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“How High The Moon”

Tous les échanges actuels autour du mouvement contre la loi Travail prennent soit la forme de posts ici même, soit de commentaires. La longueur vraiment importante de ce texte de réponse au commentaire de RS sur l’article de AC  justifie sa place centrale.
dndf

En réponse aux « Quelques remarques sur le commentaire d’AC » de RS

How high the moon
Is the name of this song
How high the moon
Though the words maybe wrong
We’re singin’ it because you ask for it
So we’re swingin’ it just for you

Pour commencer, un fait : le commentaire qui motive les « Quelques remarques » comporte 256 mots, auxquels RS répond par 1599 mots. Cette disproportion montre assez que répondre au commentaire n’est que secondairement l’objet des « Remarques », et que l’enjeu de cette réponse se situe ailleurs. On notera aussi le ton nettement agressif de RS, moins pour s’en offusquer que pour se demander ce qui le motive.

RS fait constamment à ce commentaire le reproche de ne pas contextualiser son propos ; il n’a guère contextualisé sa réponse, et il semblerait qu’il ne se soit pas demandé à quoi au juste il répondait. Il faut donc préciser : il s’agit d’une courte note qui tend à décrire, de façon forcément rapide, la situation du mouvement au moment où elle a été écrite. Ce commentaire, qui ne répond pas directement au texte qu’il commente, comporte trois paragraphes, dont les deux premiers commencent par « il me semble » et « il semblerait », et le dernier, d’une seule phrase, par « dans l’attente de » : il s’agit donc d’impressions (comme l’indique le verbe « sembler »), au conditionnel, et suspendues à la suite des événements.

Le commentaire par lui-même, par sa taille, par ses propos, fait donc immédiatement aveu de son insuffisance, insuffisance qui est le motif de la critique de RS. Cela fait de la présente réponse un exercice un peu ingrat, parce que consistant à donner des précisions sur des choses qui n’ont pas été dites, parce qu’il n’en était pas question. Il est évident par exemple que l’idée selon laquelle le mouvement Nuit debout à Paris a été débordé par les casseurs et les syndicalistes est une simple affirmation, en l’état, théoriquement vide parce qu’insuffisamment développée. C’est justement, une affirmation. Mais cette affirmation pour « insuffisante » qu’elle soit est déjà plus précise que le constat que chacun fait selon lequel ND « réunit moins de monde », « a faibli », etc., et les explications par la perte de motivation des participants, par les pluies trop fréquentes, ou par l’incapacité de la classe moyenne à sortir de l’entre-soi. Cette affirmation commence déjà à donner le « pourquoi » de ce qu’elle avance, par les termes mêmes dans lesquels elle se formule. En effet, le commentaire fait le lien entre l’affaiblissement de l’occupation de la place de la République et, d’une part, le gain de visibilité et la mise en action de la machine syndicale et, d’autre part, le changement de rapport de force entre les « casseurs » et les autres composantes de ND.

Mais cette affirmation, avant d’être insuffisante théoriquement, dans les termes de RS (dont l’exigence est de « considérer le mouvement dans sa totalité ») est insuffisante dans le registre descriptif même qui est le sien. On peut y revenir. Ce qui est problématique c’est peut-être d’abord de ne pas distinguer entre les « débordements ». On a en effet dans le premier cas transition, ou bon gré mal gré passage de flambeau, de ce qui constitue la centralité du mouvement : dans la phase où ND-Paris assurait la continuité de la lutte entre les journées d’action syndicales (ou plutôt était le point de ralliement de cette continuité), les syndicats n’étaient que sporadiquement invités à parler à ND et dans son cadre. Désormais, ce sont les syndicats qui captent l’attention et jouent le rôle de noyau du mouvement. Les appels insistants de ND à une action syndicale « seule capable de, etc. » et les appels abstraits à « la grève générale » n’avaient donné lieu qu’à des rencontres sporadiques entre l’élément syndical et ND. Aujourd’hui les syndicats passés au premier plan (c’est-à-dire la CGT et FO) ont relégué ND au second. Le pivot a changé, mais l’étanchéité a été, à quelques exceptions près, toujours conservée entre les deux segments. Enfin il conviendrait de distinguer parmi les syndicats les « gros » (CGT-FO) et les « petits » : la discrète CNT anecdotiquement, le CIP-IdF, représentant « corporatif » des intermittents, mais surtout Solidaires, qui a impulsé de nombreuses actions au sein même de ND, avec quoi il pouvait même converger jusqu’à la confusion (ce qui n’empêchait d’ailleurs pas des syndicalistes de Sud de se retrouver dans le « cortège de tête » des « casseurs » décriés par la CGT comme, de manière plus complexe, par ND).

En ce qui concerne les « casseurs » c’est tout à fait différent : c’est peut-être seulement dans ce cas-là qu’on pourrait véritablement parler de débordement, voire, à certains moments, d’« imbordement ». En effet, on envisage ici le rapport de ND à sa composante « casseurs » (un mélange comprenant étudiants et lycéens, gens du MILI, mais aussi militants d’extrême-gauche, antifas, syndicalistes « déterminés », ainsi que des gens en colère). L’expression de « composante » doit être précisée. Les « casseurs » n’ont pas systématiquement incorporé ND en se posant comme tels par rapport à ND, même si ça a souvent été le cas, et c’est notable. En particulier après les manifs, il s’agissait d’aller à République pour se regrouper, donner à ceux qui avaient rejoint Répu plus tôt les infos sur le nombre d’interpellations, etc., et organiser des actions post-manif devant les commissariats, et des manifs sauvages. On arrivait à ce moment comme groupe revendiqué, fumigène rouge en tête, etc., alors que pour d’autres manifs on partait en mode « pacifique ». Si les « individus casseurs » étaient à certains moments distincts et repérables, à d’autres moments, ils se fondaient dans l’hétérogénéité, n’étaient plus là comme tels. Si on peut parler de « composante », c’est-à-dire si on peut affirmer que le rapport de ND aux « casseurs » est un rapport interne à ND, contrairement à son rapport aux syndicats, c’est parce que ce rapport a été d’emblée saisi et posé comme rapport interne par ND soi-même.

