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blog Le serpent de mer : «L’État syrien et les fantômes du prolétariat »

Une camarade nous a signalé ce texte écrit par l’auteur de Gaza : “une militarisation extrême de la guerre de classe en Israël-Palestine”.

L’État syrien et les fantômes du prolétariat

Si la chute du régime a bouclé, un court instant, avec les espoirs de l’insurrection de 2011, le prolétariat surnuméraire syrien demeure repoussé aux marges de l’économie et clientélisé par des capitalistes en armes. C’est dans la forme rentière de l’État qu’il faut chercher le secret de ses mouvements au cours de la révolution et de la guerre civile.

En 2009, j’ai habité trois mois dans le quartier de Tadamon, en banlieue de Damas. Je vivais en colocation avec un jeune Kurde qui détestait le régime et le PKK, qui, pour lui, étaient liés l’un à l’autre. Doté d’un diplôme sans valeur, il rêvait de partir en Europe. Je passais mes journées dans le camp-quartier palestinien de Yarmouk, adjacent à Tadamon, où je fréquentais un petit milieu aux contours mouvants, composé essentiellement de jeunes Palestiniens issus du camp, grandis dans des familles de prolos, faiblement religieux, politisés, le regard tourné vers le monde extérieur, fumeurs de joints, dragueurs de filles étrangères, souvent anglophones, sans pognon, artistes aux encornures, cherchant à esquiver le service militaire.

Tadamon était un quartier « informel » : si certains habitants disposaient de titres de propriété foncière, 90 % des bâtiments étaient construits sans permis. Le quartier était peuplé de travailleurs pour la plupart venus des zones agricoles de la Ghouta, autour de Damas, des anciens paysans qui avaient rejoint l’armée de réserve de l’agglomération damascène depuis une ou deux générations. Les statistiques officielles conféraient à Tadamon 80 000 habitants, les chiffres officieux parlaient de 200 000.

C’était une banlieue où le contrôle exercé par le régime syrien était peu visible – « périphérique », disent les sociologues, toujours prêts à rester du bon côté du périph. En 2011, des rassemblements se sont formés. Ils se sont progressivement armés, et le quartier a échappé au contrôle des forces de sécurité. La moitié environ de Tadamon est aux mains de l’insurrection en 2012. En 2013, un important massacre s’y déroule : 280 civils raflés y sont conduits et exécutés par les Renseignements militaires, qui brûlent ensuite les corps dans une fosse commune. Ce n’est que la saillie de l’iceberg d’enlèvements, de tueries, d’extorsions, de bombardements et d’expulsions qui ont ravagé le quartier six années durant.

En 2018, le régime reprend le contrôle de Tadamon, largement vidé de ses habitants, et réduit à l’état de ruines. La même année, alors que la plupart des groupes armés qui tenaient des territoires autour de Damas et Daraa rendent les armes, le « décret numéro 10 » impose aux réfugiés ayant quitté leur habitation de présenter un titre de propriété pour regagner leurs pénates. Dans ces quartiers auto-construits, ces titres n’existent pas, et les terrains sont saisis et vendus aux enchères à des entrepreneurs liés au régime. En l’absence de capitaux prêts à y être investis, la reconstruction annoncée n’a pas lieu, et les ruines demeurent l’objet de transactions spéculatives.

Mon coloc kurde a quitté la Syrie au printemps 2011, sans lien avec les événements. Il avait trouvé un boulot de réceptionniste dans un hôtel à La Mecque. Huit ans plus tard, il est parvenu à rejoindre l’Allemagne, par voie légale. Du côté de mes amis de Yarmouk, plusieurs ont été assassinés après avoir été torturés ; la plupart ont quitté la Syrie, alors que leur quartier, comme Tadamon, était réduit en ruines par le régime.

Quelques-uns sont parvenus à entrer dans des brèches pour vendre leur force de travail à un prix pas si loin de ce qu’est payée celle de la petite classe moyenne intellectuelle nationale dans les pays où ils ont échoué. Souvent ils ont été rattrapés par l’expérience prolétarienne occidentale et les lots de fatigue qu’elle charrie. Par solidarité avec mes amis, et avec les camarades imaginaires et les foules massées face aux tanks et aux nervis du pouvoir en 2011, je n’ai, à distance des luttes, cessé de désirer ardemment chute du régime Assad.

