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Blog RÉALITÉ : «  La fuite en avant – Capitalisme en France, épisode 2. »

Dans ce deuxième épisode de notre série sur la France, nous nous intéressons à l’enjeu de la dette publique. Comme nous l’avons vu dans l’épisode précédent, le développement du capitalisme français s’est historiquement heurté à deux obstacles : l’existence d’une petite paysannerie propriétaire et la faiblesse des gisements de charbon, qui ont freiné l’essor de la grande industrie et incité les capitaux à privilégier les secteurs improductifs de la banque, du luxe ou du commerce (voir Misère et vanité de la voie française). Pendant la parenthèse gaulliste, l’État a pris ces deux problèmes à bras-le-corps ; mais vingt ou trente ans de rattrapage accéléré n’ont pu combler l’ensemble des retards accumulés – notamment sur le terrain de la production industrielle, où l’affrontement concurrentiel, au lendemain du boom économique, devient très rude entre les firmes américaines et celles de l’Allemagne et du Japon. C’est dans ce contexte général que les grands capitaux français tentent une fuite en avant.

Dans cet épisode, nous allons voir que le passage à l’euro a été l’instrument par lequel ces grands capitaux ont cherché à contourner leurs propres faiblesses pour réussir leur internationalisation – et que cet élément entretient des liens étroits avec la trajectoire de la dette publique française. Notre objectif ici n’est pas seulement de compléter les pièces du puzzle français, mais de mesurer les conséquences de cette trajectoire récente sur la forme des luttes de classes, ainsi que les perspectives qu’elle ouvre.
État des lieux
Commençons par un regard sur la situation actuelle. Il est devenu difficile de ne pas rapporter l’évolution de la dette publique française à l’augmentation des aides aux entreprises. Si leur niveau exact reste inconnu, délicat à mesurer du fait de l’extraordinaire éclatement des dispositifs d’aide (pas moins de 2200), différents rapports[1] en ont proposé des estimations qui convergent autour d’un montant de 200 milliards d’euros par an[2]. Dans un essai tout juste publié[3], deux journalistes l’estiment même plutôt aux alentours de 270 milliards. Quelle que soit la fourchette retenue, c’est en tous cas une somme supérieure au déficit annuel de l’État français – 168 milliards d’euros en 2024.
Suggestif, ce lien ne doit pourtant pas être interprété comme une relation comptable directe, dans laquelle les aides aux entreprises entraîneraient mécaniquement les déséquilibres budgétaires. N’en déplaise aux belles âmes, le problème n’est pas tant la politique de l’offre que le fait de l’avoir menée sans remédier aux faiblesses structurelles du capital français – et en ayant même plutôt eu tendance à les encourager. De sorte que ce déluge d’aides publiques s’avère en définitive aussi incapable d’impulser une reprise de la croissance qu’il ne devient essentiel à la survie d’une partie du tissu productif. Pour cette raison aussi, il existe un effet d’accoutumance : faute d’assurer un rattrapage de compétitivité, ces aides sont devenues de plus en plus indispensables et leur montant n’a cessé de croître au cours des dernières décennies. Selon le rapport du Clersé, il serait passé de 3 % du PIB au début des années 2000 à près de 6,5 % en 2019.
Cet interventionnisme étatique tranche avec les lectures qui analysent le néolibéralisme comme un retrait de l’État de la sphère économique. Dans un article récent, deux universitaires français, Nicolas Pinsard et Benjamin Bürbaumer, ont décrit la manière dont la fin du « cycle fordiste » s’est traduite par un renforcement de son intervention, mais une intervention qui s’est réorientée vers le soutien aux entreprises. Ce glissement, montrent-ils, devient particulièrement net à partir du début des années 1990[4].
Pour ces auteurs, cette tendance s’explique par l’inversion du rapport de force entre État et capital sous l’effet de la concentration des entreprises, d’une hausse de la mobilité des capitaux, et d’une unification idéologique du patronat – nous y reviendrons. Mais cette explication reste insuffisante : si l’État incarne la direction politique et collective du capital, alors le basculement de ses formes d’intervention doit d’abord s’expliquer par une inflexion dans l’orientation du capital lui-même. C’est pourquoi dans cet article, nous essaierons d’identifier les facteurs objectifs qui expliquent le recalibrage de l’intervention de l’État français à partir des années 1990, en commençant par un bref retour sur les enjeux de la libéralisation de l’économie et sur les raisons pour lesquelles elle a adopté, en France, la forme particulière de l’européisme.
