Dans le contexte des échanges autour de “Bordiguistes et communisation”
Commentaire critique de “Bordiga : Facteurs de race et de nation dans la théorie marxiste” par R.S.
La version du texte de Bordiga que nous commentons ici a été « récupérée » sur le net, en conséquence les références de pages ne sont que relatives à cette version.
Première partie (24 pages)
Reproduction de l’espèce et économie productive, deux aspects de la base matérielle du processus historique
La cible générale du texte n’est pas Staline ou « l’idéalisme bourgeois » mais la scission de Damen, c’est-à-dire pour Bordiga et Programme Communiste la défense des luttes de libération nationale (cela est explicite dans les premières lignes de l’article sur le même sujet dans Programme Communiste n° 82, Avril 1980). Même en 1952, Bordiga a un emploi si extensif du terme de « nation » que non seulement il ne veut plus rien dire mais il est source d’une grande confusion théorique. Il s’agit souvent d’Empire ou de cités, le terme de nation est alors circonscrit à des réalités locales qui n’ont pas d’existence politique.
Passons dans les premières pages sur les bêtises débitées sur un ton sentencieux et arrogants relatives à « la vie de l’espèce », les individus, la reproduction sexuée, la reprise du thème du « matriarcat » et que dans la « gens » : « hommes et femmes s’unissent indifféremment » ; de même que dans ces « phratries », qualifiées par Bordiga de « communistes » (p.8), il n’y aurait « aucune autorité constituée » (p.5). Cependant lorsque ces « phratries communistes » se rencontrent il y en a une qui fait de l’autre ses esclaves. Et hop ! voilà le début de la division des sociétés en classes (p.8).
« On peut dire d’une façon très générale que le passage du facteur racial au facteur national correspond au passage de la préhistoire à l’histoire. Par nation, il faut entendre un ensemble dont l’ethnie n’est qu’un aspect, et un aspect d’ailleurs rarement dominant. » (p.8)
Cependant, sans jamais être explicitement défini, tant la chose paraît évidente à Bordiga, le « facteur racial » est identique aux liens du sang organisant « les premières communautés ». D’une part ces « liens du sang » n’ont rien de biologiques étant constamment construits si ce n’est socialement inventés. Même l’endogamie ne constitue pas une « race ». Mais, d’autre part, il y a chez Bordiga l’idée que la « constitution des races » est un fait biologique et non le fait social de distinctions opérées socialement, historiquement, économiquement et idéologiquement. Si nous en revenons à l’histoire bordiguiste, le passage du « facteur racial » au « facteur national » se situerait donc aux alentours de 3000 av JC. Laissons de côté le paléolithique, tout le néolithique (environ de moins 10 000 à environ moins 3000, datations très variables selon les aires) serait donc dominé par le « facteur racial », c’est-à-dire « les liens du sang » assimilés à la race. Quand Bordiga (p.9) cite Engels écrivant : « La race est elle-même un facteur économique » (lettre à Borgius ou Starkenburg, 25 janvier 1894), nous devons ajouter qu’Engels ne donne aucune explication complémentaire Dans les Formen, Marx parle effectivement des « liens du sang » mais comme organisation sociale de la « communauté » sans leur donner une valeur biologique prédéterminante, d’autant plus que dans toutes les sociétés « primitives » ces liens comportent toutes sortes d’organisations inclusives ou exclusives qui s’éloignent de la stricte généalogie. Jusque dans la famille paysanne médiévale (même à l’époque du servage) toute une mécanique relative aux héritages (différente selon les régions en Europe) permettaient d’exclure de la « succession » par le système de la dot (concernant les filles mais aussi souvent des héritiers mâles) certains membres de la famille (tout le monde, y compris le seigneur y trouvant son compte). Bordiga semble tenir l’Etat-civil des « origines » quand il affirme que : « Les premiers groupes [Ah ! la mythologie du « premier » et des « origines] sont strictement consanguins [évident puisque, il est bien connu que tout le monde copule avec tout le monde au fond de la caverne]. » (p.9).
Ensuite arrive « le mélange des sangs » et le « mélange des races » [on ne sait toujours pas ce qu’est une race qui semble se réduire à une sorte de famille incestueuse : le genre « crétins des Alpes »], mais le Grand Communiste aux idées larges se moquent de la morale catholique et bourgeoise car il sait que cela prépare la fin de toute discrimination raciale. Mais nous ne savons pas si cette fin est l’œuvre du mode de production capitaliste ou celle du communisme. Il semble que ce soit un peu des deux, le second achevant le travail en profitant du terrain préparé par le premier [nous sommes là exactement les limites critiques du marxisme soulevées par Korsch dans Le Livre des abolitions].
« Mais à l’origine [retour à « l’origine »], ce qui caractérise un peuple, c’est son économie et le degré de développement de sa technique de production en même temps que son type ethnique. ». Soit nous pouvons décomposer à l’infini, localement, « la technique de production » et le « peuple » disparaît ; soit nous pouvons rassembler cette technique en quelques grandes catégories et le peuple disparaît à nouveau. Quant au type ethnique : le Hun mongol est-il du même « type ethnique » que le Turc ou le Hongrois ? Bordiga nous parle aussi de la langue qui fait le peuple, mais est-ce le Toscan ou le Napolitain ?
Quelques pages plus loin, Bordiga revient en quelques phrases hallucinantes sur la question.
« Comme on le sait, ni la propriété privée ni les institutions du pouvoir de classe n’apparaissent encore dans les anciennes communautés ou phratries. Mais on y trouve déjà le travail et la production, et c’est cela qui constitue la base matérielle à laquelle se réfère le marxisme, et qui dépasse largement l’étroite acception juridique et économique du terme. C’est à cette base qu’est reliée, comme nous l’avons montré la “production des producteurs”, c’est-à-dire la reproduction des membres de la tribu qui se perpétue avec une pureté raciale absolue [nous soulignons]. Dans cette gens à l’état pur [ ???], il n’y a d’autre autorité que celle du membre adulte, sain et vigoureux sur les jeunes qu’il faut élever et préparer à une vie sociale simple et sereine. » (p.20).