Pour tout un ensemble de raisons qu’il serait trop long de détailler ici, ND a dû prendre position sur la question de la violence, et cette question n’a jamais été tranchée. Ça a été le cas d’autres segments du mouvement. La CNE (Coordination nationale étudiante) par exemple et la CNL (lycéens) y ont répondu d’emblée sur le mode de l’incorporation et du refus de se désolidariser. Mais pour ND, cela a peut-être été le point de clivage le plus fort qu’elle ait dû assumer, le reste étant neutralisé et ramené à l’hétérogénéité indifférente de ses différentes composantes. Pour ce qui nous occupe, on peut constater que dès que la tension interne à ND au sujet des « casseurs » s’est résorbée, et qu’à partir du recours au 49-3 une ligne d’actions non-violentes et symboliques s’est, momentanément peut-être, imposée, elle a également commencé à décliner, et à le sentir. On pourrait postuler à titre d’hypothèse, que les « casseurs », malgré ND, font partie de sa propre dynamique, et elle ne peut les exclure sans courir le risque de se résorber dans sa propre « généralité abstraite ».

Toutes ces remarques visaient à préciser l’insuffisance de la première affirmation du commentaire dans le registre descriptif qui était le sien. Cela a été l’occasion de poser quelques pistes, toujours dans le même registre insuffisant.

Ce registre, pour revenir à la question de départ qui était « quel type d’objet constitue le commentaire », c’est en somme celui de ces affirmations « embarquées » qui ne prennent pas en compte le contexte général parce que le contexte général est précisément ce qui est flou dans le moment. On se sert de ce genre de questions pour tisser son chemin (parfois péniblement) vers ce contexte général, que RS parvient d’emblée à embrasser. Le conseil qui engage à ne pas prendre les moments particuliers pour le tout, et le tout lui-même pour un tout expressif est un sage conseil, mais en l’occurrence, il tombe à côté, parce qu’il prend un ordre de discours pour un autre. Ce genre d’affirmation ne veut pas et ne peut pas construire ce qui se passe, elle répond au besoin élémentaire de se donner des repères. C’est un geste somme toute normal pour quiconque veut se diriger, et surtout un geste préliminaire, dont on voit mal en outre comment on pourrait se passer. Voilà donc l’objet qui a servi de point de départ aux « Quelques remarques » de RS.

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Soyons maintenant tout à fait honnêtes : si ces affirmations sont postées sur DNDF, à la suite d’un texte de RS sur la question, et pas seulement discutées avec le premier venu croisé sur la place de la République ou en manif, c’est qu’on soumet quelque chose à la discussion. Autrement dit, si le commentaire fait lui-même aveu de son insuffisance, ça n’est pas une raison pour que RS (ou d’autres) ne le lui reproche pas. RS ne cesse d’appeler à la contextualisation, à la problématisation etc., pour dépasser ce qui, en l’état, est insuffisant. C’est très bien. Mais le fait-il ?

Pour que les choses soient bien claires, quelques remarques formelles : RS commence sa critique en reprenant à son compte, semble-t-il (ça n’est pas clair, vu l’emploi du conditionnel) cette affirmation lapidaire sur le double débordement de ND, pour la trouver insuffisante. Mais avant qu’il faille se demander quoi que ce soit au sujet de cette affirmation, on aimerait savoir s’il la trouve juste ou non. RS semble accepter cette affirmation, tout en lui reprochant d’être seulement affirmative, et sans se positionner vis-à-vis d’elle, prudemment retranché qu’il est derrière son « si ». Il cite la « capacité d’absorption qui a trouvé ses limites » de ND, expression qui est bien employée dans le commentaire. Mais si RS s’empare de cette expression, c’est pour la raccorder à la suite du texte, en affirmant que la « ligne consensuelle » de ND serait la raison de cette limite de leur capacité d’absorption. Ce n’est simplement pas ce qui est dit. Citons en entier : « Leurs capacités d’absorption ont trouvé leurs limites, et leur ligne consensuelle les a tellement poussé à ne prendre parti pour rien et à ne rien « cliver » qu’ils (elles) n’ont simplement plus rien à dire. » On voit parfaitement que ces deux propositions sont liées par la conjonction « et », qui n’est en rien équivalente à un « parce que ». Le commentaire n’a donc en aucun cas « trouvé la raison » de cette limite dans « la ligne consensuelle », pour la bonne raison qu’il ne l’y a pas cherchée.

RS reprend ensuite sur la « ligne consensuelle » et la « capacité d’absorption » qu’il a ainsi abusivement articulées, pour les rabattre sur la « généralité abstraite ». Il nous est ainsi rappelé que la « généralité abstraite » est « en fait » (!) socialement située. On en conviendra volontiers, mais dire « socialement situé » ne situe pas mieux les choses que l’enquête de l’EHESS, qui dit « qui » est là : il faudrait faire état des rapports de force, des tensions qui sont à l’œuvre. La « généralité abstraite », pour être un concept productif, devrait pouvoir rendre compte d’une activité manifeste : celle des points de vue de classe et des individus qui les portent, la censure invisible, consensuelle, qu’ils exercent ; les racisés ne sont pas seulement minoritaires en nombre, ils sont rappelés à l’ordre quand ils parlent de 2005, applaudis quand ils disent « j’aime la France ». Le concept central de la critique de RS, le « contexte », restera « l’écume sociale d’une situation générale d’illégitimité de la revendication salariale » qui travaille « différemment » (ce qui est bien plus déterminé qu’« uniformément », il faut le lui reconnaître) « l’ensemble de la société ». On a vu mieux, et plus précis. On n’en apprendra pas beaucoup plus sur ce contexte, ni sur sa différenciation dans ces « Quelques remarques ». En revanche, on aura bien compris, à force de se faire remonter les bretelles, qu’il faut le prendre en compte. On s’interroge tout de même sur le caractère performatif de cette injonction de RS, dont on se demande si elle s’adresse bien au commentaire, ou à lui-même. En effet, tout de suite après avoir rappelé ce contexte qui manquait, il se corrige : « (…) j’aurais dû écrire  « de l’ensemble des classes sociales vivant du salaire » ». Ce qui aurait eu le mérite de faire ressortir « le jeu de plus en plus important pour la compréhension des luttes actuelles entre rapports de production et rapports de distribution qui ne sont pas des ensembles exclusifs l’un de l’autre ». » En attendant, on pourra avec profit se plonger dans les « Notes sur la septième section du livre III du Capital » dans TC 25, mais pour l’heure on n’en saura guère plus, en ce qui concerne le mouvement sur la loi Travail.

