« Politique de l’écart : à propos de Théorie Communiste »
Un camarade nous a envoyé la traduction d’un texte publié sur la toile ainsi qu’un « chapeau » de présentation. Dndf
« Suite à un certain nombre de conversations avec Nathan Brown, auteur d’un ouvrage passionnant intitulé Rationalist empiricism et rendant compte habillement des thèses développées par Théorie Communiste, le philosophe Ray Brassier a récemment publié pour le journal e-flux le texte “Politique de l’écart : à propos de Théorie Communiste” que nous avons traduit. Connu pour son ouvrage intitulé Le néant déchaîné: Lumières et extinction et pour sa participation à la création d’un courant philosophique intitulé, par convention, “réalisme spéculatif”, Ray Brassier travaille depuis quelques années les thèses développées à l’international par les partisans de la communisation, comme en témoigne par exemple son texte de 2014 intitulé Wandering Abstraction, publié par Mute. Dans ce nouveau texte, Ray Brassier rend compte et développe principalement les thèses avancées par TC dans “Le moment actuel” (SIC) et dans “Théorie de l’écart” (TC n°20), en les confrontant notamment aux travaux de Bruno Astarian. Sensiblement inspiré dans ses interventions les plus récentes par le travail de Dardot et de Laval sur le concept marxiste de “présuppositions effectives”, reconnaissant certaines erreurs qu’il a commises par le passé lorsqu’il discutait de la manière dont Théorie Communiste appréhendait les luttes ouvrières, Ray Brassier s’intéresse ici au concept d’écart pour comprendre comment l’être social se trouve tiraillé “entre deux impossibilités historiques : l’impossibilité d’affirmer le prolétariat sans affirmer le capital et l’impossibilité de nier le capital sans nier le prolétariat”. Brassier reprend le concept d’écart, ses implications les plus urgentes, ainsi que la manière dont TC explique la double déconnexion de la reproduction de la force de travail au sein du capitalisme restructuré. Mais dernièrement, il s’interroge sur une tension qui affecterait le travail de TC et son concept d'”immédiateté sociale de l’individu” : comment TC peuvent-t-ils soutenir l’existence d’une préexistence de la singularité humaine aux relations de production ? »
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« Politique de l’écart : à propos de Théorie Communiste »
Ray Brassier – e-flux – 14 juillet 2023
Cet essai se penche sur l’antinomie de la lutte des classes, telle qu’elle a été formulée par Paul Mattick et développée par Théorie Communiste. Cette antinomie peut être formulée comme suit : alors que le capital s’accumule en exploitant du travail salarié, la reproduction du travail salarié reproduit les conditions d’exploitation qui propulsent l’accumulation du capital. Ainsi, en se reproduisant, le travail salarié reproduit les conditions de sa propre exploitation, c’est-à-dire le capital. Cela signifie que les acquis du travail contre le capital – de meilleurs salaires et de meilleures conditions de travail – sont arrachés à ses propres dépens : l’augmentation des salaires implique une augmentation du taux d’exploitation. Seule l’abolition du rapport de classe capitaliste peut mettre fin à ce cercle vicieux. La question est de savoir si cette abolition exige que les travailleurs s’emparent des moyens de production, ou si ces moyens sont devenus si étroitement liés à l’accumulation du capital que l’abolition du capital implique l’abandon de ces moyens et l’abolition de la production telle que nous la connaissons. Théorie Communiste insiste sur ce dernier point. La production sociale étant devenue inextricable de l’accumulation du capital et l’affirmation du travail inséparable de l’affirmation du capital, le communisme comme abolition du capital exige l’auto-abolition du prolétariat. La lutte des classes se déploie dans l’écart entre deux impossibilités : l’impossibilité d’affirmer le prolétariat sans affirmer le capital et l’impossibilité de nier le capital sans nier le prolétariat. La possibilité du communisme est-elle inextricable de cet écart entre cette impossible affirmation et cette impossible négation ? Ou bien faut-il plutôt élaborer une politique de l’écart susceptible de localiser la ligne de fracture entre ces impossibilités ?
L’antinomie de la lutte des classes
Dans l’un de ses derniers textes, “Révolution et réforme”, Paul Mattick résume succinctement l’antinomie de la lutte des classes :
« l’élévation des salaires ou l’amélioration des conditions de travail demande un accroissement de l’exploitation ou une réduction de la valeur de la force de travail. Cela assure le renouvellement de la lutte de classe au sein du processus d’accumulation. C’est la possibilité objective de ce dernier qui disqualifie la lutte économique des ouvriers comme moyen de développement de la conscience de classe révolutionnaire » (1).
Le capital n’augmentera la part de richesse sociale qu’il cède au travail qu’en augmentant la quantité de plus-value qu’il extrait du travail. Le capital s’accroît grâce à la lutte du travail pour augmenter sa part dans le capital : plus le travail obtient de richesses du capital, plus le travail est exploité par le capital. Les victoires des travailleurs consolident la monopolisation de la richesse sociale par le capital : la consolidation de leur influence sur le capital est aussi fragilisation de leur contestation du capital. Puisque l’intérêt ultime des travailleurs [labor’s ultimate interest] est l’abolition du capital, l’obtention de meilleurs salaires et de meilleures conditions de travail est un acquis à court terme qui éloigne la perspective d’une victoire à long terme.
Mais les travailleurs ne peuvent pas plus s’abstenir de lutter pour les salaires qu’ils ne peuvent renoncer à la lutte pour vaincre le capital. Ils sont pris dans un double dilemme : s’ils abandonnent leur lutte pour les salaires, ils s’appauvrissent ; s’il ne le font pas, ils perpétuent leur propre exploitation. Dans la théorie marxiste orthodoxe, l’intensification des luttes ouvrières a engendré la conscience de classe et, partant, la conscience de la nécessité d’abolir la relation de classe qui sépare les producteurs des moyens de production. La lutte des classes culmine dans l’abolition des classes. La conscience réformiste devient révolutionnaire lorsqu’elle perçoit la nécessité d’abolir son propre être social (l’être social engendre la conscience capable de le transformer). Mais dans la pratique historique, la conscience résultant du pouvoir accru de l’organisation des travailleurs [the increased power of organized labor] ne cherche qu’à consolider l’être social qui l’a générée. Les travailleurs organisés deviennent les auxiliaires de la bourgeoisie. Au lieu de nier son être social, la conscience de la classe ouvrière le renforce. Qu’est-ce qui explique ce blocage ? La subjectivité ouvrière est coincée entre l’aspiration au statut dominant de la bourgeoisie et l’affirmation de son statut objectif dans l’ordre social. Elle y aspire parce qu’elle est subordonnée et elle est subordonnée parce qu’elle y aspire. Cette impasse convertit la conscience de l’être social en son affirmation, empêchant la conscience de classe de déboucher sur une impérative négation de classe.
