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Toujours sur le refus de la Loi travail

(réponse à How high the moon  de AC et LG)

Il est vrai que je maîtrise mal « l’objet commentaire ». Admettons que j’ai mal lu les 256 mots d’AC, j’invoque pour ma défense qu’il a fallu 11 pages à AC et LG (AL) pour en fournir la bonne et véritable lecture. Le ton de ma réponse était un peu sec, mais à peine. Il y avait un désaccord et il était dit, c’est tout. Ma dernière phrase, celle sur la « tasse de café », était une « vacherie », c’est vrai. Elle répondait à la dernière phrase du commentaire dont aucune argumentation ne supprimera la condescendance. C’est tout aussi vrai.

Je découperai ma réponse en trois parties en précisant que les deux dernières n’ajoutent pas grand-chose à la première qui peut être lue indépendamment.

Premièrement, les objections et critiques d’AL reconnaissent le même fondement central au luttes actuelles (l’illégitimité de la revendication) mais n’ont qu’une vision unilatérale des ambivalences que je souligne dans mes deux courts textes. Ce fondement demeure alors un décor sans effet sur ce qui se déroule sur scène.

Deuxièmement, j’aurai mal lu « l’objet commentaire »

Troisièmement, AL ont une lecture unilatérale de mes textes :

  • suppression de toutes les ambivalences et interrogations que je pose
  • mes textes surtout le second ne comporte aucune « nostalgie de l’ennemi intime radical ». Bien au contraire le commentaire de Robin montre que ce qui aurait pu être « l’ennemi intime » ne s’y est pas trompé et ma réponse à Robin est bien loin de cette « nostalgie ». The times they are a changin’.
  • J’aurai « franchi trop rapidement le pas » de la production de « l’appartenance de classe comme contrainte extérieure » (How hight the moon). La production théorique n’est pas une chambre d’enregistrement, elle définit des dynamiques et des perspectives. La théorie a une « dimension performative », pourquoi pas : toutes les lois et contradictions du mode de production capitaliste n’ont de sens que de par la pratique d’un acteur interne à ces lois.

1) RS et AL : une perspective commune ?

« On dira que nous sommes bien d’accord avec RS, que nous reconnaissons nous aussi la centralité de l’illégitimité de la revendication dans ce mouvement. C’est exact, nous pensons avec RS que “l’asystémie” est le point central de cette lutte, ou en tout cas son cadre général incontournable, et qu’elle est même consciemment et efficacement mise en scène par le gouvernement : “No pasaran” semble dire Valls, pour la rassurer, à la classe capitaliste, en se dressant face à la contestation. Mais il nous semble que RS déproblématise cette question en en faisant immédiatement “l’essence reconnue par elle-même de la lutte“. C’est aller trop vite, et ça n’est pas seulement une question de méthode. Nous ne demandons pas que RS habille de considérations factuelles sa réflexion théorique. Il nous semble qu’à ne pas prendre en compte les articulations internes de la lutte et ses contradictions, c’est-à-dire la manière dont l’asystémie n’est pas intégrée mais également combattue, ou n’est intégrée qu’en étant combattue, RS passe à côté de la compréhension du mouvement, et fait courir à de justes considérations théoriques le risque de devenir de purs mots d’ordre. » (AL)

« Conflictuel », « ambivalent », « contradictoire », « non unilatéral », « rebondissement paradoxal », ces termes parsèment mes deux textes et mes réponses, c’est un peu exagéré d’écrire que je ne « problématise » pas et même que je « déproblématise » en faisant « immédiatement (c’est moi qui souligne) de l’illégitimité l’essence reconnue par elle-même de la lutte ». Il faut une lecture rapide de mes deux textes pour écrire cela : mes interrogations sur la relation entre « refus général » et « revendications particulières », sur le « paradoxe du rebondissement », sur la signification du « Nous ne revendiquons rien » de Lordon, sur la porosité entre cortège syndical et « casseurs » qui justifie la hargne des SO. Ecrire en outre que je ne me soucie pas de l’articulation des différents épisodes c’est un peu « gonflé », mais c’est de « bonne guerre » dans le débat théorique.

