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28 thèses sur la société de classes : 9-12

(Suite des Thèses 5-8)
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9.

C’est pur mysticisme que d’analyser la marche du mouvement ouvrier comme l’œuvre de « traîtres », comme une histoire de corruption et de déviation depuis le droit chemin. Tout comme la social-démocratie allemande a abattu les spartakistes en 1918-19, le stalinisme a écrasé la révolution sociale en Espagne en 1936-37. Les deux reposaient sur le support de masses de prolétaires loyaux. Le prolétariat n’a pas d’essence révolutionnaire qui aurait été simplement prévenue – à répétition –, par des manœuvres réformistes, de jaillir enfin de toute sa force. Seul un mouvement de l’immense majorité de la classe du salariat peut révolutionner la société. Mais seuls des métaphysiciens en manque d’émotion hypostasient de la sorte le prolétariat comme « le sujet révolutionnaire ». Le prolétariat est sa lutte ; et ses luttes n’ont pas, à ce jour, conduit au-delà de la société de classes, mais plus profondément en elle.

C’est exactement la même chose que de dire qu’avec l’intégration du prolétariat la possibilité de la révolution s’est éteinte. Selon de telles légendes, la possibilité a existé dans une sorte d’âge d’or du libéralisme, quand les ouvriers en colère et les requins de l’industrie s’affrontaient, et que l’industrie culturelle et l’État-providence étaient encore inconnus. Cette histoire du déclin, avec sa touche mélancolique, ne souffre pas la comparaison avec une construction historico-philosophique d’ascension inéluctable. La conception matérialiste de l’histoire affirme que les choses auraient pu être autres, que les luttes de classe auraient pu avoir différentes issues. Mais le point de vue sur l’histoire est inévitablement conditionné par sa progression a posteriori, dans laquelle la dialectique de la répression et de l’émancipation n’a pas pris fin.

10.

Un radical fit autrefois ce commentaire sarcastique : « les communards ont permis de se faire descendre jusqu’au dernier afin que tu puisses acheter une chaîne hi-fi Philips ». Mais l’histoire triomphale de l’État-providence repose sur le fait qu’il a été en mesure de répondre à un besoin réel du prolétariat : celui d’une vie qui ne soit pas suspendue au fil d’une vente réussie de la force de travail de chacun. L’extension de l’État-providence, qui a principalement eu lieu durant la période qui a suivi la Seconde guerre mondiale, et l’énorme accroissement de la productivité de cette période, permettent de faire disparaître, en Europe et dans certaines parties d’Amérique du nord, le pauvre crevant de faim, et amènent les possibilités matérielles de la classe des dépossédés à un niveau qui est aujourd’hui source de griefs (perpétrant ainsi une tradition de longue date) de la part des idéologues de toutes obédiences. Quand ces mêmes idéologues chantent maintenant les louanges de l’individu et dénoncent sur-le-champ, même le plus modeste des bénéfices sociaux, comme socialisme, qui est censé liquider l’individu en question, alors ce n’est pas seulement qu’ils succombent à la même erreur – en inversant les signes plus et moins – que cette section de la fraction social-démocrate du Reichstag qui affirmait reconnaître le début du socialisme dans les lois de protection sociale de Bismarck. De surcroît, ils ne parviennent pas à reconnaître que l’individu moderne, à un degré considérable, doit son existence à l’État, qui a créé les conditions minimales pour le libre développement de l’individu dans les limites de la société marchande. Les allocations de chômage, les bénéfices sociaux, l’assurance-maladie, les retraites, etc. furent introduits afin de maintenir une armée de réserve industrielle entre les cycles de la production, et aussi pour maintenir la classe sous contrôle, ne pas la laisser à ses propres dispositifs, afin de défendre l’ordre bourgeois de la criminalité et des révoltes. Mais cela a aussi permis à beaucoup de continuer à avoir une vie au-delà du salariat qui ne soit pas simplement égale à la plus amère pauvreté.