Quatorze ans plus tard, alors que les émois insurrectionnels des débuts sont retombés depuis longtemps et que l’approche de la guerre civile syrienne a fini de déchirer les petits milieux d’extrême-gauche, l’heure est venue de faire retour et de tenter une analyse de cette séquence en termes de classes. À distance des « camps politiques », des projections démocratiques et des lectures orientalistes (les « communautés »), mais aussi des espoirs révolutionnaires qui ont pu surgir au détour des batailles, qu’est-ce que la révolution syrienne, le cours pris par la guerre civile et le « nouveau régime » nous disent des classes, de la rente et de l’État ?

Le « moment classes moyennes » face au massacre

Au printemps 2011, ni le travail, ni la circulation des marchandises ne sont attaqués. La révolution, c’est la manifestation. Les témoignages rétrospectifs convergent : la manif est une bulle qui soude les individus par-delà leurs rangs sociaux, leur rapport à l’argent et à l’exploitation. Elle est une utopie en mouvement, qui crée des rapports de solidarité nouveaux dans le face-à-face avec les forces répressives. Elle est une suspension provisoire du monde social, et elle est revendiquée comme telle : les manifestants sont unis par-delà tout ce qui les sépare par ailleurs. Ainsi, non seulement la subjectivité du mouvement récuse toute lecture de classe[1], mais la composition sociale de la contestation n’est pas, au premier abord, réductible à des énoncés définitifs pouvant la rabattre sur des intérêts spécifiques.

On peut pourtant remarquer que cette contestation a une géographie. Les premiers appels à mobilisation à Damas et Alep, émanant de jeunes urbains diplômés, créent un milieu activiste mais ne réunissent pas de foules importantes. L’étincelle vient de Daraa, ville provinciale méprisée par l’intelligentsia, où les rassemblements surgissent de manière spontanée après une humiliation de trop des services de sécurité. À Daraa (en mars-avril) succèdent les rassemblements massifs de Homs (avril-mai) et de Hama (juillet). C’est le moment des « centres-villes », qui unit les activistes et le prolétariat, confronté de conserve à la pratique du massacre. La répression est sauvage, à la fois de la part des forces de sécurités et de leurs nervis – les chabbihas, armée de réserve du régime, fantômes aux visages hideux parmi les fantômes – et elle s’accompagne d’une vague d’incarcération sans précédent. L’interclassisme en 2011, moins que la convergence de deux mouvements, a manifesté un vécu commun face à cette répression.

Cette séquence n’en incarne pas moins un « moment classes moyennes » de la révolution, repérable moins dans sa composition sociale que dans sa perspective politique : celle d’une société civile existant face à l’État et se reflétant en lui – c’est l’idée d’un État de justice, permettant l’épanouissement des individus séparés. Ce moment « classes moyennes » cherche l’unité des composantes sociales, idéologiques et communautaires du pays, et un deal entre la société et l’État impliquant la reconnaissance du statut de citoyen et de sa « dignité ». Il n’est pas l’apanage d’une catégorie sociale spécifique : comme l’écrit un camarade théorique, il « ne sert à rien de vouloir décrire [les classes moyennes] autrement que comme un moment des luttes[2] ». On pourrait même dire que, en 2011, c’est l’activité de lutte du prolétariat a donné sa forme insurrectionnelle au moment « classe moyenne » syrien. Le prolétariat est un spectre qui hante le rapport social capitaliste, comme moment négatif de la lutte, à l’opposé du pôle politique : ça ne veut pas dire qu’il n’est pas agissant dans le cadre de ce dernier.

Progressivement, la répression repousse le mouvement dans les banlieues. Les quartiers périphériques, sous-administrés par l’État, deviennent le cœur de la révolution. Des liens sociaux pré-urbains propres à une paysannerie récemment prolétarisée y permettent une capacité d’autodéfense plus forte que dans les centres-villes, et la faible présence de l’État en fait des refuges pour les néo-militants formés au cours des premières semaines. Une bascule prolétarienne (cette fois dans le sens de la composition sociale) s’opère ainsi sur le terrain spatial, et change la nature de la contestation. L’utopie de la société unie réclamant une révolution politique est confrontée à la question de l’auto-administration des territoires libérés de la présence du régime.

La coloration « classe moyenne » de la révolution en prend un coup, mais ça ne met pas fin à la nature interclassiste du mouvement : c’est l’amorce d’un deuxième moment de l’interclassisme, qui va se jouer autour de cette question de l’auto-administration de la société – qui est, avant tout, celle des rapports sociaux de classe.