On peut décomposer ces luttes des quatre mois passés en sept éléments ou moments (pour faire « dialectique ») : l’attitude aussi bien politique, sociale que policière de l’Etat (le « niet ») ; les Nuits debout (Nd) ; les débordements et « cortèges de tête » ; la revendication générale ; les revendications sectorielles ; le piège dans lequel se trouve la CGT, et les absents. Au cours de ces quatre mois, selon les moments, leur combinaison a mis sur le devant de la scène l’un ou l’autre de ces éléments, sans qu’aucun ne se hisse au niveau de « faire unité » (nous y reviendrons). Je n’ai jamais écrit ni même secrètement pensé que l’illégitimité apparaissait toute armée et dans sa pureté. Elle existe comme l’essence du mouvement par et dans l’interaction de ces moments, moments d’une totalité car chacun existe dans tous les autres, chacun constituant la limite des autres et l’ensemble suscitant des contradictions internes dans chaque moment : évolution contradictoire des Nd ; abstraction du refus général de la Loi investissant les revendications sectorielles et inversement ; « cortèges de tête » autonomes évoluant dans l’espérance d’un syndicalisme radical ; chômeurs et précaires se retrouvant dans le discours de la classe moyenne. Cela nous donne un mouvement rampant qui se reconfigure sans cesse et qui ne peut s’étendre car cette limite est inhérente à ce qui le définit, à sa dynamique. En quelque sorte une autolimitation qui lui donne l’apparence d’absence de dynamique si ce n’est la réponse à l’intransigeance gouvernementale, mais il serait faux de voir cette intransigeance seulement comme un extérieur, le mouvement l’intériorise selon ses formes propres.

Si je considère les « grèves sectorielles », je ne peux les considérer comme dans le texte-tract « Printemps sans soleil » (sur Dndf) comme purement et simplement « l’inversion du particulier et du général » : « On dirait que l’intensification de la lutte de classe déstabilise paradoxalement le “général” au profit du “particulier”. » (tract Printemps sans soleil). Tout d’abord, contrairement à 2010 où il n’y avait aucun rapport direct de contenu entre les revendications dans les entreprises en grève et la retraite mais une relation fondée sur le rapport entre des collectifs ouvriers encore stables et la retraite comme symbole de la « dignité ouvrière », là, en 2016, existe une relation directe de contenu. Ensuite, il est impossible de considérer comme une simple concomitance temporelle l’existence de ces revendications particulières et le refus général de la loi travail comme si le second n’était pas le contexte des premières et les premières comme seulement la perte du général. Le général ne se perd que comme abstraction dans le particulier et les revendications sectorielles sont renvoyées au général et par là à l’illégitimité, mais ce n’est plus de façon abstraite.

Je n’oppose pas la revendication portée par la généralité aux revendications des syndicats. Le refus de la Loi travail n’est pas la revendication portée par généralité opposée aux revendications particulières mais opposée à la façon dont le refus de la Loi travail est portée comme une généralité, c’est-à-dire, comme je l’écris dans « Suite » : « le point de vue de nulle part ». D’où, avec les revendications particulières, le rebondissement que je qualifie d’ « ambivalent » et de « paradoxal ». Cependant, s’il est vrai qu’il y a opposition entre la revendication générale du refus et les revendications particulières, je pense qu’AL considèrent cette opposition de façon trop catégorique (de même que dans le tract « Printemps sans soleil » publié sur Dndf – quand on a fini de lire ce tract, la seule question que l’on peut se poser c’est : « mais alors que se passe-t-il ? » puisque que deux pages en petits caractères sont consacrées à nous dire qu’il ne se passe rien : le tropisme typique du vieux radicalisme ultragauche qui ne veut pas en avoir l’air et qui n’est que l’envers de l’activisme). Les revendications particulières ne sont pas sans liens avec la revendication générale : individualisation, particularisation des situations de travail, segmentation des collectifs. Il est exagéré d’écrire comme AL que « l’opposition en général à la Loi travail se heurte aux revendications particulières que portent les syndicats, ou aux problèmes spécifiques de chaque secteur en grève ». Tout le monde peut lire sur ce site ce qui concerne la SNCF, PSA Mulhouse, Michelin, Galeries Lafayette, etc. Le refus général de la Loi travail passe par les revendications particulières c’est là toute l’ambigüité du rebondissement, mais les revendications particulières et segmentées, s’inscrivent inversement dans ce refus général, ce qui les déstabilise dans le moment même de leur formulation. C’est en cela qu’elles sont affectées par la situation générale de l’illégitimité de la revendication salariale et cela n’est pas sans conséquence lors des manifestations dans l’attitude, le comportement des cégétistes à dossards, des « syndicalistes sincères » (comme l’écrit Coupat), et même des SO. Il faut répéter qu’aucune question ne se pose dans le cours de ce mouvement en terme de « convergence » (peut-être pour quelques idéalistes militants) mais en termes de porosité et surtout d’interactions conflictuelles entre les divers éléments du mouvement que l’on serait tenté de qualifier comme ses divers « moments » si l’on ne craignait de tomber dans quelque facilité dialectique. Il faudrait faire une étude phénoménologique de la manif parisienne du 14 juin.