RS, ici comme ailleurs dans ses « Quelques remarques », tord le commentaire et en change la nature. C’est ce point sur lequel nous allons nous concentrer maintenant. Il importe pour commencer de dire qu’on se méprendrait si on croyait que RS s’est trompé d’objet. Si nous avons senti le besoin de préciser à quel type d’objet RS avait réellement à faire, ça n’est pas tant pour le ramener à la réalité de cet objet – nous lui faisons la grâce, nous, de ne pas le prendre pour un imbécile – que pour rendre manifeste le mouvement par lequel il le déforme, et pour se demander pourquoi il le déforme de cette manière-là.

En réalité, il semble que l’objet de départ, « l’analyse embarquée » n’était pas tout à fait le type de matière première dont il avait besoin : en ce sens, cet objet était véritablement « insuffisant », pour l’usage que RS entendait en faire. Il avait besoin d’autre chose à quoi s’accrocher, et il s’est donné à lui-même cet autre chose, en prenant le commentaire pour prétexte.

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Manifestement, ce dont il a besoin, c’est ce qu’il se donne, à savoir : la bonne vieille radicalité, à laquelle il est habitué à répondre, son vieux copain-vieil ennemi qui bégaie et qui se répète toujours un peu, ce « nuage de lait qui flotte », c’est bien connu, dans les cafés de la réalité sociale. C’est ce vieil ennemi dont l’absence s’est fait cruellement sentir, ces derniers temps : personne, par exemple, face à « De débordements en imbordements » pour crier au théoricisme, à l’abstraction, au mouvement autotélique et circulaire de la théorie et à sa déconnection de la réalité. Le bon vieux débat, c’était : « alors, c’est qui le nuage de lait qui flotte ? », et c’était toujours l’autre : on s’amusait bien. De fait, aucune réaction de ce type, ni même aucune réaction d’ailleurs à son premier texte sur le mouvement, si ce n’est quelques renvois à des liens d’articles de Médiapart, dont on ne sait pas bien si l’objet était d’illustrer ses propos ou de l’inciter à se renseigner plus précisément sur son sujet. Bref, la radicalité n’en a eu que foutre[1]. Mais RS ne l’a pas entendu de cette oreille, et il a décidé de ressusciter son vieil interlocuteur, cet « activisme » qui avait succédé à l’ancienne ultra-gauche dans le rôle de sparring-partner favori, et qui, malgré son caractère irritant était le biais par lequel la théorie parvenait à exister publiquement. On pourrait s’étendre sur le fait que cette réponse sous forme d’invention d’un ennemi ad hoc est un triste symptôme de l’isolement de RS, et ramener ce constat au « marasme » dont parle TC 25. Mais cela n’était pas le propos du commentaire, qui a fait les frais de ces affaires de famille. Cependant, après tout, peu importe la méthode, pourvu qu’on avance : il n’est pas absolument requis d’être honnête pour ce faire. Soit, donc. Mais alors, où tout cela nous mène-t-il ? Le discours avec l’ennemi fictif est-il productif ?

Nous avons donc maintenant non plus deux, mais trois protagonistes : RS, le commentaire et l’interlocuteur fictif de RS. Désormais, le commentaire sera relégué dans les coulisses, tandis que RS et son interlocuteur se querelleront sur le devant de la scène, sous les projecteurs. RS commence le dialogue avec sa créature par le thème de la « base trahie », et celui de « l’idéologie de la manipulation » des syndicats, un grand classique. Il s’empare de cette phrase : « Il semblerait que le mouvement pour l’heure trouve une expression (auto)satisfaisante dans le face-à-face Valls/Martinez ; la ligne « puissance ouvrière » dans laquelle la CGT trouve le moyen de redorer son blason et de partir gagnante pour les élections de 2017 semble être appropriée après deux mois de manifestations qui n’ont pas fait broncher le gouvernement. » Deux choses étaient dites là : 1) le mouvement est favorable à l’action de la CGT, parce qu’il la juge capable d’aboutir, et 2) la CGT poursuit des objectifs qui lui sont propres, en relançant une dynamique qui semblait vouée à l’échec. On ne voit pas là qu’il soit question d’une quelconque manipulation : comme le dit RS « La direction suit son propre agenda » ; et les dockers du Havre, qui ne sont effectivement pas des cons, se disent qu’ils ont peut-être quelque chose à en tirer, outre que comme tout le monde, ils seraient bien contents de « faire plier le gouvernement ». Il y a une grève, en somme, et on est bien d’accord là-dessus.