Comment en est-on arrivé là ?
Au cours des années 1970, l’ordre monétaire international connaît d’importants bouleversements, avec l’abandon du système de Bretton Woods fondé sur un ancrage au dollar au profit d’un régime de changes flottants entre les grandes monnaies. Cette mutation, qui facilite les flux de capitaux et stimule les investissements à l’étranger, soutient les stratégies d’internationalisation des grandes firmes. Elle accroît aussi la concurrence entre puissances industrielles pour la réalisation des investissements à l’étranger, tout en augmentant la vulnérabilité des grandes entreprises au risque de rachat – pas toujours amical – par des concurrents étrangers. Dans ce contexte, la politique de change va progressivement devenir le pivot de la politique monétaire des grandes puissances industrielles.
Pour rappel, les États, par l’intermédiaire de leur banque centrale, pilotent leurs politiques économiques en faisant varier les taux d’intérêt à court terme. Mais cet instrument unique joue simultanément deux rôles. À l’intérieur de l’aire monétaire, il permet de stimuler la croissance ou au contraire, de modérer les phases de surchauffe et d’inflation – puisque la baisse des taux encourage l’endettement et donc l’investissement des entreprises (tandis que leur hausse les décourage). Vis-à-vis des autres aires monétaires, d’autre part, le taux d’intérêt est un instrument central de la politique de change : élevé, il attire les capitaux étrangers et entraîne une appréciation du change, qui améliore le pouvoir d’achat de la monnaie à l’étranger ; faible, il repousse les capitaux étrangers, déprécie le change et permet au contraire d’améliorer la compétitivité des exportations. Le problème, c’est que ces deux objectifs sont parfois contradictoires : comment fixer le taux d’intérêt, par exemple, lorsqu’on souhaite soutenir à la fois la croissance économique intérieure et la stabilité du change – sachant qu’un taux d’intérêt faible aura pour effet de stimuler la croissance, mais d’exposer la monnaie au risque de dévaluation, tandis qu’un taux d’intérêt élevé permettrait de stabiliser la monnaie, mais pénaliserait la croissance ?
En réalité, ces deux objectifs doivent être hiérarchisés. Et jusqu’aux années 1980, ils l’avaient plutôt été au bénéfice de la sphère domestique[5]– le taux s’ajustant principalement en fonction de la conjoncture nationale. Au cours des années 1980, la dimension internationale prend le pas. Pour les grandes puissances industrielles, l’enjeu prépondérant devient celui de garantir une monnaie forte qui procure un double avantage à leurs capitaux nationaux. D’abord, elle facilite leur internationalisation en dépréciant les facteurs de production achetés à l’étranger (autrement dit, en rendant leurs investissements meilleur marché). D’autre part, elle protège les entreprises nationales contre les tentatives de rachat hostiles par des concurrents étrangers (cf. l’article Sur terrain instable).