Enfin, comment ne pas considérer l’existence du « niet » gouvernemental comme formatant ce qui est en face, aussi bien dans les revendications particulières que dans le refus général, même si l’Etat lâche quelques miettes au niveau particulier parce que la sectorialisation a été aussi sa stratégie.

Chaque élément est en abyme dans tous les autres. Le « piège » dans lequel la CGT est en passe de s’enfermer entre le spectacle de sa radicalisation et la nécessité existentielle pour un syndicat de négocier et d’être un interlocuteur n’existerait pas sans l’illégitimité de la revendication, « combattue » (AL) mais incontournable et définitoire de l’ensemble. La non extension des luttes sectorielles n’est pas sans rapport avec le « refus général » qui les travaillent intérieurement, ni avec le piège que cherche à éviter la CGT après y avoir mis un pied dedans. Pendant ce temps, les « Lions d’Aulnay » peuvent avoir un dialogue de sourds avec des participants à Nd, cela n’empêche que les uns et les autres sont bien forcés d’admettre qu’ils participent d’un même mouvement et cela n’empêche d’apercevoir, le 14 juin, des dossards et drapeaux CGT dans le « cortège de tête ». De même, pas de présence spécifique de chômeur et précaires, de cette masse de force de travail pour laquelle la Loi travail est déjà une réalité, mais ne sont-ils pas dans les « cortèges de tête » et aussi dans les participants à Nd dont il ne faut jamais oublier la seconde partie du mot d’ordre : « Contre la Loi travail et son monde ».

Il est vrai que la Loi travail formalise une situation qui est déjà en grande partie celle d’une large fraction de la force de travail mobilisée par l’exploitation capitaliste ; mais cela n’est pas sans rapport avec l’attractivité des « cortèges de têtes », ni même avec les Nd dont l’originalité dans le mouvement a été d’ajouter, dès ses débuts, au refus de la Loi travail cette petite suite importante : « et de son monde ». Il faut sortir d’un dénigrement systématique, du Nd bashing, si bien porté dans notre milieu. Ce mouvement a été important à l’origine de la mobilisation avec son slogan de départ « Nous ne revendiquons rien » et il a assuré une certaine continuité. Les Nd, à leur façon, ont exposé la Loi travail comme transformation « sociétale » (« la loi travail et son monde »), transformation des relations sociales en général (« l’ubérisation » de la société pour faire style média) et pas seulement dans l’entreprise comme purement relations liées au contrat de travail. D’accord, c’est majoritairement classe moyenne, mais quand on réfléchit sur les (ou la) classe(s) moyenne(s), la « tension à l’unité » et l’ « unité comme tension », le problème de l’interclassisme, est-ce qu’on imagine que l’embarquement de ces classes moyennes se fait comme une expression révolutionnaire des plus radicales. Sur Marseille, on retrouve une bonne partie des participants à Nd dans les manifs, les cortèges spontanés (cf. aussi à Paris : « Apéro chez Valls »), l’attroupement devant le commissariat de la Canebière pour la libération des interpellés.

Etrangement, quelque chose comme Nd peut s’articuler avec la précarisation sociale par son côté « sociétal » : la critique de « l’ultralibéralisme » dans tous les domaines (dans tous les mouvements « Indignés », « Occupy » on a vu cette rencontre). La précarité, l’individualisation et la flexibilité de la mobilisation dans l’exploitation est d’une certaine façon en concordance avec la critique « sociétale » (le « et de son monde » ajouté au refus de la Loi travail). Une résonance au premier abord surprenante entre le « sociétal » des classes moyennes et les conditions les plus précaires de l’exploitation de la force de travail, les jeunes (et moins jeunes) qui galèrent. Une limite à cette résonnance : à condition que l’exclusion ne soit pas vécue comme essentielle comme dans le cas des « jeunes de banlieues » (sauf en tant que lycéens –important à signaler) : « la Loi travail ça ne nous concerne pas car le travail on n’en a pas ». Il n’est pas stupide d’envisager que des collectifs de chômeurs entrent dans la danse. Tout dépend de la capacité du mouvement à perdurer et dans cette persévérance à préciser sa raison d’être. A leur façon, les chômeurs (le fait même qu’ils existent) signifie la revendication comme problème, son illégitimité se présente de façon absolue (on fait des heures par ci-par là).

