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Jacques Camatte et «le chaînon manquant» de la critique sociale contemporaine.

Traduction du texte de Federico Corriente: Titre original «Jacques Camatte y el eslabón perdido de la crítica social contemporánea. »

http://hommodolars.org/web/spip.php?article5295

L’œuvre de Jacques Camatte, publiée depuis 1968 dans les séries successives de la revue INVARIANCE[1], surprend tant par l’extension, la richesse et la variété de sa thématique, que par la faible diffusion dont, à première vue, elle a été l’objet. La série I, consacrée principalement à la colossale tâche de divulgation et d’analyses des inédits, ou des textes inaccessibles du jeune Marx et des Gauches Communistes en rupture avec la III Internationale (le KAPD allemand, Gorter, Pannekoek, Bordiga) suffit à elle seule à placer INVARIANCE et son principal animateur à une place de choix au sein du panorama de la critique sociale contemporaine. Si l’on y ajoute la longue et innovatrice étude sur le célèbre Chapitre IV inédit du Livre I du Capital, publiée pendant des années sous le titre de Capital et Gemeinwesen, en sus des analyses fouillées et exhaustives sur l’histoire du mouvement Communiste, de l’évolution du capitalisme contemporain et des mouvements de révolte sociale les plus notables de l’époque, la perplexité et l’étonnement envers la méconnaissance entourant J.Camatte ne peuvent que croître.

Si l’on écarte le rôle qu’a pu jouer l’incompréhension pure et simple devant ces écrits, tout porte à croire que l’origine de cet assourdissant silence trouve sa source dans son implacable analyse de la logique des «racketts»[2] militants, ainsi que dans la critique, non moins catégorique de la politique contenues dans des textes aussi éclairants que « Mai-Juin 1968: théorie et action » (1968), «Perspectives» (1969), « De l’organisation » (1969), ou « Transition » (1970). Par dessus le marché, et raison de plus d’occultation de ces écrits, en soi déjà polémiques, ceux-ci furent les premiers pas d’un cheminement qui, loin de conduire Camatte à une «réaffirmation du programme prolétarien», l’amenèrent à proclamer sa caducité et à explorer, non seulement «les voies mortes» oubliées des processus révolutionnaires du XXème siècle, mais aussi la dimension communautaire de tout le passé de l’espèce humaine.

Pourtant, malgré le rejet suscité par certaines de ses conclusions les plus hétérodoxes, il n’en demeure pas moins que l’influence exercée par J. Camatte a été ample et variée. Toute «l’ultragauche» française formée à partir de Mai 1968 l’accuse plus ou moins, et l’on pourrait dire de même des courants écologistes et primitivistes de l’anarchisme surgis quelques années plus tôt, dans un contexte de clair reflux révolutionnaire (Fredy Perlman, par exemple, traduisit et publia en 1975 sous le titre The Wandering of Humanity, deux essais de J.Camatte dans lesquels celui-ci approfondissait la question des « présuppositions du capital » c’est-à-dire de l’héritage millénaire de domestication de la nature et de l’être humain qui ouvrit le chemin au despotisme du capital). Plus récemment, quelques membres du « courant communisateur » (et plus particulièrement des groupes tels que Théorie Communiste et Endnotes), bien que rejetant catégoriquement toute possibilité de faire «sécession» avec le rapport social capitaliste, et donc refusant l’injonction de l’auteur de « quitter ce monde », ont reconnu ouvertement leur dette envers celui-ci.

A partir de la deuxième série, la direction prise par INVARIANCE -après avoir théorisé le dépassement de la loi de la valeur et conséquemment « l’abandon de la théorie du prolétariat »- matérialisée dans des textes tels que «Communauté et communisme en Russie[3]» (1972), « De la Révolution » (1972) « Errance de l’humanité -conscience répressive- Communisme » (1973), ou « La révolution russe et la théorie du prolétariat » (1974), s’éloignent toujours d’avantage de toute tentative de résurrection du « programme prolétarien ». Selon J.Camatte, les formes «autonomisées» du capital (comme le capital fictif) ont débouché sur la formation d’une « communauté matérielle » fondée sur la concurrence de gangs rivaux qui ont réabsorbé l’opposition bourgeoisie/prolétariat. Ce qui impliquerait qu’à l’avenir seule une opposition à « titre humain » au capital soit possible (thèse qui coïncide, jusqu’à un certain point avec les analyses de Moishe Postone et le groupe Krisis [4]).

La fin d’une époque

Mai 1968 mit un terme au cycle historique qui avait débuté dans les années 1920 avec le triomphe de la contre-révolution en Russie et en Allemagne, et inaugura le « deuxième assaut prolétarien contre la société de classes » (cette définition présentant d’emblée l’inconvénient de réduire le nouveau cycle à une réédition « revue et augmentée » du cycle antérieur). Pour autant, ce retour du prolétariat sur la scène historique, cristallisé dans les émeutes des ghettos étatsuniens, la prolifération des grèves sauvages en Europe, et la révolte généralisée contre le travail et la colonisation de la vie quotidienne par la marchandise coïncida paradoxalement avec le début de la fin de l’affirmation autonome de prolétariat comme classe. Parce qu’il incluait la totalité de la vie quotidienne, le nouveau mouvement révolutionnaire supposait avant tout un immense refus de la condition prolétarienne.

Dans « Vers la communauté humaine » (1976), Camatte résume ainsi la discontinuité entre les deux époques:

[…]Ce qui était immédiatement le plus important c’est qu’on avait affaire à un mouvement révolutionnaire qui ne posait pas une détermination classiste, qui manifestait donc bien l’exigence indiquée dans Origine et fonction de la forme parti: une révolution à un titre humain. […]La non-affirmation d’une donnée classiste pouvait, en outre, se comprendre comme se développant dans la dynamique de la révolution puisque K.Marx a souvent insisté que le but de celle-ci était la suppression du prolétariat, la maturité du mouvement naissant avec Mai 68 devait s’affirmer dans la mesure où la négation du prolétariat naissant avec Mai 68 devait s’affirmer dans la mesure où la négation du prolétariat s’imposerait de plus en plus. Ainsi ce que je pensais devoir mettre au premier plan ce n’est pas l’autonomie du prolétariat dont parlait tant Potere Operaio, par exemple, mais sa négation.