Cependant, cette neutralisation était seulement possible tant que le capital était assuré d’un taux d’exploitation croissant. Avec la fin du boom d’après-guerre du capital (qui a duré en gros de 1950 à 1973), la guerre de classe entre dans une nouvelle phase. La conscience de classe des capitalistes est ravivée par la puissance de la conscience de soi des travailleurs organisés ; elle lance une nouvelle offensive contre elle. La privatisation et la marchandisation [marketisation] s’intensifient. Alors que la bourgeoisie fait reculer les acquis sociaux de la classe ouvrière, la diminution de la puissance et de l’influence des travailleurs détériore les tampons matériels qui empêchaient la conscience de classe de reconnaître la nécessité de détruire la classe. Aujourd’hui, la maximisation de l’exploitation entraîne une augmentation de l’appauvrissement, dont les conséquences sont aggravées par des guerres impériales meurtrières et par un réchauffement climatique catastrophique. En menant la guerre contre la classe ouvrière, la conscience bourgeoise démembre l’être social, le sien comme celui de son adversaire. La guerre du capital contre le prolétariat mondial se ramifie en destruction du corps inorganique de l’humanité, la terre. Telle est la situation dans laquelle nous nous trouvons. La question est donc de savoir si la conscience de classe ravivée par la réorganisation naissante du travail se contentera de regagner ce qu’elle a perdu depuis 1973, ou si la reconnaissance de la destruction de son être social l’incitera à poursuivre l’abolition définitive à la fois du capital et de la classe.
La possibilité révolutionnaire
Cette esquisse omet tous les détails que l’on pourrait attendre d’une analyse ou d’une explication crédible. Mais elle permet de mettre en lumière une facette sous-estimée du matérialisme historique (une facette également soulignée par Mattick) (2). L’être social détermine la conscience et est redéterminé par elle en retour. Mais le hiatus temporel qui sépare la détermination de la redétermination marque la non-coïncidence du sujet et de l’objet, ou l’écart entre l’être social en soi et l’être social pour soi. Cet écart est crucial pour comprendre l’interaction entre la dimension subjective et objective du matérialisme historique. Ce dernier ne concerne pas la détermination à sens unique de la conscience par l’être social, mais la détermination à double sens entre l’objectivation inconsciente de la pratique subjective (ce que nous faisons tous les jours sans savoir que nous le faisons) et la subjectivation consciente de la structure objective (ce que nous sommes obligés de faire, après avoir interprété consciemment notre être social). C’est le passage d’un moment à l’autre, et surtout la redéfinition de l’être social par la conscience de classe, qui détermine si la bourgeoisie maintiendra son être social ainsi que celui de la classe ouvrière, ou si le prolétariat niera pratiquement son propre être social en même temps que celui de la bourgeoisie. Le passage pratique de l’affirmation à la négation marque la transition d’une politique de classe réformiste à une politique de classe révolutionnaire. Pour effectuer cette transition, il faut saisir ce hiatus comme l’intervalle dans lequel l’histoire se fait. Cela implique d’appréhender et d’intervenir consciemment dans le fossé qui sépare les dimensions subjectives et objectives de l’être social et donc de savoir quand agir aux limites de la connaissance.
La possibilité révolutionnaire émerge dans l’intervalle entre les conséquences objectives de l’activité subjective et leur redéfinition subjective. C’est un truisme de dire que “la révolution prend du temps”. Mais ce truisme a un sens réformiste et un sens révolutionnaire. Selon le premier, la transition révolutionnaire d’un mode de production à un autre reste un processus social : la transformation de la reproduction sociale nécessite son maintien. Le sens révolutionnaire insiste quant à lui sur le fait que la révolution n’est pas une transition mais un hiatus interrompant les processus sociaux habituels et même l’impératif de reproduction sociale lui-même. L’impératif révolutionnaire consiste à suspendre activement l’impératif de la reproduction sociale afin d’assurer son avenir, car continuer à l’affirmer, c’est compromettre cet avenir. On peut ajouter que dans la conjoncture actuelle, c’est précisément l’affirmation aveugle de la nécessité de continuer qui annule la possibilité de continuer. Le refus rassemble le passé, le présent et le futur de la reproduction sociale dans l’intervalle qui les suspend et tente de recréer leur possibilité future. La transition du capitalisme au communisme se fait en risquant la continuité de la transition.
La question est toutefois de savoir si la suspension des conditions existantes de continuité (c’est-à-dire les conditions existantes de reproduction sociale) forge une nouvelle continuité, radicalement différente, ou si la discontinuité générée par la négation de ces conditions mérite le nom de “communisme”. C’est la différence entre le communisme comme dépassement [sublation] et le communisme comme abolition. La question va au-delà de la logique de la négation. Se demander si le travail peut reprendre son ascendant sur le capital suppose que la dynamique de la lutte des classes s’apparente au mouvement d’un pendule placé dans un milieu neutre, chaque pôle s’élevant alternativement. Mais l’histoire n’est pas un milieu neutre. Son irréversibilité infléchit cette dynamique et modifie irrévocablement la composition de ses forces.
Théorie Communiste sur la déconnexion de la valorisation et de la reproduction sociale
La restructuration de la relation travail-capital initiée dans les années 1970 et prolongée dans les années 1980 et 1990 (parfois qualifiée de “néolibéralisme”, terme que j’éviterai en raison de son imprécision) modifie les conditions de la lutte des classes. Pour certains, elle les modifie d’une manière qui rend historiquement obsolète une certaine conception de la révolution, c’est-à-dire la prise et le contrôle de la production par le prolétariat. Telle est la proposition de base de Théorie Communiste (TC), un groupe de théoriciens et de militants issus du cycle de luttes qui a éclaté de 1968 à 1977, dont le travail est consacré à réfléchir aux conséquences de cette restructuration (3).
