«J’ai découvert une Egypte magnifique ici»
“Les deux jeunes femmes dorment à tour de rôle, au milieu de dizaines d’hommes qu’elles ne connaissent pas. C’est impensable en Egypte”
Quelque chose a basculé, mardi, en Egypte. C’est devenu évident la nuit dernière, devant le bâtiment de l’Assemblée du peuple, où plusieurs centaines de manifestants s’étaient installés pour dormir là, sur des nattes, enroulés dans des couvertures. C’est une rue assez courte, à 200 mètres de la place Tahrir, mais s’y trouvent l’équivalent de l’Assemblée nationale et du Sénat, ainsi que le siège du Premier ministre. Elle est désormais fermée par une barricade improvisée, avec des barrières métalliques et de la tôle ondulée.
A une cinquantaine de mètres, l’armée a posté des blindés légers. Les bidasses s’excusent presque de contrôler l’identité de ceux qui viennent là et semblent avoir pour consigne de laisser passer tout le monde. Ils échangent des cigarettes et des blagues avec les manifestants, dont certains grimpent de temps à autre sur un char ou s’allongent dans le creux des chenilles. Un régime qui ne protège plus ses institutions, même fantoches, a perdu la partie…
Tout est stupéfiant dans cette révolution, à commencer par son calme, son civisme, le respect qui règne entre chaque individu. Wafaa, une jolie médecin légèrement voilée de 32 ans, passe la nuit là, sur le trottoir, emmitouflée dans une parka. Elle est venue avec sa soeur depuis Zagazig, dans le delta du Nil. Les deux jeunes femmes dorment à tour de rôle, au milieu de dizaines d’hommes qu’elles ne connaissent pas. C’est impensable en Egypte: «On n’a pas réfléchi, rigole la pédiatre, comme si elle venait de réaliser son audace. On peut pas rester comme ça devant la télé. Nos parents nous ont dit: “allez-y pour nous!” On a pris le bus et on est arrivées dans la journée. Des gens nous amènent du pain et du fromage, des commerçants viennent prêter des couvertures. Je ne me suis jamais sentie autant en sécurité de ma vie.»
«Je m’en fiche si je finis ruiné, au moins on sera libres»
Tout est nimbé dans le doux halo des réverbères. Ce qui frappe aussi, c’est le besoin insatiable de chacun de s’exprimer et d’être traité comme un individu à part entière, «pas comme une masse ou un troupeau, mais comme des êtres dignes de respect. C’est ça qu’on demande, le respect, la dignité.» Mohamed est plombier, il est venu d’Alexandrie: «Je paye de ma poche, c’est mon argent mais je m’en fiche si je finis ruiné, au moins on sera libres.» Il partage une natte avec Ahmed et Mohamed, qu’il vient de rencontrer le jour même.
Ils plaisantent: «Moubarak, démissionne, ma femme me manque et je veux rentrer à la maison», chantonne Amr. Mais entre deux blagues et trois cigarettes, il racontent une vie foulée aux pieds. Mohamed par exemple: «Je n’ai pas vu mon père avant l’âge de cinq ans. Il était emprisonné pour islamisme, c’est tout. Il n’a jamais été jugé, un jour ils l’ont relâché, c’est tout. On vit à dix dans trois pièces.»Un manifestant, place Tahrir (Suhaib Salem / Reuters)
Mohamed, 22 ans, se fiche de la religion, il pratique à peine. «Tout ce que je veux, c’est trouver un travail comme comptable, je suis diplômé depuis deux ans mais il n’y a rien. Rien. Le système ne marche pas, il faut tout changer. Ce régime nous a tous transformés en mendiants. On n’aurait pas besoin de l’aide américaine s’il n’y avait pas autant de corruption.» Il a vu circuler les chiffres faramineux -et non vérifiés- sur la fortune supposée des Moubarak: 40 à 79 milliards de dollars. Ça l’a révolté.
