Accueil > Du coté de la théorie/Around theory > 28 thèses sur la société de classes : 13-15

28 thèses sur la société de classes : 13-15

(Suite des Thèses 9-12)

II. L’auto-abolition1 du prolétariat

13.

L’antagonisme de classe est inscrit dans la société, sans nécessairement la faire voler en éclats. Les vendeurs individualisés de force de travail font constamment l’expérience du fait qu’il doivent se regrouper et lutter afin de tomber complètement en déchéance ; les conditions de l’exploitation doivent être constamment renégociées, et c’est seulement en s’associant que quelques travailleurs peuvent ponctuellement dépasser leur compétition mutuelle. Mais le passage légendaire de la « classe en soi » à la « classe pour soi » ne peut pas émerger des intérêts immédiats, ni par la généralisation de revendications, puisque tout cela reste nécessairement lié au capital et donc à ce qui impose la segmentation au prolétariat comme sa condition naturelle. La conscience de classe ne consiste pas à reconnaître que l’on est une classe, mais plutôt à savoir que l’on ne doit plus en être une. La révolution ne consiste pas en la victoire du prolétariat sur la bourgeoisie, mais bien dans l’auto-abolition du prolétariat. « Les salariés peuvent seulement s’unir en une classe “pour soi”, afin de s’abolir comme classe, par la négation complète de la propriété privée qui les divise, en se préoccupant non seulement à l’emparement des moyens de production en état de marche, mais aussi au procès de production dans son intégralité (et cela implique nécessairement : sur une échelle internationale). » (Werner Imhoff)

La socialisation par le capital demeure contradictoire, puisque ce qui relie les gens les sépare tout autant. La forme-valeur des produits du travail n’est rien d’autre que l’expression et la médiation de la contradiction la plus fondamentale de la société bourgeoise : le travail est social, en tant que production pour les autres, et dans le même temps asocial, en tant que travail organisé dans des lieux de travail séparés les uns des autres et produisant en compétition les uns avec les autres, acquérant seulement une validité sociale par l’échange. Si les prolétaires s’emparaient simplement de leurs lieux de travail respectifs, tout en maintenant des rapports d’échange entre ceux-ci, la production ne serait pas réellement sociale, et les travailleurs continueraient à perpétuer toutes les contradictions de la société marchande, d’une façon « autodéterminée », s’il en est une. L’émancipation ne serait rien moins qu’une communauté globale, dans laquelle la propriété privée aurait laissé place à la régulation commune de la vie.

Toutefois, il ne faut pas accabler la révolution avec cette fausse promesse que l’empire de la nécessité sera dissous dans le jeu et le plaisir, et rien d’autre, pas plus que ne persistera l’opposition abstraite présente entre cet empire de la nécessité et un royaume de la liberté, qui serait privé de toute possibilité de façonner le monde. La capacité à reconnaître la finalité de la production comme nôtre sera le progrès décisif. Avec la mise en place d’une mise en commun rationnelle, le fondement de l’État n’aurait aussi plus cours, puisque l’État n’assure que le maintien d’une fausse mise en commun, répressive, sur la base des intérêts privés en compétition, ou, dans les termes d’un ami clairvoyant de la société sans classes : « L’émancipation humaine n’est réalisée que [lorsque l’individu réel réabsorbe en lui le citoyen abstrait, et qu’en tant qu’être humain individuel il est devenu un être de l’espèce dans sa vie quotidienne,] 2lorsque l’homme a reconnu et organisé ses forces propres comme forces sociales et ne sépare donc plus de lui la force sociale sous la forme de la force politique. » (Marx, La question juive)

14.