Elle comporte trois composantes fondamentales : désindustrialisation et délocalisation ; privatisation et austérité ; financiarisation et crédit. Leur conséquence combinée est la “double déconnexion” de la reproduction de la force de travail de la valorisation et du revenu salarial de la consommation. La première déconnexion entraîne le “zonage” géographique de la valorisation, laquelle implique l’existence
« des hypercentres capitalistes regroupant les fonctions hautes dans la hiérarchie de l’organisation des firmes (finance, haute technologie, centres de recherche…) ; des zones secondes avec des activités nécessitant des technologies intermédiaires, regroupant la logistique et la diffusion commerciale, zones à la limitation floue avec les périphéries consacrées aux activités de montage, souvent en sous-traitance ; enfin, zones de crises et « poubelles sociales » dans lesquelles prospère toute une économie informelle sur des produits légaux ou non » (4).
Si le zonage unifie la valorisation de la valeur, il morcelle la reproduction de la force de travail :
« Chacune de ces zones a des modalités de reproduction spécifiques. Dans le premier monde : des franges à hauts salaires avec privatisation des risques sociaux imbriquées dans des fractions de la force de travail où sont préservés certains aspects du « fordisme » et d’autres, de plus en plus nombreuses, soumises à un « nouveau compromis ». […] Dans le deuxième monde : régulation par des salaires bas, imposés par une forte pression des migrations internes et la grande précarité de l’emploi, îlots de sous-traitance internationale plus ou moins stables, peu ou aucune garantie des risques sociaux, migrations de travail. Dans le troisième monde : aides humanitaires, trafics divers, survie agricole, régulation par toutes sortes de mafias et de guerres plus ou moins microscopiques, mais aussi par la revivification des solidarités locales et ethniques » (5).
Il en résulte une “disjonction totale” entre la valorisation globale du capital et la reproduction de la force de travail adéquate à cette valorisation. La réciprocité entre la production de masse et la reproduction de la force de travail, caractéristique du fordisme, disparaît. Il y a séparation entre la reproduction et la circulation du capital et celle de la force de travail. De plus, le zonage de la reproduction sociale renforce la segmentation du prolétariat, sa division par des processus de racialisation et de différenciation genrée [gendering] auxquels s’ajoutent des subdivisions ethniques et culturelles. La prolétarisation n’est plus la force d’homogénéisation sociale qui promettait d’unifier le prolétariat contre le capital : « Pour lui-même [le prolétariat] n’existe que l’immédiateté de la segmentation » (6). La deuxième déconnexion associe l’augmentation de la consommation à la baisse des salaires. L’endettement croissant permet aux dépenses des ménages de dépasser les revenus. Le risque macroéconomique est reporté sur les ménages, dont l’endettement devient la première source de revendication (7). Ainsi, le point de départ de la crise des subprimes de 2008 n’est pas l’investissement en capital mais l’endettement des ménages. L’épargne instrumentalisée par les marchés financiers, une épargne dont le remboursement est sans fin, est celle des salariés : « Le salaire n’est plus un élément de la régulation d’ensemble du capitalisme » (8).
Compte tenu de l’importance de cette thèse, il convient de s’arrêter sur les objections critiques à la thèse de la déconnexion. Selon une lecture charitable, le zonage de la valorisation peut être compris comme s’appliquant à différentes échelles géographiques et même à l’intérieur d’un seul État-nation : Le Brésil pourrait plausiblement englober les trois. Mais la thèse de la “double déconnexion” a fait l’objet d’une critique particulièrement virulente de la part de Bruno Astarian. (9)
La critique d’Astarian peut être résumée en trois points principaux :
1) L’unification de la valeur n’existe que comme un assemblage de multiples capitaux différenciés par leur composition organique (rapport capital constant/capital variable et force de travail/moyens de production). Cette différenciation est hiérarchique et exclut toute péréquation globale du taux de profit. La totalité de la plus-value disponible n’est pas également répartie sous la forme d’un taux de profit unique entre tous les capitaux.
2) Si l’unification du capital mondial est relative, alors la reproduction de la force de travail est à la fois localement et internationalement différenciée, et en tant que telle plus ou moins adéqquate à l’unité différenciée de la valeur.
3) En ce qui concerne l’endettement des ménages, il existe une différence entre le crédit à la consommation et le crédit immobilier. Si le premier permet d’augmenter les dépenses des ménages, il ne représente qu’une part mineure – environ 30 % – de l’endettement total des ménages. Le crédit à la consommation est principalement pratiqué dans cinq pays : les États-Unis, le Canada, le Royaume-Uni, le Japon et l’Allemagne. Soixante-cinq pour cent de la masse des dettes à la consommation sont concentrés dans ces pays. Comme on pouvait s’y attendre, la majorité du prolétariat mondial n’a pas recours au crédit à la consommation. Même aux États-Unis, le recours au crédit chez les prolétaires est relativement peu fréquent et les sommes concernées sont comparativement modestes. Selon les chiffres de la Réserve fédérale, entre 1998 et 2007, alors que l’endettement était présent à tous les niveaux de revenus et augmentait même au bas de l’échelle des revenus, ce sont les classes moyennes qui ont supporté la majorité du crédit à la consommation, et elles l’ont fait à la fois en plus grand nombre et pour des montants plus importants (10). Cela n’exclut pas la prévalence du surendettement parmi les plus pauvres, mais cela implique que les salaires ont baissé par rapport à ce qui est considéré comme un niveau de vie normal aux États-Unis et que la “restructuration” invoquée par TC n’a pas encore produit tous ses effets. Quant au crédit immobilier, il ne fait qu’accroître la demande des ménages pour de nouveaux logements. Il faut donc déduire de cette masse totale de crédit les transactions concernant les logements anciens. En 2007, le nombre de transactions immobilières pour les logements anciens était de 5,7 millions de dollars, contre 0,7 million de dollars pour les logements neufs. Par conséquent, si l’endettement des ménages joue un rôle dans la stimulation de la demande globale aux Etats-Unis et en Europe, la masse prépondérante d’endettement qui alimente cette demande provient des classes moyennes plutôt que du prolétariat. Les revenus des classes moyennes comprennent une part plus importante de la plus-value, que ce soit sous la forme de salaires plus élevés, de primes ou, plus directement, de revenus du capital (intérêts, dividendes) et de bénéfices de petites entreprises ou d’entreprises personnelles. D’une manière générale, la propension à l’endettement des ménages est directement proportionnelle au revenu, qui détermine la capacité de remboursement. Ainsi, les riches s’endettent invariablement plus que les pauvres. La forte baisse des taux d’intérêt a incité les ménages à s’endetter à la limite supérieure de leur capacité et, dans le cas des subprimes, souvent au-delà. Mais la crise des subprimes est plus révélatrice de la manière dont la capacité de remboursement impose des limites à l’endettement des ménages que d’une dérive vers l’endettement de la consommation prolétarienne. Par conséquent, s’il est vrai de dire que le prolétariat américain et européen est endetté et que la crise financière de 2008 a été initiée par des défauts de paiement des plus pauvres, il est faux de prétendre que la consommation prolétarienne s’est déconnectée, simplement ou doublement, du salaire.