Page 3 de la deuxième partie, Bordiga remet le couvert tellement le mythe du « communisme primitif » est nécessaire à son grand récit téléologique de l’Histoire de « l’espèce ». Non seulement le « communisme primitif » est en tant que tel nécessaire comme ce qui se retrouve après s’être perdu, mais encore nécessaire comme origine : pas de grand récit téléologique sans le concept d’origine. L’origine c’est l’affirmation d’un « Un » non encore dissocié.
Du fond de la caverne où il était présent, Bordiga nous livre un témoignage de visu : « A ces époques reculées [va savoir de quoi il s’agit], l’élément ethnique agit encore à l’état pur, à l’état vierge pour ainsi dire, dans la communauté primitive de travail, de fraternité et d’amour qui règne dans les anciennes et nobles tribus et gens. (…) Tous sont sang pur et donc égaux… » (p.3, deuxième partie)
On comprend que Bordiga et Mussolini aient pu être un moment dans la même fraction du PSI.
p.11 Chapitre intitulé : Base économique et superstructure (pages 11 à 14)
Bordiga commence avec quelques considérations intéressantes sur la distinction et la relation entre « base économique » et « superstructures », mais on s’aperçoit vite que cela ne sert qu’à introduire un pitoyable plaidoyer en faveur de l’Etat soviétique : l’Etat « a pris des formes prolétariennes » (que cela est bien enrobé), mais ce n’est pas facile de changer les rapports de production qui eux « reçurent une impulsion pour leur transformation en rapports capitalistes… ». Rien sur le fait que cette « impulsion » impliquait sous une forme spécifique, dès la « révolution », la formation d’une classe capitaliste nouvelle qui a rapidement intégré les éléments de la bourgeoisie et les agioteurs précédents, de même que l’armée intégrait les officiers tzaristes.
« Au lendemain de la Révolution d’Octobre, les rapports de production sont de fait en partie précapitalistes, en partie capitalistes (et pour une part quantitativement négligeable, post-capitalistes) ; mais la forme historique ou plutôt le mode de production historique n’est plus capitaliste, mais potentiellement prolétarien et socialiste. C’est cela qui compte ! » C’est « capitaliste, mais « plus capitaliste » et « potentiellement prolétarien » ; Comprenne qui pourra, surtout quand il y a de la « potentialité ».
Nous sommes ici loin du sujet du texte : « facteurs de race et de nation », à moins de penser qu’un tel embrouillamini est propre aux Slaves. Mais la cible du texte est, on le sait, la scission de Damen qui avait osé soutenir que l’URSS était tout simplement un « capitalisme d’Etat ».
Dans la suite du chapitre, Bordiga s’attaque à la question de la « langue nationale » en prenant pour cible les thèses de Staline.
« Une des thèses fondamentales de tous les textes marxistes sur cette question est que la revendication d’une langue nationale est une caractéristique historique de toutes les révolutions antiféodales. En effet cette langue est indispensable à l’établissement de liens et à la communication entre les différentes places commerciales du marché national qui vient de se former, ainsi qu’à la circulation sur tout le territoire national des prolétaires arrachés à la glèbe et à la lutte contre l’influence des formes religieuses, scolastiques et culturelles traditionnelles qui reposent d’une part sur l’usage du latin come langue savante, d’autre part sur l’émiettement de la langue populaire parlée en dialectes. » (pp.17-18).
Globalement, nous pouvons être d’accord avec cette première thèse de Bordiga, malgré de grosses approximations historiques : en France, le français comme langue nationale est promulgué sous le règne de François Ier ; si au début du XVIe siècle, la féodalité sort très affaiblie des crises du siècle précédent, il est difficile cependant de considérer l’époque comme une « révolution antiféodale ». Plus que liée à une « révolution antiféodale », la langue nationale est liée à la création lente d’un marché national sous l’égide d’un pouvoir territorial national. Quant aux « prolétaires arrachés à la glèbe », en France, en Italie, en Allemagne, en Espagne, il faut parfois attendre le début du XXe siècle pour qu’ils se comprennent entre eux.
Ensuite Bordiga soutient, avec raison, qu’une langue devenue « langue nationale » est toujours la langue de la classe dominante, qu’elle n’est jamais située « au-dessus des classes ».
Cependant, à partir des années 1840 jusqu’à la fin de la Ière Guerre, les conflits de langues entre l’Allemand et le Tchèque ou les langues slaves du sud montrent qu’il n’y a pas de relations nécessaires entre nations ou nationalités et langue nationale qui s’impose au-delà de sa supposée « nationalité ». Au « Parlement » de Vienne en 1848, alors que le pouvoir impérial s’est réfugié à Salzbourg, l’utilisation de la langue tchèque est interdite ce qui coupe la parole aux quelques représentants des paysans exposant leur situation contre les propriétaires allemands hongrois ou Polonais. Engels approuve l’interdiction ; il ne manquerait plus que l’on se perde dans la cacophonie d’une tour de Babel avec des centaines de patois. Ni Engels, ni Bordiga à sa suite ne tiennent compte de l’intrication, dans l’Empire austro-hongrois, des conflits nationaux et des conflits de classes.
Cela n’infirme pas la thèse de Bordiga sur la « langue nationale » comme langue de la classe dominante mais la relativise énormément dans la mesure où on ne peut faire coïncider « nation » et langue dite « nationale » qui est imposée. Le manque de relativité sociale et historique de Bordiga vient d’une vision essentialiste de la nation comme moment premier et non construit. La thèse de Bordiga sur la « langue nationale » présuppose la nation come entité potentiellement déjà là (l’ethnie, le sang…) et à mettre en forme, alors que c’est sa construction qui fait la nation. Même si cette construction n’est pas le fruit du hasard. Une revendication de langue nationale peut s’opposer à une révolution « antiféodale » comme en témoignent les Tchèques et les Slaves du sud entre 1848-1852 contre la bourgeoisie et les aristocrates allemands et Hongrois. Les paysans polonais eux-mêmes refusent, en 1846, de s’engager derrière leurs seigneurs contre l’Autriche et se livrent à un massacre de nobles, ce qui fit hésiter ces derniers, en 1848, à leur faire appel contre le pouvoir autrichien.