On peut distinguer, comme le font AL, le « Nous ne revendiquons rien » (même si dans un raisonnement assez sophistiqué, AL expliquent que « nous ne revendiquons rien » signifie nous revendiquons vis-à-vis de nous-mêmes ») du « Il n’y a plus rien à revendiquer », mais il faut alors aussi considérer qu’il peut y avoir conflit entre les deux et que chacun va montrer la limite de l’autre, entre celui qui exprime le négatif et celui qui vise à ré-instituer la société.

Comment négliger la relation entre la pratique de la classe dominante et tous les autres éléments constituant le mouvement, cette intransigeance ne fait pas seulement face à ces autres éléments elle les détermine et les modifie. On ne peut pas laisser de côté, comme un simple décor, la crise présente en France de l’instance politique et de l’Etat dans la reproduction du face à face de la force de travail et du capital. Cette crise confère au mouvement une résonnance et une signification qui vont bien au-delà de son existence factuelle immédiate (ce qu’aperçoit Coupat dans son texte Ce n’est pas la manif qui déborde, c’est le débordement qui manifeste, malgré ou grâce à l’inconsistance de sa problématique).

AL ne font que reconnaître l’illégitimité comme un cadre général qui ne se retrouverait pas agissant dans les pratiques et surtout dans leurs connexions et leurs conflits.

« Pour qu’il y ait “annonce” autrement que comme un message tombé du ciel dans l’oreille du Prophète, il faudrait qu’il y ait des activités d’écart qu’on puisse au moins interpréter comme telles. Or, pour l’heure, on ne voit rien apparaître qui aille franchement dans ce sens. » (AL). Si je n’ai pas parlé d’ « écarts » dans ces deux textes (si ce n’est une fois et de façon prospective), c’est parce que c’est l’ensemble du mouvement qu’il faudrait alors ainsi qualifier ce qui n’est pas possible.

Revenons sur une définition rapide de ce concept d’écart.

« Agir en tant que classe c’est actuellement d’une part n’avoir pour horizon que le capital et les catégories de sa reproduction, d’autre part, c’est, pour la même raison, être en contradiction avec sa propre reproduction de classe, la remettre en cause. Il s’agit des deux faces de la même action en tant que classe. (…) Ce conflit, cet écart, dans l’action de la classe (se reproduire comme classe de ce mode de production / se remettre en cause) existe dans le cours de la plupart des conflits, la défaite est le rétablissement de l’identité. (…) Il ne s’agit pas de considérer les éléments qui constituent cette annonce comme des germes à développer, mais comme ce qui rend invivable cette identité (souligné par moi) chaque fois que le prolétariat, dans son action, extranéise son existence comme classe comme une contrainte existant dans le capital, face à lui. (…) le prolétariat voit son existence comme classe s’objectiver dans la reproduction du capital comme quelque chose qui lui est étranger et que dans sa lutte il est amené à remettre en cause.

« Dans ce nouveau cycle de luttes, il n’y a pas de « germes » ce qui est une vision évolutionniste, mais ce qui dans les luttes actuelles annonce leur dépassement comme extranéisation par le prolétariat de son existence comme classe fait partie d’une contradiction qui pousse le prolétariat à se transformer lui-même. (…) L’écart a une existence repérable comme ces particules qui, bien qu’apparaissant fugitivement dans un accélérateur, n’en sont pas moins l’essence du réel donné à notre expérience. » (TC 20, pp.11-12)

Tous les éléments étaient là, mais l’identité n’a pas été « invivable ». Il y a eu des « pratiques dans lesquelles le prolétariat, contre le capital, n’accepte plus son existence comme classe de ce mode de production, sa propre existence, sa propre définition sociale » (TC 20, p.11) : les débordements de plus en plus attractifs révélant une porosité certaine avec le syndicalisme et se pervertissant réciproquement ; le « Nous ne revendiquons rien » ou le « Il n’y a plus rien à revendiquer » ; le jeu entre les revendications sectorielles et le refus général de la Loi travail qui renvoie les premières à la centralité de l’illégitimité de la revendication et fait qu’elles ne prennent pas ; le piège se refermant sur le syndicalisme ; l’évacuation de fait de la question de la violence (on peut toujours en parler…). Mais tout est resté imbriqué dans une sorte d’autocritique du mouvement qui a été aussi bien sa dynamique que sa limite et ce n’est qu’ainsi que l’illégitimité a été « revendiquée » de par le jeu entre abstraction et syndicalisme mais sans sortir de ce jeu. « La lutte ne sait pas trop quoi faire d’elle-même » écrivai-je dans le premier texte.

