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“Palestine : peuple ou classe ?” (1ère partie)

Dans le contexte des échanges qui ont eu lieu ici et là et sur dndf suite à notre publication d’une première interview du camarade Minassian, Gaza : “une militarisation extrême de la guerre de classe en Israël-Palestine”,nous relayons l’entretien en deux temps qu’il a donné il y a quelques mois à Courant Alternatif. dndf.

En poursuite et approfondissement du débat qui a eu lieu avec Emilio Minassian aux rencontres libertaires du Quercy de cet été, afin de défendre une lecture et une perspective de classe de la situation en Palestine-Israël, nous lui avons posé quelques questions. Dans une première partie, nous discuterons de l’intégration de la région Israël/Palestine dans le capitalisme mondial et la composition de classe en Palestine. Dans le numéro suivant, nous en aborderons les implications pour les luttes prolétariennes et la lutte de libération nationale.

En guise d’introduction du propos

D’abord un mot sur « d’où je parle », comme on dit. Je ne suis pas palestinien, j’ai passé régulièrement quelques mois en Cisjordanie ces vingt dernières années en jouant des casquettes habituelles des Occidentaux de gauche qui se rendent dans les Territoires : activités de solidarité, petits documentaires, recherche universitaire sans suite. Sans doute que ça a relevé à plein d’endroits d’une forme de tourisme militant, à la sauce marxiste-toto.

J’ai assez vite essayé d’esquiver les cadres sociaux dans lesquels le militantisme pro-palestinien projette, à savoir traîner avec des « professionnels » du récit de l’oppression, dans des rencontres balisées. J’y suis plus ou moins arrivé, selon les périodes, les contextes et l’énergie déployée, et plutôt du côté des chômeurs et des voyous des camps de réfugiés que des travailleurs (sans même parler des travailleuses) : les chômeurs ont du temps libre, et les voyous ont souvent envie de partager leurs histoires de luttes contre les forces armées (israéliennes mais aussi palestiniennes), d’emprisonnement et de torture (pratiquée dans les geôles israéliennes mais aussi palestiniennes).

Ouvrir sa gueule pour dire « il y a des classes sociales en Palestine » peut paraître décalé dans un contexte où depuis un an on noie les populations de Gaza sous les bombes. Sans doute que je ne le ferais pas, ou que je le ferais différemment, si c’était à Gaza et non en Cisjordanie que j’avais traîné mes guêtres. Je ne le fais pas pour mettre le massacre à distance, mais pour combattre l’idée d’une altérité radicale, d’une extériorité, de ce qui se passe au regard des rapports sociaux capitalistes, là-bas comme ici.

Tu défends l’idée qu’Israël-Palestine est une unité dans l’espace capitaliste mondial et de la région. Tu peux nous expliquer pourquoi ?

À l’origine, le projet sioniste conçoit une société juive séparée en Palestine. Ce projet conduit au nettoyage ethnique de 1947-1948, qui, pour n’être pas total, crée un espace « juif », alors essentiellement d’origine européenne. En 1967, avec l’occupation de la bande de Gaza et de la Cisjordanie, qui avaient été annexées qui par l’Égypte et qui par la Jordanie, la population du territoire administré par Israël cesse d’être essentiellement juive. C’est à la même époque que se construit un nationalisme proprement palestinien – et non plus « arabe ». On a pu alors avoir la sensation que deux « nations » se faisaient face sur un même territoire. Mais de ce nationalisme palestinien, à ce jour, n’a émergé aucune entité étatique séparée autre que sur la base de l’administration de « poches », à Gaza et en Cisjordanie. Le territoire contrôlé par Israël n’est pas constitué, d’une part, de territoires juifs, et, d’autre part, de territoires palestiniens. Il y a de nombreuses zones majoritairement palestiniennes dans les territoires de l’État formé en 1948, et une importante population de colons en Cisjordanie. Ce territoire est un puzzle où les distinctions nationales, pour peu que l’on renonce aux appartenances subjectives, font elles-mêmes l’objet de multiples subdivisions, qui, pour être ethnicisées (y compris du côté « juif »), sont aujourd’hui de nature sociale et sont toutes insérées dans l’économie israélienne.

Partir de « l’unité d’espace » entre Israël et Palestine est donc une manière de sortir d’une analyse de la question palestinienne considérée comme étant celle d’un « peuple sans État », unifié par un sentiment d’appartenance commun et une seule et même dépossession. Cette lecture a tendance à essentialiser des catégories nationales qui sont produites socialement, et aussi à ancrer la violence d’État israélienne dans une continuité depuis 1948, continuité qui ne tient pas compte de son inscription dans des dynamiques mondiales.

