28 thèses sur la société de classes : 5-8
(Suite des Thèses 1-4)
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5.
Alors que la crise économique de 1929 avait placé en situation de faiblesse l’esprit bourgeois et mis une fin brutale aux Vingt Glorieuses du réformisme social-démocrate, l’ordre dominant, en Allemagne, s’est tiré d’affaire par la folie manifeste de la race et la violence de l’état autoritaire. Nulle part ailleurs, la société de classes sans classes n’a été réalisée de façon plus grotesque et barbare que dans le national-socialisme, dont la mission, selon les termes d’Hitler, était de finalement transcender « la division en classes dont la bourgeoisie et le marxisme étaient également coupables. » Précisément parce que l’antagonisme de classe est resté intact, il fut reporté sur les Juifs, qui étaient vus à la fois comme des internationalistes prolétariens et des capitalistes de la finance ploutocratique, sabotant la communauté nationale. Il y eut une tentative d’exorciser cet antagonisme de classe déplacé, par le moyen du meurtre de masse.
Derrière la construction idéologique démente – celle du « Juif », agitateur bolchévique des travailleurs allemands en vue de triompher de l’économie nationale comme spéculateur boursier – ne se cachait pas tant la dictature brute du capital sur la classe ouvrière allemande, que la tentative d’intégrer cette dernière dans l’État-providence racial. Aussi incontestable que soit la visée initiale de l’État fasciste envers le mouvement ouvrier, il ne fait aucun doute qu’il a été capable d’élargir massivement sa base à la classe ouvrière. Comme contremaîtres racialement privilégiés de millions de travailleurs esclaves, comme fantassins de la guerre d’annihilation allemande, comme bénéficiaires de l’« aryanisation », une part considérable du prolétariat allemand a été absorbée dans la communauté nationale, qui fut par conséquent perçue par ses victimes, non comme un mensonge de propagande, mais comme un véritable enfer sur Terre.
Si Hitler ne fut pas qu’un simple accident, et la guerre de conquête, impérialiste et raciale, le salut ultime du capitalisme allemand, alors l’échec de la classe ouvrière allemande ne tient pas tant à sa défense insuffisante de la légalité contre la dictature, qu’à son incapacité à s’extirper de ce même ordre démocratique, qui fonçait à toute vitesse vers l’abîme fasciste. La tragédie historique se trouve dans le fait que les sociaux-démocrates et les syndicats, après avoir sonné le clairon du chauvinisme social en 1914 et défait les minorités révolutionnaires en 1918-19, durent alors céder à la communauté nationale de laquelle ils s’étaient souvent trouvés victimes, et qui recoupait leur propre conception d’un État populaire sous plus d’un trait – c’est pourquoi la tentative des syndicats de magouiller avec les nouveaux maîtres ne fut pas un simple faux-pas de dirigeants corrompus. C’était leur propre enthousiasme – pour le « socialisme de guerre », pour la gestion étatique de l’économie, le service militaire et l’unité nationale – qui se retournait alors contre eux, puisque c’étaient, bien qu’amoindries, les organisations de la classe ouvrière qui allaient être directement incorporées à l’État ; le temps où ils compensaient des intérêts contradictoires avait pris fin avec la grande crise économique. D’un autre côté, l’aile communiste du mouvement ouvrier n’était pas seulement devenue une organisation de chômeurs et donc proportionnellement impuissante ; elle s’était non seulement apaisée, se reposant sur la métaphysique insipide des lois historiques, par un vision fausse d’une victoire inéluctable et sous-estimant la barbarie imminente du nazisme ; mais aussi, – avec ses structures autoritaires et avec des stupidités politiques telles que le « Programme pour la libération nationale et sociale du peuple allemand » (1930) – elle s’était à contrecœur accommodée de la barbarie, de sorte que « l’aventure nationaliste de la IIIe Internationale en Allemagne… est un des prérequis à la victoire fasciste. Les travailleurs ont été formés à être fascistes, puisque le KPD est entré en compétition pendant dix ans avec Hitler pour le titre de « vrai nationalisme. » (Groupe des communistes internationaux, Hollande, 1935)
6.