Parce que dans ce mouvement tout est resté imbriqué comme une autocritique de lui-même, aucun élément ne s’est hissé au niveau de « faire unité ». Les « têtes de manif », le positionnement de SUD, le solo de la CGT, les luttes sectorielles, les Nd, les AG de grévistes, les « interpros », tout dans ce mouvement semble être toujours « en marge » : les grèves n’en sont pas et les blocages ne bloquent rien. De ces « marges » est né un jeu de rôle dans lequel la militance s’est caricaturée elle-même : le cgtiste est la classe ouvrière, le volontaire de tête de manif, l’ingouvernable, le participant des Nd, la subjectivité, chacun a été une abstraction de lui-même. L’identité ouvrière est bien finie. Pris dans sa totalité, au travers de la relation entre ses éléments, ce mouvement est une continuelle autocritique de lui-même en tant que mouvement revendicatif et dans son existence même de mouvement revendicatif. L’autocritique a été de fait dans le témoignage de tout un monde de la lutte qui ne pèse plus grand-chose et dans le témoignage de tout un monde de la « non-lutte », pour l’instant, qui est déterminant. Tout le monde a couru après ce monde, tout le monde sauf la CGT qui reste dans ses bastions avec une combativité qu’elle espère contrôler toujours au nom de la respectabilité d’ouvriers en mesure dit-on de « paralyser le pays ». Ce monde, c’est le 93 pour Nd Paris, ce sont les quartiers Nord pour Nd Marseille, ce sont ceux qui travaillent déjà dans les conditions de la Loi et les « inoccupés ».

Cela dit, au risque de provoquer la réaction des sages et des réalistes qui croient avoir défini un mouvement parce qu’ils en ont sagement énuméré les limites, sans se rendre compte qu’ils ont alors laissé de côté l’essentiel : « de quoi sont-elles les limites ? », le « je ne suis un prolétaire que parce qu’il y a là, en face, le capital et l’Etat », est là, prêt à sourdre sous une mince pellicule. C’est de cela qu’une analyse plus factuelle que la mienne doit rendre compte. C’est dans toutes ces séries d’interactions, de porosité, de conflits, de mise en abyme, de présence de chaque élément dans les autres, et par ce dont témoignent les absences, que l’illégitimité devient « l’essence reconnue de la lutte » (j’avais ajouté « de façon fugace, sporadique, balbutiante… »). Contrairement à ce qu’écrivent AL, non seulement j’hésite à « franchir le pas » mais encore je ne le franchis pas.

Quant à « l’appartenance de classe comme contrainte extérieure », il faut m’accorder que je me garde bien de dire qu’elle est là. Elle est annoncée et ce terme suscite l’ironie d’AL. J’utilise ce concept d’annonce depuis plus de 10 ans (cf. « L’auto-organisation est le premier acte de la révolution, la suite s’effectue contre elle » et « Théorie de l’écart » TC 20). On peut ironiser car  oui, il s’agit bien de « L’annonce faite à Marie ». Le terme n’est pas choisi par hasard. « Annonce » est théoriquement plus correct que « germe », « tendance », « potentialité », tous ces termes sont téléologiques, pas « annonce ». « Annonce », bien évidemment, dans la culture occidentale renvoie à « annonciation ». L’annonciation, c’est l’orientation du temps, il est remarquable que théologiquement et iconographiquement le thème de l’annonciation ne devient très important qu’avec la Renaissance italienne (la fin du temps cyclique aurait dit Debord) et qu’il soit picturalement associé à la perspective qui est l’introduction de l’irréversibilité temporelle sur une surface. « Il y a loin », « il y a loin », répètent sagement AL. C’est vrai, mais dégager une dynamique (sans quoi parler de « limite(s) » n’a aucun sens) ou le sens d’une période c’est ce qui fait et que fait la théorie à ses risques et périls. « Il faut miser », écrivai-je dans le texte « Suite », au risque là de me retrouver, après Paul Claudel, en compagnie de Blaise Pascal.

Face au radicalisme et au normativisme de l’activisme et de sa boite à outils toujours prêtes, d’où il sort une cintreuse appelée « convergence », un niveau nommé « extension de la lutte » et la pince coupante « autonomie », il existe un radicalisme et un normativisme de la « sagesse » qui énumère une à une les limites sans que l’on sache de quelle dynamique actuelle elles sont les limites, se référant alors à une idée, une abstraction de ce que serait le « vrai mouvement ». Toutes les limites répertoriées et énoncées par AL n’existent que par la dynamique du mouvement qui est la grande absente. Comme je l’écrivais dans un de mes deux textes, c’est de par ce que ce mouvement « balbutie » qu’il est limité dans son extension, ses participants, la relation interclassiste. Enoncer des limites sans dire de quoi elles sont les limites, c’est aussi du normativisme et un radicalisme encore plus grand que celui de l’activisme.