RS se met à taper sur les doigts de son interlocuteur complotiste, qui prend les ouvriers pour des « cons » soumis à la direction. « L’idéologie de la manipulation a fait son temps » lui dit-il. Mais il reconnaît quand même outre l’ « agenda propre » de la CGT qu’il y a « quelque chose à contrôler ». Rien d’autre n’avait été avancé par le commentaire : « La convergence a trouvé sa limite immédiate dans la sortie des SO avec battes de base-ball dans la rue le 12 et le 17 (le 19 était sous contrôle) et le « recadrage » des soutiens Zadistes à Donges. » Sommes-nous d’accord ou pas ? C’est difficile à dire. Le reproche cinglant de complotisme, sorti de la vieille panoplie de la critique de l’activisme, tombe à plat dans la reconnaissance de l’activité du SO et la volonté de contrôle des manifs. RS reconnaît cette activité et le sens que le commentaire lui avait donné, mais se contente encore une fois de juger cela réducteur et normatif.

Occupé qu’il est à trouver les choses insuffisantes et à reconstruire textuellement l’ennemi perdu, il perd lui-même de vue le contexte auquel il est fait explicitement référence : « les manifs du 12 et du 17 ». C’est un contexte précis : celui des deux manifestations précédant l’entrée de la CGT dans la semaine précédant la phase blocage et grève de son activité. L’action du SO prend son sens dans ces circonstances précises, il ne s’agit nullement d’un vague « complotisme » qu’on appliquerait mécaniquement aux « syndicats en général » auxquels seraient réduits l’« action ouvrière ». Mais même les paranoïaques ont des ennemis, les « organisations » organisent des choses, elles ne sont pas pure formalisation de « l’activité ouvrière », et, dans ce cas précis, un SO obéit aux ordres de sa direction, et un syndicat est en lien avec la Préfecture.

L’interlocuteur de RS, en plus d’être complotiste, n’est pas très observateur. Lorsqu’il parle des syndicats, c’est en général. RS le lui reproche. Il n’y a pas de syndicats en général : il y a « des dossards, des brassards, et des capuches ». Si on veut. Le commentaire, lui, non seulement ne faisait pas référence aux syndicats « en général », mais adoptait pour diviser cette matière brute un critère un peu différent de celui de RS : la matière syndicale était, peut-être abusivement, distinguée par les différentes organisations qui la constituent. En l’occurrence, il n’était question que de la CGT (le « face-à-face »). Il n’est dès lors pas très surprenant que le long paragraphe où RS évoque « la coexistence et la rencontre de pratiques diverses même conflictuelles » s’emmêle les pinceaux dans la généralité qu’il a lui-même créé. Ramenons RS, ses brassards, ses capuches et son interlocuteur, sur le terrain qu’ils ont quitté, et considérons tous ensemble la chose de plus près.

Les actions et les rencontres que RS évoque dans son paragraphe sont majoritairement le fait des syndicalistes de Sud : celle à la gare d’Austerlitz (et non du Nord comme il le dit) en particulier a été préparée par plusieurs tentatives de jonction étudiants-cheminots, et a été largement symbolique, pas du tout comme en 2006 où on avait mis des traverses sur les voies pour bloquer un peu plus significativement le trafic. A noter que les capuches ne signifient pas grand-chose de nos jours, et que même des étudiants à l’ENS n’hésitent pas à arborer ce signe distinctif qui du coup ne distingue plus grand-chose.

A Nogent-sur-Seine, les soutiens aux grévistes sont, justement, resté à l’extérieur de la centrale, pour des « raisons de sécurité » qui ont l’évidence d’un communiqué de l’ASN, comme ça a été aussi le cas pour les raffineries, la CGT craignant manifestement un afflux incontrôlable de soutiens, qu’elle s’est partout employé à maîtriser. La « convergence » annoncée a également donné lieu à de strictes distinctions entre grévistes, non-grévistes, soutiens « habitant dans le coin » et zadistes, etc.

Le 26 à Nantes, il y a eu deux manifs et pas une seule, l’une effectivement et qui a bien eu lieu, comprenant, outre des « casseurs » des « syndicalistes déterminés » (comprendre : Solidaires et les intermittents), et l’autre autorisée (CGT-FO), qui s’est déroulée hors de la ville (et a tout de même donné lieu à un blocage, mais de portée purement symbolique) : on fait mieux comme « rencontre », même conflictuelle, et pourtant il y a de la pratique commune, ne serait-ce que « symboliquement ».

A travers tous ces exemples, on voit que RS tord les faits ou du moins ne les produit pas dans leur complexité, ce qui est autrement plus problématique que de déformer les propos du commentaire. « On pourrait multiplier les exemples », dit-il, mais ces exemples sont tronqués, erronés ou discutables, et on pourrait également observer que celui qui dit qu’« aucun fait n’a de sens en soi, pris isolément, décontextualisé, surtout quand on le hisse au statut d’expression de l’ensemble » est aussi celui qui décrète quels exemples mériteraient d’être « multipliés », comme les pains et les poissons du miracle, et de quelle manière ils doivent être interprétés.

On cite de nouveau : « Dans le commentaire d’AC, les grèves et les blocages dans leur ensemble, sous tous leurs aspects, deviennent « l’action propre des syndicats » et, dans la mesure où « le reste du mouvement reste largement classe moyenne », on peut en déduire que c’est même tout ce qui est action ouvrière qui est réduit à cette « action propre des syndicats ». » On appréciera le « on peut en déduire » auquel s’autorise libéralement RS, qui est décidément maître d’interpréter à sa manière ce à quoi il répond. Ce passage concerne cette phrase du commentaire : « Le « plancher de verre » est plutôt le mur de l’appartenance de classe (ouvrière en effet) que dressent les syndicats entre leur action propre et le reste du mouvement, qui reste largement de classe moyenne. » Ce qui est dit là, c’est que les syndicats (il est bien sûr toujours question de la CGT) opposent activement cette appartenance de classe, qui se dresse entre eux et le reste du mouvement. La « jonction » ne se fait pas, autour des blocages et des grèves de raffineries, pour le moment. La séquence « blocage du pays », dans ses aspects stratégiques, est sévèrement contrôlée, au nom de l’appartenance à la classe ouvrière : notre travail, nos lieux de production, notre lutte. Au moment où a été publié le commentaire, c’est en tout cas ainsi que ça se présentait.