Le point de départ du nouveau cycle représentait aussi bien la crise des prémisses théoriques du cycle antérieur et de toute sa problématique, à commencer par la conception classique qui préconisait diverses modalités de conquête du pouvoir (fut-il politique ou social) par le prolétariat [5]. En même temps, toutefois, mai 68 engendra un vigoureux retour du refoulé sous la forme d’un résurgence des «meilleurs moments» (les plus refoulés) du cycle antérieur: le Mouvement des Conseils, le KAPD, les textes du jeune Lukàcs et de Karl Korsch, l’intérêt envers Hegel ou Wilhem Reich. Selon Camatte, bien que d’un côté il s’agisse d’un phénomène inévitable et salutaire, d’un autre côté il était «l’indice en même temps de l’impossibilité d’appréhender directement la réalité, et de l’incapacité pour celle-ci de générer d’autres formes de luttes et d’autres points de vue théoriques». («Contre la domestication», 1973). Dans tous les cas de figure, afin que la critique parvienne à son but, et rejette en bloc les errances du passé, il était indispensable que la part «invaincue» du projet révolutionnaire émerge dans le présent comme chez soi.

Ce que la nouvelle époque avait mis sur le tapis n’était pas seulement la critique en actes de la conception jacobine ou « politicienne » de la révolution, mais aussi la notion de révolution enracinée dans une problématique de gestion, d’organisation ou d’émancipation du travail:La grève sauvage générale de Mai 68 ne produisit aucun organe spécifique de gestion ouvrière. Pendant le long « Mai rampant » en Italie, les conseils d’usine et de zone, s’ils manifestèrent bien la capacité de la classe face à ses objectifs[…],ne tendirent aucunement à l’appropriation de l’appareil productif. De même que la grève insurrectionnelle polonaise en décembre 1970 ne manifesta pas une claire tendance autogestionnaire, à la différence de la Hongrie en 1956 [6].

La conséquence immédiate consista en la mise en cause progressive du bagage théorique d’une génération qui, en réaction au stalinisme, avait fait de la lutte contre la bureaucratie d’État, de parti ou syndicale, sa priorité fondamentale. Ce fut le cas de la défunte revue Socialisme ou Barbarie (1959-1965), qui depuis ses origines avait placé au premier plan l’antagonisme entre le prolétariat et la bureaucratie, et qui considérait que la formation de conseils à Berlin-Est (1953), l’insurrection hongroise de 1956 et les grèves anti-syndicales des deux côtés de l’Atlantique confirmaient ses thèses. Contrairement à ce qu’a priori il pourrait sembler, le point de vue de S. ou B. demeurait lié à la problématique trotskiste qui situait en Russie (et dans la bureaucratie «ouvrière» en général) le centre névralgique de la contre-révolution. Qu’il suffise de comparer, par exemple, les analyses déjà produites en 1947 par la tendance Johnson-Forest -groupe étatsunien, qui tout comme S.ou B. résultait d’une scission du trotskisme- avec le diagnostic deChalieu-Castoriadis pour se rendre compte à quel point S.ou B. en était resté à la surface du phénomène «bureaucratique» [7]:

[…] actuellement le prolétariat, parvenu à une phase supérieure, a produit sa conclusion définitive. Sa révolte ne se dirige plus contre la politique et le mode de distribution de la plus-value, mais contre la production de valeur elle-même. Il a fait sa propre lecture au sujet du pivot autour duquel tourne la compréhension de l’économie politique. (The Invading Socialist Society, p.13)

Si en son temps, la démonstration du caractère capitaliste de la société russe, réalisée par S.ou B. dans le texte «Les rapports de production en Russie» (mai-juin 1949) avait été un instrument de clarification théorique très valable, dans la nouvelle étape, ouverte par Mai 68 il était insuffisant de savoir que l’URSS était capitaliste: à présent, il fallait de plus expliquer pourquoi cela était ainsi sans transformer les conséquences -la «bureaucratie» ou «l’idéologie bolchevique»- en causes. L’axe de la problématique s’était déplacé: il n’était plus tant question de la nature de la Russie que de de celle du capital lui-même (et, par voie de conséquence, du prolétariat).

En 1972, dans la postface à la réédition par la Vieille Taupe de Les Rapports de Production en Russie, Pierre Guillaume, ancien membre de S.ou B. énuméra les conséquences de l’analyse du régime soviétique comme «capitalisme bureaucratique»:

[…]le programme anticapitaliste fut remplacé par un programme anti-bureaucratique dans lequel, l’autonomie et la démocratie occupent un rôle déterminant. Toute la conception communiste en était bouleversée.[…] La bureaucratie est une menace, une tendance humaine permanente à laquelle s’oppose une autre tendance humaine, l’autonomie [8].

À la différence de S.ou B., groupe qui exerça une forte influence sur elle, l’Internationale Situationniste fut amplement reconnue par le mouvement de Mai 68, et put s’enorgueillir que les mots d’ordre de mai lui aient donné raison. Pour autant, ce que l’I.S. ne parvint pas à saisir c’est que ce «triomphe» était dû tant à leurs vertus qu’à leurs limites (celles de l’I.S. et celles de mai 68). Malgré avoir introduit dans les formes classiques du «programme prolétarien» des contenus en rupture avec celui-ci -abolition sans transition du travail salarié et de l’échange marchand, des classes et de l’État-et pris acte des nouveautés les plus notables de l’époque[9], les situationnistes furent dans l’incapacité de se défaire de deux conceptions liées au cycle antérieur réduites pratiquement à des incantations: la revendication de tout le pouvoir aux conseils ouvriers, et l’accès concomitant du prolétariat (redéfini comme classe quasi-universelle de tous les dépossédés de l’ emploi du temps de leur existence) à une théorie et une conscience supposées siennes, mais dont il était paradoxalement «séparé». C’est pourquoi l’I.S., sous peine de se répéter indéfiniment, et dans l’incapacité de pousser plus loin ses analyses, fut conduite à court terme à la crise puis à la dissolution.

C’est que la malheureuse «question du sujet» se transformait très rapidement, et non par hasard, en le talon d’Achille le plus visible sur lequel allait se cogner sans rémission le «nouveau mouvement» surgi en 1968. C’est ce que fera remarquer quelques années après Eduardo Subirats dans « Una aproximación crítica a ” Historia y conciencia de clase ” » [10] (ndT. Une approche critique de ‘Histoire et conscience de classe’):

[…] lorsque dans un contexte social déterminé, dans lequel il n’existe aucun porteur empirique de la résistance contre la réification[…] on invoque programmatiquement la catégorie de prolétariat, celle-si se transforme en deus ex machina. Ce fut le cas de l’utilisation du concept prolétariat par les situationnistes[11].