Quelques erreurs bizarres dans le texte de Bordiga : « les gens cultivés parlaient Latin, le peuple toscan » (p.19). Pétrarque puis Dante, le papiste, écrivent en toscan qui contrairement à l’affirmation de Bordiga n’est pas la langue du peuple, au moment de l’unification italienne, le toscan est parlé alors par moins de 5% de la population « italienne » ; en revanche Spinoza, précurseur des Lumières bourgeoises, écrit en latin.
Comme la quasi-totalité des auteurs s’attaquant à la question nationale, la formation et la définition du territoire national sont laissées dans l’ombre, toujours considérées comme un donné, un acquis. Au pire, comme chez Bordiga, l’ethnie, le sang, la race – tous ces termes étant confondus – semblent être la présupposition du territoire.
Deuxième partie (14 pages)
Le poids relatif du facteur national dans les différents modes historiques de production. Interprétation marxiste de la lutte politique.
- De la race à la nation
« Le passage du groupe ethnique, ou “peuple”, à la “nation”, ne se produit qu’en liaison avec l’apparition de l’Etat politique, dont les caractéristiques fondamentales sont la délimitation territoriale et l’organisation de la force armée, ce passage ne peut donc se faire qu’après la dissolution du communisme primitif et la formation des classes sociales.» (p.1).
[Pour le « marxisme », le concept de « communisme primitif » est une pure construction théorique nécessaire à la grande dialectique de la négation de la négation avec son passage obligé par l’aliénation, et visant à faire du communisme une sorte de nécessité anthropologique de l’espèce. Pour la bourgeoisie, la notion a une valeur idéologique différente, elle expose le passage du désordre indifférencié à l’ordre, de même que l’invention du matriarcat justifie la mise en ordre patriarcale.]
Chez Bordiga, la « dissolution du communisme primitif » avec sa gens pur-sang a été réglée en une page précédemment : passage à la « complète propriété privée » et du « mariage apparié à la monogamie » (p.22, Ière partie). Il faut croire que le « communisme primitif avait, dès la fameuse « origine », un coup dans l’aile et que ce stade général de l’histoire de l’espèce était finalement limité à l’Empire romain.
Bordiga poursuit : « Nous rattachons la catégorie “race” au fait biologique et la catégorie “nation” au fait géographique. » (p.1). Il introduit ensuite une autre distinction : « Il faut toutefois faire une distinction entre la nation en tant que fait historique défini, et la nationalité, qui doit se comprendre comme un regroupement déterminé par les deux facteurs, racial et politique à la fois. (…) La race est un fait biologique … » (p.1).
Si « la race est un fait biologique », « En revanche la classification des hommes par nation ne découle pas d’un fait biologique ou ethnologique mais purement géographique : elle dépend en général du lieu où ils sont nés… » (p.2). Cette distinction au premier abord radicale entre « nation » et « race » subit quelques aménagement du fait du terme intermédiaire : la « nationalité ». Il est vrai, comme l’écrit Bordiga que de « multiples nations présentent un difficile imbroglio de plusieurs nationalités. » (p.2). Si dans ce texte la nationalité ne se confond pas avec la nation, elle la précède même si une nation en combine plusieurs. La « nationalité », dans ce texte se définit « non plus seulement par la race [notons le « non plus seulement »] », mais par « la langue, les coutumes, les mœurs, la culture. »
Dans un texte antérieur d’un an (Redresser les jambes aux chiens, mai 1952), Bordiga, beaucoup plus explicite écrivait : « La formation d’Etats-nations de race et de langue en principe uniformes est la condition optimale pour substituer la production capitaliste à la production médiévale, et toute bourgeoisie lutte dans ce but, même avant que la noblesse réactionnaire soit renversée. Cette organisation en Etats nationaux est pour les travailleurs une étape nécessaire… » (cité dans Le rôle de la nation dans l’histoire, Programme Communiste, n°82, avril 1980, p.17). Dans le texte même de 1953 (Facteur de race, etc.), page 8, Bordiga était beaucoup moins catégorique quant à la distinction ente « nationalité » et « nation », l’ethnie étant un aspect de la nation. Dans ce texte de Programme communiste, la bourgeoisie active pour constituer la nation des « éléments passifs antérieurs ; le sang, la race, l’ethnie, la langue, etc. : « Les éléments des nations modernes existaient partout. » (op.cit., p.15). Plus loin dans le texte (j’y reviendrai), Bordiga déclare que l’Etat-nation unitaire allemand n’a existé qu’avec l’annexion de l’Autriche. Malgré leur distinction initiale, la nation territoriale ne se porte jamais aussi bien que quand elle coïncide avec la nationalité.
Mais demeure la question : comment se définissent et se délimitent les nations ? Et même, en amont, la question : comment se fait-il que l’extension des marchés connaisse et produise sa propre limitation ?
Quand Bordiga aborde la question du territoire ce n’est pas à partir de la bourgeoisie et du mode de production capitaliste mais de la dissolution de la gens. Il cite alors Engels (L’origine, etc.) : « Par rapport à l’ancienne organisation gentilice, l’Etat se caractérise en premier lieu par la répartition de ses ressortissants d’après le territoire. Comme nous l’avons vu, les anciennes associations gentilices, formées et maintenues par les liens du sang, étaient devenues insuffisantes, en grande partie parce qu’elles impliquaient que leurs membres fussent attachés à un territoire déterminé et que, depuis longtemps, ces attaches avaient cessé d’être. Le territoire demeurait, mais les gens étaient devenus mobiles. On prit donc la division territoriale comme point de départ. » (p.4). Quand Engels analyse ici la production de l’Etat à Athènes, il fait un énorme contresens dû autant aux recherches historiques auxquelles il avait alors accès qu’à ses propres présupposés idéologiques. La réforme territoriale de Clisthène dont il est ici question brise l’implantation locale des dèmes en répartissant les représentations en bandes territoriales contenant chacune une part de « montagne » (domaine des petits paysans libres), une part de « plaine » (domaine des aristocrates et des gens), une part de côte (domaine des artisans et marchands), ainsi les gens dominantes étaient absorbées par les deux autres composantes. Si la gens disparaît ce n’est pas parce qu’elle était « devenue insuffisante », c’est qu’il y avait à ses côtés un grand nombre de personnes qui ne faisaient partie d’aucune gens. Les réformes territoriales liées à l’avènement de la « démocratie » en Grèce suivent la période des tyrannies durant laquelle les familles aristocratiques eurent très peur du pouvoir et de la violence de la « plèbe ». Certaines de ces familles (les Alcméonides à Athènes – Clisthène puis Périclès – et d’autres dans d’autres cités) avaient compris que pour garder le pouvoir, il fallait le transformer.
