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Portée par la crise, l’adaptation manga du “Capital” est un succès

Japan Marx Comic

out le monde le connaît, mais qui l’a lu ?”, interroge le bandeau du livre. Apparemment, l’argument porte. Le Capital, de Karl Marx, qui vient de paraître en manga de poche – au prix d’une tasse de café -, a été tiré à 50 000 exemplaires depuis sa mise en vente, le 15 décembre, précise Kosuke Maruo qui dirige chez l’éditeur East Press la collection “Tout lire en bande dessinée” spécialisée dans la reprise de grandes oeuvres (Dante, Machiavel, Dostoïevski, Kafka…) comme de textes au lourd passé tel que Mein Kampf d’Hitler.[print_link]

Outre la fiction, la violence ou la pornographie auxquelles, à l’étranger, on réduit trop souvent le manga, le genre permet de diffuser une masse d’informations et de connaissances. Ce n’est pas la première fois que Le Capital est publié en BD, mais les versions antérieures suivaient le texte, alors que la nouvelle est romancée. Kosuke Maruo et son équipe – tous âgés de 20 à 30 ans – ont bâti un scénario permettant de “mettre en scène” les principales thèses de l’oeuvre (théorie de la valeur, formation du capital, exploitation).

Cette fiction se déroule en Grande-Bretagne à la fin du XIXe siècle. Robin s’associe à un capitaliste sans scrupules, Daniel, pour créer une entreprise placée sous la férule d’un contremaître violent. L’histoire s’achève sur l’échange entre Daniel qui estime que “le capital donne la valeur au travail” et Karl, l’ouvrier, qui lance : “Nous ne sommes pas des esclaves !”

UN “ATTRAPE-NIGAUD” ?

Cette fiction ne fait pas l’unanimité des lecteurs sur la Toile. Les puristes y voient un “attrape-nigaud”, outrageusement simplificateur. Avant la guerre, le marxisme a été le courant de pensée dominant du monde intellectuel japonais, celui qui permit de théoriser l’essor rapide du capitalisme dans l’Archipel avec, en toile de fond, l’impérialisme occidental : à la fin des années 1920, la réflexion marxiste au Japon donnait lieu à des débats non sans échos avec ceux que suscitaient les thèses d’Antonio Gramsci en Italie. Il demeura, au lendemain de la défaite, l’armature conceptuelle du monde académique, comme le montre Curtis Anderson Gayle dans une rare étude en anglais sur le sujet (Marxist History and Postwar Japanese Nationalism, RoutledgeCurzon, 2003).

Si le marxisme en tant qu’idéologie a régressé au Japon comme ailleurs, l’étude académique de ses instruments conceptuels s’est poursuivie : ainsi, dans le cadre du projet international en cours de la publication, en une centaine de volumes, des Œuvres complètes, de Karl Marx et de Friedrich Engels, entrepris par l’Institut d’histoire sociale d’Amsterdam avec une cinquantaine de spécialistes de dix pays, des chercheurs japonais ont décrypté les manuscrits laissés par Marx pour la rédaction des deux derniers livres du Capital qu’ils ont comparés à ceux d’Engels : un travail qui a permis de mettre en lumière les ajouts ou suppressions introduits par ce dernier dans le texte final publié après la mort de Marx.

En éditant une version romancée du Capital, Kosuke Maruo a voulu répondre à une quête de compréhension : celle des laissés-pour-compte de la vague néolibérale, qui réfléchissent à leur situation. “Ce manga trouve un écho auprès des jeunes précaires qui cherchent à comprendre ce qui leur arrive”, dit-il. Ils y chercheraient un diagnostic, établissant un parallèle – quelque peu rapide – entre la situation qui est la leur et “l’armée industrielle de réserve” décrite par Marx : celle qui permet de contenir les coûts de main-d’oeuvre.

LITTÉRATURE PROLÉTARIENNE

L’éditeur a été encouragé dans son projet par le succès inattendu d’un chef-d’oeuvre de littérature prolétarienne de la fin des années 1920, Le Bateau-Usine de crabe, de Takiji Kobayashi, publié chez Shinchosha. Régulièrement réédité, ce court livre, qui raconte l’exploitation et la rébellion de jeunes marins, a été vendu à plus de 500 000 exemplaires en 2008 alors qu’il ne dépassait pas les 5 000 les années précédentes. Sa version en manga, publiée chez East Press, a atteint les 200 000 exemplaires.

Les dérives du capitalisme financier, les inégalités qui se creusent et le malaise des jeunes précaires, dont la fragilisation s’accroît, redonnent une actualité à la littérature de gauche.

Du temps de l’expansion des années 1960-1980 et par la suite, en dépit de la récession, la pauvreté a été traitée au Japon comme une question abstraite, et la littérature a pratiquement ignoré le monde du travail et des laissés-pour-compte. Comme Le Bateau-Usine de crabes, cette version romancée du Capital – quelle que soit sa simplification – peut faire découvrir quelque chose aux jeunes précaires sans aucune connaissance de la pensée politique ni aucune expérience des luttes sociales : que leur situation s’inscrit dans une histoire et qu’ils ne sont ni les premiers ni les derniers à subir ce que Marx nommait la “loi d’airain du capital”.

En tout cas, la détérioration de leur situation a déjà eu d’embryonnaires conséquences politiques : un regain inattendu d’intérêt pour le Parti communiste. Après des années de stagnation, les adhésions ont légèrement augmenté en 2007.
Philippe Pons Article paru dans l’édition du 31.01.09 LE MONDE DES LIVRES

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