Ainsi donc, tant pour Lukács dans Histoire et conscience de classe que pour les situationnistes – qui eux aussi avaient transformé à leur façon le prolétariat en sujet universel abstrait- ce qui le définissait n’était pas sa condition de «capital variable» au sein des rapports de production capitalistes, mais l’opposition à la réification. En tous cas, il est loisible de signaler que, presque trois décennies plus tard, lorsque Moshe Postone décrivit le sujet historique de Lukács comme une version collective du sujet bourgeois constituant lui-même et le monde à travers le travail, il ne faisait que compléter le portrait, déjà très avancé, tracé par Subirats: « Lukács ne sait octroyer à sa représentation du prolétariat d’autres attributs empiriques que ceux du sujet classique-moderne de la domination.» (Contra la razón destructiva ,p.137).

Puis, si l’on peut soutenir que l’indétermination de l’utilisation du concept «prolétariat» de la part de l’I.S. préfigura la «révolte des minorités» et la diffusion de conflits sociaux dans la sphère de la reproduction, il s’avéra très rapidement totalement incapable de rendre compte de l’absence de «constitution d’un sujet social entier qui contienne la puissance critique contre la totalité réifiée du système capitaliste.» (Contra la…,p.127)

Ce qui ne signifie pas, bien sûr, qu’aucun effort théorique ne fut entrepris au cours de ces années-là (et pas seulement de la part de J. Camatte, qui avait déjà fourni de nombreux matériaux à la question du prolétariat «en tant que sujet et que représentation») pour parvenir au fond de cette «absence»:

Le prolétariat ne peut être une classe, parce que la classe continue à être un mode d’existence social[…] La conscience de classe est la conscience de gens qui sont en concurrence entre eux, qui se combattent, mais qui se regroupent face à l’extérieur, face à ce qui n’est pas leur classe.[…] La classe est l’union des concurrents dont l’intérêt général est identique et dont les intérêts particuliers s’opposent entre eux. C’est la guerre de tous les bourgeois contre tous les autres. La particularité de la classe en rapport avec toute autre existence sociale c’est d’être constituée contre une extériorité par des personnes elles mêmes extérieures les unes aux autres.

[…]

La particularité du prolétariat moderne c’est qu’il ne constitue pas une classe, et ne peut la constituer. Les prolétaires ne peuvent pas se combattre entre eux, et ne peuvent pas plus combattre une extériorité. Ils sont absolument séparés et cette séparation ne permet aucune marge[…] Quand les prolétaires combattent, ils ne combattent pas contre quelque chose d’extérieur, une autre classe, ils combattent cette séparation, ils combattent le prolétariat [12] .

Dès 1948, C.L.R. James dans son article « The Revolutionary Answer to the Negro Problem in the United States », s’était inspiré de la position de Lénine sur le droit à l’autodétermination ses nations pour souligner (dans dans le contexte des U.SA., et en défense du caractère indépendant et autonome du mouvement pour les droits civils) l’importance des divisions internes au sein de la classe laborieuse (ethniques dans ce cas, auxquelles il faudra ajouter dans les années 1970, sexuelles et générationnelles).

Ce qu’affirme Lénine, c’est que malgré le fait que le prolétariat soit la force fondamentale, et que ces groupes soient en eux-mêmes impuissants, et que se soit au prolétariat d’en prendre la direction en main, il n’est absolument pas possible d’en déduire que ceux-ci ne peuvent rien jusqu’au jour où le prolétariat prenne leur direction. En fait, c’est tout le contraire qui est affirmé par Lénine.

À travers leur agitation, leur résistance et les initiatives politiques qu’ils sont en mesure de prendre, ces groupes peuvent être le milieu par lequel le prolétariat entre en scène.

Pas toujours, ni en toutes occasions,non plus comme véhicule exclusif, mais comme un moyen parmi d’autres.

Pour autant, « l’unité » du prolétariat ne constituait absolument pas l’exigence préalable à l’activité révolutionnaire; à l’inverse, cette unité, comme le soulignera Camatte dans « Le KAPD et le mouvement prolétarien » (1971):

[…] peut seulement se concrétiser comme résultat d’une lutte tenace et décidée, sans compromis, contre le capital et dans une certaine mesure au sein même de la classe universelle.

De là à admettre implicitement l’importance potentielle de mouvements et de luttes qui ne questionnent pas explicitement le système capitaliste (comme, par exemple, ceux du « Printemps arabe » et d’autres mouvements contemporains) il n’y a qu’un pas, ce qui suppose de détrôner ultérieurement «le prolétariat comme représentation», mais dans un sens diamétralement opposé à celui que postule M. Postone et la « Critique de la Valeur », pour lesquels ces mouvements ne constituent, dans le meilleur des cas, que des « tentatives de modernisation tardives ». A contrario, selon Camatte :

Affirmer que tout mouvement social révolutionnaire ne peut qu’alimenter la contre-révolution à partir du moment où en Occident le prolétariat ne fait rien, équivaut à vouloir faire tout graviter autour de l’Occident, c’est faire preuve d’eurocentrisme ou justifier le colonialisme,etc…et surtout c’est faire peu de cas de la tragique impasse dans laquelle seront et sont acculée une multitude de femmes et d’hommes des diverses zones qu’on dit sous-développées. En dernier lieu, cela exprime de la manière la plus aiguë l’inversion de la proposition « le prolétariat n’attend pas de sauveur suprême », devenue «le prolétariat est le sauveur suprême qu’il faut attendre ». (« Vers la communauté humaine», 1976)

Mais revenons au mitan de la décennie 70. Constatant que le nouvel «assaut prolétarien» était au point mort, mais qu’en même temps l’insubordination s’étendait à toutes les institutions sociales de reproduction (école, famille, prison, hôpital psychiatrique), la majeure part des courants radicaux de l’époque concentrèrent leur attention sur ces nouvelles formes de luttes, ce qui déboucha sur la recherche continuelle de «nouveaux sujets», situés, d’une manière ou l’autre «hors système» capitaliste (et il n’est pas hasardeux, qu’à la même époque, les mouvements de révolte pré- industriels aient fait l’objet de reconsidérations et de réévaluations positives), et d’opposer au prolétariat, incarnation de la future humanité communiste, la classe ouvrière, simple fraction variable du capital. Dans les deux cas de figure, le résultat, selon Camatte était identique:

Afin d’être fidèle à un concept du prolétariat incluant la négativité, il faut chercher dans la société quels sont les éléments qui se soulèvent réellement contre l’ordre social établi ou qui, parleur mode de vie, représentent la dissolution de la société existante. D’où la théorie de Marcuse au sujet des étudiants et des minorités tels que les noirs aux États-Unis, mais aussi les théories de quelques révolutionnaires sur les exclus et les marginaux, ce qui équivaut de toute façon à abandonner la théorie du prolétariat sous sa forme classique. [13]

C’est ainsi donc qu’au lieu de prendre acte des limites effectives contre lesquelles s’était heurté le mouvement initié en 1968, et au lieu de chercher la clé dans les évolutions de la relation sociale capitaliste et dans la segmentation hiérarchique inhérente au prolétariat, ce fut une fuite en avant en interprétant les « nouveaux rapports » établis dans la vie quotidienne à faveur de la libération sexuelle, à travers les communautés, par la critique de la famille, dans diverses modalités de délinquance, comme autant de signes avant-coureurs de la « nouvelle société », s’escrimant à s’extraire des entrailles de l’ancienne, et de l’emprise grandissante de « l’autonomie » , véritable « esprit de l’époque »:

Les éléments d’un monde nouveau tendent à se reproduire en permanence à partir du fonctionnement même du système capitaliste[…] Les manifestations les plus visibles de cette tendance se trouvent dans les nouvelles formes de la lutte de classes et dans l’extension des conflits entre dominants et dominés dans toutes les structures de la société[…] On trouve ces diverses formes dans les tentatives d’abandonner les syndicats, l’organisation souterraine des luttes, les tentatives de relations horizontales, les attitudes nouvelles des étudiants, des femmes, des homosexuels, ou des ouvriers vis-à-vis du travail, etc…. toutes attitudes qui expriment la lutte des intéressés «par eux-mêmes» et «pour eux-mêmes»[14]

Pourtant, les diverses composantes de cette explosion «autonome» qui arriva probablement à son point culminant dans l’ Italie de 1977, ne parvinrent jamais à converger, et suite à la décomposition du mouvement ( sous la forme de critique de la vie quotidienne, idéologies du désir, féminisme, et projets divers de société alternative) traînant uniquement dans son sillage une insistance abstraite sur l’autonomie, réduite elle-même à une forme dépouillée de contenu. L’impasse où avait abouti le mouvement de Mai était celle-ci: soit masquer d’une quelconque manière les problèmes réels posés par la segmentation hiérarchique du prolétariat, en exaltant la « pluralité » des nouvelles formes de résistance, puis proclamer qu’à l’avenir le travail abstrait engloberait toutes les pratiques sociales (voies empruntées par le post-modernisme et par le triomphalisme post-operaistes), soit apurer jusqu’à la lie le calice de la défaite, et donc adopter des perspectives proches de « l’abandon de la théorie du prolétariat » prôné par Camatte (comme par les futurs fondateurs de l’Encyclopédie des Nuisances, ou des Primitivistes). C’est ainsi que celui-ci, dans « Prolétariat et Révolution» (1975) dresse ce bilan historique:

Nous avons déjà indiqué le point de départ: situer les limites de la théorie du prolétariat sur le plan historique, c’est-à-dire, d’un côté vérifier comment dans le développement des luttes révolutionnaires de ce siècle, le prolétariat, en définitive, n’a jamais proposé de mode de vie, ni de société différente, s’étant toujours limité à revendiquer une gestion différente du capital, raison pour laquelle son intervention se borna à favoriser le passage de la domination formelle à la domination réelle du capital sur les sociétés des zones les plus avancées en Occident et à renforcer la domination de celui-ci à l’échelle mondiale, permettant sa pénétration dans des lieux où il n’avait pas encore pu s’aventurer à cause de résistances tant d’ordre géographique, que social ou historique.

[…] L’étude historique acquit pour cette raison même une dimension autre: vérifier dans quelle mesure la plupart des révolutionnaires avaient vécu et lutté sous l’influence d’une certaine représentation du prolétariat comme classe révolutionnaire tout en étant à la fois imprégné d’une représentation de la «société communiste» qui n’était pas incompatible avec l’être du capital.

Les infortunes du fétichisme

Quoi qu’il en soit, plusieurs années avant de livrer ce diagnostic si peu encourageant, Camatte avait saisi qu’il était impératif de renouer avec la critique de l’économie politique en adoptant une périodisation rendant compte de la façon dont toutes les sphères de la vie sociale avaient été soumises au procès d’ensemble de reproduction du système capitaliste:

Le point de départ de la critique de la société du capital actuelle doit consister en la réaffirmation des concepts de domination formelle et réelle comme phases historiques du développement capitaliste. Toute autre périodisation du procès d’autonomisation de la valeur, telle que capitalisme de libre concurrence, monopolistique, d’État, bureaucratique, etc., abandonne le domaine de la théorie du prolétariat, c’est-à-dire, de la critique de l’économie politique, et prend part au vocabulaire de la praxis de la social-démocratie ou à l’idéologie léniniste codifiée par le stalinisme. («Transistion», 1970)

Le mouvement ouvrier avait théorisé les épiphénomènes de la subordination de l’État au procès de valorisation pendant la transition à la domination réelle en se servant de catégories comme capitalisme d’État, capitalisme dirigé, ou capitalisme bureaucratique entraînant inévitablement à concevoir le dépassement du capitalisme comme un procès essentiellement politique pour lequel le problème central était celui de l’organisation[15]. Cela permettait du même coup de faire fi de la gênante réalité qui veut que, le capital n’étant rien que « valeur en procès », toute forme d’organisation supposée destinée à dépasser ses contradictions doit forcément les reproduire, ce que la tendance Johnson-Forest avait saisi longtemps avant, bien que de manière limitée.:

À chaque étape successive, la dégénérescence du parti prolétarien non seulement imite le capitalisme, mais doit également affronter, dans une plus grande mesure encore, les contradictions qui le déchirent. (The Invading Socialist Society, p.13)

Selon Jacques Camatte, il faudrait ajouter à cela une autre particularité du cycle théorique, coïncidant avec la transition à l’étape initiale de la domination réelle,inaugurée par Lukács et que closent les Situationnistes, à savoir, la grande importance prise par la critique de la marchandise et de son fétichisme aux dépens de l’analyse du capital comme totalité. S’il est incontestable que la marchandise résume bien le mode de production capitaliste, il est indispensable face à des phénomènes tels que crises, restructurations, moments d’inflexions dans la trajectoire du système, d’aborder les médiations nécessaires à celle-ci. La production capitaliste est un procès simultané de production de plus-value et de reproduction des rapports sociaux qui permettent de la produire, il est fondamental de tenir le procès -toujours conflictuel, et réellement très peu «automate»- d’accumulation et de valorisation dans son ensemble[16].