Il est tout de même très étonnant (mais pas tant que ça) qu’un marxiste comme Bordiga nous présente les évolutions historiques comme des sortes de phénomènes naturels sans que l’on y aperçoive un soupçon de lutte des classes. Quand en 508 av JC, Clisthène revient au pouvoir à la suite d’une sorte de coup d’Etat, après avoir été chassé d’Athènes par les chefs d’une autre gens, il lui faut l’appui du « démos » qui n’appartient à aucune gens. Malgré les réformes de Solon, avant même la « révolution territoriale » de Clisthène et toujours par la suite, les gens demeurent des associations aristocratiques qui se disputent le pouvoir après la mort de Périclès (c’est-à-dire après la période de domination difficile des Alcméonides).
Il est important de faire ressortir la liaison essentielle entre Etat et territoire, à condition de ne pas transformer chaque terme en substance scandant le développement de l’humanité ou de « l’espèce » : « l’origine », « le communisme primitif », « la gens », « la propriété », « les classes », « la famille patriarcale », « l’Etat », « le territoire », etc. Nous aurions ainsi de grandes « Idées », de grandes instances apparaissant dans l’Histoire universelle et gouvernant (sous l’égide d’un mystérieux et irrépressible développement des forces productives) la succession des modes de production, ces derniers n’étant plus que des formes dans lesquelles ces « Idées » » se réalisent successivement, dans la mesure où « l’origine » doit se perdre afin de se retrouver sous une « forme supérieure ».
Le territoire de la cité grecque, n’est pas celui de l’Empire romain, ni celui de la monarchie féodale ou de l’Etat capitaliste. Ce n’est pas l’« Idée » de territoire qui évolue comme si elle avait été révélée au monde un beau jour de 508 av JC.
Sous-tendant toutes les énormités tant théoriques qu’historiques de ce texte, il y a cette conception providentielle de l’histoire dans laquelle des entités produites et historiquement spécifiques sont vues comme des principes et des processus propres qui se perpétuent : l’Etat-Nation dépassant/conservant la « race » (même si la pureté virginale en a pris un coup)
Quand Bordiga revient à la cible réelle de son texte, c’est-à-dire, contre Damen, le soutien aux luttes de libération nationale, il affirme bien que les nationalités (ici malgré la réserve précédente identifiées à « nation ») est un « produit historique » (p.3). Mais, même si les nations sont dans un avenir communiste assez lointain « « appelées à disparaître », il ne s’agit pas « de négliger ce processus fondamental qu’est le processus national » qui comme il est dit quelques lignes au-dessus : « présente des origines et des cycles bien déterminés ». « Processus fondamental » et « réalisation » : les bases mêmes de toute construction spéculative. Quand Bordiga expose la réalisation historique de ce « processus national » au travers des Hébreux bibliques, de la Grèce classique, de la période hellénistique, de Rome, etc., les nécessités de la « réalisation » nécessitent de grossières « approximations » (au mieux) historiques.
Ce n’est pas une histoire des luttes de classes, des contradictions internes et des dynamiques de chaque mode de production que nous présente Bordiga, mais l’histoire de « processus » qui survolent et se moquent des luttes de classes.
« L’histoire des luttes sociales et des guerres civiles dans les murs mêmes de Rome est bien connue, mais ses vicissitudes ne diminuent pas la solidité et l’homogénéité de la superbe construction qui assume l’administration de toutes les ressources productives des pays lointains, qui les couvre d’œuvres durables ayant les fonctions productives les plus diverses : routes, aqueducs, thermes, marchés, forums, théâtres etc. (…) [on peut se demander pourquoi Bordiga ne tient pas le même discours à propos de l’impérialisme américain qu’il déteste tant]. La décadence et la chute de l’empire romain mettent fin à la période de l’histoire antique où la nationalité et l’organisation en Etats nationaux représentaient des facteurs décisifs allant dans le sens de l’évolution des forces productives. » (p.8). Le flux du « processus national » va s’interrompre, mais qu’à cela ne tienne, ce n’est qu’une « éclipse » (p.9) et qui plus est une « éclipse » nécessaire à sa poursuite : « Les barbares approchent [n’en déplaise à Bordiga et à son armée romaine « nationale », ils formaient déjà l’essentiel de cette dite armée. Déjà sous la République, la réforme de Marius – 104 av JC – en avait fait une armée professionnelle rétribuée], forts de leur organisation en gens, mais pas encore mûrs pour constituer des Etats et pour fonder de véritables nations. L’ombre du Moyen Age féodal se profile : mais c’est là encore, comme l’affirme Engels, une nécessité déterministe, inhérente au développement des forces productives [je souligne]. » Nous voilà rassurés, c’est certainement la même « nécessité » qui avait poussé Huns et autres Mongols à pousser les Germains massivement au-delà du limes.
Malgré quelques « vicissitudes », la Providence avait prévu un rôle essentiel pour ces barbares germains dans le grand devenir du principe national : « les nationalités modernes » (Engels, L’Origine, etc., cité par Bordiga, p.10).