Ce qui se joue depuis un an n’est pas une guerre, impliquant deux espaces nationaux qui se font face, ni une entreprise de conquête visant à accaparer de ressources et de marchés. Ce n’est pas le « peuple palestinien » qu’on noie sous les bombes dans le cadre d’une lutte pour l’existence opposant deux nations. La bande de Gaza n’est pas une entité sociale extérieure à Israël. Elle a été intégrée au marché israélien, au capitalisme israélien, depuis près de soixante ans. Les Palestiniens qui y vivent sont, dans leur écrasante majorité, des prolétaires sans ressources propres qui consomment des marchandises israéliennes, qu’ils achètent avec la monnaie israélienne, mais qui ne sont pas des travailleurs dont le travail est exploité. Ce sont des surnuméraires que le capital israélien a expulsés du marché du travail dans les années 1990 et parqués dans une immense « réserve » à quelques dizaines de kilomètres de Tel-Aviv, dans une logique d’animalisation inscrite dans l’histoire coloniale.

Peux-tu détailler l’histoire de l’intégration de cet espace (et de sa main d’œuvre) dans le marché capitaliste ?

Du point de vue du marché, l’espace « palestinien » est constitué par le partage de l’Empire ottoman après la Première Guerre mondiale. On part d’une situation où dominent des structures féodales, et des ébauches de bourgeoisie commerciale. Le mandat et le sionisme marquent les véritables débuts de la prolétarisation de la paysannerie arabe palestinienne, mais le vrai déclencheur c’est 1948 et la Nakba. Bourgeois et féodaux palestiniens quittent le territoire passé sous contrôle israélien avec leurs biens mobiliers sous les bras ; les paysans palestiniens, métayers pour la plupart, sont chassés de leurs terres et vont s’entasser dans des camps.

On peut distinguer trois cycles dans le colonialisme israélien. Dans un premier temps (1948-1967), on est, face à la paysannerie palestinienne, dans une typologie proche de la colonie de peuplement : nettoyage ethnique, accaparement foncier, capital et travail « juifs ». Il y a un corollaire à ça, comme je le disais plus haut, c’est l’importation d’un prolétariat juif issu du monde arabe, lui-même ethnicisé et pris dans un rapport colonial d’animalisation-exploitation. L’accumulation du capital, durant cette période, se fait sous la férule d’un État-planificateur omnipotent, tenu par les élites ashkénazes et socialistes, avec un syndicalisme intégré à l’État.

Dans un deuxième temps, entre 1967 et 1990 environ, avec la conquête de Gaza et de la Cisjordanie, on passe à une situation coloniale de type « exploitation de la main d’œuvre indigène ». Le capitalisme israélien entre dans une phase d’intégration intensive au capital international, entre autres par le truchement de l’industrie militaire. Durant vingt ans environ, le prolétariat des camps de Gaza et de Cisjordanie connaît pour sa part une intégration massive au salariat, dans les secteurs les moins qualifiés : construction, agriculture, etc.

Les accords d’Oslo ouvrent une nouvelle phase, qui est celle d’un rapport colonial structuré autour de la figure du surnuméraire palestinien et de la sous-traitance de sa gestion. Israël conserve le contrôle du territoire, poursuit son offensive de destruction de la paysannerie et confie la gestion des prolétaires palestiniens, qui sont parqués dans des zones urbaines dermées, à un encadrement national, issu de la lutte de libération.

Dans ce contexte, il y a une intégration des bourgeoisies commerciales qui avaient échappé à la Nakba – celles, ancrées à Hébron et Naplouse, qui s’étaient retrouvées dans le territoire annexé par la Jordanie entre 1948 et 1967 –, avec cette classe d’encadrement issue de l’OLP (Organisation de libération de la Palestine). Celle-ci, intégrée à l’appareil sécuritaire de l’AP (Autorité palestinienne), a une double origine : il y a les cadres de l’« extérieur » qui débarquent dans les valises d’Arafat entre 1994 et 1996, et ceux de l’« intérieur », issus de la première Intifada et des prisons israéliennes. C’est une classe composite, divisée en factions concurrentes. Elle jouit d’une rente sécuritaire internationale, mais elle tient aussi des secteurs entiers de l’économie des territoires, dans le bâtiment, les infrastructures, la téléphonie, et bien sûr l’import-export avec Israël. Tous ces secteurs sont connectés au marché et aux investissements israéliens.

La guerre à Gaza ne marque-t-elle pas l’entrée dans une nouvelle phase ?