Pour soutenir le change de sa monnaie, un État peut s’appuyer sur deux canaux : des taux d’intérêt élevés qui encouragent les investisseurs à y placer leurs capitaux, on l’a dit, mais aussi les excédents commerciaux qui, avec le rapatriement du fruit des ventes à l’étranger, entraînent la conversion de devises étrangères en monnaie nationale. La capacité à soutenir une politique de monnaie forte repose sur la complémentarité entre ces deux canaux. Car plus les excédents commerciaux sont importants, moins la stabilité du change repose sur les taux d’intérêt, et plus ceux-ci peuvent s’adapter à la conjoncture nationale pour faciliter le financement des entreprises. D’autre part, et contrairement à une idée répandue, la monnaie forte peut à son tour soutenir les excédents commerciaux en renforçant la compétitivité des industries exportatrices, à condition de faciliter les investissements à l’étranger qui leur permettent d’exploiter les différences internationales de coûts de production, et d’importer ainsi des intrants meilleurs marché qui renforcent la compétitivité de leurs propres exportations. C’est de cette manière, par exemple, que l’Allemagne s’insère sur le marché mondial : sa compétitivité et ses excédents commerciaux reposent en partie sur la projection de son appareil productif en Europe de l’Est, processus facilité par la force de sa monnaie. Pour l’illustrer schématiquement, on pourrait dire que la compétitivité de l’industrie automobile allemande s’appuie en partie sur sa capacité à investir et à faire produire des moteurs en Slovaquie, qu’elle peut ensuite rapatrier à bon marché grâce à sa monnaie forte, et qui lui permettent enfin d’abaisser les prix de ses exportations. Suivant ce mécanisme, l’industrie domestique est en mesure de dégager des excédents commerciaux plus importants grâce à la monnaie forte, et ces excédents alimentent à leur tour l’appréciation monétaire en entretenant ce cercle vertueux : le change soutient la compétitivité, la compétitivité soutient le change.
Or, en raison de ses fragilités structurelles, le capital français a eu davantage de difficultés à articuler monnaie forte et compétitivité industrielle. Les secteurs de prédilection de la bourgeoisie française, qu’un coup d’œil au CAC40 permet d’identifier, y sont pour quelque chose : l’indice est peuplé par des groupes de l’agro-alimentaire et des spiritueux (Danone et l’indétrônable Pernod-Ricard), de l’énergie (Total, Engie), des services (Carrefour, Accor Hôtel, Capgemini, Publicis, Teleperformance), du luxe (Hermès, Kering, LVMH), du BTP, des télécoms, de la délégation de services publics (Bouygues, Vivendi, Veolia, Orange, Unibail) et de la banque-finance-assurance (BNP-Paribas, Société Générale, Crédit Agricole, Axa) – autrement dit, de nombreux secteurs dont l’activité ne repose pas sur des chaînes de valeur transfrontalières, telles que nous les avons décrites avec l’exemple de l’industrie automobile allemande. Indice de référence, le CAC ne représente certes pas l’ensemble du tissu productif national, mais il donne au moins une idée de ses pôles dominants et les plus internationalisés. De ce point de vue, le contraste avec la composition du DAX de Francfort est frappant : si le secteur bancaire y figure aussi en bonne place, l’indice allemand reste dominé par des groupes industriels dans des secteurs susceptibles de développer et de tirer parti de telles chaînes de valeur (automobile, chimie, pharmacie, etc.).
L’appréciation monétaire n’est pas moins désirable pour ces grandes firmes françaises qu’elle ne l’est pour leurs homologues allemandes, car elle facilite de la même manière leurs investissements à l’étranger – qu’il s’agisse, par exemple, du rachat d’un groupe hôtelier au Maroc, de l’implantation de magasins Carrefour au Brésil ou de l’acquisition de licences d’exploitation pétrolière en Libye. Toutes ces opérations se font à moindre coût si elles peuvent être payées avec une monnaie forte. Mais dans les activités de services, dans les industries peu complexes ou en cas de délocalisation de l’ensemble d’un processus de production (mettons, le rachat de Dacia qui produit des automobiles en Roumanie), ces investissements n’entretiennent aucun lien avec le territoire français : l’objectif, c’est de faire des affaires à l’étranger, pas de rapatrier des intrants qui permettraient dans un second temps de renforcer la compétitivité de l’industrie française. C’est pourquoi contrairement au cas allemand, l’appréciation du franc sape la compétitivité de la production domestique : l’appréciation de la monnaie renchérit le prix de ses exportations (et déprécie les importations qui viennent concurrencer la production nationale), sans que cet effet ne soit compensé par une baisse du coût des intrants industriels.
