La sale guerre de l’armée mexicaine
Sous prétexte de lutter contre les trafiquants de drogue, les militaires s’en prennent souvent aux civils. Mais, devant la multiplication des plaintes, ils voudraient une loi qui les protège.
Lorsque, fin 2006, Felipe Calderón a décidé de s’attaquer à la lutte contre le trafic de drogue, la police était à ce point infiltrée qu’elle constituait un des rouages de la criminalité organisée. Le président a alors choisi de faire appel à l’armée. Plus de 40 000 soldats luttent depuis contre le narcotrafic, effectuant des missions de police. Mais ils ne disposent d’aucune couverture légale et n’ont pas reçu la formation nécessaire pour traiter avec des civils. Voilà pourquoi les défenseurs des droits de l’homme dénoncent les abus commis à l’égard de la population, qui ont été multipliés par trois. Les militaires exigent pour leur part une loi qui les protège contre les plaintes.[print_link]
Les faits décrits ici se sont produits dans l’Etat du Michoacán au début du mois de mai 2007. Aucune des quatre jeunes filles n’avait encore 18 ans. Les soldats les ont fait monter de force dans un hélicoptère. Ils ont menacé de les jeter à la mer pour qu’elles avouent leurs liens supposés avec le narcotrafic. Ils les ont insultées, frappées, violées, leur lançant avec le plus grand mépris : “Sales putes, vous aimez ça, hein !” Un soldat a arraché à l’une des jeunes filles une petite image de la Vierge qu’elle portait, l’a roulée et la lui a introduite dans l’anus en lui disant : “Même la Vierge, elle va pas te sauver.” Théoriquement, les militaires cherchaient les responsables d’une embuscade tendue à un détachement, au cours de laquelle cinq soldats avaient été tués. En réalité, ils se sont livrés à une vengeance aveugle contre la population. Non content d’avoir violé quatre mineures, les soldats ont arrêté illégalement 36 autres personnes et ont pénétré par effraction dans 30 domiciles, emportant tous les objets de valeur qu’ils y ont trouvés… Et ce n’est que l’un des cas dénoncés dans le dernier rapport de Human Rights Watch (HRW). L’ONG décrit par le menu seize autres “crimes atroces” commis par des militaires contre plus de 70 victimes. Sa lecture est un vrai cauchemar.
Depuis six ans, la justice militaire n’a condamné aucun soldat ou officier pour de tels abus. Elle n’a pas non plus permis que les tribunaux ordinaires soient saisis. “Si ces abus se poursuivent”, peut-on lire dans le rapport, “c’est avant tout parce que les responsables ne sont pas sanctionnés. Et cette absence de sanctions tient en grande partie au fait que les affaires sont examinées par les militaires eux-mêmes. En laissant les forces armées enquêter sur elles-mêmes, via un système de justice militaire n’offrant aucune garantie d’indépendance et d’impartialité, le Mexique permet dans la pratique que les militaires participant aux activités de sécurité publique commettent impunément d’atroces violations des droits de l’homme.”
Face à la gravité de ces accusations, El País a posé au gouvernement mexicain les questions sur lesquelles le rapport de HRW dénonce l’absence de réponses. Est-il vrai que durant les dix dernières années aucun soldat ou officier n’ait été condamné pour des abus commis à l’égard de la population ? Est-il vrai que les plaintes aient triplé depuis le déclenchement de la guerre contre le narcotrafic ?
Combien de procès contre des militaires pour sévices sexuels, torture ou détention illégale ont-ils été intentés depuis que le président Felipe Calderón est entré en fonctions ? “Le gouvernement fédéral”, explique José Antonio Guevara Bermúdez, directeur de l’unité pour la promotion et la défense des droits de l’homme au ministère de l’Intérieur, est “conscient de l’émoi que suscitent les violations présumées des droits de l’homme par certains éléments de l’armée. […] Nous réitérons l’engagement des forces de sécurité impliquées dans la lutte contre la criminalité organisée en faveur du respect de tous les droits de l’homme.” Guevara Bermúdez reste dans le flou, mais il assure que les responsables de la récente disparition de trois civils à Nuevo Laredo (Etat de Tamaulipas) et de certains incidents survenus sur la côte de l’Etat d’Oaxaca seront sanctionnés… par leurs supérieurs.
Or il s’agit là précisément de l’une des failles du système que ne cessent de dénoncer les organisations de défense des droits de l’homme. “Les forces armées se jugent elles-mêmes, et il est très grave qu’il n’existe aucun recours public et qu’on ne puisse pas être informé de ce qui se passe réellement lors des enquêtes ou des jugements militaires.” Ce que l’on sait, en revanche, et le rapport en témoigne, c’est ce qui arrive aux victimes, dont beaucoup sont des femmes indiennes, qui ne peuvent même pas se défendre dans la langue de leurs agresseurs.
Felipe Calderón a utilisé le mot “guerre” pour désigner sa lutte contre le trafic de drogue. Sachant que toute guerre fait des victimes parmi les civils, les hauts gradés exigent aujourd’hui que le gouvernement les protège légalement contre les plaintes qui commencent à affluer. Plus de deux ans après le début de la “guerre”, ils doivent se contenter d’une proposition du président au Sénat pour que celui-ci réforme la loi sur la sécurité nationale dans le sens d’une réglementation de la participation de l’armée à la lutte contre le narcotrafic. Même si les sénateurs accordent (c’est peu probable) une immunité à l’armée à partir de maintenant, la question qui préoccupe le plus les chefs militaires reste posée : qui les couvrira contre ce qui s’est passé entre décembre 2006 et l’entrée en vigueur de la nouvelle loi ?
09.07.2009 | Pablo Ordaz | El País
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