Il a pu être encore plus fatal au parcours du mouvement prolétarien au XXe siècle que sa supposée victoire en Russie en 1917 ait progressivement produit des résultats qui étaient plus à même d’inspirer la crainte de la révolution que son désir.
La Russie prérévolutionnaire était caractérisée par des îlots prolétaires isolés au milieu d’un océan de paysans. La séparation de la Révolution russe en phases « bourgeoise » (février) et « prolétaire » (octobre) est idéologique. Les révolutions sociales surviennent dans le champ des possibles offert par des conditions sociales données. Elles ne changent pas en l’espace de quelques mois.
En 1917, la population russe, sous le slogan « Terre, Paix, Pain », s’est rebellée contre la brutalité et l’inanité de la guerre et ses propres conditions d’existence. Comme soldats, les ouvriers et les paysans souffraient du même sort transclassiste et amenèrent l’effondrement de la discipline militaire au front. Les hommes rentrèrent chez eux et diffusèrent la désobéissance contre l’autorité. Partout, les rapports de pouvoir dominants furent remis en cause par les conseils d’ouvriers, de soldats et de paysans. Alors qu’une frange radicale des conseils d’usine rejetait la prise de décisions par des structures hiérarchiques, s’orientaient vers un emparement de la production et de la distribution, et cherchaient à se coordonner entre les différents lieux de travail, tout cela indiquant la présence d’un courant communiste dans la classe ouvrière, les paysans révolutionnaires, au mieux – en accord avec la particularité de la communauté rurale en Russie –, demandaient instamment la création de collectifs autonomes, autosuffisants, qui impliqueraient la disparition des villes et le retour à des rapports de production précapitalistes. Aucun de ces deux mouvements n’était en mesure d’assurer la reproduction sociale d’ensemble. La tâche d’organiser la survie économique échut au Parti bolchévique, sous forme de despotisme sur les paysans et les ouvriers. Seule une révolution prolétarienne s’étendant dans le reste de l’Europe aurait été capable d’endiguer cette tendance anticommuniste.
Avec l’élimination des conseils d’usine et l’écrasement du mouvement paysan – particulièrement cette section dirigée par Makhno – les revendications et buts radicaux ne firent pas que disparaître ; bien plus, sous une forme pervertie, ils furent intégrés dans la société soviétique. La pression pour la socialisation et la transformation du procès de production trouva sa réponse dans la nationalisation des usines, la militarisation et la taylorisation du travail. C’est une blague théorique que celle des trotskistes, qui avaient, à juste titre, repoussé l’idéologie du « socialisme dans un seul pays », en gardant néanmoins l’idée que seule une révolution « politique » était nécessaire en Russie soviétique, que les rapports de propriété correspondaient déjà au communisme. Mais c’est une blague encore plus macabre, celle qui dit que ceux-là, qui mettaient l’accent sur la démocratie ouvrière dans leur lutte contre la bureaucratie stalinienne avaient, quelques années auparavant, investis des plus hautes fonctions de l’Armée Rouge, noyé la résistance des paysans, des ouvriers et des soldats dans le sang. Mais la commémoration de la révolte de Kronstadt de 1921 devient une simple mythologie si elle ne fait que souligner la revendication de la démocratie des conseils contre la dictature du parti, tout en passant sous silence la revendication pas très révolutionnaire d’un « libre » échange de marchandises entre les villes et la campagne. Immédiatement après l’écrasement de la révolte, ces revendications économiques furent reprises par le gouvernement bolchévique et mises en œuvre sous la forme de la « Nouvelle Politique Économique » (NEP). En définitive, le pain pour tous – de piètre qualité – fut assuré par l’extension du travail obligatoire pour tous. L’accès à la terre fut réalisé par la collectivisation forcée, conduite par l’État. La paix fut brutalement imposée sous la forme d’un calme social. Les intérêts spécifiquement de classe prirent un caractère national. La lutte de classe fut célébrée sous la forme pervertie de la grande guerre patriotique et de l’idéologie antifasciste.
