreprise est, toute chose étant égale par ailleurs, en rapport direct avec le taux d’utilisation de ses capacités productives (cf. p. 88). Évidemment, les transformations graduelles de la nature des marchandises achetées par l’armée (passage d’une « quincaillerie » militaire produite en masse à des dépenses consacrées « à la recherche et au développement, au génie, au contrôle et à l’entretien ») tend à réduire la capacité « stimulante » des commandes militaires sur la production, étant donné que ces transformations ont pour effet de limiter la demande de force de travail.

[38] Astarian, op. cit., p. 134.

[39] Ibid., p. 109.

[40] Ibid., p. 110.

[41] Ibid., p. 112. (Nous soulignons).

[42] Temps Libre, n. 2, p. 163.

[43] Ibid., p. 15-19.

[44] Astarian et Ferro, Réponse à « Temps Libre », section 2.2.

[45] Astarian et Ferro, op. cit. « la subordination n’est pas une problématique contingente et indépendante de la contradiction travail nécessaire/surtravail. C’est sa condition d’existence fondamentale du point de vue du prolétariat – classe des travailleurs « libres » et « libérés » de tout. »

[46] Astarian, op. cit., p. 175. On peut aussi identifier un passage qui pointe en ce sens dans L’Abolition de la valeur où Astarian dit : « la subordination du travail au capital soumet tout le prolétariat aux mêmes formes de la contrainte au travail ».

  1. Andrée
    27/12/2021 à 12:11 | #1

    Quelques beaux morceaux.

    “Mais comme aucun patron n’engage qui que ce soit pour le plaisir, c’est qu’il doit par là, d’une manière ou d’une autre, parvenir à empocher davantage que s’il vendait lui-même ses services. Or, comme l’instituteur-salarié produit une marchandise pour le compte de son patron et que celui-ci s’enrichit en vendant celle-ci et en empochant la différence, alors il s’agit d’un travail productif.”

    “pourquoi ces entreprises touchent-elles le taux de profit moyen, alors même qu’elles ne produisent pas une once de plus-value et qu’elles ne dispensent au capital productif aucune des tâches propres à la circulation, bref alors qu’elles sont un pur frein à l’accumulation? Serait-ce parce qu’elles fournissent à la classe capitaliste les armes et les bijoux dont elle a besoin (ce qui serait déjà une raison plus que douteuse[14])? Mais si c’était bien pour cette raison, pourquoi dans ce cas le joaillier indépendant ne toucherait-il pas lui aussi le taux de profit moyen et ne serait pas lui aussi un capitaliste?”

    ***

    Sur la question des champignons sauvages, des langoustines et des 6/10, on trouve dans l’excellent “Qui travaille pour qui ?” de Baudelot et compagnie un exemple de comptabilité du devenir-luxe ou du devenir facteur de production des marchandises à partir de tableaux entrée-sortie. Cette opération peut donc en principe être réalisée sans altération de la santé mentale – à condition de se décentrer du procès de travail immédiat.

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