Une théorie de la crise prétendant être prolongée dans «un mouvement réel qui transforme les conditions existantes» peut uniquement avoir comme «protagonistes» des êtres sociaux dotés de déterminations antagoniques au capital (c’est-à-dire qu’elle présuppose une théorie du prolétariat), car en se référant à l’individu ou à l’humanité en général, elle ne fait plus sens et débouche forcément en des rééditions actualisées du vieux catastrophisme social-démocrate susceptibles de jouer le même rôle[17].

Néanmoins, ce qui est par ailleurs certain, c’est que l’histoire de la théorie marxienne des crises recouvre autre chose qu’une simple succession d’interprétations erronées ou d’espoirs frustrés: elle met en avant un procès de concrétion croissante dans la perception de la relation sociale capitaliste elle-même. Contrairement à ce qui pourrait sembler à première vue, il existe une différence notable entre la théorie catastrophiste classique de la IIème Internationale -qui voyait dans les crises le moteur de la révolution et d’une prise de conscience progressive qui devait déboucher sur la «lutte finale»- et la théorie de la « décadence du capitalisme » élaborée par les révolutionnaires de l’époque du «premier assaut prolétarien contre la société de classes» (Lénine, Rosa Luxemburg, Amadeo Bordiga, le KAPD). Malgré le fait que cette dernière implique également des théoriciens marxistes continuant à être dominés par la perspective du capital [18], le simple fait de lier la théorie de la crise au débat sur l’organisation comme procès inséparable du « mouvement réel » dans le cadre du débat sur la grève de masse ouvert par la révolution russe de 1905 (contrastant avec le fétichisme organisationnel de l’appareil du parti et du syndicat social-démocrate, qui identifiait sa propre survie avec « l’avancée du socialisme ») ouvrant une première et grande brèche dans la perspective mécaniciste et positiviste du « marxisme orthodoxe ».

En outre, la notion objectiviste d’économie agitée lors des débats de « l’ultra-gauche » historique de la décennie 1930 laissa intacte la vieille polémique entre les partisans du « développement autonome de la subjectivité prolétarienne » et ceux qui pensaient que « la conscience révolutionnaire » ne pouvaient être induite que par les crises cycliques inhérentes au système capitaliste ( position personnifié alors par les figures de Pannekoek et Grossman). C’est pourquoi dans la période qui suivit la IIème Guerre Mondiale, lorsque le capitalisme entra dans l’une de ses phases d’expansion les plus soutenues, et que cet objectivisme se transforma de plus en plus en une entrave pour comprendre la nouvelle situation, des minorités apparurent qui concentrèrent leur attention sur les nouveautés de l’évolution concrète de la lutte des classes, au lieu de continuer à suivre les hauts et les bas d’une économie séparée de celle-ci.

Déjà en 1950, C.L.R. James, R. Dunayevskaya et G.Lee, dans State Capitalism and World Revolution, avaient signalé dans leur analyse de ce qui finirait par être nommé plus tard le «fordisme» que :

La conjoncture même dans laquelle se déroulait à présent la lutte de classes tendait en effet à désobjectiver la conception de l’économie. Cependant, comme cette désobjectivation ne parvint pas à son terme, elle engendra un rejet subjectiviste de l’objectivisme qui, posant le prolétariat au premier plan, le transformait en unique facteur de développement du capitalisme et de ses crises, « ce que pensait déjà Chalieu-Castoriadis quand il affirma que Marx avait oublié de mentionner la lutte de classes dans Le Capital. » (J. Camatte, « Le KAPD et le mouvement prolétarien », 1971).

En conséquence, soutenir que c’est l’activité autonome du prolétariat qui provoque les crises du capitalisme au lieu d’insister sur le fait que c’est justement la crise qui oblige le prolétariat à réagir, ne suppose pas l’abandon de la perspective objectiviste, mais son inversion en ajoutant à l’objectivité une détermination subjective. Et puisqu’ils continuaient de considérer le rapport entre le prolétariat et le capital comme un rapport d’extériorité au lieu d’un rapport contradictoire d’implication réciproque, les théoriciens «autonomes» tendirent à développer la notion de deux sujets indépendants -capital et travail- et donc de la confrontation entre deux stratégies, ce qui supposait oublier que:

[…]Il ne s’agit pas de prendre parti pour l’un ou l’autre des pôles, mais de les détruire tous deux. Dans ce sens, l’autonomisation de la classe ouvrière est une revendication vide de sens si elle ne se pose pas en perspective de son abolition. (J.Camatte, «Le KAPD et le mouvement prolétarien», 1971).

Nonobstant, et bien que faisant parfois usage peu scrupuleux et sociologiste de concepts tels que «composition de classe» et de «recomposition» afin de dé-réifier des catégories telles que la composition organique du capital, les théoriciens «autonomes» les utilisèrent afin de mieux saisir les formes de lutte et de subjectivité qui accompagnent une composition donnée, ainsi que les causes concrètes qui motivent le refus ou le déclin de certaines formes d’organisation. En tout cas, et au bout du compte «nous pourrions dire que de la même façon que Mai 1968 a mis en relief aussi bien les limites que la pertinence des idées situationnistes, la période de crise et d’activité révolutionnaire en Italie pendant la décennie 1969-1979 a mis en relief les limites des ouvriéristes et de la théorie des autonomes.» (Théorie de la décadence ou décadence de la théorie, 2ème partie, Aufheben, 1994)

L’évolution de Jacques Camatte et d’Invariance, suivit cependant des voies très différentes. Considérant que la théorie de la valeur avait été dépassée par le développement du capital fictif, la théorie des crises basée sur celle-ci, tout autant que celle du prolétariat perdaient alors tout fondement. À partir du moment où l’on conclut que le capital s’est «unifié» abstraitement et a réabsorbé les classes, le seul conflit possible devient celui entre une humanité abstraite et la «communauté matérielle», dont la persistance demande alors une explication anthropologique. À la différence de la pensée révolutionnaire classique, qui attribuait la survie du capitalisme à des causes extérieures au «sujet révolutionnaire» (l’impérialisme, la social-démocratie, le stalinisme, etc…), Invariance l’expliquera en fonction de l’assimilation de «l’être communautaire» de l’humanité (la Gemeinwesen) par le capital et plaidera pour la «sécession» comme prémisse nécessaire de la rupture avec celui-ci, ce qui suppose le remplacement des mouvements réels d’un prolétariat international immergé dans des problématiques historiques très concrètes (une exclusion sociale toujours croissante, par exemple) par la révolte indéterminée de« l’humanité» .