« …la doctrine marxiste classique considère comme une donnée historique positive non seulement l’organisation des anciens peuples barbares et nomades en Etats territoriaux, mais aussi la nature nationale des Etats, leur coïncidence avec la nationalité [je souligne], c’est-à-dire avec une communauté qui repose non seulement, dans une certaine mesure, sur la race, mais aussi sur la langue, la tradition et les coutumes de tous les habitants d’un territoire géographique vaste et stable. ». Voilà une description pittoresque des premiers royaumes barbares « vastes et stables » réunissant une « population homogène ». Qu’importe pourvu que le principe poursuive sa route semée d’embuches et, qu’à chaque étape » on puisse retrouver les déterminations conservées des étapes précédentes comme dans toute bonne téléologie.
Est-ce que Bordiga s’aperçoit de toute la fantaisie de sa démarche quand il éprouve le besoin de la distinguer de l’ « idéalisme bourgeois » ?
« Tandis que l’historien idéaliste voit dans la nationalité un fait général, présent toujours et partout où existe une vie associée [qui sont ces historiens ? Bacon, Hobbes, Machiavel, Montesquieu, Voltaire, Rousseau, Diderot, Leibniz, Kant, etc. cherchent le principe qui précisément constitue les lois, les Etats et qui les transforme. Thiers, Mignet, Thierry s’occupent de la constitution des nations avec les luttes entre classes sociales. Voir Althusser, Politique et Histoire, de Machiavel à Marx, Cours à L’Ecole normale supérieure 1955-1972, éditions du Seuil 2006], nous, marxistes, lui attribuons des cycles historiques déterminés. » (p.11). On ne voit pas vraiment en quoi les « cycles historiques déterminés » d’un principe (« processus ») diffère de son existence présente, toujours et partout (si ce n’est à l’origine, mais il y a peu d’historiens, même idéalistes, qui évoque la nationalité de l’homo habilis gracile face à celle du robuste).
Il faut reconnaître cependant qu’à la différence de « l’historien idéaliste » anonyme (et encore il arrive à ce dernier de concevoir l’unité de l’humanité et la paix perpétuelle – Kant), Bordiga déclare : « La nation et son influence matérielle disparaîtront en même temps que le capitalisme et la démocratie bourgeoise, mais pas avant [où nous allons retrouver Damen, tout aussi anonymisé dans ce texte que « l’historien idéaliste] : la formation d’Etats nationaux sera même indispensable pour que l’avènement du capitalisme moderne puisse être considéré comme achevé dans les différentes aires géographiques. » (p.11). Le Tchad, le Niger, la Centre-Afrique, le Soudan, la Birmanie, Etats nationaux modernes achevant le processus. Le découpage impérialiste du Moyen-Orient : Syrie, Irak, Liban, Etats nationaux modernes ? Ces Etats témoignent bien d’une certaine façon de l’avènement du « capitalisme moderne », mais loin de son processus s’étendant à « toutes les aires géographiques » le « processus national » y fut importé et imposé (voir Corm et Tilly).
Mais, ce qu’il y a de plus inepte dans la méthode de Bordiga (en liaison avec toute sa téléologie), c’est qu’il existerait dans un mode de production (n’importe lequel) un « achèvement ». Qu’il existe des contradictions nécessaires qui peuvent produire conjoncturellement le dépassement d’un mode de production est une chose, qu’il existe un achèvement du cours de ce mode de production en est un autre, cela relève pleinement d’une conception idéaliste de l’histoire qui partant d’un (ou plusieurs principes ou Idées) postule par là-même le cours de ce principe et son achèvement puisque ce principe finit par se retrouver, au travers des « ruses de l’Histoire, lui-même comme accompli.
En abordant la « période féodale », Bordiga donne une définition de l’Etat national destinée à montrer qu’il n’y a pas d’Etat national durant cette période contrairement, selon Bordiga, à la protohistoire de la chose durant l’Antiquité classique :
« L’Etat territorial est une Etat national non seulement quand son pouvoir s’impose sur tout le territoire grâce à une force armée (ce qui était déjà vrai pour les Egyptiens et les Assyriens, et plus tard pour les Saliens ou les Bourguignons, etc.), mais quand le commerce des produits du travail et des biens peut se faire sur tout le territoire et entre des points éloignés de ce territoire. Au niveau de la superstructure juridique, ceci s’exprime dans le fait que les citoyens jouissent des mêmes droits dans toutes les circonscriptions de l’Etat. C’est seulement alors que l’Etat est une nation. Au sens du matérialisme historique, la nation est donc une communauté organisée sur un territoire où s’est constitué un marché intérieur unitaire. Ce résultat historique va de pair avec une certaine communauté de sang [je souligne] mais surtout de langue [souligné dans le texte], (on ne fait pas de commerce sans parler !) d’usages et de coutumes.» (p.12).
Il est possible sur bien des points de souscrire à cette définition. Elle souffre cependant tout d’abord de ne pas être historiquement située. Certains éléments peuvent correspondre aux monarchies absolues de l’Europe occidentale ou même aux empires de l’Europe centrale et orientale, incluant même l’Empire ottoman. D’autres éléments ne peuvent être considérés comme valides qu’à la suite des révolutions du XVIIIe siècle : il n’y a pas de marché unifié en France et encore moins de citoyens jouissant des mêmes droits avant la Révolution. Le marché unifié peut ailleurs accompagner des différences de droits selon les « circonscriptions » : les juifs unifient le marché polonais au profit et comme agents de l’aristocratie foncière sur la base d’une paysannerie quasiment sans droits. Plus directement, dans les années 1950, Bordiga avait sous les yeux des Etats nationaux fédéraux où les droits pouvaient être différents selon les régions, sans parler du racisme structurel de la « nation américaine ».