La perspective internationaliste des bolchéviques, par dessus tout pendant la Première guerre mondiale, les ancrait dans le camp révolutionnaire. Et dans le cas d’une révolution prolétarienne en Europe de l’ouest, ils auraient pu rester dans le camp révolutionnaire. Mais le concept bolchévique du parti, leur méfiance envers la possibilité d’un comportement communiste de la classe émergent de la dynamique de la lutte de classe, indiquait déjà, même avant la révolution, une conception autoritaire du communisme. Mais un anti-léninisme naïf qui se propose de chercher la raison de l’échec de la révolution dans le Parti bolchévique lui-même oublie que, dans le cas des bolchéviques, l’existence sociale détermine la conscience. Cet anti-léninisme naïf ne remarque pas combien il reste lui-même captif de la conception d’une direction toute-puissante qui peut arbitrairement guider le cours de l’histoire. Personne ne peut dire ce qui serait arrivé si les conflits sociaux avaient pris une autre direction. Mais du point de vue des résultats historiques, la dictature du parti a réalisé une des alternatives que les conditions internes et externes de 1917 rendaient possibles, celle que l’on peut caractériser comme « accumulation primitive » : l’intégration sociale et économique de la masse des paysans russes dans le monde du marché à travers l’industrialisation et la généralisation du travail salarié. De la sorte, les réalisations historiques de la Révolution russe consistent, au final, un travestissement orwellien d’un régime de terreur en pouvoir des Soviets plus électrification.
7.
La Révolution russe est entrée dans la mythologie du mouvement ouvrier comme quintessence de la révolution sociale. Les soulèvements révolutionnaires en Europe centrale, après la fin de la Seconde guerre mondiale étaient portés par rien moins que la vague d’enthousiasme qu’inspirait la Révolution russe. La défaite manifeste des révolutions en Europe centrale et l’érosion rampante des velléités d’émancipation en Russie s’influençaient mutuellement et se renforçaient l’une l’autre. Il restait le paradoxe apparent : quoique la révolution prolétarienne dans l’Ouest capitaliste développé ait été évidemment condamnée à l’échec et que seul le réformisme eût paru avoir un avenir, l’image d’une révolution violente victorieuse dans un pays relativement sous-développé était renforcée. La Révolution russe eut historiquement une grande influence, tout d’abord comme point de référence et manuel de chevet pour les élans de modernisation des mouvements anticoloniaux et anti-impérialistes du Tiers Monde. Là, le « marxisme-léninisme » devint l’idéologie des classes moyennes et de l’intelligentsia radicales. La Russie soviétique se porta au rang de prototype pour les projets de développement des pays périphériques à l’aire de impérialisme. A l’Ouest, l’Octobre rouge était soit admiré comme porteur d’espoir, une conception qui permettait d’instrumentaliser une partie de la classe ouvrière pour la politique étrangère russe, soit il servait de croquemitaine contre toute idée de dépassement du capitalisme.
8.
Après la Seconde guerre mondiale, la conception étatiste erronée du mouvement ouvrier, selon laquelle il se dirigeait vers le dépassement du capitalisme s’évanouit. Les tendances radicales sont partout écrasées, pulvérisées, et absorbées. Aussi mort et enterré que puisse être le mouvement ouvrier comme porteur potentiel d’une société nouvelle, il est d’une puissance sans égale comme représentation bureaucratique du prolétariat dans la société bourgeoise. Quelques décennies de succès l’attendent encore, peut-être ses meilleures, durant lesquelles les gouvernements du Monde libre agissent comme l’incarnation idéale de la social-démocratie totale et les partis communistes sont simplement les sociaux-démocrates les plus décisifs, les syndicats arrondissent les fins de mois avec des augmentations de salaire à deux chiffres et les enfants de la classe ouvrière ne finissent plus inévitablement dans l’usine dans laquelle leurs pères, et bien souvent leurs mères, triment. Les sociologues annoncent la fin de la société de classes.
Dans tout ce texte cette phrase est la seule qui indique, sans la spécifier, l’existence du programmatisme dans la révolution russe ,vue dans ce texte comme bourgeoise par défaut, comme l’a toujours fait l’ultra-gauchel
“La pression pour la socialisation et la transformation du procès de production trouva sa réponse dans la nationalisation des usines, la militarisation et la taylorisation du travail.”