L’intervention étatique dans la production, dans le but d’améliorer les conditions de travail du prolétariat, l’introduction de salaires minimums ou les limitations légales à la journée de travail visaient à établir des protections contre la surexploitation, tout comme à ne pas mettre en péril la reproduction de la classe que les capitalistes projetaient d’exploiter à l’avenir. D’un autre côté, la possibilité de vivre plus de 60 ans, plutôt que de finir dans un cercueil à 30 après avoir passé sa vie à l’usine, augmenta énormément. La détérioration physique amoindrie de la classe ouvrière déboucha d’abord sur la possibilité qu’elle soit capable de penser selon ses propres intérêts.
L’enseignement obligatoire fut aussi introduit du fait des besoins d’une administration moderne, de sorte que chacun, dans les coins les plus reculés du pays, puisse être en mesure de lire les lois, signer des contrats comme travailleur salarié libre, et apprenne à tenir les comptes comme vendeur de sa propre force de travail. Mais par ce biais, les masses purent aussi s’éduquer, lire des textes théoriques, et communiquer collectivement entre elles et à l’étranger, ce dont les diverses publications du vieux mouvement ouvrier sont un témoignage éloquent. Et finalement, dans la seconde moitié du siècle dernier, la possibilité d’une éducation supérieure s’ouvrit à une partie sans précédent des rejetons du prolétariat. Une critique de l’intégration de la classe ne peut pas ignorer ces aspects, qui sont aussi dans l’intérêt du prolétariat, et qui ne furent pas simplement concédés par l’État, mais bien obtenus par la lutte.

11.

Parmi les divisions consolidées par la marche triomphale du capitalisme, il y a celle entre les sphères de la production et de la reproduction, une séparation sexuellement codifiée qui, s’accompagnant de toutes sortes de légitimations soutenues par la biologie ou l’anthropologie, est devenue un modèle social, sous la forme de la famille bourgeoise. Même si, au XIXe siècle et au début du XXe, la grande majorité était dépendante du revenu des femmes – et bien souvent, des enfants –, l’idéal d’une division genrée du travail, où le gagne-pain échoit au masculin, dominait.

L’universalisme revendiqué par la bourgeoisie dans ses déclarations des droits de l’homme et des citoyens, était, comme l’ont noté des critiques clairvoyantes de l’époque, telles Olympe de Gouges ou Mary Wollstonecraft, dès le départ hautement spécifié, puisque l’individu humain libre, dont la naissance était célébrée, était mâle. Pour sa perspicacité, De Gouges fut au moins assurée d’un apparition publique – elle fut guillotinée.

L’enseignement dans les écoles publiques et les universités, la participation à la vie politique, tout comme le droit à la propriété privée furent longtemps refusés aux femmes durant la première moitié du XXe siècle, dans la plupart des pays métropolitains, et ont été obtenus par la lutte. La seconde vague du mouvement des femmes qui s’est formée dans les années 1960 a surtout mis au premier plan, parallèlement à la question de la régulation médicale du corps féminin (par exemple, sous la forme des lois sur l’avortement), des formes plus subtiles, privées, de l’oppression des femmes. Au cours de son institutionnalisation progressive, le mouvement est parvenu à ce qu’existent des lois qui ne soit pas liées au principe de l’égalité de genre, mais qui soumettent plutôt les crimes spécifiquement masculins à la justice, tels le harcèlement sexuel ou le viol dans le mariage.

Avec optimisme, on pourrait croire que l’émancipation des femmes et la réalisation de leur statut de sujets bourgeois a été parachevée. Les fondements matériels du maintien des rapports hiérarchiques de genre sont largement obsolètes : les grossesses sont maintenant planifiables, et ne constituent donc plus un risque incalculable du point de vue du capital ; la reproduction individuelle de la force de travail peut être réalisée sous la forme marchandise, du moins dans les métropoles. Et en fait, la tolérance pour les modes de vie qui ne correspondent pas au modèle de la famille bourgeoise traditionnelle s’est considérablement accrue, bien que le cri retentissant, prévisible en temps de crise, de « retour à cuisine », et le rappel, démographiquement argumenté, aux standards féminins d’avoir l’obligeance de faire plus d’enfants, tout comme un bref coup d’œil à la composition de différents corps exécutifs, nous dit toute autre chose. Aujourd’hui, les femmes sont sujettes à toutes les tribulations de l’existence de possesseurs d’une force de travail, mais en moyenne elles gagnent moins que les hommes, travaillent souvent à temps partiel, et d’abord dans le secteur des services. Le boom du secteur des services des dernières décennies n’a pas pour moindre cause la capitalisation renforcée de la sphère reproductive. Mais, tout comme auparavant, un pourcentage énorme de travail reproductif non payé est réalisé dans la proverbiale « double journée » des femmes.