Alors, comme l’écrit Ray Brassier dans « The Wandering Abstraction » [19]:

Il y aune réponse immédiate à l’explication de Camatte: son appel à une communauté humaine dont les modalités fondamentales d’expression sont demeurées constantes tout le long des millénaires de transformation sociale et politique est une abstraction dans le sens le plus problématique du terme.

Camatte présuppose l’existence d’un ensemble de facultés d’expression humaine subsistant, non seulement du capitalisme, mais aussi de toute forme d’organisation sociale […].Pourtant, attribuer ces qualités à la «vie» les rend indéterminées : elles cessent d’être des catégories socio-historiques, ou ne serait-ce que biologiques pour devenir des postulats d’une anthropologie spéculative. Qui plus est, la défense de la communauté face à la société fait écho, sans s’en rendre compte, au vieux trope réactionnaire : alors que la communauté la permanence et l’emprise des rôles sociaux, des valeurs et des croyances au sein des rapports inter-personnels, la société les met en péril par l’institution de de rôles impersonnels, de valeurs formelles et de croyances objectivistes en fonction d’une interaction directe. Ici la dénonciation du despotisme du capital par Camatte se confond avec le rejet de la modernité, manière codée de désigner l’éloignement de l’humanité de son essence communautaire.

D’autre part, il y a une seconde objection, plus substantielle, à opposer aussi bien à Invariance qu’à la « Critique de la Valeur », à savoir :

[…]le procès de fétichisation, d’autonomisation du capital, est un procès non-réalisable. En conséquence, la découverte de Marx du caractère double du travail est effectivement décisif, mais il s’agit de voir ce que cela signifie ; le sens de cette découverte, qui implique la nécessité que le phénomène capitaliste soit dédoublé en une dimension apparente et une dimension réelle, peut être dans mon opinion synthétisé dans l’affirmation selon laquelle le fétichisme est déjà en lui-même contradictoire…[21]

Le présupposé tacite de toute l’analyse de Camatte à propos de «l’anthropomorphose» et la formation de «la communauté matérielle du capital» est l’identification du mouvement apparent d’autonomisation du capital -sa réification ou fétichisme- avec le mouvement, et dans ce sens il faut noter que Invariance fait d’une tendance contradictoire un fait avéré, et ne reconnaît donc pas assez le caractère ouvert de la lutte qui caractérise ce processus.

NOTES

[1] http://revueinvariance.pagesperso.orange-fr/ Le titre de la revue faisait allusion à «l’invariance de la théorie du prolétariat», l’une des conceptions centrales de la Gauche Communiste italienne ou « bordiguisme». Lorsque les détracteurs de Camatte et Cie signalèrent que « rien ne varie tant qu’Invariance », celui-ci et ses camarades répondirent que « l’ invariant est l’aspiration de redécouvrir la communauté humaine perdue», insistant par-là même sur l’autre fil conducteur de ses recherches, la Gemeinwesen (communauté) de l’être humain.

 [2] L’expression anglaise ”rackett” se réfère, en principe, à tout groupe mafieux voué au crime organisé, mais par son extension on peut considérer qu’elle incarne le prototype du mode de fonctionnement réel et nécessaire de toute «organisation» dans le cadre de la société existante. Pour Bordiga la notion de gang est liée à la critique de la bureaucratie comme nouvelle classe dominante formulée par Chaulieu-Castoriadis. Theodor W. Adorno s’intéressa pour la première fois à la question en relation avec la théorie marxiste des classes dans « Réflexions sur la théorie des classes» (1942), et à nouveau avec « Individu et organisation » (1953), ainsi que dans « Notes marginales sur la théorie et la praxis » (1969). Cette notion figure également en bonne place dans deux articles publiés dans l’Internationale Situationniste #4 et #7, « Gangland et Philosophie » (1960) et « Géopolitique de l’hibernation » (1962). Il existe un excellent article (en anglais), bien documenté au sujet des « Rackets » de F. Palinorc sur http://www.left-dis.nl/.

 [3] Il est très significatif que durant de longues années l’unique texte d’Invariance traduit en castillan ait été Comunidad y comunismo en Rusia (Madrid Zero-zyx 1975) une étude en profondeur de la « question russe » (sur laquelle J.Camatte insistait déjà depuis quelque temps pour enfin « couper le cordon ombilical » ).

 [4] En soutenant que la lutte des classes est incapable de faire autre chose que de reproduire le capitalisme et de le « moderniser » (ce qui la transforme en un facteur subordonné et dépourvu d’intérêt historique), la théorie du « sujet automate » de Postone et de Krisis, postule elle aussi implicitement comme sujet de toute opposition potentielle l’individu ou une humanité abstraite. Jacques Camatte, par contre, considère « l’anthropomorphose »du capital somme étape terminale de l’évolution du rapport social capitaliste, raison pour laquelle il prête une très grande attention (au moins jusqu’à ce qu’il considère le dénouement historique comme consommé) à tous les avatars et hauts-et-bas de cette lutte.