La critique proposée par Astarian nous plonge dans des questions d’économie politique que je ne suis pas qualifié à arbitrer. Il est toutefois intéressant de noter qu’elle sape la thèse de la déconnexion tout en réaffirmant la corrélation entre les salaires et la plus-value. La conséquence que TC tire de la thèse de la déconnexion – à savoir que la relation salariale n’est plus un élément régulateur vis-à-vis du capitalisme dans son ensemble – doit être abandonnée dans la mesure où le salaire reste déterminant pour la majorité du prolétariat. Mais la thèse de la déconnexion a un corollaire important qui mérite d’être pris en compte même si l’on rejette la thèse elle-même. Il s’agit de l’affirmation selon laquelle la relation salariale contemporaine est l’élément qui rend visible le caractère contradictoire de l’être prolétarien en tant que tel. Il indexe le chevauchement entre l’appartenance au prolétariat – la relation interne entre le travail salarié et la prolétarisation – et l’appartenance au capital – la relation externe entre le travail vivant et la valorisation. Si la première est une relation de nécessité interne, la seconde est une relation de contingence externe. Être prolétaire, c’est appartenir au capital. Il n’y a plus rien à affirmer dans la possession de la force de travail que la contrainte extérieure du capital : elle marque le travail du sceau de l’indigence de l’appartenance au capital. (11).
La revendication salariale devient structurellement illégitime vis-à-vis du capital, et pas seulement antagoniste vis-à-vis de la maximisation de la plus-value. Le rapport salarial est désormais le lieu de la lutte du travail pour son existence, et non plus de la revendication de sa gestion. La disjonction entre valorisation et reproduction de la force de travail recentre la contradiction entre capital et prolétariat. Mais le prolétariat est désormais traversé par cette contradiction dans son existence même. Son identité en tant que classe lui est imposée de l’extérieur par le capital : « la nécessité de sa reproduction est quelque chose qu’il trouve face à lui représentée par le capital, il ne trouve jamais sa confirmation dans la reproduction du rapport social dont il est pourtant un pôle nécessaire » (12). Le capital n’est plus contraint de négocier le rapport entre le travail excédentaire et le travail nécessaire ; il peut l’imposer par la force. L’illégitimité de la demande de salaires plus élevés rend la discipline de la force de travail partie intégrante de l’agenda capitaliste. Le gestionnariat coercitif complète la violence policière. Cette crise de la relation salariale condense la phase actuelle de la contradiction entre le travail et le capital. Le prolétariat n’est rien en dehors de la contradiction du rapport salarial. Il ne peut se reproduire indépendamment de ce rapport, mais en se reproduisant, il reproduit le rapport qui annule son indépendance. C’est la raison pour laquelle TC insiste notoirement sur le fait qu’il n’y a plus rien à affirmer dans l’être prolétarien, aucune caractéristique positive à défendre, aucune capacité indépendante à préserver : « le prolétariat n’est rien en soi, mais un rien plein de rapports sociaux qui font que, contre le capital, le prolétariat n’a d’autres perspectives que sa disparition » (13). Être prolétaire, ce n’est plus être le rien capable d’être tout, c’est être le rien à travers lequel tout (l’ensemble des rapports sociaux) est non seulement conservé mais étendu dans sa plénitude homogène.
Critique du programmatisme et théorie de l’écart
Au cours de la période de montée en puissance de la force de travail, sa progression au sein du mode de production capitaliste s’est accompagnée de son identification à un prédicat spécifique : être un travailleur. C’est précisément cette identification qui est disqualifiée par l’écart croissant entre l’accumulation de la valeur et la reproduction du travail. La déconnexion entre valorisation et reproduction du travail, entre salaire et consommation, rend caduque la définition du communisme comme désaliénation du travail, expropriation des expropriateurs par la confiscation des moyens de production. C’est le schéma programmatique, selon lequel le communisme est compris sur la base de la transition du prolétariat comme classe en soi au prolétariat comme classe pour soi, l’auto-organisation et l’auto-affirmation du travail, ce que, de manière intéressante, TC considère comme commun aux léninistes et aux communistes de conseil, aux staliniens et aux anarcho-syndicalistes :
« D’une manière générale, le programmatisme peut être défini comme une théorie et une pratique de la lutte des classes dans laquelle le prolétariat trouve, dans son élan pour se libérer, les éléments fondamentaux d’une future organisation sociale qui deviennent un programme à réaliser. Dans la lutte de classe entre le prolétariat et le capital, le prolétariat est l’élément positif qui porte la contradiction à son point d’explosion. La révolution est donc l’affirmation du prolétariat, qu’il s’agisse de la dictature du prolétariat, des conseils ouvriers, de la libération du travail, d’une période de transition, du dépérissement de l’État, de l’autogestion généralisée, de la “société des producteurs associés”. L’un des termes de la contradiction est considéré comme sa solution » (14).
Cette critique est historique et non métaphysique. Elle ne prétend pas que le programmatisme est une illusion que nous parvenons maintenant à percer, mais que s’il a été historiquement légitime, il ne l’est plus. Les conditions sociales qui l’ont rendu viable n’existent plus. Sur la base du diagnostic de l’obsolescence historique du programmatisme, TC avance l’idée de “communisation”, non pas pour soutenir qu’il s’agit là de la vérité ou de l’essence jusqu’ici occultée du communisme, mais plutôt pour dire qu’il s’agit de sa seule forme actuelle historiquement viable. C’est l’abolition de l’État, des classes et de la division du travail, mais aussi de la marchandisation et de l’échange – une abolition qui ne découle plus de la dictature du prolétariat et dont le résultat n’est plus envisageable en termes de “libre association des producteurs”. C’est une abolition en procès, mais une abolition qui n’est plus subordonnée à la reconstitution des rapports de production. Dans sa version la plus provocatrice, TC suggère que le communisme n’est pas la reconfiguration des forces et des rapports de production, mais l’abolition de l’objectivation sociale qui génère et est régénérée par ces forces et ces rapports. Nous examinerons cet aspect de leur pensée de manière plus critique ci-dessous. Pour l’instant, il convient de souligner que ce que TC appelle “communisation” découle de la saisie du caractère contradictoire de l’être prolétarien dans sa dépendance envers la force qui s’étend en l’annulant.