Dans ces conditions, la monnaie forte ne peut soutenir les excédents commerciaux qui soutiendraient à leur tour l’appréciation de la monnaie nationale. La monnaie forte, essentielle à l’internationalisation des capitaux français, ne pouvait donc être « payée » que par un seul canal : la hausse des taux d’intérêts. Cette situation explique aussi bien les raisons de la politique de monnaie forte défendue par l’État français que les difficultés de sa mise en œuvre – qu’il s’agisse des multiples dévaluations du franc (1981, 1982, 1983, 1986, 1987) comme, plus tard, de la récession de 1992 provoquée par le refus de dévaluer. Car il est clair qu’une telle politique, dans la mesure où elle implique de renoncer à l’argent bon marché (taux d’intérêt faibles), se révèle lourde à porter, y compris du point de vue de ses promoteurs.
C’est ainsi qu’au début des années 1990, la dette publique française déraille : entre 1990 et 1993, suite au refus de dévaluer le franc, le déficit passe de 90 à 341 milliards de francs – de 1,4 à 6% du PIB. Cette trajectoire est liée à la grave récession que provoquent des taux d’intérêt bien trop élevés pour l’économie française – mais indispensables au maintien de la parité entre le franc et le mark allemand. Pour une haute fonctionnaire de la direction du Budget, la situation est claire : la France est en train de s’acheter une « stabilité monétaire à crédit »[6].
Ce désir contrarié d’accéder à une monnaie forte constitue la toile de fond du projet de monnaie unique. Le passage à l’euro visait à offrir à l’économie française une monnaie forte, garantie non sur ses propres bases – trop fragiles – mais en l’arrimant au mark allemand. La monnaie unique permettait à la fois d’écarter le spectre de la dévaluation et de faire baisser la pression sur les taux d’intérêt – puisque le taux de change de l’euro ne dépendrait plus seulement de l’attractivité du territoire français, mais de celui de l’ensemble de la zone monétaire. Loin des jérémiades d’une partie du patronat industriel français qui décrit l’euro comme un « coup allemand » porté à l’industrie tricolore, la monnaie unique est bien plutôt la manière par laquelle la grande bourgeoisie française a imposé à l’Allemagne le partage de sa propre monnaie – en contrepartie de sa propre réunification : ils auraient toute l’Allemagne si nous pouvions avoir la moitié du Deutschemark.[7]. Gauche et droite confondues, c’est la quasi-totalité de la classe politique française qui communiait autour du Traité de Maastricht.
Le passage à l’euro a donc servi les intérêts des fractions les plus internationalisées du capital français qui, en raison de leur composition sectorielle, s’avéraient incapables de soutenir elles-mêmes la dynamique d’une économie à monnaie forte. Avec la monnaie unique, la France s’est mise à bénéficier d’un « privilège exorbitant » qui rappelle – toutes proportions gardées – celui des États-Unis : la capacité d’accéder à une monnaie forte sans être contrainte de générer elle-même des excédents commerciaux, et pour des taux d’intérêt bien inférieurs à ce qu’ils auraient dû être. Mais alors que ce privilège repose, dans le cas américain, sur le rôle international du dollar, en France il dépend des excédents commerciaux dégagés par l’Allemagne et son hinterland.
Quel rapport avec les aides aux entreprises ? Dans leur article évoqué plus haut, Nicolas Pinsard et Benjamin Bürbaumer soulignent la tension que la libéralisation a suscité entre deux pôles du capital français aux intérêts en partie divergents : d’un côté, les grandes entreprises peu territorialisées, comme la banque et les services, favorables à la libéralisation de l’économie qui leur permettrait de s’internationaliser ; de l’autre, les grandes entreprises industrielles qui, sans être hostiles à davantage de libéralisation, n’en continuaient pas moins de produire sur le sol national en restant dépendantes des protections et du soutien étatique. Ces dernières sont les plus pénalisées, non seulement par l’ouverture commerciale, mais aussi par une politique de monnaie forte qui renchérit le coût de leurs exportations. Sans faire de lien avec le passage à l’euro, l’article de Pinsard et Bürbaumer propose toutefois une hypothèse intéressante sur la manière dont cette tension s’est dénouée : par un compromis sur une politique de soutien public aux entreprises. Du point de vue des entreprises implantées sur le sol national, ce soutien financier se substituerait à la protection des frontières et compenserait les effets délétères de la monnaie forte pour garantir les marges et limiter les coûts de production. En même temps, le fait que les aides ne soient pas ciblées les rendraient compatibles avec la poursuite de l’intégration au marché commun, où la concurrence « libre et non faussée » entre industries européennes exclut en principe les aides ciblées aux entreprises, tandis que l’absence de contreparties éviterait de pénaliser les entreprises les plus internationalisées – deux éléments essentiels à la performance du pôle « libéral-orthodoxe ». Cet interventionnisme financier pro-patronal a ainsi permis l’émergence d’un consensus entre les fractions les plus libérales du capital français et celles encore dépendantes de protection ou de soutien étatiques.