 [5] Il y a un parallélisme évident entre la « crise du programmatisme » (c’est-à-dire, de toute notion de dépassement du capitalisme basée sur la transformation du prolétariat en classe dominante) inaugurant Mai 68, et l’opposition théorisée par les représentants de la « critique de la valeur » et l’école de Postone, entre un « Marx exotérique » (qui critique le capitalisme « du point de vue du travail ») et un « Marx ésotérique » (qui critique le travail dans le capitalisme, c’est-à-dire comme élément constitutif de celui-ci). Nonobstant, il existe une différence abyssale entre expliquer ce point d’inflexion comme conséquence même du système capitaliste ou l’interpréter comme une espèce de déplorable fourvoiement causé par une lecture « erronée » à présent enfin corrigée. Lorsque, au début Des Aventures de la Marchandise, Anselm Jappe pose la question de la nécessité « d’historiciser la théorie de Marx, ainsi que le marxisme traditionnel » en les rapportant à « deux étapes historiques différentes : la modernisation et son dépassement » (p.12), il ne suppose pas seulement réglée le problème de la validité des deux termes, puisque quelques pages plus tard Jappe rate l’occasion d’historiciser la « critique de la valeur » soi-même, en se servant des dates qu’il fournit : « La critique de la valeur a ses antécédents dans les années vingt, dans Histoire et conscience de classe de G. Lukács et les Essais sur la théories de la valeur de I. Rubin. Elle se poursuit entre les lignes dans les écrits de T. Adorno, et sa véritable naissance se situe autour de 1968, quand dans divers pays (Allemagne, Italie, États-Unis), des auteurs tels que H.-J. Krahl, H.G. Backhaus, L. Coletti et F. Perlman ont travaillé autour de cette même question.» (p.20) . Ce qu’il faut précisément se demander c’est si ces deux catégories fondamentales de la « critique de la valeur » que sont le « marxisme traditionnel » et la « modernisation » survivront à une telle historisation.

 [6] (Rupture dans la théorie de la révolution, textes présentés par François Danel, éd. Senonevero, Paris 2OO3) Ceci n’empêcha pas les tendances conseillistes de l’époque de continuer à défendre opiniâtrement le programme autogestionnaire en insistant sur l’autonomie des luttes ouvrières, son auto-organisation en marge des syndicats et contre eux, comme critère nécessaire et suffisant décidant si ces luttes filaient ou non le bon chemin. « De là, le scandale et la surprise causée en 1972 par le texte Jean Barrot (Gilles Dauvé) Contribution à la critique de l’ultra-gauche (Léninisme et ultra-gauche) et le rejet dont fut victime son auteur de la part du milieu conseilliste, qui ne pouvait tolérer cette critique, et moins encore la tentative de Dauvé d’inclure des éléments de la théorie de Bordiga, réduit un peu à la va-vite par ce courant conseilliste à un théoricien ultraléniniste. » (François Bochet, « A propos de quelques textes récents: Anselm Jappe, Jaime Semprun, Robert Kurz, Jean-Marc Mandioso »

[7] Bien que très proches, les conceptions de la tendance Johnson-Forest (C.L.R. James, Raya Dunayevskaya et Grace Lee) et celles de S.ou B. divergeaient sur un point fondamental : pour les premiers, la bureaucratie stalinienne était le « fruit organique du développement capitaliste et la forme politique correspondant à l’étape finale du système capitaliste, le capitalisme d’État » (The Invading Socialist Society, p.II), ce qui impliquait que « le problème ne pouvait être résolu à travers l’analyse des ”bureaucraties”, mais à travers celle du capital ». (Ibid., p. 16)

[8] Il est loisible de situer ici l’acte de naissance de la «véritable scission » entre les tendances communisatrices contemporaines et les mille et une « autonomies » qui prirent le relais des groupes gauchistes ankylosés dans la prêche des vertus émancipatrices de la politique radicale et de la démocratie plus-que-directe. Avec le temps, le faux problème de la bureaucratie fut de plus en plus relégué à cause de la convergence de deux phénomènes intiment liés entre eux : l’entrée du capitalisme dans sa phase « néo-libérale » (et donc l’effondrement du « socialisme réel ») et la conversion graduelle des anciens gauchistes à l’évangile assembléiste de « l’horizontalité » (à propos de cette « dé-bureaucratisation du monde », cf. les textes de Loren Goldner: bthp23.com/shorthistory(Sp).pdf, bthp23.com/multicut(Sp).pdf, bthp23.com/poland(Sp).pdf et bthp23.com/facingreality(Sp).pdf ).

[9] « La jeunesse, les ouvriers, les gens de couleur, les homosexuels, les femmes et les enfants veulent tout c qui leur était interdit […] Chaque parcelle d’un espace social toujours plus conformé par la production aliénée et ses planificateurs, se transforme en nouveau terrain de lutte, de l’école primaire et des transports en commun aux hôpitaux psychiatriques et aux prisons » (« Thèse sur l’Internationale Situationniste et son temps » in Textos situacionistas sobre los consejos obreros, Ed. Campo Abierto, Madrid 1977)

[10] Essai inclus dans Contra la razón destructiva, Ed. Tusquets, Barcelona, 1979.

[11] Vers les mêmes dates, l’ex-théoricien du MIL (Movimiento Ibérico de Liberación) Santi Soler écrivait : « […] toute cette histoire des situs que ”Est prolétaire celui qui n’a pas de pouvoir de décision sur sa vie et qui le sait ” comme disait Debord, ce n’est pas se référer à des catégories sociales concrètes […] mais naufrager dans le Maëlstrom lukacsien de la ”conscience de classe” .» (Marxismo : señas de identidad, Ediciones Libertarias, Madrid, 1980, p.71).

[12] Jean-Pierre Voyer, Une enquête sur la nature et les causes de la misère des gens, Ed. Champ Libre 1976, pp. 11-113. Ou bien, exposé de manière moins contournée: […]Pour être une classe révolutionnaire, le prolétariat doit s’unir, mais il ne peut s’unir à présent qu’en détruisant les conditions de sa propre existence comme classe. L’union n’est pas un moyen qui rende la lutte revendicative plus efficace, au contraire, elle ne peut exister qu’en dépassant la lutte revendicative ; l’union a pour contenu le fait que les prolétaires vouent tous leurs efforts à cesser de l’être ; c’est la remise en question par le prolétariat de sa propre existence comme classe, la communisation des rapports entre les individus. En tant que prolétaires, ils ne trouvent dans le capital, c’est-à-dire, en eux-mêmes, rien que toutes les divisions du salariat et de l’échange et aucune forme organisationelle ou politique peut dépasser cette division ; (Rolland Simon, « Unification du prolétariat et communisation », http://meeting.communisation.net/archives/meeting-no-2/les-textespublies-6article/unification-du-prolétariat-et )

[13] « À propos de la dictature du prolétariat (1978) » (http://revueinvariance.pagespersoorange.fr/dictature;html)

[14] « Nuevo Movimiento », Henri Simon, Échanges et mouvement. Texte inclus dans Apuntes sobre la autonomía obrera, Ediciones Etcétera, Barcelona 1979, pp.3-6.