Bien qu’elle rende le communisme irréalisable en tant que programme affirmatif (la libération du travail vivant), cette contradiction produit un écart dans l’être social qui rend le communisme possible en tant que négation révolutionnaire. Il s’agit de l’écart entre deux impossibilités historiques : l’impossibilité d’affirmer le prolétariat sans affirmer le capital et l’impossibilité de nier le capital sans nier le prolétariat. La seconde négation a également été avalisée par le programmatisme, mais seulement en tant qu’elle était la conséquence de l’auto-affirmation révolutionnaire par laquelle le prolétariat s’est emparé des moyens de production. L’auto-négation suivait l’auto-affirmation, mais elles étaient rigoureusement séparées. La communisation découple la négation de l’affirmation (ce en quoi elle est profondément anti-nietzschéenne). Elle renverse la subordination de la négation au positif. L’écart est à la fois ce qui contraint le prolétariat à agir contre le capital, et ce qui limite son action. C’est un écart entre le prolétariat comme élément constituant du capital et le prolétariat comme négation du capital – écart entre ce qui empêche la lutte (le fait que le prolétariat ne peut agir en tant que classe) et dynamique qui la propulse (le fait que le prolétariat cherche à abolir ce qui le constitue en tant que classe, c’est-à-dire le capital). La lutte des classes est à la fois le produit et le présupposé de cet écart. La séparation des producteurs et des moyens de production, sans laquelle le capital ne peut fonctionner, n’est pas une création ponctuelle mettant en relation deux substances distinctes, le travail et le capital, mais un écart au sein duquel l’auto-expansion incessante, le capital, se nourrit de l’auto-épuisement incessant, le travail. L’écart conjugue le capital comme rapport à soi, posant réflexivement ses propres présupposés, et l’aliénation (extranéisation) du travail, scindé entre la force de travail, posée à travers la valorisation du capital, et le travail vivant, dont la reproduction obligatoire à travers la relation salariale est le véritable présupposé, à la fois sollicité et refoulé, du mouvement de valorisation. L’écart entre travail vivant et travail mort, ou travail et force de travail, par lequel la valeur se valorise elle-même, est aussi ce qui ne peut être totalement intégré dans la valeur autoréférentielle, la présupposition effective (wirklich), non posée, qui l’empêche de s’achever. Mais ce n’est pas parce que le travail vivant est une puissance autonome. Au contraire, il ne peut être substantialisé et séparé du travail mort dont sa vie dépend. L’aliénation du travail ne découle pas d’une séparation vis-à-vis d’une propriété (ou authenticité) antérieure. Elle désigne une condition d’évidement, ou de manque de substance, qui ne présuppose pas une plénitude originelle. La séparation des producteurs de la production n’est pas une aliénation originelle que le communisme annulerait en réunissant ce qui a été séparé, mais l’aliénation perpétuelle de l’écart, la contradiction inhérente à la marchandise-force de travail, qui fait que le communisme est historiquement immanent dans le cours quotidien de la lutte des classes.
La contradiction est une polarisation, opposant la reproduction d’une force de travail en constant amoindrissement à l’accumulation d’un capital en constante expansion. En tant qu’activité du prolétariat manifestant cette contradiction, la lutte des classes est nécessairement limitée, mais cette limite commence à s’effondrer lorsque, au cours d’une lutte initiée par une revendication (pour des salaires plus élevés ou pour une journée de travail plus courte), la détermination de la classe (être porteur de force de travail) commence à être reconnue comme une contrainte extérieure à abolir, plutôt que comme un élan interne (une capacité de production) nécessitant une libération. C’est cette rencontre avec leur propre limite qui pousse les luttes initiées par des revendications, et donc conditionnées par la relation capitalistique, au-delà de ces revendications et donc au-delà de cette relation :
« […] se prépare le dépassement de la lutte revendicative à partir de la lutte revendicative […]. Mettre le chômage et la précarité au cœur du rapport salarial ; définir le clandestin comme la situation générale de la force de travail ; poser — comme dans le mouvement d’action directe — l’immédiateté sociale de l’individu comme le fondement, à produire comme base de l’opposition au capital ; mener des luttes suicidaires comme celle de Cellatex et d’autres du printemps et de l’été 2000 (Metaleurop – avec des réserves –, Adelshoffen, la Société française industrielle de contrôle et d’équipements, Bertrand Faure, Mossley, Bata, Moulinex, Daewoo-Orion, ACT – ex-Bull) ; renvoyer l’unité de la classe à une objectivité constituée dans le capital comme dans la multiplication des collectifs et les vagues de grèves temporaires et intermittentes (France 2003, postiers anglais), sont pour chacune de ces luttes particulières des contenus qui construisent la dynamique de ce cycle à l’intérieur et dans le cours de ces luttes » (15).