Tout ceci explique à la fois l’enjeu du développement d’aides publiques aux entreprises – pour emporter l’adhésion des segments capitalistes les plus pénalisés par l’ouverture commerciale et les effets de la monnaie forte – et les raisons pour lesquelles elles ont adopté des formes horizontales et peu contraignantes : des baisses d’impôts et de cotisations patronales, désormais partiellement prises en charge par une contribution directe de l’État à la Sécu.
Dans le contexte de la grave récession du début des années 1990 (on dénombre, en 1994, 821 000 chômeurs de plus qu’en 1990), cette politique qui se voulait horizontale et peu contraignante a pu rencontrer les impératifs de gestion du chômage : les aides se sont focalisées sur la baisse des coûts du travail et « l’enrichissement de la croissance en emplois » (exonérations de cotisations sur les bas salaires, contrats aidés, etc). Face à un patronat français déjà peu volontaire en matière d’investissements, cette orientation a eu pour conséquence d’avorter toute possibilité d’un « rattrapage » de compétitivité par l’industrie domestique en décourageant la substitution de machines aux travailleurs. Tout ceci n’a fait qu’aggraver les difficultés des firmes exposées à la concurrence internationale, évinçant les entreprises situées sur le territoire français des segments industriels pour encourager, au contraire, leur spécialisation dans des secteurs à faible productivité et abrités de la concurrence internationale – services, tourisme, BTP, etc. Ces politiques d’aide ont donc, à leur tour, contribué à l’entretien des facteurs d’arriération du capital français. Comme le souligne le rapport du Clersé : « L’effet le plus visible et le plus remarquable de ces politiques [de soutien aux entreprises] est en réalité le soutien apporté au long-cours au taux de marge des entreprises » (p. 176).
Conséquences
La construction de la zone euro a ainsi offert aux capitaux français les plus internationalisés un « privilège exorbitant », comparable dans une certaine mesure à celui des États-Unis : une monnaie forte déliée de la contrainte de réaliser des excédents commerciaux et pour des taux d’intérêt bradés. Cette situation s’est cristallisée dans une trajectoire duale, combinant la désindustrialisation du territoire national à une relative prospérité des capitaux français à l’étranger.
Car d’un côté, le territoire national connaît une trajectoire de désindustrialisation, qui se matérialise avec l’apparition de « déficits jumeaux » à l’américaine : un déficit commercial, depuis le début des années 2000, conséquence du manque de compétitivité de l’industrie dans un contexte d’ouverture internationale, combiné à un déficit des finances publiques. Ce dernier résulte lui-même de plusieurs facteurs : la disparition progressive des leviers traditionnels de gestion de la dette, notamment de l’inflation, à partir des années 1980, la baisse des recettes fiscales et l’augmentation des dépenses publiques dont une partie est désormais destinée au soutien des entreprises. Contrairement au schéma keynésien, cette dette ne produit pas d’effets d’entraînement sur l’économie nationale et n’a aucune raison d’en produire : dans un contexte combinant ouverture commerciale et monnaie forte, les dépenses publiques converties en consommation tendent à alimenter le déficit commercial plutôt que de stimuler le tissu industriel, tandis qu’en l’état, les aides publiques aux entreprises se concentrent sur la réduction du coût du travail au détriment de l’investissement productif. Loin de freiner le déclin de l’économie française, cette orientation de la dépense publique contribue ainsi à la stagnation de la croissance et de la productivité de l’industrie domestique.