L’État-butin

Mais interrogeons d’abord la manière dont le régime syrien a répondu au mouvement qui lui faisait face en 2011 : par une pratique du massacre et de la destruction urbaine tous azimuts d’une part ; par un usage de la rente politique dont il disposait pour valoriser sa position auprès de segments du prolétariat de l’autre.

On trouve dans la littérature marxiste une définition de l’État moderne comme « bande d’hommes en armes », qui cohabite avec les développements (du jeune Karl) sur ce même État comme forme sociale « séparée de la société civile » et comme « comité de gestion des affaires communes de la classe bourgeoise ». L’enjeu de la révolution syrienne, dans son moment « classe moyenne », aura été essentiellement une tentative pour passer d’une forme à l’autre : de l’appropriation de l’État par un clan capitaliste l’utilisant comme un appareil de prédation à sa séparation des intérêts particuliers et son érection en appareil de régulation.  C’est un échec : c’est que cette firme cette forme étatique « bande armée » est, en Syrie, profondément ancrée dans les rapports sociaux eux-mêmes, et il faut brièvement revenir sur son histoire.

Dans les années 1980, Michel Seurat rabattait l’analyse de classe de l’État syrien des Assad sur celle de la formation sociale du pouvoir, reprenant les termes de la sociologie médiévale d’Ibn Khaldûn : une force militaire extérieure à la société urbaine dominante, issue des marges socio-géographiques et traversée par des liens « primaires » (‘asabiyya), s’empare de l’État et en fait son butin. Dans le schéma khaldunien, cette ‘asabiyya est ensuite destinée à se dissoudre dans la formation sociale qu’elle s’accapare (la civilisation urbaine, avec sa division sociale et sa délégation des affaires publiques à une instance séparée). Mais, notait Seurat, dans le cas de la Syrie des Assad, ce rapport à l’État-butin perdure, aboutissant à une situation où l’existence même de l’État, comme forme « moderne » (instance séparée de la société), était à questionner[3]. Les explications basées sur la barbarie et les formes sociales médiévales ayant leurs limites, Seurat introduisait alors de l’historicité par la bande : il notait que ce fonctionnement de l’État-butin était intégré à une forme socio-économique bien peu khaldunienne : la circulation de capitaux rentiers.

Trouvant son origine dans les rétrocessions des revenus pétroliers de la part des pays du Golfe au nom du soutien à la cause palestinienne, la rente accaparée par l’État syrien s’en est ensuite autonomisée. Elle n’a cessé d’être instable, et, dans un contexte de polarisation géopolitique où les États ne forment pas des blocs sociaux, s’est incarnée au niveau des villages, des quartiers, des axes de circulation. Elle était porteuse d’une violence politique constante : pour garantir l’accès aux rentes politico-sécuritaires, ses récipiendaires ont intérêt à faire jouer les canaux géopolitiques les uns contre les autres, à alimenter des micrologiques de déstabilisation régionale en vue d’être incontournables pour… maintenir une forme de stabilité. Le régime syrien n’a ainsi cessé de montrer son pouvoir de nuisance pour continuer à être arrosé, et la rente sécuritaire a ruisselé dans un monde de la sous-traitance du désordre et du maintien de l’ordre mêlés, s’investissant dans les trafics – drogue et armes – qui nourrissent un business nécessairement lié aux officines de sécurité et à leurs clientèles.

Celles-ci, fractionnées en clans et groupes confessionnels, ont progressivement remplacé les « masses » comme base sociale de l’État-parti. Deux décennies durant (années 1960-1970), la rente avait permis au prolétariat syrien une forme de reproduction assurée par l’État : c’était l’époque de l’emploi public massif, dans l’administration et l’industrie nationalisée, et du « socialisme » syrien. Mais dès les années 1980, la reproduction du prolétariat en tant que masse salariée est en crise, et le régime se maintient à coups de massacres. Dans la foulée, les bandes d’hommes en armes issues du sérail alaouite et constituées en services de sécurités concurrents fondent sur les pans de l’économie dont l’État se déprend. Les privatisations et l’éclatement de l’État-parti en officines mafieuses entraînent la projection de centaines de milliers de prolétaires dans le secteur informel ; la fin du soutien de l’État au secteur agricole la prolétarisation de la paysannerie. Les sécheresses répétées dans la seconde moitié des années 2000 accentuent ce phénomène, et des banlieues auto-construites ne cessent de s’étendre autour des grandes villes.

Les barbes de l’interclassisme

La rente et sa réalisation dans la forme de l’État-butin vont constituer le fil rouge des dynamiques sociales de la révolution et de la guerre civile, donnant naissance aux différentes reformulations de l’interclassisme après 2011.