La revendication salariale des salariés est limitée par la révolte des chômeurs, mais les deux ne sont plus mis en concurrence pour une part de la plus-value accumulée par l’exploitation croissante des uns et l’intensification de la domination des autres. La limite de la revendication portant sur le travail nécessaire la lie à la révolte contre l’appauvrissement exprimée par ceux qui sont mis au rebut du surtravail : « Le travailleur ne peut plus briser, dans une libération du travail, la chaîne qui relie entre eux les termes de l’implication réciproque contradictoire entre surtravail et travail nécessaire » (16). L’illégitimité de la revendication salariale unit salariés et chômeurs. Parce qu’il indexe la limite entre la force de travail valorisable et la force de travail non valorisable, le travail producteur de valeur conserve un rôle révolutionnaire central malgré la décentralisation de la production de valeur (sa dispersion spatio-temporelle). La reproduction sociale alimente la production de valeur ; elles ne peuvent être découplées sans abolir la production en tant que relation sociale. Si ce dernier objectif est le but ultime de la communisation, il ne peut être atteint sans passer par des luttes ouvrières. C’est donc une erreur d’accuser les communisateurs de minimiser l’importance révolutionnaire des luttes ouvrières et, parallèlement, de surestimer la portée révolutionnaire des insurrections de travailleurs non salariés (une erreur que j’ai commise dans le passé). Il s’agit de reconnaître l’interdépendance entre les revendications salariales et les révoltes de non-salariés, contre la tendance du programmatisme à les dissocier. Si la seconde constitue la limite de la première, alors de la même manière, la révolte non salariée trouve sa limite dans la revendication salariale. L’insurrection ne peut être découplée de la lutte sur les lieux de production :
« si la lutte de classe demeure un mouvement au niveau de la reproduction elle n’aura pas intégré en elle même sa propre raison d’être, la production. C’est là actuellement la limite récurrente de toutes les émeutes et « insurrections », ce qui événementiellement les fait définir comme « minoritaires ». La révolution devra investir la production pour l’abolir en tant que moment particulier des rapports entre les hommes et abolir par là même le travail dans l’abolition du travail salarié. C’est là le rôle déterminant du travail productif et de ceux qui à un moment donné sont les porteurs directs de sa contradiction, parce qu’ils la vivent dans leur existence pour le capital à la fois nécessaire et superflue » (17)
C’est cette insistance sur la façon dont la limite des luttes salariales les associe nécessairement aux luttes des non salariés, et vice versa, de sorte que le surtravail n’est que le revers du travail nécessaire, qui distingue la politique de l’abolition de la valeur conçue comme communisation, de la politique de la critique de la valeur (Wertkritik). Là où la critique de la valeur dissocie la logique de la valorisation de la relation de classe, reléguant ainsi la lutte des classes au rang de fétiche (c’est par exemple ce que fait Robert Kurz) (18), la communisation souligne leur interdépendance tout en distinguant la lutte des classes de l’affirmation du travail. Là où la critique de la valeur réduit le travail à un avatar de la valeur et identifie le capital à sa domination abstraite, minimisant l’exploitation du travail, la communisation souligne l’indissociabilité de la domination abstraite et concrète, et l’enchevêtrement de l’exploitation et de l’oppression, des luttes salariales et de la révolte non salariée. Plus significativement, la critique du programmatisme soutient l’inéluctabilité de la lutte des classes tout en la débarrassant de sa subordination à la téléologie de la production.
Auto- et alloproduction
La contradiction entre la nécessité du prolétariat et sa contingence pour le capital (qui est la contradiction entre le travail nécessaire et le surtravail) est la condition de sa propre résolution. L’aliénation de l’appartenance de classe n’est pas seulement une forme conceptuelle déployée dans la théorie, mais le contenu de la pratique révolutionnaire. Le communisme ne peut émerger qu’en suspendant les conditions existantes de la reproduction sociale. Le prolétariat n’est pas la classe dotée du pouvoir de dissoudre les conditions existantes ; il est cette dissolution incarnée en tant que classe. Si le communisme part de la remise en cause par le prolétariat de sa propre existence, il culmine avec la destruction par le prolétariat des formes sociales qui le perpétuent : « les entreprises, les usines, le produit, l’échange » (19). Ce ne sont donc pas seulement la marchandisation, la classe, l’Etat, la division du travail qui sont des indices de transcendance, mais les rapports sociaux de production en tant que tels, dans la mesure où ils sont indissociables de la logique de l’échange (l’équivalence abstraite de la valeur). En abolissant cette dernière, la communisation met également fin à la première. La communisation est « autoproduction de l’humanité ne posant aucun rapport social comme présupposition à reproduire, autoproduction comme manque, passion, destruction et création constante, posant sans cesse le devenir comme prémisse » (20).
Mais en même temps, reprenant à son compte la critique de l’idéalisme hégélien formulée par Marx dans les Manuscrits économico-philosophiques de 1844 (21), TC insiste sur le fait que l’homme est « un être objectif (qui se complète avec des objets extérieurs qu’il fait devenir pour lui » (22). L’humanité peut-elle se produire elle-même sans reproduire des relations sociales préexistantes ? Il existe une tension entre l’affirmation selon laquelle l’humanité est un être objectif, tenu de se compléter en « faisant devenir pour elle des objets extérieurs » (notez l’évitement du terme « production »), et l’insistance sur le fait qu’elle peut le faire sans que cette causalité ne se transforme en un mode de production, objectivant un ensemble de relations sociales. La distinction clé se situe entre l’immanence objective de l’autoproduction et la transcendance de l’objectivation, ou alloproduction. Le capital est l’extrémité de l’alloproduction de l’humanité ; sa transcendance n’est que la variante la plus aiguë de l’objectivation de la production. Par conséquent, le dépassement du capital met fin à l’objectivation sociale de la production qui a conditionné toute l’histoire humaine antérieure :
« Le dépassement des conditions existantes, c’est le dépassement de l’objectivation de la production. En cela le communisme est le dépassement de toute l’histoire passée, il n’est pas un nouveau mode de production et ne peut se poser la question de sa gestion. C’est une rupture totale avec les notions d’économie, de forces productives, de mesure objectivée de la production. L’homme est un être objectif (qui se complète avec des objets extérieurs qu’il fait devenir pour lui) ; tout au long de son histoire, la non-coïncidence entre l’activité individuelle et l’activité sociale qui est le fait même de son histoire et qui n’a ni à être prouvée, ni produite abstraitement, prenait la forme chez cet être objectif de la séparation (de l’objectivation) de l’acte productif et de la production d’avec lui-même, devenant le caractère social de son activité individuelle. Séparation, aliénation, objectivation, au cours de l’histoire de la séparation de l’activité d’avec ses conditions, constituèrent celles-ci en économie, en rapports de production, en mode de production. Dissolution des conditions existantes du mode de production capitaliste, comme classe, le prolétariat, sans se figurer que toute l’histoire passée n’avait comme but que de parvenir à cette situation est la présupposition, dans sa contradiction avec le capital, du dépassement de toute cette histoire » (23).
Pour TC, l’histoire de la production est une conséquence de cette non-coïncidence. Ils rejettent comme un « idéalisme » la proposition selon laquelle l’histoire elle-même résulte de l’extériorisation et de la séparation de la production et du développement des forces productives. Mais si l’histoire de ce développement est simplement l’histoire de la contradiction entre le travail et le capital, alors la tâche n’est pas « d’expliquer pourquoi l’aliénation a existé mais pourquoi elle ne peut pas continuer à exister » (24). La fin de l’aliénation, c’est la fin de la disjonction entre l’activité individuelle et l’activité sociale. Si l’origine de l’aliénation ne nécessite aucune explication d’un point de vue matérialiste, il en va de même pour la disjonction entre l’activité individuelle et l’activité sociale.