Cette reconnaissance d’un accord, entre AL et moi, sur la « centralité de l’illégitimité de la revendication » est purement platonique. Dans le texte de AL, cette centralité n’est jamais mise ne œuvre, investie, comme caractéristique et instrument d’analyse dans la présentation des faits. Les faits, tels que présentés par AL, sont tout simplement en opposition à cette centralité « reconnue ». « L’asystémie n’est pas intégrée mais également combattue » (AL). Il manque peut-être un « seulement » après le « pas ». Qu’importe dans la mesure où dans toutes les considérations d’AL, elle est seulement « combattue » ; de quelle façon ce « combat contre » est aussi « intégration » n’est jamais abordée. « Ça revendique dans tous les sens (…) y compris en raison de l’illégitimité de la revendication, qui n’est pas alors intériorisée, mais bel et bien combattue… » écrivaient AL trois pages avant de rendre un hommage sans conséquences à la « centralité de l’illégitimité de la revendication ».

Rien ne sert de parler de « centralité », s’il n’y a aucune porosité, ni même aucune construction des divers éléments du mouvement comme éléments d’un contexte commun (ce qui est la tentative fondamentale de mes textes avec leur limite dont la principale est un certain formalisme théorique). Chez AL, il y a d’un côté l’affirmation principielle de l’illégitimité, de l’autre les « faits ». La production théorique doit savoir prendre des risques, au péril de forcer un peu les faits et les événements, c’est un risque « performatif » à assumer.

Il faut prendre ce risque avec modération.

2) Ma « mauvaise lecture ».

Rapidement quelques exemples (tout ce qui suit est sans grand intérêt, mais s’il y en a qui veulent lire …)

Ma critique commence par un « si » (« Si les Nuits debout ont été dépassées ») qui n’est, contrairement à ce qu’écrivent AL suivi d’aucun conditionnel, ce « si » est à l’évidence affirmatif comme le confirment les explications que je m’efforce de donner à cette proposition. Passons, le plus important serait ma mauvaise lecture de la suite :

« RS semble accepter cette affirmation, tout en lui reprochant d’être seulement affirmative, et sans se positionner vis-à-vis d’elle, prudemment retranché qu’il est derrière son “si”. Il cite la “capacité d’absorption qui a trouvé ses limites” de ND, expression qui est bien employée dans le commentaire. Mais si RS s’empare de cette expression, c’est pour la raccorder à la suite du texte, en affirmant que la “ligne consensuelle” de ND serait la raison de cette limite de leur capacité d’absorption. Ce n’est simplement pas ce qui est dit. Citons en entier : “Leurs capacités d’absorption ont trouvé leurs limites, et leur ligne consensuelle les a tellement poussé à ne prendre parti pour rien et à ne rien « cliver » qu’ils (elles) n’ont simplement plus rien à dire.” On voit parfaitement que ces deux propositions sont liées par la conjonction “et”, qui n’est en rien équivalente à un “parce que”. Le commentaire n’a donc en aucun cas “trouvé la raison” de cette limite dans “la ligne consensuelle”, pour la bonne raison qu’il ne l’y a pas cherchée. » (AL). La conjonction « et » peut avoir pour valeur de surajouter à ce qui est dit précédemment, mais « Trouver leurs limites » et « n’avoir plus rien à dire » seraient deux opinions sur Nd n’ayant entre elles aucune relation, selon AL. Il est vrai que tout le monde sait par expérience que « n’avoir plus rien à dire » n’a jamais été pour personne une « limite », bien au contraire …

« RS commence le dialogue avec sa créature (l’activiste ennemi intime, nda) par le thème de la “base trahie”, et celui de  “l’idéologie de la manipulation” des syndicats, un grand classique. Il s’empare de cette phrase : “Il semblerait que le mouvement pour l’heure trouve une expression (auto)satisfaisante dans le face-à-face Valls/Martinez ; la ligne « puissance ouvrière » dans laquelle la CGT trouve le moyen de redorer son blason et de partir gagnante pour les élections de 2017 semble être appropriée après deux mois de manifestations qui n’ont pas fait broncher le gouvernement.” Deux choses étaient dites là : 1) le mouvement est favorable à l’action de la CGT, parce qu’il la juge capable d’aboutir, et 2) la CGT poursuit des objectifs qui lui sont propres, en relançant une dynamique qui semblait vouée à l’échec. On ne voit pas là qu’il soit question d’une quelconque manipulation : comme le dit RS “La direction suit son propre agenda” ; et les dockers du Havre, qui ne sont effectivement pas des cons, se disent qu’ils ont peut-être quelque chose à en tirer, outre que comme tout le monde, ils seraient bien contents de “faire plier le gouvernement”. Il y a une grève, en somme, et on est bien d’accord là-dessus. » (AL)