D’abord, davantage que la révolution, c’est le régime qui se charge d’écraser dans l’œuf les velléités de la bourgeoisie syrienne de se constituer en pôle unificateur. Ces velléités étaient aussi faibles que l’était cette classe : la bourgeoisie commerçante, largement sunnite – et, ce faisant, à la marge des circuits des gangs sécuritaires qui recrutent dans le vivier alaouite –, demeure fidèle au régime durant une assez longue période, faute de forces suffisantes pour lui tenir la dragée haute. Elle tente, selon diverses sources, un retournement à l’été 2012, quand les groupes rebelles semblent sur le point de s’emparer de Damas et Alep, mais, alors que le renversement du régime n’a pas lieu et que celui-ci promet de « briser le souk de Hamidiyyé », cette bourgeoisie rentre dans le rang.

Surtout, c’est cette logique de profit rentier qui façonne la division spatiale et repousse la révolution dans les banlieues. Le partage entre un territoire utile et un autre secondaire, livré au massacre et à la destruction, reflète la structuration des profits capitalistes : les lieux de production (les usines, concentrées dans ces zones périphériques) sont sacrifiés au profit des axes de circulation : c’est au travers de cette dernière que les capitalistes syriens et régionaux réalisent leurs revenus. Corollairement, cette segmentation territoriale accélère le devenir surnuméraire du prolétariat syrien, qui se trouve expulsé hors de l’économie et du travail.

Il n’y a, dans les zones « abandonnées » par le régime, plus d’État : seulement des types armés de machettes qui effectuent des raids, sabrant dans le lard en hurlant que Bachar est leur Dieu – les institutions sont derrière cette sauvagerie, à sa remorque. L’État est à créer, il est à créer au sein de la société, des rapports sociaux du quotidien qui se resserrent dans les quartiers sous le feu de la répression.

Des autorités se constituent dans les zones « libérées », cherchant à incarner une régulation issue de « la société ». Ces autorités civiles, promues par des néo-militants de la première heure, agrègent en fait toute une frange sociale qui a « rejoint » la révolution du fait de sa segmentation spatiale et qui constitue son encadrement réel, plus efficient que celui des militants : fonctionnaires de rang intermédiaire, avocats, entrepreneurs, sans oublier une armée de « cheikhs », incarnation d’une forme de rapport à la justice issue de la société elle-même, car « islamique ».

L’islam est l’espace laissé à la société par l’État-gang pour se projeter dans un lien de justice venant organiser les rapports entre les classes. Il est alors manié à différentes sauces par des groupes sociaux cherchant à se substituer à lui au nom de « la société ». Les autorités civiles en quête d’une régulation « juste » et respectueuse de la segmentation sociale existante incarnent la première de ces barbes islamiques. Mais elle va vite cohabiter avec une autre, entrée dans une lutte à mort avec l’État-gang : celle des groupes armés.

La dynamique de militarisation du soulèvement est impulsée par le mouvement de désertion massive de l’été 2011, qui introduit les armes, mais aussi quantité de prolétaires sans ressources (les déserteurs ne peuvent pas retourner chez eux) dans les zones insurgées. Dans un premier temps, les miliciens sont des prolétaires au commandement flottant : ils ne sont pas payés, ils quittent les groupes, produisent leur propre leadership militaire qui lutte contre les tentatives de mise sous tutelle par le pseudo-état-major de l’Armée syrienne libre (ASL), constitué en Turquie comme interlocuteur des puissances extérieures et des bailleurs de fonds. Les prolétaires en armes demeurent liés à des espaces d’appartenance locaux (quartiers et villages) et continuent d’être investis de l’imaginaire de l’« État de justice » : ainsi, deux années durant, dans toutes les zones insurgées, soumises aux sièges et aux bombardements du régime et de ses alliés, la dynamique civile (urbaine et petite-bourgeoise) et la dynamique milicienne (paysanne et prolétarienne) coexistent cahin-caha.

Mais l’apparition de la forme « groupe armé » dans la dynamique de classe de la révolution syrienne produit un double mouvement. Tout en constituant une forme d’autonomisation de la logique d’action du prolétariat surnuméraire, elle reboucle dans le même temps avec les rapports sociaux de rente, entrant de ce fait en contradiction avec l’imaginaire interclassiste de l’« État de justice ».