1. L’évolution de la balance commerciale des biens (sans les services) souligne la trajectoire de désindustrialisation française. Relativement équilibrée entre les années 1970 et 1990, elle décroche au début des années 2000. Source : INSEE, https://www.insee.fr/fr/statistiques/2381430
Pour autant, cette politique n’est pas menée à fonds perdus, et n’est en rien la conséquence d’une « erreur de calibrage » des politiques publiques : sa raison d’être est de soutenir les fractions « impériales » du capital français, celles qui s’investissent à l’étranger et dont la stratégie d’expansion internationale bénéficie d’une monnaie forte et stable. Le dynamisme des investissements directs français à l’étranger en témoigne : sous l’effet d’un franc puis d’un euro fort, et d’une baisse des taux d’intérêt permise par le projet de monnaie unique, la France devient émettrice nette d’investissements directs à l’étranger dans le milieu des années 1990 – ce qui veut dire qu’elle exporte de manière systématique plus de capitaux d’investissement qu’elle n’en reçoit. Dans la balance des paiements, le poste des « revenus primaires » – qui enregistre le solde des intérêts et dividendes rapatriés de l’étranger (net des intérêts et dividendes versés à l’étranger) et reflète ainsi la bonne santé des profits réalisés à l’extérieur – affiche presque constamment un excédent depuis les années 1990, oscillant entre 20 et 40 milliards d’euros par an. Cet excédent constitue un amortisseur important du déficit commercial. Néanmoins, ce dynamisme externe ne génère pas d’effets d’entraînement sur le territoire national. Toutes choses égales par ailleurs, il n’en génère pas beaucoup plus dans les pays d’où cette masse de profits est rapatriée.
Ce dualisme entre la trajectoire de déclin de l’économie domestique et la bonne santé des capitaux nationaux à l’étranger n’est pas sans rappeler la situation des États-Unis. De façon révélatrice, la France et les États-Unis sont d’ailleurs les deux seuls pays de l’OCDE à connaître une progression de la mortalité infantile, un indicateur que les démographes tiennent pour révélateur de la détérioration des conditions socio-économiques. On sait quelles ont été, aux Etats-Unis, les retombées politiques d’une telle situation…
Pour en revenir à la France, le prolétariat paie au prix fort cette politique de soutien à l’internationalisation des capitaux français – et la paie même doublement. Une première fois par la qualité médiocre des emplois disponibles sur le sol national. Car en ciblant prioritairement le coût du travail, les politiques dites « d’enrichissement de la croissance en emplois » mises en œuvre à partir des années 2000 (exonérations de cotisations sur les bas salaires, contrats aidés, régime de l’auto-entreprise) n’ont pas seulement découragé l’investissement : elles ont également favorisé la création d’emplois tertiaires peu qualifiés et encouragé la « smicardisation » du pays. Plus largement, la stagnation de la productivité constitue un défi pour un modèle social conçu dans la perspective de gains de productivité, qui devaient permettre de compenser la réduction de la durée du travail et la dégradation du ratio actifs/inactifs.
Mais le prolétariat paie cette politique une deuxième fois, car son coût est aussi assumé directement par les ménages, à travers une hausse de la fiscalité qui affecte de façon disproportionnée les plus modestes. Une partie des coûts dont le capital a été dispensé a en effet été directement transférée sur les épaules des contribuables, en s’appuyant principalement sur des instruments d’imposition non progressifs, qui taxent l’ensemble des contribuables au même niveau sans tenir compte de leurs ressources : la TVA et la CSG. Instaurée en 1990, cette dernière a permis de transférer une partie du financement des exonérations de cotisations patronales directement sur la fiche de paie des salariés, sur les allocations des chômeurs et sur les pensions des retraités. A l’image des aides aux entreprises, la CSG suit une tendance ascendante et atteint aujourd’hui 9,2 % des revenus d’activité. En parallèle, la fiscalité sur les hauts revenus a suivi une trajectoire inverse depuis les années 1990 : défiscalisation des SICAV monétaires (placements financiers), baisse du barème des tranches supérieures de l’impôt sur le revenu, suppression de l’impôt sur la fortune, flat tax sur le capital.