«J’ai le sang du type mort à côté de moi sur le coeur»
Ahmed, lui, ne veut plus quitter les manifs: «J’ai découvert une Egypte magnifique ici. Les gens s’aiment, se respectent, ils s’écoutent. On s’étonne nous-mêmes, on se découvre. Regardez comment ça se passe quand la police n’est pas là. On était traités comme des serfs dans ce pays. Mais depuis le vendredi 28 janvier, quand la police nous a tiré dessus alors qu’on voulait se rendre, je ne leur pardonnerai jamais. J’ai le sang du type mort à côté de moi sur le coeur.»
Mardi, les manifestations ont peut-être connu leur plus grosse affluence depuis le début de la révolte, le 25 janvier. Beaucoup de nouveaux venus, émus par le témoignage du cyberactiviste Wael Ghoneim, tout juste sorti de douze jours au secret, émus aussi par la publication des photos des «martyrs» dans la presse: des jeunes gens aux visages sympathiques, fauchés en pleine grâce. Beaucoup de fonctionnaires, qui ont repris le travail, viennent sur la place Tahrir après leurs heures de bureau. A partir d’aujourd’hui, ceux qui sont solidaires des manifestations, mais ne peuvent s’y rendre, sont invités à porter un vêtement ou un brassard rouge.
La présence de Wael Ghoneim a galvanisé la foule, place Tahrir, mardi. Ce cadre de Google a créé une page Facebook en hommage à Khaled Said, torturé à mort par la police égyptienne, en juin 2010. Il pose ici avec la mère du jeune homme.
Autre changement notable depuis hier: désormais l’on voit sur la place Tahrir d’anciens partisans de Moubarak, voire certains de ses propagandistes. C’est l’heure des opportunistes et des retournements de vestes. Le journaliste de télévision nationale, Amr Adib, s’est même vu refuser l’accès de la place: «Faut pas exagérer quand même», plaisante Ahmed. Le rédacteur en chef d’Al-Ahram, le principal quotidien gouvernemental, une quasi-institution d’Etat, a appelé à la démission de Moubarak lors d’une interview sur la BBC en arabe. Les ouvriers du goupe de presse pro-gouvernement Rose al-Youssef menacent de cesser le travail si la ligne éditoriale ne changeait pas.
L’heure des retournements de veste
Les manifestants évoquent l’idée d’aller investir la radio-télévision d’Etat, qui passe son temps à manipuler l’opinion, allant jusqu’à dire que cette contestation était fomentée et payée par des puissances étrangères. Mais là aussi, le ton commence à changer: le régime, qui a désespérément besoin de légitimité, cherche à récupérer l’élan du «25 janvier» et rend hommage aux jeunes…
Tout le pays ressemble à un glacier qui craque doucement avant l’avalanche. Avec une partie de la bourgeoisie, les corps constitués de l’Etat basculent aussi dans la contestation. Hier donc, le président de la Cour constitutionnelle, en grande tenue de magistrat suprême, a proclamé devant la foule que la seule souveraineté qui vaille était celle du peuple. Il répondait aux arguties du pouvoir sur la nécessité de maintenir Moubarak pour procéder aux nécessaires réformes de la Constitution d’ici à la présidentielle de septembre prochain, à laquelle le raïs chancelant a promis de ne pas se représenter.
Plus inquiétant encore que ce désaveu du plus haut juge du pays, des grèves commencent à gagner différents secteurs. On parle désormais d’un début de grève des employés du canal de Suez, ce qui porterait un coup fatal à l’économie du pays, déjà affectée par le crash de la saison touristique (1 million de touristes sont rentrés ces 3 dernières semaines) . «Vendredi, jure Mohamed, nous marcherons sur le palais présidentiel Ce sera le “jour de l’offensive”. Il n’en a plus pour longtemps.» En fait, ce n’est plus seulement de Moubarak dont il est question maintenant, mais de tout le régime égyptien.
liberation.fr
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