Massacres prolétariens vs encadrement progressiste : la contradiction sociale en suspens

Dans un contexte, où, en l’absence de victoire face au régime, la guerre prolétarienne pour la libération prend une dimension de plus en plus vengeresse et eschatologique, Daech apparaît comme le paroxysme de l’échappée prolétarienne hors des différentes formes de l’interclassisme révolutionnaire (citoyen de 2011, islamique de 2012-2013) : « l’idée pour Daech était (…) d’infiltrer les quartiers pauvres et de repérer quels groupes ou quels individus pouvaient se sentir humiliés ou frustrés. (…) Il y avait de toute évidence un élément de revanche de classe que Daech a très bien su exploiter et que le reste de l’opposition a complètement ignoré. L’État islamique s’est nourri des laissés pour compte de la révolution. L’ASL a été prise à revers[4]. » La « sauvagerie » de Daech et sa capacité à s’imposer les armes à la main aux hiérarchies sociales constituées s’opposent de front à la captation du prolétariat par un encadrement se revendiquant de la société civile.

Alors que la barbe islamique est toujours peu ou prou un moyen pour ceux qui aspirent à l’État de s’attacher à bas prix l’activité du prolétariat masculin, cette opération est portée à son point de rupture lorsque celui-ci se retourne non contre sa reproduction en tant que classe dans la société, mais contre « la société » elle-même, comme formalisation pacifique des rapports sociaux. Daech accorde à une fraction du prolétariat masculin, clientélisée comme hommes de main, un pouvoir de coercition sociale compensant la domination sociale basée sur l’accès à la rente – puissance du pénis, liberté du flingue et du pillage et projection dans de grands récits eschatologiques venant remplacer les idéaux d’une reproduction sociale régulée par des instances « représentatives ».

Pourtant, Daech n’en est pas moins une recomposition de l’attelage interclassiste : le mouvement n’échappe ni à l’économie de rente ni à l’attrait magnétique de l’État : la sauvagerie « prolétarienne » qui fonde Daech est placée sous la férule, non des classes moyennes « révolutionnaires », mais du fantôme des classes moyennes passées : celles qui avaient fait main basse sur l’État rentier dans les années 1970. Ce nouvel État de barbarie incarne à merveille l’éternel retour khaldunien à la mode baathiste : refondation d’un gang rentier se fixant dans un État, Daech est une formation sociale où les mukhabarat irakiens « sortis du désert » redéploient leurs pratiques de prédation et de massacre sous le drapeau noir du djihadisme, s’adjoignent une nouvelle clientèle prolétarienne… et meurent avec elle.

Face au monstre engendré par la défaite de l’interclassisme révolutionnaire, l’imaginaire de la démocratie en armes est récupéré – à visée d’exportation essentiellement – par une force politique constituée en dehors du mouvement et dotée de réelles capacités d’encadrement du prolétariat, le PKK. Depuis 2012, ce dernier a pris le contrôle des poches kurdes du nord de la Syrie avec la bénédiction du régime et, dans le cadre de la lutte contre Daech, il étend son emprise territoriale sous le parapluie américain. Les structures « démocratiques » mises en place dans ces zones ne sont issues d’aucune dynamique prolétarienne : elles se sont constituées comme médiations entre « communautés » qu’elles façonnent largement, cherchent à neutraliser les mouvements contradictoires du prolétariat en l’encadrant via un système de gouvernement directement issu des vieilles logiques coloniales – en s’appuyant sur les structures ethniques et tribales et les chaînes d’allégeance.

Ainsi l’« État » du nord-est syrien, pour s’être extrait des atours « barbares » de la rente, apparaît vite comme une formation sociale transitoire aux mains des cadres politico-militaires du PKK, qui doit sa survie à des négociations sans cesse renouvelées avec les « communautés » locales qu’elle chapote et surtout avec les acteurs militaires extérieurs qui lui accordent protection en échange d’une implantation sur son territoire. Toujours une affaire de rentes, donc, à destination exclusive de l’encadrement. Le prolétariat est, dans le nord-est « communaliste », rétribué par la protection accordée par un appareil d’État qui ne massacre pas, n’accapare guère, est lui-même contrôlé de l’extérieur par d’autres cadres.

C’est l’envers de l’utopie prolétarienne vengeresse : l’utopie d’une « révolution » produite hors des rapports sociaux de classe.

HTC : la quête de l’« État séparé »

À partir de 2016, la dynamique militaire s’avère clairement favorable à un régime désormais sous tutelle iranienne et russe. Celui-ci a moins que jamais la capacité de reproduire le prolétariat autrement qu’en l’intégrant à ses propres milices : les prolétaires des zones reconquises demeurent hors de l’économie, paupérisés comme jamais, massivement déscolarisés, sans système de soin, incapables même de compter sur la monnaie nationale pour acquérir de quoi survivre. La répression elle-même devient un instrument de racket exercé par différentes forces de sécurité pour remplir leurs caisses.