[15] Dans une note dans Les Aventures de la Marchandise dans laquelle il critique « l’accent, quelquefois obsessionnel, mis par la gauche radicale sur les questions d’organisation » et les vicissitudes de la définition de la bureaucratie comme classe exploitante et parasite. A. Jappe signale très justement que « si elle bien exacte comme description, cette explication aurait pu s’appuyer bien mieux sur Robert Michels, Wilfredo Pareto ou Max Weber plutôt que sur Marx. » (p. 181). Il y a plus, Jappe évalue en termes pratiquement « bordiguistes » le « marxisme critique » des décennies 5O-6O (précurseur direct du post-opéraïsme contemporain) lorsqu’il souligne la « tendance marquée » de ce courant « à réinterpréter la théorie de Marx à la lumière de la conception bourgeoise de la démocratie », et il ajoute que « toutes ces théories ont en commun de ne jamais se référer à la critique marxienne de la valeur et de la marchandise, et encore moins leur attribuer un rôle central.» (p. 25)

[16] « […] si l’antagonisme a une signification quelconque, alors dans le cœur de la catégorie [de la valeur] un élément d’incertitude, d’ouverture doit exister. Dire que les rapports sociaux sont antagoniques équivaut à dire qu’ils se déroulent à travers de la lutte, et qu’ils ne peuvent donc jamais être considérés comme prédéterminés. Pour comprendre la valeur, il est impératif d’ouvrir la catégorie, comprendre la valeur comme lutte, comme une lutte dont nous faisons partie. » (J. Holloway, ”Crisis, Fetishim, Class Composition”, in Open Marxim, p. 158). L’un des traits distinctifs de Postone et du groupe Krisis est justement leur refus de reconnaître le caractère antagonique de ce procès, ou pour le moins, que dans ce caractère antagonique réside le ressort fondamental de sa dissolution, ce qui conduit, sinon à nier tout caractère émancipateur à la lutte de classes, au moins à lui attribuer une propension fatale à engendrer des boucs-émissaires expiatoires nécessaires à la reproduction du système. Pour Camatte, en revanche, cette tendance ne surgit pas de la lutte des classes per se, mais bien de la logique de gang-rackett qui tend à s’imposer à toute « organisation » constituée dans la société existante, ce qui sur le plan politique, par exemple, débouche dans un processus continu de « d’épuration des responsabilités » (« civilisé » quelques fois, sanglants d’autres fois) comme forme fictive de résoudre des contradictions insolubles.

[17] Au sujet des fonctions diverses jouées par la théorie de la crise dans le mouvement ouvrier des XIX et XXèmes, cf. l’article de G. Marramao « Teoría del derrumbe y capitalismo organizado en el ”extremismo histórico”, in ¿Derrrumbe del capitalismo o sujeto revolucionario ? Ed. Cuadernos del Pasado y Presente n° 78, México 1978.

[18] « Que ”les idées dominantes d’une époque sont les idées de la classe dominante” ne signifie pas seulement que ces idées dominantes ont une plus grande diffusion matérielle et sont acceptées par la majorité des gens ; cela signifie également que ces idées tendent à être admise -en partie et inconsciemment- par les individus mêmes qui les combattent le plus violemment. » (CardanCastoriadis, S.ou B., n° 27, «Prolétariat et Organisation »)

[19] (http://www.metamute.org/editorial/articles/wandering-abstraction)

[20] Ibid.

[21] Pier Aldo Rovati, « La crítica del fetichismo en el ” Fragmento sobre las máquinas ” de los Grundrisse, in Progreso técnico y desarollo capitalista, ED. Cuadernos de Pasado y Presente n° 93, México 1982, pp. 209-21O.

Traduction : Adé. Août-Novembre 2015

  1. anonime
    24/03/2020 à 13:21 | #1

    histoire de ne pas mettre tous les nœufs dans le même panier, une petite lettre de Jacques Camatte, du 14.03.2020

    Lettre au sujet de la pandémie et du risque d’extinction
    https://revueinvariance.pagesperso-orange.fr/Marten.html

    “Cher Mårten,

    Voici ce que je peux te dire:

    Je pense depuis longtemps que l’espèce a risqué l’extinction. Ceci a été confirme scientifiquement. Il y aurait eu deux cas: un il y a 120 000 ans et un autre il y a 70.000ans. Ceci a laissé en l’espèce l’empreinte d’une menace. Pour la conjurer elle est sortie de la nature. Mais, au bout du compte, elle rejoue cette menace et elle provoque elle-même le possible de son extinction. Nous sommes arrivés au moment final, décisif. C’est la fin de l’errance. Dans le chapitre 14 (avant-dernier) de Émergence de Homo gemeinwesen, Point d’aboutissement actuel de l’errance, j’expose tout cela de façon la plus précise possible1. Synthétiquement: pour échapper à la menace “naturelle” l’espèce s’est séparée de la nature, pour échapper à la menace “anthropique”, elle doit s’y réinsérer, ce qui n’implique pas une fusion. Pour cela il faudra que s’actualise un immense retour du refoulé: la naturalité, comme cela se vérifie lors de catastrophes naturelles avec manifestation de la solidarité, préoccupation pour l’autre, etc…. avec la suspension de la dynamique de l’inimitié qui doit, de nos jours, se transformer en une élimination car il ne faudrait pas qu’elle ressurgisse entre ceux et celles qui optent ou vont opter pour une virtualisation accusée avec perte de ce qui reste de relations humaines, et ceux et celles qui seront touchés par le retour du refoulé.

    Dit autrement, pour se protéger l’espèce s’est enfermée dans un devenir, son errance, et est devenue incapable d’imaginer autre chose; ce qui constitue sa folie. C’est ce qui apparaît nettement à travers les réactions des dirigeants dans les divers domaines. D’où, sous-jacente et tendant à émerger, la panique. On le sent par exemple au fait que le coranovirus évoque irrésistiblement une menace.

    Jacques

    1 Le chapitre n’est pas entièrement terminé. Il contient un exposé concernant la spéciose.

    Afin de rendre plus compréhensible la lecture de cette lettre je publie un chapitre non terminé de Émergence de Homo gemeinwesen:

    14. Point d’aboutissement actuel de l’errance
    https://revueinvariance.pagesperso-orange.fr/aboutissement.html

  2. Christian L

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