L’auto-abolition du prolétariat est, en conséquence, irréconciliable avec sa dictature. Chaque nouvelle tentative de libération doit sans aucun doute compter avec des adversaires armés, qui, si l’expérience passée est de quelque utilité, ont tendance à ne pas se laisser impressionner par un discours qui laisse de côté la domination. Mais le mot d’ordre de la dictature du prolétariat ne peut se résumer à cette trivialité. Il vise plutôt une société de transition socialiste. Ce fut Marx entre tous qui, contre Bakounine, amena à la Ière Internationale le slogan de « la conquête du pouvoir politique » par le prolétariat, et mit en place une phase de transition avant le communisme durant laquelle « une même quantité de travail sous une forme s’échange contre une même quantité de travail sous une autre forme » (Critique du programme de Gotha), ce qui illustre simplement le lien impératif entre la production de marchandises et l’État. Tout cela est bien loin, à présent. Ce fut la tragédie du XXe siècle que la révolution ait éclaté là où les conditions du communisme étaient les pires qu’on pouvait imaginer, et que les « sociétés de transition socialistes », nées des échecs des tentatives révolutionnaires en Europe de l’ouest, se soient révélées être, 70 ans plus tard, des transitions vers le marché. Les révolutions socialistes jusqu’à présent, furent toutes, sans exception, bourgeoises, dans des zones où la bourgeoisie était trop faible pour accomplir sa destinée historique, et où il avait été affirmé, tout à fait sérieusement, que la prétendue accumulation primitive était un problème socialiste. Mais au XXIe siècle, il n’y a plus de révolutions agraires à accomplir, de forces productives à développer ; la question n’est plus la généralisation du travail salarié, mais l’abolition de celui-ci. Des révolutions visant à établir des conditions préalables au communisme sont seulement envisageables comme des phénomènes isolés survenant dans les coins les plus reculés du monde.

15.

Aujourd’hui, pourtant, la conquête du pouvoir étatique est généralement abandonnée au profit d’une guerre de position sans but, et par conséquent sans fin, avec le pouvoir. L’esprit anti-autoritaire, qui insiste pour que les formes du mouvement soient conformes à ses fins et qui affirme que le parti léniniste d’avant-garde ne peut servir qu’à un putsch, mais non à l’auto-émancipation des exploités, a dégénéré sous la forme de l’esprit malin du postmodernisme, qui fait ses choux gras du caractère indéterminé et indéterminable de la révolution. Les sceptiques dogmatiques, qui « vont comme ils questionnent », mais ne veulent plus savoir où ils vont, oublient, premièrement, que le but du communisme est déterminé par la critique des rapports existants ; deuxièmement, que ce but, parce qu’il ne sera pas réalisé politiquement ou en l’espace d’une nuit, est seulement possible comme un mouvement de communisation, dans lequel les travailleurs salariés atomisés se transforment en individus sociaux et commencent à régler leurs vies sans les rapports d’échange. « Tant que les mouvements de masse sont réduits et restent superficiels, la tendance vers le contrôle de toutes les forces sociales ne se manifeste pas de façon catégorique. Mais quand ces mouvements deviennent plus étendus, de nouvelles fonctions entrent dans le rayon d’action des masses en lutte, et leur sphère d’activité s’accroît. Et ces masses en lutte absorbent complètement toutes les nouvelles relations entre les gens et le procès de production. Un “nouvel ordre” apparaît. Ce sont les traits essentiels du mouvement indépendant de la classe, et c’est la terreur de la bourgeoisie. » Le conseilliste néerlandais Henk Canne-Meijer écrivait ainsi le scénario, en 1935, du Mai parisien de 1968.

  1. Dans le texte allemand, on trouve (Selbstaufhebung), qui peut être traduit aussi par « dépassement autoproduit » (cf. « Aufhebung », terme central chez Hegel).
  2. Cette incise entre crochets, dans la phrase, est traduite par nos soins du texte anglais, mais n’a pas d’équivalent en français. On la trouve en allemand (wenn der wirkliche individuelle Mensch den abstrakten Staatsbürger in sich zurücknimmt und als individueller Mensch in seinem empirischen Leben,) dans le texte original.
  1. Pas encore de commentaire

%d blogueurs aiment cette page :