La « poche d’Idlib » apparaît alors comme le dernier refuge du camp « rebelle » : quand le régime conquiert une zone, il organise des déportations en masse de la population vers cette zone – poursuivant son projet d’expulsion d’un prolétariat surnuméraire qui constitue pour lui une charge et une menace. Mais ce territoire, qui accueille 3 millions de réfugiés, apparaît aussi comme la première ébauche d’un État qui serait issu de la révolution. Cela, de manière paradoxale : le groupe militaire qui prévaut à Idlib (après avoir combattu ses concurrents entre 2017 et 2019), Hayat Tahrir al-Cham (HTC), est issu du Front al-Nosra, qui a bâti sa puissance sociale dans le refus toute forme de composition avec les institutions civiles de la « société révolutionnaire ». Alors qu’Al-Nosra était un groupe armé extérieur au projet révolutionnaire et à ses contradictions, HTC va progressivement s’ériger à Idlib, non sans tiraillement, en une formation sociale « séparée de la société civile ».

Les institutions d’Idlib intègrent les classes dominantes tout en n’appartenant à aucune fraction d’entre elles. Elles mettent au pas les velléités de contrôle territorial des chefs de guerre et, dans le même mouvement, l’action prédatrice du prolétariat fixé dans les groupes armés. Cette formation sociale n’est ni un instrument de pillage, ni une tentative utopique cherchant à représenter démocratiquement la société. Alors que les manifestations se poursuivent, contre le régime et contre HTC[5], l’État en formation à Idlib réprime et absorbe tout à la fois. Il emprisonne ce qui le menace et négocie face aux manifestants. Il distribue les rôles au sein des différentes fractions des élites. Il gère la circulation des capitaux. Il travaille ses alliances sans être affilié à une puissance extérieure.

Davantage qu’un groupe armé, c’est cette formation sociale d’Idlib qui, en novembre-décembre 2024, a pris le contrôle du pays en quelques jours, déployant une cohésion interne bien plus forte que celle du régime. Pour vaincre les cliques se partageant les marchés et la charge de reproduire les différentes fractions du prolétariat, sans doute fallait-il un appareil d’État déjà formé, et auto-formé, à distance du bouillonnement révolutionnaire et de ses contradictions. Alors qu’on imaginait l’idée même d’un État syrien comme cadre national de reproduction des rapports sociaux sombré corps et bien, il a soudain ressurgi comme horizon possible avec la débandade du régime.

Capital fix & capital shoot

Dans cette séquence de décembre 2014, le moment révolutionnaire a fait étrangement retour : la chute du régime a semblé réaliser la fin de la révolution, c’est-à-dire la mise au repos de la société. Cessant d’être persécutée, celle-ci pourrait, en conséquence, n’avoir plus à se mêler des affaires de l’État. Comme activité auto-régulée du « peuple », la révolution a connu ses derniers feux dans les heures qui ont suivi la chute de Damas, avec cet étrange cortège de pillages et d’irruptions « pacifiques » du prolétariat dans les lieux de pouvoir, où « la société » (de classe) demeurait indemne. Ensuite, la capacité d’HTC à absorber dans son appareil politico-militaire la « promesse d’État » a été fulgurante.

Cette promesse d’État (dont le caractère « démocratique » importe peu : l’enjeu est qu’il soit séparé des intérêts spécifiques des différentes cliques mafieuses) n’est plus porteuse de revanche prolétarienne ni d’utopie citoyenne. Cette promesse, pour la bourgeoisie, est celle d’une forme d’autonomie nouvelle et « garantie » ; pour le prolétariat, c’est celle d’un cours normal de l’exploitation, sans menace d’enlèvement par l’État mafieux, sans menace d’expulsion hors de l’économie.

Cette promesse, pourtant, n’est guère crédible, et les événements depuis lors ne cessent de le confirmer. Si la manière qu’avait le régime Assad de manier la rente relevait bien d’une spécificité locale, l’appropriation de l’État par une bande d’hommes en armes n’est pas une anomalie culturelle. Apparue dans la région à la fois comme une condition de possibilité de la révolution bourgeoise et comme la limite de celle-ci, elle s’inscrit désormais dans la manière dont se sont restructurés les rapports capitalistes face à la crise mondiale de valorisation du capital et de pénurie de plus-value.