Malgré tout, nous pouvons, sur ces points, considérer la définition de Bordiga comme « juste » en ce qu’elle fixe ce que l’on pourrait appeler un « idéal type ». Cependant, cette définition laisse un point capital dans l’ombre, mais cela concerne la quasi-totalité des théoriciens ou historiens ayant abordé la question : quels sont les critères, les conditions, la nature des limites ayant présidé à la constitution de ce territoire national ? Le sang et la langue ne viennent qu’après, le premier comme pure construction mythologique selon les besoins du moment (le Peuple politique invente le peule « originel »), la seconde comme résultat et non cause du marché national, plus haut Bordiga pouvait écrire que de Lubeck à Amalfi, l’italien – quel italien ?- servait de langue marchande commune. Il est à nouveau lourdement symptomatique de la démarche téléologique de Bordiga de retrouver le « sang » et même la langue dans l’Etat national qu’accidentellement il avait qualifié de « purement territorial ».
Nous en arrivons finalement au cœur du sujet :
« La révolution nationale n’est pas notre révolution, la revendication nationale n’est pas notre revendication, et elles ne représentent pas pour l’homme la conquête d’un avantage irréversible et éternel. Mais le marxisme [c’est-à-dire moi Amédéo Bordiga] les considère avec intérêt, voire avec admiration et passion, et lorsque le cours de l’histoire les remet en cause il est prêt [qui ? le marxisme ? combien de divisions ?], en temps et lieu décisifs, à se lancer dans la lutte pour elles. Ce qu’il faut étudier, c’est le degré de développement des cycles historiques, en délimitant correctement les aires et les phases. Si mille ans se sont écoulés entre le développement des peuples primitifs du bassin méditerranéen et celui de l’Europe occidentale, il est parfaitement possible que le cycle national moderne de l’Occident soit clos alors que celui des peuples d’une autre race, d’un autre cycle et d’un autre continent reste encore ouvert avec son potentiel révolutionnaire pour une longue période. »
Il est très difficile de trouver une comparaison aussi stupide que celle-ci. Comme si le capitalisme n’avait pas fait entrer les « peuples » dans une histoire universelle (Idéologie allemande), comme si on pouvait encore considérer les évolutions régionales comme indépendantes bien que hiérarchisée (non indépendantes parce que hiérarchisée). Bordiga devrait se souvenir que Lénine « justifiait » la révolution en Russie par la théorie du maillon le plus faible d’une économie capitaliste mondiale. Mais le principe doit, imperturbable, poursuivre son cours à travers la planète.
Dans les années 1950, « le marxisme » devait donc « se lancer dans la lutte » pour ce qui ne pouvait être dans l’élaboration théorique de Bordiga que des révolutions bourgeoises poursuivant dans d’autres aires ce qui fut accompli en Occident. Les luttes de libération nationale des débuts de la seconde moitié du XXe siècle ont posé d’énormes problèmes à toutes les organisations d’extrême gauche ou d’ultra gauche, mais toujours en termes concrets de rapports de classes jamais comme la nécessité historique de l’Etat-nation devant s’imposer à l’échelle de la planète.
On peut prendre comme seul exemple un éditorial de Socialisme ou Barbarie à propos de la guerre en Algérie : « Même si demain l’indépendance doit permettre à une minorité autochtone d’exploiter “en toute propriété” les masses algériennes, il n’en est pas moins vrai que la lutte actuelle exprime aux yeux des masses le refus de l’exploitation telle que l’exerce l’impérialisme étranger, sous la forme la plus brutale, la plus élémentaire et la plus complète. » (Prolétariat français et nationalisme algérien, SoB n°24, mai-juin 1958). L’attitude de beaucoup combina, dans la mesure du possible, une condamnation du colonialisme français et de la répression, une position théorique très critique vis-à-vis du pouvoir indépendantiste en gestation, et souvent une solidarité pratique. Au même moment la revue-groupe Noir et Rouge est beaucoup moins nette dans la critique des luttes de libération nationale et leur devenir (sur la question en ce qui concerne SoB et Noir et Rouge, voir Histoire critique de l’Ultragauche, 2nd édition, éd. Senonevero 2015).
Troisième partie (21 pages)
Le mouvement du prolétariat moderne et les luttes pour la formation et l’émancipation des nations.
Obstacles féodaux à la naissance des nations modernes
Dès les premières lignes de cette troisième partie, Bordiga reprend sa définition de la nation : « périmètre géographique », « circulation économique libre », « droit positif », et encore et toujours « communauté de race et de langue » (pp.1-2).
L’affirmation qu’il « n’existe pas de nation sans Etat » est juste : soit que l’Etat fasse la nation ; soit que la lutte de libération nationale ne puisse exister sans avoir en elle la constitution d’un Etat, en effet la lutte de libération nationale réfère à une nation sans « encore » d’Etat.
Pages 4-5. Bordiga donne une analyse intéressante de la lutte ente Guelfes (pape) et Gibelins (empereur) qui à partir du XIe siècle domine tout le Moyen-Age italien (Dante était gibelin : La Divine Comédie 1305). La papauté soutient les petites républiques communales marchandes (le régime féodal s’est très peu et près mal implanté en Italie ; le servage n’y domina jamais), mais les rivalités incessantes aussi bien à l’intérieur de chacune qu’entre elles font pencher une partie de la bourgeoisie en faveur d’un Etat unique que représente l’empereur.
- « Chatoyantes superstructures de la révolution capitaliste»
Tous les systèmes unitaires (fiscalité, administration, marché, droit) accompagnant la montée des rapports bourgeois (marchands et manufacturiers) créent le peuple et conjointement la nation. En Allemagne, la Réforme substitue à une hiérarchie universelle des hiérarchies « nationales » (p.8).
« Toute révolution bourgeoise est une révolution nationale » (p.7).
Et son corollaire : « La bourgeoisie n’a pas fait une révolution mondiale, mais toute une gamme, tout un éventail de révolutions nationales, et il n’est pas dit que nous les ayons encore vues toutes. » (p.9).
Bordiga termine le chapitre par une citation du Manifeste donnant une sorte de synthèse de la genèse de l’Etat-nation.