La focalisation des luttes sociales sur la question du consentement à l’impôt, comme leur euroscepticisme latent – électoralement majoritaire au sein les classes populaires depuis Maastricht – sont deux conséquences directes de cette trajectoire du capitalisme français. Et ces thématiques nous concernent d’autant plus que notre milieu a, jusqu’à présent, eu du mal à se les approprier. Or, tout indique que nous sommes loin d’en avoir fini avec elles : au contraire, les évolutions en cours pourraient durcir ces orientations dans les luttes sociales.
Perspectives
Jusqu’ici, le gonflement de la dette a en effet été une conséquence de la trajectoire française autant qu’un amortisseur de ses conséquences. Mais cette trajectoire se heurte désormais au risque d’une remontée des taux d’intérêt. Et cette remise en cause du statu quo pourrait, après trente ans d’apnée, ouvrir une période bien différente du point de vue de la lutte des classes.
Pour comprendre ce retournement, la situation française ne peut être détachée des dynamiques internationales. À l’échelle globale, l’endettement massif des États occidentaux a été rendu possible dans le cadre d’une architecture monétaire particulière que nous avons décrite ailleurs (cf. Sur terrain instable). Au début des années 1990, la Chine s’est mise à réinvestir ses excédents commerciaux dans la dette publique américaine, dans l’objectif de sous-évaluer le yuan et de doper son insertion dans les circuits de la mondialisation. Cette politique a contribué à une baisse des taux d’intérêt pour l’ensemble des pays occidentaux, ce qui a facilité leur endettement. Or, les orientations de politique monétaire chinoise tendent désormais à s’inverser, aussi bien sous l’effet de la dynamique propre de l’économie chinoise (en passe de devenir à son tour une économie exportatrice de capitaux et qui, à ce titre, va commencer à bénéficier d’une certaine appréciation de sa monnaie) que des tensions internationales qui l’accompagnent et encouragent les autorités chinoises à limiter leur exposition au dollar et plus généralement, aux devises occidentales.
Plus proche de nous, à l’échelle européenne, l’Allemagne ne semble plus tout à fait disposée à jouer le rôle qui lui avait été attribué en 1990, celui de bon élève partageant une monnaie forte dont elle garantit l’essentiel des fondamentaux. Car la monnaie forte n’a pas été obtenue sans sacrifices outre-Rhin : elle s’est notamment appuyée sur une discipline budgétaire, matérialisée dans le frein constitutionnel à l’endettement, qui a entraîné une contraction durable des investissements publics. Mais cette contraction devient un peu trop visible, qu’il s’agisse de l’état des infrastructures, du système d’enseignement ou de la Bundeswehr. Et pour l’industrie allemande, les conséquences délétères de ce sous-investissement chronique se font sentir au moment même où les entreprises chinoises, soutenues par un généreux système d’aides publiques, commencent à piétiner leurs plates-bandes. En toute logique, Berlin manifeste une volonté croissante de renouer avec l’endettement et l’investissement publics. Ce n’est pas une bonne nouvelle pour l’Etat français, car la levée de ce verrou budgétaire alimenterait les marchés de titres souverains allemands de bonne qualité, libellés en euros, qui concurrenceraient directement les obligations françaises et pourraient en faire monter les taux – qui se situent d’ores et déjà à un niveau identique, voire supérieur, à celui de plusieurs ex-PIGS (Italie, Espagne, Portugal).
Ce retour à moyen terme de tensions sur les taux d’intérêt se combine à la perspective du plan de réarmement, qui suppose d’affecter aux armées des ressources publiques supplémentaires, et à la politique commerciale de l’administration Trump, qui frappe les rares segments « industriels » français compétitifs à l’international – champagne, roquefort et carrés Hermès. Cette pression commerciale ne se limite d’ailleurs pas aux droits de douane : elle a pour autre conséquence l’appréciation de l’euro face au dollar, ce qui ne peut que renforcer les problèmes de compétitivité des exportateurs français.
Dans ces conditions, la France est-elle tout simplement capable de se maintenir dans l’euro ? Pour l’heure, exportations de services et rapatriement des profits lui permettent d’équilibrer plus ou moins ses transactions avec l’extérieur. Mais si, en cas de durcissement de la concurrence internationale ou de choc économique, l’un ou l’autre venait à faire défaut, il n’y aurait plus de compensation suffisante à la détérioration du tissu économique interne.