Il ne s’agit en aucun cas des grèves et des blocages « dans leur ensemble », qui seraient « l’action propre des syndicats » mais de ces grèves et des ces blocages-là, à ce moment-là, et de ce syndicat-là, qui les mène : avant que la CGT ne mette les raffineries et les centrales en grève, les raffineries et les centrales n’étaient pas en grève, c’est comme ça. Au Havre comme à Saint-Nazaire, le port n’a été bloqué que quand la CGT a appelé à bloquer le port, à l’heure et au jour décidé par elle, c’est comme ça. Ça ne se fait naturellement pas sans tenir compte de l’état des troupes : il n’y a aucune grève qui tombe du ciel, sans qu’il y ait l’habituel jeu entre les UD et les UL, et la direction. Mais pour l’heure, comme justement on ne croit pas que les syndicats trahissent ou déforment ce que veut ou dit la base, on n’oppose pas l’activité ouvrière à l’activité syndicale : quand cette opposition apparaîtra clairement, on en reparlera. Pour le moment, il semblerait que ça ne soit pas le cas, et ça n’est pas juste une impression : il y a nombre de blocages et de barrages où n’apparaissent que des dossards rouges, et on n’a pas encore vu un black bloc tenir un dépôt de carburant. A Donges, le dépôt a été débloqué « dans le calme et la dignité », comme ça avait été annoncé par le délégué syndical (et au passage, les zadistes se sont faits traiter de « bouffeurs de foin » et on leur a gentiment indiqué que « ça n’était pas un squat ici »). Et, fait massif qui n’est guère pris en compte par RS qui pourtant repère d’autres « absences » : il n’y a que la frange syndiquée de la classe ouvrière qui soit actuellement en grève. Pas de grèves sauvages, de débrayages incontrôlés, de secteurs du privé rejoignant le mouvement. On a simplement vu il y a quelques semaines, des chauffeurs de taxi venir à Nuit debout, mais il n’y a pas eu de suite. Il aurait peut-être été bon de le souligner. Car ce qui est absent de la lutte ici, c’est tout ce qui vit déjà sous le règne de ce que la loi Travail veut généraliser : les CDD, précaires, chômeurs en jachère ou employés à temps partiel, qui ne sont pas syndiqués et ne peuvent pas l’être, c’est l’illégitimité de la revendication salariale dans ses effets mêmes.

« Pour AC, cette action ouvrière devenue « action propre des syndicats » n’aurait même plus pour objet la Loi travail qui ne serait plus que la préoccupation de la « généralité ». Le refus de la Loi travail serait devenu la définition du côté des « 99 % ». » Il est manifestement ici encore question de la direction de la CGT, et de ce qu’elle fait en tant que direction syndicale, de ses choix stratégiques. « Aucune porosité entre la généralité que représente l’opposition à la loi Travail (le côté « 99 % ») et les revendications particulières qui sont censées s’y articuler (l’existence réelle, segmentée, de la classe). » Nulle part il n’est dit que le refus de la loi Travail serait « la définition » des 99 %, il est question ici de l’opposition entre la revendication portée par la généralité opposée aux revendications des syndicats, et qui est perçue comme problématique par le mouvement lui-même. A interpréter les mots du commentaire, on pourrait légitimement en déduire que l’opposition « en général » à la loi Travail se heurte aux revendications particulières que portent les syndicats, ou  aux problématiques spécifiques de chaque secteur en grève. Chez EDF, par exemple, il y a un plan de suppression de postes en cours. Les cheminots étaient déjà dans un mouvement autour de la loi socle avant le mouvement sur la loi travail. La Poste idem, PSA Mulhouse utilise le mouvement pour simplement pouvoir négocier avec la direction. Dans les tracts, la loi Travail est la plupart du temps assortie aux revendications particulières à chaque entreprise ou secteur. Et ça ne signifie pas que ça ne soit pas offensif et que ça soit une simple « manœuvre » de la CGT pour remporter les élections : ça revendique, partout et dans tous les sens, et ça y compris en raison de l’illégitimité de la revendication, qui n’est alors pas intériorisée, mais bel et bien combattue, dans ce qui est peut-être perçu à la fois comme une dernière chance à saisir et un baroud d’honneur.

Cela dit, on veut bien reconnaître que les choses ne sont pas si clairement divisées entre le camp ouvrier et la classe moyenne, mais il n’en reste pas moins que la loi Travail, dans sa généralité même, pouvait en effet être vue comme concernant « l’ensemble des classes sociales vivant du salaire », et que son rejet pur et simple permettait de « ne rien revendiquer » d’autre que cette généralité. Le problème que pointe le commentaire, encore une fois, est l’irruption de la CGT, c’est-à-dire la perspective du « blocage du pays » se manifestant concrètement comme grève et blocage des raffineries et centrales par les segments de la classe qui y travaille, elle, pas de manière générale, mais particulière, et qui tient à cette particularité. Cette particularité et cette généralité s’opposent, parfois frontalement. C’est de cela dont il était question, de cette inflexion dans le cours du mouvement, dans ce court commentaire qui donne lieu à de si vastes réflexions de la part de RS.

Pour conclure sur ce point : quitte à se donner toute liberté pour créer un interlocuteur, RS aurait pu s’en donner un qui soit plus malin, et plus au fait des événements. La déformation du commentaire n’est pas très charitable, mais on voit qu’elle n’est pas non plus très exigeante et qu’elle ne nous permet pas d’avancer beaucoup. Le dialogue avec la « condescendance radicale et normative » n’a fait qu’embrouiller les choses.