            Déjà l’action syndicale ce n’est pas absolument identique à l’action ouvrière et cette dernière ne se confond pas à son tour avec « le mouvement ». Ce qu’écrit AC c’est que « le mouvement » (l’ensemble) s’(auto)-satisfait du face Valls / Martinez, donc tout le monde suit l’agenda de la CGT. Mais alors pourquoi cette violence des SO, qu’est-ce qu’il y avait tant à contrôler dans un mouvement dans l’ensemble si « auto-satisfait » ?

La suite : « RS se met à taper sur les doigts de son interlocuteur complotiste, qui prend les ouvriers pour des “cons” soumis à la direction. “L’idéologie de la manipulation a fait son temps” lui dit-il. Mais il reconnaît quand même outre l’ “agenda propre” de la CGT qu’il y a “quelque chose à contrôler”. Rien d’autre n’avait été avancé par le commentaire : “La convergence a trouvé sa limite immédiate dans la sortie des SO avec battes de base-ball dans la rue le 12 et le 17 (le 19 était sous contrôle) et le « recadrage » des soutiens Zadistes à Donges.” Sommes-nous d’accord ou pas ? C’est difficile à dire. Le reproche cinglant de complotisme, sorti de la vieille panoplie de la critique de l’activisme, tombe à plat dans la reconnaissance de l’activité du SO et la volonté de contrôle des manifs. RS reconnaît cette activité et le sens que le commentaire lui avait donné, mais se contente encore une fois de juger cela réducteur et normatif. » (AL)

Et bien oui ! Si nous lisons tout à la suite cela est « réducteur et normatif ». La « convergence » a peut-être trouvé sa limite mais pas l’interaction entre les éléments constituant le mouvement dans son ensemble. Interaction qui comme je l’écrivais dans mes deux textes peut être conflictuelle. « Réducteur », voir plus haut ; « normatif » parce que réducteur ce que vient confirmer la chute du commentaire sur la tasse de café que l’on peut tout de même apporter aux grévistes. Il n’y aurait rien d’autre à voir dans ce mouvement que l’agenda de la CGT, les SO et la remise en place des zadistes. Ces luttes ne sont pas les bonnes et ne méritent qu’une « tasse de café ».

            Poursuivons avec le texte de AL. « On cite de nouveau : “Dans le commentaire d’AC, les grèves et les blocages dans leur ensemble, sous tous leurs aspects, deviennent « l’action propre des syndicats » et, dans la mesure où « le reste du mouvement reste largement classe moyenne », on peut en déduire que c’est même tout ce qui est action ouvrière qui est réduit à cette « action propre des syndicats ».” On appréciera le “on peut en déduire” auquel s’autorise libéralement RS, qui est décidément maître d’interpréter à sa manière ce à quoi il répond. Ce passage concerne cette phrase du commentaire : “Le « plancher de verre » est plutôt le mur de l’appartenance de classe (ouvrière en effet) que dressent les syndicats entre leur action propre et le reste du mouvement, qui reste largement de classe moyenne.” Ce qui est dit là, c’est que les syndicats (il est bien sûr toujours question de la CGT) opposent activement cette appartenance de classe, qui se dresse entre eux et le reste du mouvement. La “jonction” ne se fait pas, autour des blocages et des grèves de raffineries, pour le moment. La séquence “blocage du pays”, dans ses aspects stratégiques, est sévèrement contrôlée, au nom de l’appartenance à la classe ouvrière : notre travail, nos lieux de production, notre lutte. Au moment où a été publié le commentaire, c’est en tout cas ainsi que ça se présentait. » (AL)