« Chacun de ces stades de développement de la bourgeoisie s’accompagna d’un progrès politique correspondant. Ordre opprimé lorsque régnaient les seigneurs féodaux, associations armées s’administrant elles-mêmes dans la commune, ici république urbaine indépendante, là tiers ordre taillable de la monarchie, puis, à l’époque de la manufacture, contrepoids à la noblesse dans la monarchie appuyée sur les divers ordres ou absolue et pierre angulaire des grandes monarchies en général, la bourgeoisie s’est enfin conquis, depuis l’établissement de la grande industrie et du marché mondial, la suprématie politique exclusive dans l’Etat représentatif moderne. Les pouvoirs publics modernes ne sont qu’un comité qui gère les affaires communes de la classe bourgeoise tout entière. La bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle extrêmement révolutionnaire (…) La bourgeoisie se trouve engagée dans une lutte continuelle : contre l’aristocratie au début ; plus tard contre les éléments de la bourgeoisie elle-même dont les intérêts entrent en contradiction avec les progrès de l’industrie ; en permanence contre la bourgeoisie de tous les pays étrangers (je souligne). »
Même si dans les cités italiennes le développement du capitalisme marchand était fondu dans le système féodal avec ses privilèges et ses monopoles, ce qui, lié à une exploitation féroce du contado paysan, contribua à l’impasse séculaire du développement capitaliste en Italie, on peut considérer cette synthèse comme à peu près pertinente d’un point de vue historique et descriptif. Mais elle laisse dans l’ombre un problème : le sujet opérant une « révolution nationale » et produisant l’Etat-nation est a priori déjà prédéfini comme national dans la mesure où il agit dans un cadre lui-même prédéfini comme national. L’Etat-nation comme « aboutissement » est présupposé dans les termes de départ. Donc présence d’une question qui n’est pas posée : comment se construit ce sujet appelé « bourgeoisie nationale » et en quoi son action d’uniformisation, de centralisation est alors possiblement définie comme « nationale » et s’opposant « en permanence contre la bourgeoisie de tous les pays étrangers » ?
La synthèse de Marx et Engels dans le Manifeste est une synthèse historique de différentes étapes présupposant ses éléments. Il faut considérer les différentes étapes comme l’action d’un sujet qui se constitue lui-même comme national dans ce cours historique, non seulement de par les circonstances de son émergence (qu’il ne cesse en réalité de modifier), mais surtout de par les « nécessités de son être » : création d’un espace marchand unifié ; conditions de libération de la main-d’œuvre (structures foncières).
Ce national n’est ni présupposé, ni un cadre politico territorial donné, la bourgeoisie créant l’Etat-nation a bouleversé tous les cadres géographiques existant non seulement dans leurs « frontières » mais encore dans leur substance intérieure et, qui plus est, a constamment bouleversé les propres cadres qu’elle produisait : trouvant en elle-même ses propres limites « nationales » de constitution, elle qui est par nature mondiale. La nation est une contradiction interne de la bourgeoisie.
- « Entrée du prolétariat sur la scène historique»
« …les masses prolétariennes trouvent leur voie dans le sillage de la bourgeoisie révolutionnaire. » (p..9)
- « Luttes prolétariennes et cadre national» (p.11)
Même si le prolétariat « ne peut engager sa lutte que dans un cadre national et ne peut avoir que dans ce cadre un parti politique de classe » (p.11), le prolétariat « doit construire une société internationale, tout en comprenant que la revendication de l’unité nationale est utile jusqu’à un certain stade (nous soulignons) mais toujours en tant que revendication bourgeoise. (…) Ici du point de vue contingent, formel et juridico-constitutionnel, le prolétariat, en se constituant en Etat de classe (dictature), doit se constituer en Etat national, tout ceci de façon transitoire [bien sûr… Tsoin Tsoin] » (pp.11-12).
De « l’utilité jusqu’à un certain stade de la revendication nationale » au prolétariat « se constituant en Etat national », toutes ces âneries dogmatiques, débitées dans les années 1950, après deux guerres mondiales et Staline, se passent de commentaires.
- « Stratégie prolétarienne dans l’Europe de 1848» (p.12)
Bordiga expose ici, sans aucun recul ni critiques les thèses de Marx et Engels défendues dans La Nouvelle gazette rhénane, c’est-à-dire, en bref : la « révolution double » [pour une présentation critique de cette thèse, voir TC 12, février 1995, La révolution prolétarienne et Histoire critique de l’Ultragauche, Postface]. Précisons, ce que ne fait pas Bordiga (pour qui toute l’histoire de l’humanité et de la lutte des classes se résume à la plume de Marx et d’Engels), que la théorie et la stratégie de la « révolution double » sont combattues à l’intérieur même de la « Ligue des communistes », ce qui conduisit à sa dissolution.
« La stratégie européenne de 1848 voit donc la classe ouvrière aux prises avec les différents Etats avec deux tâches colossales : aider à achever la formation des Etats nationaux bourgeois indépendants [et encore pas tous, voir Rosdolsky : Friedrich Engels et les peuples sans histoire, la question nationale dans la révolution de1848, éd. Syllepse 2018], et essayer de renverser le pouvoir des bourgeoisies déjà victorieuses comme de celles qui n’ont pas encore vaincu. » (p.14). Bordiga évoque à peine en une demi-phrase l’insurrection de juin 48 qui ne colle pas vraiment avec le schéma stratégique (p.14).
C’est la suite immédiate qui importe :
« Avec ses hauts et ses bas, avec l’affrontement des forces matérielles antagonistes [ ?], l’histoire a allongé les délais de ce processus, mais elle n’a pas entamé ce qui était le pivot de la stratégie d’alors : on ne pourra vaincre sur le second point si on n’a pas vaincu sur le premier, c’est-à-dire si on n’a pas surmonté les derniers obstacles qui s’opposent à l’organisation de la société en Etats nationaux. (…) L’histoire n’a pas démenti ce schéma, mais elle [l’histoire ?] n’a pas eu l’occasion de l’appliquer… » (p.14). En conséquence de « l’allongement des délais », la stratégie « non appliquée » et donc « non démentie » demeure d’actualité, après 1848 en Europe (en dehors de la France et de l’Angleterre) et bien sûr dans le « tiers-monde » des années 1950. Quand en France, en 1914 et 1939, les prolétaires se rallient à leur bourgeoisie nationale, il ne s’agit pour Bordiga que d’ « un démenti infligé à leur tradition » : « La constitution unitaire et centralisée de l’Etat-nation est de l’intérêt des bourgeois, en tant que forme de leur pouvoir de classe, mais aussi de l’intérêt des prolétaires jusqu’au moment de sa réalisation car c’est de là que naît l’alignement politique de classe qui permettra d’arracher à son tour le pouvoir à la bourgeoisie nationale. » (p.18). D’une telle remarquable stratégie, l’ « histoire » ne nous a livré comme résultat que le massacre des prolétaires entre eux au service de ces nations dont ils avaient si vaillamment participé à la construction.