RS finit d’ailleurs par rapidement se débarrasser de son faire valoir, qui ne reviendra sur le devant de la scène que pour saluer, avec son créateur, à la fin des « Quelques remarques », à l’occasion d’une dernière vacherie. Il veut continuer seul, et il est temps d’évacuer le commentaire, qui le gêne désormais. « L’activité du SO cégétiste, le « recadrage des zadistes » sont des faits bien réels, mais croire qu’ils fournissent l’alpha et l’omega du décryptage de la situation actuelle et de l’ensemble des grèves et blocages c’est prendre la mise en scène du bras de fer Valls/Martinez pour l’alpha et l’omega de la lutte des classes. » On a bien compris, RS ne veut pas entendre parler de ce face-à-face, ni de l’opposition entre les syndicats et le reste du mouvement. Ça ne l’intéresse pas. Ça n’est même pas « l’alpha et l’oméga de la lutte des classes », c’est dire. Que cette opposition soit perçue comme problématique par le mouvement, et notamment par la partie du mouvement qui « ne revendique rien » et qui redoute (en raison du complotisme ambiant, sans doute) de voir la CGT se mettre à revendiquer pour son propre compte, et peut-être saboter la portée même de cette lutte par quelque arrangement fait dans le dos de ceux qui la portent, cela aurait peut-être retenu l’attention de RS, s’il s’intéressait autant au cours réel de ce mouvement qu’à ses propres développements théoriques. « On peut « attendre d’éventuels nouveaux débordements », mais si on ne les comprend pas comme aussi des « imbordements », on ne comprend rien aux débordements eux-mêmes qui deviennent des miracles issus de la Providence qui préside à la vraie lutte des classes. » On pourrait entendre : « Si on ne prend pas en compte mon concept tout neuf d’« imbordements », on va encore raconter n’importe quoi sur la lutte des classes. » Il insiste lourdement. On va donc se pencher sur ses deux textes, « De débordements en imbordements… » et « Suite ».

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Le premier texte de RS, paru dans DNDF le 3 mai, nous a, comme participants à la lutte contre la loi Travail et pour avoir fréquenté ND-Paris, ses assemblées et ses commissions, laissés très perplexes. Faisant le constat des affrontements systématiques de fin de manifestation, RS en déduit non seulement que ce « débordement » est la « nature connue » du mouvement, ce avec quoi on pourrait s’accorder, mais encore que « la question de la violence est absente », « évacuée comme question ».

Hors précisément, cette question, en raison du caractère systématique, récurrent, et de plus en plus revendiqué des « débordements », est omniprésente dans tout le mouvement. Dire qu’il n’y a plus que les journaux télévisés qui distinguent les « manifestants » et les « casseurs », c’est tout bonnement faux : pour au moins ND et les gros syndicats (on dira « la CGT » pour simplifier), cette distinction a été sans cesse reconduite, et sans cesse combattue, de manière interne comme externe. Ceci est aisément vérifiable, simplement en lisant les CR des assemblées de ND-Paris disponibles en ligne sur le site « Convergence des luttes », ou simplement en regardant la télévision, justement. Encore à la dernière manifestation, le 26 mai, Martinez interpellé sur la violence de sa garde rapprochée par un journaliste lui a répondu « Allez voir les casseurs, vous la verrez la vraie violence. »

Si la distinction est nette, dans les discours de certains, elle l’est moins chez d’autres, et il y a à l’autre bout de la polarisation pro-anti casseurs un refus de distinguer quoi que soit : certains sont totalement inclusifs à ce propos, considérant qu’il n’y a aucune distinction à faire, que « Nous sommes tous des casseurs ». Lorsque les Coordinations nationales étudiante et lycéenne, par exemple, déclarent ne pas se désolidariser des casseurs, c’est au nom de l’unité du mouvement, avec pour les lycéens une nuance de défense des « racisés » et des « quartiers ». Pour ND, l’impossibilité de se désolidariser provient aussi de son fonctionnement interne qui donne a tous les points de vue une valeur finalement égale : prendre parti serait faire violence à une part de la subjectivité politique en présence, remettre en cause « l’immédiateté sociale des individus démocratiques » qui règne sur la place, et qui permet à Anselm Jappe de critiquer le capitalisme d’un côté de la place tandis qu’à cent mètres de là on rédige la nouvelle Constitution. Les syndicats, au début de leur entrée en jeu massive dans le mouvement, ont sorti les manches de pioches contre les « casseurs », dans le but de les désigner d’une part, et sans doute aussi avis d’éviter de les avoir dans les pattes durant les blocages. Ils se sont alors heurtés non seulement à la résistance physique des manifestants, mais encore aux huées de leurs propres syndiqués, qui ont crié « collabos » avec les autres.

Quoi qu’il en soit, la question de la violence est bel et bien toujours une question. Elle a été un enjeu sans cesse reconduit, ouvrant des lignes de tension partout dans le mouvement et entre ses divers acteurs. On peut évidemment aussi constater qu’on n’a jamais été si loin dans l’acceptation de la « casse » comme mode d’action, mais dire qu’elle est « évacuée comme question », c’est justement évacuer le fait que ça ne s’est pas fait tout seul.

Une chose que RS ne prend pas non plus en compte, c’est la nature de ces « débordements ». Ce qui définit les « casseurs » et leur donne leur nom, ce n’est pas tant les affrontements avec la police, qui en réalité sont plutôt brefs, que la « casse » elle-même, qui est constante, systématique et répétée (situation tout à fait unique en France). Quelque chose doit ici être noté pour qualifier ces « débordements » des « casseurs » : ils sont ciblés, et revendiqués comme tels.  On casse les banques, les assurances, les concessionnaires auto, etc. On casse les « gros ». Et surtout : il n’y a pas de pillages, et les casseurs ne s’en prennent pas aux autres manifestants. Il faut revoir les images des manifestations  étudiantes parisiennes de novembre 1990, par exemple, pour faire la différence entre la casse comme mode d’action et la casse comme « débordement ».