La production de l’idéologie sur la différence de genre, et les caractérisations et capacités qui en découlent prétendument, n’est en aucun cas parvenu à un point d’arrêt ; mieux, la sociobiologie, qui infère, de la société des chasseurs-cueilleurs, chaque excentricité, connaît à nouveau de beaux jours, et constitue une référence de la conscience quotidienne. Le problème de savoir si l’humanité peut s’affranchir de sa classification selon les paires de chromosomes, sur les bases de la société bourgeoise, ne fait pas moins question que la ténacité de cette idéologie.

12.

Le capitalisme avancé peut apparaître comme dénué de classes, parce que d’un côté l’antagonisme de classe devient abstrait, et de l’autre il devient diffus. De façon ironique, cela a égaré tout autant les tenants de la lutte de classe que ses négateurs. Ces derniers, qui se nomment eux-mêmes Wertkritiker, ou critiques de la forme-valeur, se cramponnent de façon grossière à la surface de la société, à l’illusion réelle de la sphère de la circulation, dans laquelle, en fait, n’errent que des sujets bourgeois indifférenciés. L’adieu au prolétariat, par la critique de la valeur, fait de l’ajournement de l’action du prolétariat, comme acteur subversif, une irrésistible loi historique. La seule consolation est celle qu’offre la perspective annuelle d’un effondrement imminent du système de production des marchandises – Amen.

De l’autre côté, quelques supporters de la lutte de classe ont dissous la définition objective de la classe en un conception subjective, où la classe se crée elle-même ex nihilo dans la lutte : la classe est un « concept ouvert » et tout le reste est « sociologique ». Mais un concept « ouvert » est indéterminé, c’est-à-dire pas un concept du tout. Tout aussi répandue est la notion édulcorée que la classe est une relation, et qu’elle n’est, en conséquence, pas déterminable objectivement. Mais une relation de quoi ?

La relation de classe est une relation entre le capital et les prolétaires, entre la valeur se valorisant et la force de travail. Le capital n’est pas un « sujet automatique », dans la mesure où il ne peut rien faire par lui-même, et donc a toujours besoin d’êtres vivants munis d’une volonté et d’une conscience, jusqu’à ce jour des humains, qui organisent sa valorisation selon leurs propres intérêts. Mais le capital n’est pas nécessairement lié aux capitalistes. La bourgeoisie est sans nul doute versatile et dotée d’une conscience de classe aiguë, mais ce n’est pas la raison dernière à tous les maux sociaux. Tout argent est potentiellement capital, et devient capital dès qu’il n’est plus englouti par la consommation, mais rentre alors dans la production. Les entrepreneurs intelligents sont parvenus à l’idée de compenser leurs forces de travail sous la forme de réserves, et il y a peu de fonds spéculatifs qui ne disposent des fonds de pension des prolétaires américains, qui « laissent leur argent travailler pour eux » (la périphrase fétichiste du fait que par le biais de cet argent, on commande quelque part au travail). Mais ce caractère effectivement non démocratique du capital possède un préalable qu’il est sensé réfuter selon le point de vue des idéologues : l’existence des prolétaires, c’est-à-dire des gens qui doivent se produire eux-mêmes sur le marché du travail, afin de valoriser le capital par leur travail et leur surtravail. Si la société de classes capitaliste, à la différence de celles qui l’ont précédée, prospère –en principe – sur la perméabilité des frontières de classe, il n’en reste pas moins vrai que la situation des petits actionnaires prolétariens n’est pas meilleure que celle de la plupart des commis de cuisine.