Mais à ce stade, une autre tension apparaît entre l’engagement de TC en faveur de l’immanence historique de la subsomption réelle et sa conception de l’histoire selon laquelle il y a non-coïncidence entre l’activité individuelle et l’activité sociale (25). Pour un matérialiste historique,
« individuel » et « social » sont des catégories historiques, tout comme « universel » et « particulier ». La « non-coïncidence » de l’activité individuelle et sociale peut-elle être abstraite de notre propre société historiquement spécifique et projetée rétroactivement [retrojected] comme étant l’origine de l’histoire humaine ? C’est précisément la démarche à laquelle TC s’oppose en ce qui concerne le « travail en général » considéré comme invariant supposé de l’histoire humaine. Le travail en général n’est que la rétrojection historique d’un travail abstrait historiquement spécifique. Il est difficile de voir comment le fait de poser la non-coïncidence de l’activité individuelle et sociale comme matrice de l’histoire est moins mystificateur que le fait de présenter l’histoire comme aliénation de la production.
Ceci est aggravé par la proposition répétée selon laquelle la singularité humaine préexiste aux relations de production, comme lorsque TC déclare que la communisation « supprime la société en tant que substance autonome du rapport entre les individus, qui se rapportent à eux-mêmes dans leur singularité » (26). Cela revient à supposer que la singularité humaine subsiste sous les relations sociales capitalistes, n’attendant que d’être libérée. Mais ce qui distingue la singularité humaine de la singularité naturelle des grains de sable et des flocons de neige, c’est précisément le fait qu’elle se constitue dans et par les relations sociales. Tout se passe comme si les réserves contre l’autonomisation du travail vivant ne servaient qu’à sauvegarder la transcendance de la singularité humaine. C’est un autre symptôme de la tension entre l’engagement en faveur de l’immanence historique et l’insistance sur le fait que l’objectivation est une transcendance. C’est précisément l’importance accordée à l’immanence historique qui a motivé le rejet de l’autonomie du travail vivant et l’affirmation selon laquelle le prolétariat n’existe que dans et par la transcendance du capital. Mais alors que la détermination de la classe est entièrement dépendante du capital, les déterminations de la subjectivité, de la singularité et de l’individualité sont curieusement absentes de cette dépendance. Ainsi, ignorant apparemment ses propres critiques contre l’attribution d’une capacité d’action autonome au travail entendu comme auto-organisation, TC fait appel à l’auto-transformation du sujet de classe pour libérer la singularité humaine de son objectivation transcendante dans les relations sociales. L’auto-abolition du prolétariat est censée produire ce qu’ils appellent « l’immédiateté sociale de l’individu » (27) :
« L’immédiateté sociale de l’individu, c’est la fin de cette séparation entre l’activité individuelle et l’activité sociale, qui avait constitué le fait pour l’homme d’être un être objectif en base du rapport entre son individualité et sa socialité. Ce n’est pas l’objectivité en elle même qui est en cause mais la séparation entre activité individuelle et activité sociale qui constitue l’objectivité en économie, en médiation entre les deux et définit l’activité humaine comme travail » (28).
Comment cette immédiateté sociale de l’individu peut-elle être postulée comme le résultat de la médiation historique si la séparation de l’activité individuelle et sociale est la condition immédiate (non produite) de la médiation historique ? Le matérialisme historique souligne non seulement la dépendance de l’humanité à l’égard de la nature, son corps inorganique, mais aussi la dépendance de chaque être humain à l’égard d’autres êtres humains pour produire ses conditions matérielles d’existence. La socialité de l’être humain fait autant partie de son être objectif qu’en font partie ses composantes organiques. Mais c’est précisément en enracinant la socialité dans les relations de production agissant « dans le dos » de la conscience que Marx rompt avec l’importance accordée par Feuerbach à la relation interpersonnelle en tant que « relation absolue » fondant la socialité. Marx remplace la socialité conçue comme une relation absolue par l’ensemble dynamique des relations sociales issues de la production matérielle. La socialité objective de l’être humain est fondée sur cet ensemble de relations sociales. Il n’est pas plausible d’opposer la socialité humaine, inséparable du caractère objectif et matériel de l’être humain, à l’objectivation de cette socialité dans les rapports de production, en insistant sur le fait que l’une est immanente et l’autre transcendante. L’importance accordée par les matérialistes à l’immanence est justifiée, mais pas l’insistance sur le fait que l’immanence ne doit pas être contaminée par la transcendance – la socialité objective par l’objectivation sociale. C’est précisément la séparation de l’immanence et de la transcendance, leur séparation en tant que pure subjectivité et pure objectivité, qui est idéaliste, alors que la reconnaissance de la nécessité d’enraciner la transcendance dans l’immanence, l’objectivation dans la subjectivation, est la marque du matérialisme marxien. Et c’est précisément la dynamique de l’extériorisation et de la séparation [estrangement, séparation-aliénation] – appropriation productive et expropriation consommatrice – qui permet de les articuler. Ici, TC (peut-être à la suite d’Althusser) suppose simplement que l’extériorisation présuppose l’intériorité tandis que la séparation présuppose l’authenticité. Mais l’extériorisation n’a pas besoin de présupposer une intériorité antécédente, tout comme la séparation n’a pas besoin d’impliquer une authenticité préalable (29). L’intériorité est constituée rétrospectivement comme une conséquence de la séparation transcendante de l’extériorisation. L’objectivation est la séparation d’un processus d’appropriation productive sans origine ni fin. La séparation de l’activité de ses conditions n’est pas la prémisse de l’aliénation et de l’objectivation ; elle est une conséquence de l’aliénation de l’objectivation, tout comme la non-coïncidence de l’activité individuelle et de l’activité sociale. Les faire coïncider est la tâche de l’appropriation de la production. Ce n’est qu’alors que l’autoproduction – la production de la production – peut être conçue comme une extériorisation de la séparation qui ne mythifie pas rétrospectivement leur coïncidence immédiate.