Ce qui est présenté comme débordement est bien un « imbordement », intégré au cours même du mouvement, mais intégré comme un mode d’action, face à « l’asystémie de la revendication », c’est-à-dire, bien concrètement, face au « niet » du gouvernement, comme dit RS. C’est face à ce « niet » là, et formulé de cette manière-là, par le recours au 49-3, entre autres, que la « casse » peut être un mode d’action revendiqué face à un gouvernement qui « n’écoute plus personne », c’est-à-dire qui prend manifestement ses ordres de la classe capitaliste elle-même. Mais la manière d’intégrer cela, comme un enjeu toujours reformulé, et fragile (si le flic de la voiture brûlée, ou celui du pont d’Austerlitz s’était fait tuer, par exemple, les choses auraient changé) comme ce qui est intégré comme type de violence (comme s’il y avait « la violence » en général), reste absent de l’analyse de RS.

Il semblerait que, dans son texte du 3 mai comme dans « Suite », RS soit plus pressé de faire jouer le concept d’illégitimité de la revendication salariale que de voir comment, en réalité, l’illégitimité elle-même est présente dans le mouvement et comment il se détermine face à elle. RS se préoccupe plus de l’illégitimité de la revendication  que de la manière dont elle existe dans le mouvement, comme réaction au « niet » du gouvernement.

C’est que le concept d’illégitimité, vu par le prisme de la « radicalité » du mouvement actuel (le terme n’est pas employé par RS, mais c’est bien ce qui est visé), nous mène tout droit à un concept-clé de la théorie de TC : ce qui apparaît au prolétariat dans cette lutte, c’est « le capital comme sa raison d’être, son existence face à lui-même, comme la seule nécessité de sa propre existence », et il n’y a entre cette reconnaissance, et « la remise en cause de sa propre existence comme limite de sa lutte », qu’un pas, on le sait, que RS n’hésite plus à franchir.

Citons : « Le mouvement qui actuellement balbutie en France n’arrive pas à se définir, à se comprendre lui-même, car il est, ici, le premier à sentir qu’il est constitué par le changement structurel dans le mode d’accumulation et de reproduction du capitalisme qui est entré en crise en 2008. L’illégitimité de la revendication dans la période du mode de production capitaliste qui est entrée en crise est en train de l’infiltrer par tous ses pores et il le sait et il le revendique. » On passe d’un mouvement qui « n’arrive pas à se comprendre lui-même » au fait qu’il « sente » les changements, pour en arriver à « savoir » que l’illégitimité est partout et finalement la « revendiquer ». Là encore, RS joue les ventriloques, et à défaut d’une analyse précise sur laquelle fonder ces allégations, il nous demande non seulement de le croire sur parole, mais, plus grave, il ne semble pas sentir lui-même le besoin de mieux spécifier les choses.

De même, lorsque dans les « Quelques remarques » RS déclare avoir « l’impression que, contrairement à 2010, les revendications spécifiques de tel ou tel secteur viennent un peu comme des prétextes, des justifications », on peut d’une part constater qu’il revient très nettement sur ce qu’il posait deux jours avant dans « Suite » (« Il faut d’abord remarquer que ce qui est en train de bouger et semble contredire la perspective de l’épuisement se fait sur la base de revendications sectorielles. »), mais on peut également se demander si cette « impression » ne fait pas surtout état du besoin de RS de fonder ses intuitions sur l’intégration de l’illégitimité par le mouvement. « Au fond, la revendication, personne n’y croit plus », nous dit RS, en langage vulgaire. Ce à quoi on serait tenté de lui répondre, tout aussi vulgairement : « C’est bien sûr, ca ? »

Du coup, ND, comme tout le reste, devient « l’écume sociale de cette situation », c’est-à-dire l’apparence superficielle et finalement secondaire de ce qui est véritablement fondamental, l’illégitimité de la revendication, qui comme on l’a vu, porte en elle-même la remise en cause du prolétariat par lui-même. Et ce négatif « en germe » est tellement puissant aux yeux de RS qu’il l’empêche de voir la positivité de ND. Car l’absence de revendication, si elle est bien produite par l’illégitimité de la revendication, et entérine effectivement l’échec de la taxe Tobin et de toutes les mesures alternatives proposées par le démocratisme radical depuis vingt ans[2], est loin d’être purement négative. Ne pas revendiquer pour ne pas accorder de légitimité au pouvoir auquel on s’adresse, ce n’est ni renoncer à la revendication, ni renoncer à la légitimité. ND, au contraire, tente de constituer sa propre légitimité sur cette absence de revendication adressée au pouvoir (autre que celle du retrait de la loi Travail) ; par ailleurs, la revendication fleurit partout et dans tous les sens. Elle est simplement auto-adressée non plus au « pouvoir », mais à ND, qui intègre et répercute toutes les revendications, de la grève générale aux potagers bio. De cette capacité d’intégrer et répercuter toutes les demandes, ND tire sa propre légitimité, elle revendique pour elle-même, à vide dira-t-on, mais ND n’a pas renoncé à revendiquer. On voit que le « niet » du gouvernement agit ici d’une façon toute particulière, que l’illégitimité de la revendication n’est ni revendiquée ni subie, mais qu’on s’agite contre elle et dans le cadre qu’elle impose, de manière spécifique selon les acteurs.

Il y a loin, en effet, de la déclaration « Nous ne revendiquons rien » de Lordon à ce que disent, par leurs actes, les « casseurs », qui serait plutôt « Il n’y a plus rien à revendiquer ». On a affaire là à deux positions tout à fait différentes bien qu’articulées toutes deux autour du « niet » du gouvernement. La deuxième position semblerait plus proche de la position de RS, c’est-à-dire de la reconnaissance du « niet » comme essence de la lutte : on voit cependant que c’est plus compliqué que ça, car cette activité des « casseurs », pour exister et pouvoir être formulée à dû se faire accepter par le pôle « Nous ne revendiquons rien ». C’est le caractère contrôlé de la casse, c’est le rappel constant des violences policières et du caractère illégitime du recours au 49-3 qui permet au pôle « casseurs » de se légitimer aux yeux de l’ensemble du mouvement, mais surtout, c’est le « niet » constamment renouvelé qui lui donne sa meilleure justification.