On peut le penser. La phase post-Oslo était marquée par l’inflation des techniques de contrôle déployées par Israël sur ce prolétariat devenu essentiellement improductif : découpage du territoire en micro-zones, mise en place d’un système de permis délirant pour autoriser les déplacements, le travail, l’accès aux soins, fichage général, surveillance des réseaux sociaux, système de reconnaissance informatisé, mais aussi usage massif de l’aléatoire (dans les arrestations, l’ouverture ou la fermeture des points de passage, l’accès aux permis) pour « tester » les comportements. Ces technologies et ce savoir-faire étaient massivement exportés, et donc producteurs de valeur.

Il me semble qu’on est depuis l’année dernière entré dans le volet militaire de cette logique d’expérimentation. L’actuelle pratique de destruction et de massacre n’est pas seulement dénuée de limite : elle est méticuleuse, réfléchie, contrôlée, et, en même temps, on a du mal à se figurer quelle « victoire » est recherchée. Mon hypothèse est que les massacres à Gaza constituent une séquence d’expérimentation, qui a valeur pour le capitalisme mondial – comme l’avait eu, d’une autre manière, la logique « stop and go » de l’économie mondiale pendant le Covid, qui impliquait une forte dimension de « biopouvoir ». Attention, ce n’est pas pour faire le postmoderne et dire qu’une quelconque logique de domination se serait autonomisée des rapports capitalistes. Les prolétaires surnuméraires de Gaza n’ont plus de fonction productive pour le capital israélien, mais le secteur de pointe des technologies de contrôle, à haute valeur ajoutée, a « besoin » d’eux comme cobayes pour ensuite s’inscrire dans une circulation internationale. Ainsi, on teste les bombardements et le profilage des individus par l’intelligence artificielle, on gère le rapport à la famine avec une méticulosité visant à se tenir constamment à la lisière de la dénutrition (jusqu’à maintenant), on fait de même avec les épidémies, etc.

Cette logique d’agression militaire sans fin sur les prolétaires surnuméraires de Gaza est soutenue à bout de bras par les puissances occidentales : toutes les gesticulations politiques appelant à la modération sont du théâtre (il n’y a qu’à comparer la question de la livraison des armes avec l’Ukraine pour constater qu’aucune limitation n’est mise à la machine de guerre israélienne par ses alliés).

Tu parles d’une bourgeoisie et d’un prolétariat en Palestine. Pourrais-tu nous faire un portrait de la composition de classe à Gaza et en Cisjordanie et nous dire quelles sont les conditions d’exercice de la lutte entre ces classes ? Le statut vis-vis d’Israël détermine-t-il cette appartenance de classe ?

La bourgeoisie palestinienne ne forme pas une classe nationale fermement constituée : elle demeure effectivement tributaire de sa soumission au capital et à l’État israéliens. Les capitalistes palestiniens (si on entend par là « d’origine palestinienne »), dès lors qu’ils sont libres de leurs investissements, vont spontanément préférer réaliser leurs capitaux en dehors du territoire palestinien – et donc du cadre national israélien. Il est indéniable que l’occupation israélienne a contraint le développement d’une classe capitaliste palestinienne territorialisée. Une chercheuse américaine (Sara Roy) a popularisé la notion de « dé-développement » pour évoquer la manière dont Israël a empêché la création d’une économie de marché « libre », c’est-à-dire inscrite dans le marché mondial, dans les territoires. L’occupation a orienté le développement du capitalisme à Gaza et en Cisjordanie dans le sens d’une complémentarité exclusive et subordonnée, façonné la production dans une logique de sous-traitance, et les capitalistes israéliens se sont taillé un marché captif dans les Territoires. La bourgeoisie d’affaires palestinienne a toutes les raisons d’en vouloir à l’occupation : elle est cantonnée au secteur de la circulation, c’est une bourgeoisie compradore, pour reprendre un terme inventé par des trotskystes. Est-ce que cela induit que ses combats sont ceux des prolétaires des Territoires ? À moins de croire au ruissellement, on se doit d’en douter.