L’existence comme prolétaire n’apparaît, de façon précise, nulle part, parce qu’elle est quasiment partout répandue. L’imposition généralisée de la dépendance salariée qui survient parallèlement à la dissolution du vieux milieu prolétarien, qui renvoie les paysans aux confins de la scène de l’histoire et qui prolétarise en premier lieu la force de travail salariée, puis les cols blancs, conduit finalement, dans les centres de développement capitaliste, non pas à deux camps de classe bien définis, mais plutôt à une vaste diversité de situations. Un tel état de choses permet aux chercheurs en sciences sociales de s’en donner à cœur joie, eux qui se réjouissent de ne pas avoir à regarder la forêt cachée par l’arbre. La classe, ici et maintenant, ne décrit pas un acteur collectif avec de possibles intentions révolutionnaires, mais plus simplement et largement l’impératif généralisé de vendre sa propre force de travail (un impératif auquel les cadres, bien qu’ils soient formellement des salariés, sont à peine assujettis après avoir passé deux ans, tout au plus, dans l’équipe de direction). Tout comme la valeur et la plus-value n’ont pas besoin de s’incarner dans une marchandise particulière, le concept de classe n’est pas nécessairement lié au travail physique, à un produit matériel, ou à la production d’usine. On a pas besoin de tenir en haute estime la joyeuse Multitude, productrice immatérielle, du professeur Negri, on a pas besoin d’être familier avec le schéma universitaire de gauche du fordisme (chaque homme à l’usine) et du post-fordisme (tout le monde à la maison seul en face de son ordinateur), pour reconnaître dans le discours sur la « centralité de l’usine », précisément la conception étriquée de la classe qui est morte et enterrée, et qui ne servira certainement plus à gagner la bataille finale. Selon les canons internationaux, la classe ouvrière industrielle n’a pas disparu, pas plus qu’elle n’est synonyme du concept de prolétariat.

  1. A.D.
    25/03/2009 à 17:12 | #1

    Salut et adios : Je vous laisse discuter entre vous : avec au bord de vos lèvres les radicalodadicaux, si chers à Patlotch, voire les anars de gauche, voire les plus grotesques adjectifs lancés à l’adresse de tout ce qui bouge par-là, justifiés par je ne sais quel besoin, entre deux :” camarade machin”, camarade? tout de go : individualiste petit bourge ( fils de bourge), politicien, arriviste, manipulateur, etc.. pourquoi pas : Ennemi de la classe ouvrière et empêcheur de communi(s)er?
    D’un peu, déjà vu : ma casquette et mes lunettes pour me donner ce mauvais genre, si post-situ, si anarcho alternativiste tendance intervention, si méprisable et foncièrement obtus, j’ai fait ce que j’ai pû.
    CONDENANOS A LUCHAR

  2. BL
    26/03/2009 à 09:45 | #2

    Adios…

    mais évidemment nous ne sommes pas ennemis de classe! inutile de faire semblant de nous caricturer en staliniens ça ne fait sourrire qu’à moitiè.

    Nous avons simplment eu tord de considérer , toi et nous, que nos divergences pouvaient être productives “à l’interne” c’est à dire dans le cadre de l’activité tféorique “au sens restreint”. Des divergences tout à fait analogues se sont confrontées dans “Meeting” et cette confrontation vraiment productive durant 3 numéros est arrivé à son terme avec le N°4 et l’article “accord et divergences”.

    “Anars de gauche” c’est moi qui utilisais cette formule qui n’est pas du tout un oximore comme il pourait sembler car il y a des anars “de droite” opposés au concept de lutte classe et pas du tout pour la communisation, les anars de gauche on peut avoir des rapports productifs avec eux (la preuve: c’est là que je discutais avec J.)

    Pratiquer une théorie “Situ”n’est pas archaïque c’est encore très “moderne”mais nous pensons que maintenant la situation produit autre chose, mais pas encore directement, d’où le besoin d’une activié encore spécifique de production théorique au sens restreint.

    Car comme tu dis on est

    CONDENANOS A LUCHAR

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