Pour les syndicats, le problème de la revendication est encore plus criant. Un syndicat qui ne peut plus négocier n’a plus de raison d’être, et c’est ce qui est finalement en jeu : la menace faite aux syndicats de n’avoir plus aucune autre justification que celle de s’asseoir à la table de négociations pour signer ce qu’on voudra leur faire signer. Ceci est évidemment une ligne de tension interne aux syndicats, entre la direction qui s’accommoderait peut-être bien de cette modernisation (c’est l’enjeu de l’annexe 2), et la base, qui voit de plus en plus à quel point la vraie négociation devient impossible, face à un patronat qui refuse d’écouter et criminalise de plus en plus ouvertement l’action syndicale. Le « niet » du gouvernement résonne ici avec le blocage de toutes les revendications immédiates.

 On dira que nous sommes bien d’accord avec RS, que nous reconnaissons nous aussi la centralité de l’illégitimité de la revendication dans ce mouvement. C’est exact, nous pensons avec RS que « l’asystémie » est le point central de cette lutte, ou en tout cas son cadre général incontournable, et qu’elle est même consciemment et efficacement mise en scène par le gouvernement : « No pasaran » semble dire Valls, pour la rassurer, à la classe capitaliste, en se dressant face à la contestation. Mais il nous semble que RS déproblématise cette question en en faisant immédiatement « l’essence reconnue par elle-même de la lutte ». C’est aller trop vite, et ça n’est pas seulement une question de méthode. Nous ne demandons pas que RS habille de considérations factuelles sa réflexion théorique. Il nous semble qu’à ne pas prendre en compte les articulations internes de la lutte et ses contradictions, c’est-à-dire la manière dont l’asystémie n’est pas intégrée mais également combattue, ou n’est intégrée qu’en étant combattue, RS passe à côté de la compréhension du mouvement, et fait courir à de justes considérations théoriques le risque de devenir de purs mots d’ordre.

C’est parce que « l’asystémie intégrée par le mouvement », n’est pas spécifiée concrètement et donc de manière contradictoire, n’est pas montrée dans le cours de la lutte et dans l’articulation de ses différents épisodes, parce qu’en somme elle est posée de manière générale et abstraite, qu’on peut passer aussi rapidement de cette considération à « l’annonce de l’appartenance de classe comme contrainte extérieure », qui mènerait à un « écart dans les pratiques revendicatives ». L’« annonce » faite à qui ? A Marie ? Pour qu’il y ait « annonce » autrement que comme un message tombé du ciel dans l’oreille du Prophète, il faudrait qu’il y ait des activités d’écart qu’on puisse au moins interpréter comme telles. Or, pour l’heure, on ne voit rien apparaître qui aille franchement dans ce sens.

Les « lignes de faille » que RS identifie dans le mouvement semblent plus attester sa hâte de donner un contenu à ses allégations, quitte à ne pas y regarder de trop près, que la rigueur de son analyse. Les « actions minoritaires » peuvent être aussi bien la preuve de la minorité réelle des syndicats, qui ne parviennent pas à faire entrer les autres salariés dans la lutte, et n’ont dès lors d’autre choix que se lancer dans des blocages (ceux des plates-formes de distribution, déjà pratiqués en 2010, par exemple) qui sont le seul moyen d’avoir un peu de visibilité, sont la traduction immédiatement compréhensible du mot d’ordre « bloquer le pays » et peuvent se pratiquer avec une faible mobilisation, quitte à rester largement symboliques. La « porosité » entre syndicalistes à dossards et cortèges informels s’explique alors par le besoin de trouver ailleurs du soutien, non plus dans le monde de l’entreprise, mais chez les étudiants, chômeurs, précaires, qui forment la base militante du mouvement. Cette rencontre entre ceux pour lesquels la précarité est un mode de vie (certes pas toujours joyeusement assumé : on est loin des « chômeurs heureux » de 1998), et ceux pour qui le travail est un moyen d’existence ne se fait pas sans heurts, et elle n’a rien d’acquis. La « relation en cascade qui unit tous les niveaux de la lutte », si elle est bien présente comme tendance à spécifier, n’a rien de simple ni d’univoque. Cette formulation même, qui par son vague voudrait  évoquer une complexité, n’est qu’un moyen de faire l’économie d’une analyse plus détaillée, dont les résultats seraient sans doute plus nuancés, voire totalement différents.

Il semblerait que c’est bien cela qu’a senti RS dans le commentaire qui fait l’objet de départ de ce texte : la mise en cause (indirecte) de sa certitude indifférente. Il y a bien loin d’intuitions même théoriquement étayées à la compréhension du mouvement réel, et plus loin encore de l’appartenance de classe comme limite de la lutte en tant que classe, au pas qui franchit cette limite.

01/06/2016

AC & LG

[1] De manière plus générale, on a l’impression que « le milieu » n’a pas réussi à s’insérer dans ce mouvement (l’échec toujours répété des Comités d’action à Paris) et que du fond de son propre marasme, se préoccuper de celui de TC est le cadet de ses soucis.

[2] On peut lire à ce sujet dans le Monde Diplomatique de mai 2016 un article intitulé « Contester sans modération » (http://www.monde-diplomatique.fr/2016/05/RIMBERT/55467).

  1. R.S
    03/06/2016 à 18:59 | #1

    Salut
    je vais être absent de chez moi pendant une bonne semaine et je ne pourrai répondre qu’en revenant à cette stimulante interpellation.
    R.S

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