En Syrie, les secteurs rentables du point de vue des investissements capitalistes peuvent se compter sur les doigts d’une main : le bâtiment, l’extraction, le convoi des marchandises (et leur protection), la drogue, la vente d’allégeance miliciennes aux puissances étatiques environnantes[6]. Aucun de ces secteurs ne s’inscrit dans la sphère « productive » : tous ont une dimension rentière – ces marchés-là sont tributaires du contrôle de positions liées à un État qui n’est pas une instance de régulation, mais une instance de distribution de monopoles. La concurrence entre capitalistes dans cette configuration se mesure en termes de force brute, et d’alliances avec d’autres forces brutes. Aussi, dans cette structuration du capital, la figure du prolétaire tend à se confondre avec celle de l’homme de main.

La chute du régime syrien intervient dans un moment de la crise mondiale où la course aux marchés rentiers s’accompagne de l’écroulement spectaculaire de la forme étatique tournée vers la régulation de la concurrence inter-capitalistes. L’État « séparé des capitalistes particuliers » (certes jamais réalisé) laisse la place à un État tendanciellement accaparé par capitalistes particuliers », qui se ruent sur les marchés extractivistes, fonciers, spéculatifs, ouverts sous la menace des armes. L’« État de barbarie » tend à l’emporter au niveau mondial, non comme forme sociale archaïque, mais bien comme paradigme d’une crise de la plus-value cherchant le salut dans des profits structurés autour de positions rentières.

Si l’enjeu de la reproduction du prolétariat demeure une préoccupation de l’État dans les zones centrales de l’accumulation, il en va tout autrement dans les zones périphériques, où la question des surnuméraires est, de plus en plus nettement, appréhendée sous le prisme du massacre – celui-ci étant devenu un moment du profit. La destruction de Gaza en ce sens peut apparaître comme une forme mondialisée de la destruction des banlieues syriennes.

Au Moyen-Orient, la poussée prolétarienne des années 2010, fragile dans son offensive mais constante dans ses manifestations, semble désormais vouloir se régler par une restructuration militaire sans fin dont Israël constitue, encore une fois, la pointe avancée. La nécessaire soumission des instances nationales à cette restructuration participe de la caducité de la « promesse d’État ». Cette soumission, en plus d’un contrôle militaire périphérique, passe par une « gestion communautaire » du prolétariat sur un mode colonial « à l’ancienne » (Israël « protecteur des druzes », et bientôt, qui sait, des Kurdes) ; mais aussi par l’ouverture de nouveaux marchés d’investissement sur le dos des dernières poches de prolétariat salarié « formel » (promesse d’« une économie de marché compétitive » avec la privatisation des entreprises industrielles encore contrôlées par l’État)[7].

L’autre côté du périph

« C’est bizarre de dire cela, mais tout était plus simple pendant la guerre. On se souciait plus les uns des autres. Maintenant c’est chacun pour soi[8]. »

Si la chute du régime a bouclé, un court instant, avec le moment de lutte « classes moyennes » de 2011, celles-ci n’ont pas grand-chose à attendre de la nouvelle donne. Elles peuvent, enfin, intervenir dans l’espace public sans risquer la mort et porter à nouveau l’étendard de la démocratie et de la société civile face aux miliciens barbus qui occupent le palais présidentiel, mais, alors qu’elles réalisent progressivement que cette intervention n’a aucun impact sur la forme de l’État, leur défaite est désormais sans éclat, comme une bataille perdue qui se pare des atours de la victoire et qui dépossède même des joies tristes de la nostalgie collective.

Le prolétariat surnuméraire issu des quartiers et villes moyennes à l’écart de la « Syrie utile » n’a, lui, plus rien à attendre d’un État de justice. Assad tombé, il demeure repoussé aux marges de l’économie, en exil ou entassé dans des camps de réfugiés, réduit à subsister via l’assistance humanitaire et familiale, tributaire de nouveaux cycles de violence où il pourrait retrouver du travail comme homme de main au service de capitalistes en armes luttant pour accéder à des marchés rentiers.

Minassian, juillet 2025


[1] À une annonce gouvernementale d’augmentation des salaires répond dans les manifestations le slogan « le peuple syrien n’a pas faim ».

[2] Blog Carbure, « Notes sur les classes moyennes et l’interclassisme ».

[3] « L’originalité de la pratique politique syrienne par rapport à d’autres pays du Tiers-Monde (…) tient au fait qu’elle n’est pas la marque d’un État mais en est le plus souvent la négation » (1984).