            Mon « on peut en déduire » est tout à fait justifié. Il suffit de lire la suite du commentaire d’AC. Les grèves et blocages sont « l’action propre des syndicats » et factuellement AC le montre, mais « action propre » renvoie à « l’(auto) satisfaction » du mouvement dans le fameux « face à face », c’est là où l’action ouvrière qui globalement suit la CGT est réduite à l’agenda et aux buts particuliers de la direction de la CGT (« redorer son blason », « partir gagnante pour les élections de 2017 »). Il faut alors lire la suite du commentaire : « Aucune porosité entre la généralité que représente l’opposition à la loi travail (le “côté 99%”) et les revendications particulières qui sont censées s’y articuler (l’existence réelle, segmentée de la classe) » (AC). AL commentant AC écrit alors : « Nulle part il n’est dit que le refus de la loi Travail serait “la définition” des 99 %, il est question ici de l’opposition entre la revendication portée par la généralité opposée aux revendications des syndicats, et qui est perçue comme problématique par le mouvement lui-même. » (AL) Tout d’abord, contrairement à la relation entre la diversité des luttes et la revendication générale sur les retraites en 2010, en 2016 factuellement c’est faux (voir plus haut), ce qui ne signifie pas enfin une unité trouvés de « la classe ». Ensuite, on peut tourner et retourner les mots comme on veut cela signifie que l’opposition « globale » à la Loi travail est le fait des classes moyennes. Ce qui pourrait devenir en partie vrai à condition d’y ajouter cette importante suite  « la Loi travail et son monde ». Importante suite car elle permet de comprendre la rencontre entre classe moyenne et précaires, stagiaires, chômeurs qui se produit lors de l’occupation des places.

3) La lecture unilatérale de mes textes par AL (guère plus intéressant que le chapitre précédent, mais un peu)

            Commençons par cette « bonne vieille radicalité » (AL), cet interlocuteur activiste que j’aurais ressuscité. Là c’est totalement à coté de la plaque, je me serai attendu à une critique absolument inverse portant sur ces « il faut » pas si fréquents dans mes textes et que précisément relève Robin dans son commentaire (sur Dndf). Il me semble que dans mes deux textes et mes réponses il n’y a aucune critique relative à aucune forme d’interventions et de pratiques. En outre, mes distinctions entre « activité syndicale » et « activité ouvrière », entre « l’agenda propre de la CGT » et ce « quelque chose à contrôler » (qui donc signifie que quelque chose excède cet agenda), pouvaient servir de portes d’entrée et de justifications à toutes sortes d’ « interventions activistes radicales ».

Poursuivons : « RS se met à taper sur les doigts de son interlocuteur complotiste, qui prend les ouvriers pour des “cons” soumis à la direction. “L’idéologie de la manipulation a fait son temps” lui dit-il. Mais il reconnaît quand même outre l’ “agenda propre” de la CGT qu’il y a “quelque chose à contrôler”. Rien d’autre n’avait été avancé par le commentaire : “La convergence a trouvé sa limite immédiate dans la sortie des SO avec battes de base-ball dans la rue le 12 et le 17 (le 19 était sous contrôle) et le « recadrage » des soutiens Zadistes à Donges.” Sommes-nous d’accord ou pas ? » (AL).

Dur de répondre à cette question dans la mesure où dans mes textes je ne raisonne jamais en termes de « convergence ». Parfois j’utilise le terme de « porosité » en soulignant toujours qu’elle est très limitée. Je dis qu’il y a une situation générale actuelle du rapport d’exploitation (ce que reconnaissent AL) qui existe de façon socialement différenciée et non sans contradictions entre ses expressions et à l’intérieur de chacune d’entre elles et c’est à partir de cela que je dis que l’illégitimité n’est pas seulement subie et combattue mais, même de façon balbutiante, reconnue comme la nature du mouvement. AL me reprochent de ne pas être plus précis, mais mon intention se limitait à essayer de formaliser une grille d’analyse dans deux textes courts et AL ont bien raison d’y mettre de la chair. J’insiste sur le côté séparé, conflictuel des éléments constituant le mouvement dans son ensemble et même, dans un mouvement défini fondamentalement par l’illégitimité de la revendication salariale (fondement que reconnaissent AL), j’insiste sur le contenu paradoxal du « rebondissement revendicatif », sur le fait qu’on ne peut le considérer comme un « développement linéaire ». J’ai du mal à comprendre comment on peut écrire que je ne « veux pas entendre parler de l’opposition entre les syndicats et le reste du mouvement », ou des divers épisodes du mouvement.

21 juin 2016

R.S

 

  1. Z.B.
    13/07/2016 à 10:56 | #1

    « L’asystémie n’est pas intégrée mais également combattue » écrivait AL.

    « …de quelle façon ce « combat contre » est aussi « intégration » n’est jamais abordée » rétorque R.S.

    Qu’est-ce à dire ?

  2. R.S
    13/07/2016 à 18:35 | #2

    @Z.B.
    Salut
    rien d’autre que ce qui est écrit. Je pense que dans la phrase de AL, il manque un “seulement” après le “n’est pas”, sinon la phrase est très bizarre. Ensuite, ma réponse vise avec peut-être plus ou moins de bonheur à montrer cette “intégration”.
    R.S

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