Ce qui est en revanche central dans les dynamiques sociales qui traversent les Territoires, c’est cette bourgeoisie « politique » formée dans le contexte des accords d’Oslo, dont le destin est lié à la gestion du prolétariat palestinien. Dans sa sociologie, elle est elle-même largement issue de ce prolétariat. Elle s’est imposée aux classes dominantes traditionnelles (ce qu’on appelle les « grandes familles »), qui lui ont prêté allégeance, et a pénétré leur monde. Ses cadres intermédiaires (du Hamas à Gaza mais surtout du Fatah en Cisjordanie) constituent une force d’encadrement du prolétariat surnuméraire « sur le terrain ». Ils sont à l’intersection du monde de la militance et de celui de la rente des bailleurs internationaux. Ils sont à la fois fortement contestés (dans la mesure où ils font tout pour « fermer la porte derrière eux ») et sollicités dans l’accès à des salaires ; et ils ont incarné une forme d’ascension sociale et de revanche de classe via la lutte politique.

Parler de prolétariat surnuméraire n’implique pas que les gens ne travaillent pas, mais qu’ils ont été renvoyés aux marges de l’exploitation capitaliste. Beaucoup travaillent de manière hachée, dans de petites structures, souvent commerciales, pour des salaires de misère et sans contrat (de l’ordre de 10 dollars par jour, alors que le coût des marchandises est indexé sur ceux du marché israélien).

D’autres, en Cisjordanie, continuaient de travailler en Israël, dans le bâtiment, la restauration ou l’agriculture, sur des bases très précaires, soit en passant illégalement, soit en étant tributaires d’intermédiaires pour accéder à des permis révocables à tout moment (ils ont été suspendus depuis le 7 octobre). Les travailleurs sous contrat étaient payés environ 1 400 € par mois, desquels il fallait déduire des coûts prohibitifs de « passage » et, souvent, d’achat de permis de travail.

En Cisjordanie, persiste aussi une économie paysanne qui est souvent « d’appoint » et sous la pression de la colonisation. La dynamique de prolétarisation de la paysannerie se poursuit de manière constante depuis les débuts du sionisme, conséquence directe du processus d’accaparation et de rentabilisation des terres.
Et puis, il y a donc ce monde de la rente politique, issu de l’argent déversé par des bailleurs internationaux pour défendre des formes de stabilité relative liées à leurs intérêts. Cette rente fait vivre entre un quart et un tiers de la population, sachant que 40 % des employés du secteur public travaillent pour les forces de sécurité de l’AP. Ils sont payés selon la grille légale des salaires « formels », autour de 450 € le mois, mais les fonds versés à l’AP par ses bailleurs et par Israël (via un système de rétrocession des taxes) sont constamment menacés d’être coupés, ce qui entraîne des suspensions de versement des salaires.

Par ailleurs, une partie de cette rente politique est détournée par les cadres politiques à leur profit, pour entretenir des clientèles et développer des investissements dans le secteur informel. Une part importante du prolétariat surnuméraire survit grâce à ces détournements. C’est une population socialement remuante, qui avait été massivement intégrée au salariat en Israël dans les années 1970-1980, et qui s’était massivement mobilisée durant les deux Intifadas. Elle est concentrée dans les camps de réfugiés, qui sont historiquement le vivier des « classes dangereuses » palestiniennes et le demeurent aujourd’hui. À Gaza comme en Cisjordanie, de Jabaliya à Jénine, ces « banlieues dans les banlieues » sont sous le feu constant de l’armée israélienne.
La volatilité de la structure sociale dans les Territoires occupés est donc importante. La bourgeoisie politique et surtout ses cadres sont toujours sous la menace de faire le chemin arrière, c’est-à-dire d’être rétrogradés par Israël du statut de collaborateur à celui de résistant, et donc d’être emprisonnés.

Et à Gaza ?

À Gaza, durant la période où le Hamas était au pouvoir (depuis 2007), la centralité de la rente politique et d’une bourgeoisie essentiellement « compradore » intégrée aux circuits politiques est restée la même, mais dans un contexte de blocus, donc avec des investissements encore plus faibles et une volatilité exacerbée. Les rentes provenaient du contrôle de la circulation des marchandises et de prébendes internationales issues du Qatar et de l’Iran. Les entrepreneurs qui ont bâti des fortunes ces dernières années (par exemple dans l’économie des tunnels) l’ont fait en lien avec l’appareil sécuritaire du Hamas.

Peut-on seulement évoquer une structure de classe dans la situation actuelle à Gaza ? Il y a toujours, même dans ce genre de situation où chaque lendemain est incertain, des groupes d’individus (liés aux Hamas, aux organisations militaires claniques, ou constitués sur la base de gangs) qui parviennent à faire des affaires. Mais ça ne fait pas une structure de classe – ou alors c’est une structure de classe de type concentrationnaire, qui ne s’inscrit dans aucune reproduction sociale dans le temps.

La suite dans le numéro 346 de janvier

Entretien réalisé par zyg en octobre/novembre 2024

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