[4]  Un habitant de Raqqa, cité dans Syrie. Anatomie d’une guerre civile.

[5] « Le 15 mars, des milliers de manifestants se sont rassemblés sur la place centrale de la ville d’Idlib pour marquer le treizième anniversaire du soulèvement syrien en criant “Le peuple veut la chute d’Al-Joulani”, réactivant ainsi le slogan emblématique des “printemps arabes” » (Orient XXI, 25 avril 2024).

[6] Amer Taysir Khiti est une bonne illustration de la figure du capitaliste syrien issu de la guerre civile. L’homme a débuté dans l’import-export de légumes. En 2011, il se lance dans le captagon, en lien avec le Hezbollah. En parallèle, il se livre avec l’armée syrienne à la contrebande avec les zones rebelles. Il se brouille alors avec le clan Assad. Exilé, il réinvestit dans l’immobilier en Turquie, tandis que ses frères occupent des positions d’encadrement dans des groupes rebelles islamistes dans la Ghouta et jusqu’à Idlib. Il se réconcilie avec le régime en 2018, revient en Syrie. Il crée des sociétés d’import-export, de location de voitures, se lance dans les cryptomonnaies. Élu député, il fait main basse à peu de frais sur du foncier dans le cadre des ventes aux enchères qui accompagnent les confiscations opérées par le régime, qu’il utilise comme bases pour le trafic de captagon. La chute du régime le met en difficulté mais il n’est pas hors-jeu pour autant : il demeure planqué quelque part en Syrie, « en attente d’un accord avec les nouvelles autorités pour reprendre [ses] activités ». Amer Taysir Khiti n’incarne pas une obscure figure du « mafieux », ancré dans une économie « parallèle », à laquelle on pourrait opposer la figure d’un « bon capitaliste », qui lui suivrait les règles du marché et de la concurrence : il est au centre du jeu des circuits de valorisation qui utilisent le territoire syrien depuis une quinzaine d’années.

[7] Après la barbe démocratique de l’« État de justice », après la barbe prolétarienne et vengeresse de l’« État de pillage », voici venu le temps de la barbe « réaliste » : elle est issue d’Al-Qaïda et prête à se soumettre aux institutions capitalistes internationales. Preuve s’il en est que l’« islamisme », comme idéologie ou comme camp politique, n’existe pas : derrière les manifestations de ce « langage », il faut, à chaque fois chercher le contenu social et les contradictions de classe.

[8] Extrait du film Beyrouth fantôme, Ghassan Salhab 1999.

  1. schizosophie
    24/07/2025 à 12:32 | #1

    Superbe synthèse, Minas. Particulièrement par ton usage de la notion de clan, bien nécessaire et pertinente, et plus opérante que la distinction prolétariat/bourgeoisie, dans les contextes périphériques.

    Je demeure néanmoins en désaccord avec cette réitération de ton déjà brillant texte précédent, selon lequel il ne fallait pas « chier » sur l’islamisme (en tant que tel mais en tant qu’encadrement du prolétariat). Les guillemets à « sauvagerie » à propos de Daech et surtout ta note 7 répètent hélas cette même rétention.

    Au fond tu sembles penser que le prolétariat surnuméraire est la dupe de « la projection dans de grands récits eschatologiques venant remplacer les idéaux d’une reproduction sociale régulée par des instances “représentatives” » ou bien inversement, avec le moment HTC, le tout selon un chantage (ou une ritournelle infinie) auquel il serait destiné.

    Peut-être est-ce plutôt la dichotomie marxienne prolétariat/bourgeoisie qu’il faudrait plutôt critiquer en tant que puissance idéologique, parce que porteuse, elle aussi, d’un grand récit eschatologique, avec l’avenir à la place des houris paradisiaques. Sans doute les personnes de l’immense majorité que tu décris comme prolétariat surnuméraire ont-ils quelque chose à attendre d’un état de justice (sans capitale à « état ») sans Dieu ni État.

    De même d’ailleurs que les bourgeois, quand bien même certains d’entre eux sont moins au taquet de cette attente s’ils échappent à la lancinante destinée évoquée plus haut, surtout s’ils peuvent spéculer sur une situation du côté des diverses chefferies claniques.

    Il me semble que c’est cet état de justice qu’espéraient les insurgés « interclasses » de 2011, de même que ceux de la révolution des mœurs en Iran. Et même que cette quête est révolutionnaire par elle-même, toutes les formes de division sociale, pas seulement capitalistes, y étant opposées.

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