Peut-être est-il maintenant plus facile de saisir la difficulté fondamentale qui entache la plausibilité de l’auto-abolition prolétarienne comprise comme abolition de l’objectivation. En découplant la lutte des classes de l’appropriation de la production, la théorie et la pratique de l’écart découplent la lutte des classes de la politique conçue comme orientation stratégique autour de désirs qui sont plus que de simples enchaînements de besoins. Le problème devient celui de la discrimination tactique dans la destruction des conditions de production existantes. Mais en détruisant les moyens de production du capital, la lutte des classes détruit les moyens existants de reproduction du prolétariat. Le moment où la poursuite de la communisation menace d’intensifier la paupérisation capitaliste est le moment où la politique de l’écart remplace la gestion de la production par la gestion palliative des besoins. La discrimination tactique ne peut à elle seule résoudre le choix stratégique requis pour distinguer les moyens qui peuvent être suspendus de ceux qui ne peuvent l’être afin de découpler la reproduction sociale de la reproduction de la relation capitalistique.
(1) Paul Mattick, « Révolution et réforme », in Marxisme, dernier refuge de la bourgeoisie ?
(2) ibid, « De même que les relations capitalistes de prix sont la fois distinguables et indiscernables des relations de valeur, la superstructure dans toute formation sociale est à la fois séparable et inséparable de la structure socio-économique. Quand on parle de l’une, on parle de l’autre et, dans les deux cas, on ne fait que parler du processus social de production qui fait que la société existe. La conséquence évidente en est que tout changement fondamental de la société affecte simultanément sa « structure » et sa « superstructure ». Autrement dit, aucun changement politique, légal ou idéel, ne peut prendre place sans changement des relations de production et de l’état des forces productives de la société et ces changements fondamentaux ne peuvent se produire sans être accompagné d’altérations correspondantes dans la « superstructure ». Il est donc impossible de modifier un système social à partir de la seule « superstructure », par exemple par le moyen de réformes politiques, car de tels changements doivent toujours s’arrêter dès qu’ils mettent en danger les relations sociales de production existantes. Un changement de ces dernières n’est possible que par une révolution qui renverse la « base » en même temps que la « superstructure » ».
(3) For an introduction to TC, see “Théorie Communiste,” Libcom →. For an overview and history, see “Interview with Roland Simon,” Riff Raff, no. 8 →. See also Endnotes, “Bring Out Your Dead,” in Endnotes, no. 1, “Preliminary Materials for a Balance Sheet of the 20th Century” (2008).
(4) Théorie Communiste, « Le moment actuel », publié dans SIC, International journal for communisation
(5) Théorie Communiste, « Le moment actuel »
(6) Théorie Communiste, « Théorie de l’écart », in Théorie Communiste n°20, 2005
(7) TC cite le travail de Michel Aglietta et de Laurent Berrebi, Désordres dans le capitalisme mondial (Odile Jacob, 2007)
(8) Théorie Communiste, « Théorie de l’écart »
(9) Bruno Astarian, « Où va Théorie Communiste? » Hic Salta – Communisation, 2010
(10) “Changes in US Family Finances from 2004 to 2007: Evidence from the Survey of Consumer Finances,” Federal Reserve Bulletin, février 2009. Cité par Astarian.
(11) « De même que le peuple élu portait inscrit sur le front qu’il était la propriété de Jéhova, la division du travail inscrit au fer rouge sur l’ouvrier de manufacture la marque qui le désigne comme propriété du capital ». Karl Marx, Capital, I
(12) Théorie Communiste, « Théorie de l’écart »
(13) Théorie Communiste, « Théorie de l’écart »
(14) Théorie Communiste, « Much Ado About Nothing », revue Endnotes
(15) Théorie Communiste, « Le moment actuel »
(16) Théorie Communiste, « Le moment actuel »
(17) Théorie Communiste, « Le moment actuel »
(18) Robert Kurz et Ernst Lohoff, « Der Klassenkampf-Fetisch: Thesen zur Entmythologisierung des Marxismus », Marxistische Kritik, no. 7 (août 1989)
(19) Théorie Communiste, « Le moment actuel »
(20) Théorie Communiste, « Théorie de l’écart »
(21) « Quand l’homme réel, en chair et en os, campé sur la terre solide et bien ronde, l’homme qui aspire et expire toutes les forces de la nature, pose ses forces essentielles objectives réelles par son aliénation comme des objets étrangers, ce n’est pas le fait de poser qui est sujet; c’est la subjectivité de forces essentielles objectives, dont l’action doit donc être également objective. L’être objectif agit d’une manière objective et il n’agirait pas objectivement si l’objectivité n’était pas incluse dans la détermination de son essence. Il ne crée, il ne pose que des objets, parce qu’il est posé lui-même par des objets, parce qu’à l’origine il est Nature. Donc, dans l’acte de poser, il ne tombe pas de son « activité pure » dans une création de l’objet, mais son produit objectif ne fait que confirmer son activité objective, son activité d’être objectif naturel », Karl Marx, Manuscrits de 1844
(22) Théorie Communiste, « Théorie de l’écart »
(23) Théorie Communiste, « Théorie de l’écart »
(24) Théorie Communiste, « Much Ado About Nothing »
(25) L’utilisation par TC de la subsomption réelle comme outil de périodisation a également fait l’objet de critiques. Voir Endnotes, “The History of Subsumption”, Endnotes, no. 2, “Misery and the Value-Form” (2010). Ces critiques peuvent être résumées comme suit : 1) La subsomption réelle de la production n’entraîne pas la subsomption de quoi que ce soit au-delà de la sphère immédiate de la production, sauf par une extension illégitime du concept, qui est logiquement lié à celui de plus-value relative. 2) La subsomption formelle est une condition logique et historique de la subsomption réelle. Elle est une condition du capital. Ainsi, la subsomption formelle et la subsomption réelle ne désignent pas nécessairement des phases successives de développement. 3) Bien que la subsomption réelle soit logiquement inhérente au concept de capital, et donc une latence virtuellement implicite à sa création, sa réalisation n’est pas historiquement nécessaire. L’affirmation selon laquelle la subsomption réelle suit la subsomption formelle par nécessité historique est une confusion métaphysique entre la logique et l’histoire.
(26) Théorie Communiste, « Théorie de l’écart »
(27) Théorie Communiste, « Théorie de l’écart »
(28) Théorie Communiste, « Théorie de l’écart »
(29) Ce que j’essaie de montrer dans “Strange Sameness: Hegel, Marx, and the Logic of Estrangement,” Angelaki: Journal of the Theoretical Humanities 24, no. 1 (2019).
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