Pour Bordiga le « processus national » en lui-même comme force idéale n’est pas le produit des luttes de classes mais quelque chose qui les traverse et les surmonte. Ainsi la lutte des classes sous la Ière République, Thermidor, l’instauration du Ier Empire n’ont aucune importance n’étant que des moments de la réalisation du processus nécessaire supérieur (p.15).
En ce qui concerne l’Allemagne, Bordiga écrit en 1953, qu’il n’existe pas d’Etat unitaire allemand, celui-ci n’a existé que sous Hitler avec l’annexion de l’Autriche. Dans les années 1950, il existerait donc trois Allemagnes [l’Est, l’Ouest et l’Autriche] (p.16). Le prolétariat de ces trois Allemagnes doit-il lutter pour la constitution d’une grande Allemagne centralisée et unitaire ? La réponse de Bordiga reste dans le flou
Troisième parti (Suite) – 12 pages
Le mouvement du prolétariat moderne et les luttes pour la formation et l’émancipation des nations
« Le cycle historique de la formation des Etats nationaux bourgeois, parallèle à la diffusion de l’industrialisation et à la formation des grands marchés, embrasse indéniablement l’Angleterre, la France, l’Allemagne [Bordiga avait écrit plus haut que le véritable Etat unitaire allemand n’avait existé qu’avec l’annexion de l’Autriche], l’Italie. D’autres puissances mineures peuvent être considérées comme des nations établies : Espagne, Portugal, Belgique, Hollande, Suède, Norvège. La revendication marxiste s’étend de manière typique à la Pologne, et vaut surtout comme déclaration de lutte ouverte contre la « Sainte Alliance » formée par la Prusse, la Russie et l’Autriche. Mais dans la vision marxiste, ce cycle s’achèvera sans que soit résolu, entre autres, le problème des Slaves de l’Est et du Sud-Est. » (p.3)
Donc acte
« …la constitution des Etats nationaux modernes comme condition de la révolution ouvrière [je souligne] concerne une aire qui s’arrête à l’est de la Pologne, en englobant éventuellement une Ukraine, et une Petite Russie bornées par le Dniepr. Voilà l’aire européenne de la révolution, celle qui devait être investie la première, et le cycle qui prélude à la période suivante, celle de l’action purement classiste, se clôt pour cette aire en 1871.» (p.4)
L’évidence qui n’effleure absolument pas Bordiga tout à ses schémas d’une histoire idéelle, c’est que la période qui suivit fut majoritairement l’exact inverse de « l’action purement classiste ».
Il est vrai que trois pages plus loin, on apprend que : « La consigne [action purement classiste, défaitisme général] a été trahie [je souligne] par deux fois à l’échelle mondiale, en 1914 et en 1939. ». Qu’à cela ne tienne : grâce à nos « patientes reconstructions » et « nos répétitions inlassables (…) elle devra être reprise, lors d’un futur tournant historique » (p.7)
- Epoque impérialiste et résidus irrédentistes
« La libération et l’égalité de toutes les nationalités, irréalisables dans le cadre du régime capitaliste, sont des formules bourgeoises et contre-révolutionnaires. Toutefois [je souligne], les résistances que les nationalités opprimées ainsi que les petites puissances semi-coloniales ou sous protectorat opposent aux grands colosses étatiques capitalistes sont des forces qi concourent à la chute du capitalisme. ». Donc, un projet « bourgeois et contre-révolutionnaire » concourt à « la chute du capitalisme. Voilà de la dialectique ! L’Algérie, le Maroc, la Tunisie, la Syrie, le Liban, Cuba, le Vietnam, l’Egypte, etc. ont concouru à la chute du capitalisme.
Bordiga ne s’intéresse pas qu’aux conflits entre les « colosses étatiques » et les « petites puissances », il s’occupe aussi des guerres entre les « colosses ».
« La victoire des démocraties occidentales et de l’Amérique dans la première et la seconde guerres mondiales [Bordiga omet de citer, au moins pour la seconde, l’URSS] a retardé les possibilités de révolution communiste, alors que l’issue inverse les auraient accélérées. » (p.9).
Mais alors il fallait soutenir l’Allemagne, le Japon, l’Italie, malgré la « consigne » du défaitisme général ou combiné un peu les deux. Il est difficile de voir en quoi la victoire de l’Allemagne, etc. aurait accéléré les possibilités révolutionnaires, rappelons que, tout en la dénonçant, pour Engels suivi par Bordiga, la démocratie est le meilleur régime pour l’expression des antagonismes de classes. Le retard apporté à la révolution proviendrait de ce que ce sont les Etats capitalistes les plus forts qui ont gagné, mais l’issue inverse ne pouvait que signifier que c’était les autres qui étaient les plus forts. Même la Providence historique est du côté des gros bataillons contre les petits. Et nous assistâmes à « la colonisation américaine de l’Europe » (p.11). Bordiga se retrouve en communion avec le général de Gaulle qui refusant en 1964 de se rendre à la commémoration du débarquement de Normandie aurait déclaré selon Alain Peyrefitte : « Vous voudriez que j’aille commémorer leur débarquement, alors qu’il était le prélude à une seconde occupation du pays ? Non, non, ne comptez pas sur moi. »
De Bordiga à de Gaulle et vice versa, les voies de la Providence historique sont impénétrables.
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