D’autre part, on ne peut admettre qu’un Etat crève durablement les garde-fous de Maastricht sans conséquences. Les partenaires européens finiront par exiger de la bourgeoisie française des contreparties à la mutualisation des risques, et il lui faudra bien jouer le jeu pour continuer à goûter aux délices d’une monnaie forte sans efforts.
En définitive, c’est la résistance aux plans d’austérité qui s’annoncent, donc l’intensité de la lutte des classes, qui rendrait envisageable un scénario de sortie ou d’éclatement de la zone euro. Pour la grande bourgeoisie française, les enjeux sont cruciaux. Car une sortie de l’euro exposerait les grandes firmes françaises à une relégation dans la hiérarchie mondiale des capitaux : le relèvement des taux rendrait leur financement plus coûteux tandis qu’une dépréciation de la monnaie entraverait leurs opérations internationales. C’est bien la position du grand capital français qui est en jeu dans la maîtrise de la dette publique.
Pour ce qui nous concerne, loin des antiennes keynésiennes pour lesquelles la dette publique n’est jamais un problème, ce contexte nous encourage à déplacer le débat sur de nouveaux terrains : la critique de l’euro, d’une part ; celle du plan de réarmement, d’autre part – les deux instruments, monétaire et militaire, par lesquels le lumpen-impérialisme français cherche à maintenir sa projection à l’étranger tout en provoquant, ici, désindustrialisation, paupérisation et fragmentation sociale. Si l’apparence cocardière de mots d’ordres comme la sortie de l’euro et la rupture avec l’UE continue de repousser une gauche et une extrême gauche peu pressées de mettre la main dans le cambouis, retracer cette trajectoire française permet d’en éclairer le contenu véritablement prolétarien et leur dimension subversive. Car ceux qui ont voulu cette politique, qui en profitent, qui y tiennent comme à leur propre peau, ne sont pas à chercher outre-Rhin ou à l’étranger : il s’agit bien des damnés capitaux de ce maudit vieux coq mal plumé.

Notes:
[1] Nous nous appuyons sur la lecture de ces trois rapports : France Stratégie, Les politiques industrielles en France : évolutions et comparaisons internationales, 2020 (https://www.strategie-plan.gouv.fr/files/files/Publications/2020/politiques%20industrielles/fs-2020-rapport-politique_industrielle-novembre.pdf) ; Clersé, Un capitalisme sous perfusion, Mesures, théories et effets macroéconomiques des aides publiques aux entreprises françaises, 2022 (https://ires.fr/wp-content/uploads/2023/02/AOCGT_Projet1De2019.pdf) ; Commission d’enquête sénatoriale, Rapport sur l’utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants, 2025 (https://www.senat.fr/rap/r24-808-1/r24-808-11.pdf)
[2] Les estimations de France Stratégie, du Clersé et de la Commission d’enquête du Sénat (cette dernière s’appuyant en partie sur les estimations des deux rapports précédents) convergent vers un total d’environ 200 milliards d’euros, répartis entre subventions et dépenses budgétaires (30-45 milliards), exonérations fiscales (60-70 milliards), exonérations de cotisations sociales (55-65 milliards).
[3] Matthieu Aron et Caroline Michel-Aguirre, Le Grand Détournement, Allary Editions, Paris, 2025
[4] Nicolas Pinsard et Benjamin Bürbaumer, “The Corporate Welfare Turn of State Capitalism: : Reassessing state intervention in the French economy, 1945-2022”, Economy and Society, 2025.
[5] Le terme « domestique » utilisé dans cet article se réfère aux activités économiques menées sur le territoire français et aux capitaux qui y sont implantés, quelle que soit leur nationalité. Il permet de les distinguer des capitaux « nationaux », de nationalité française mais qui peuvent se déployer sur un territoire étranger.
[6] Isabelle Bouillot, dans une note de mars 1993. La même écrira dans la note de perspective de mars 1995 : « Le risque est très grand que, les déficits persistant, la conviction l’emporte que notre économie n’est pas en mesure de supporter la discipline monétaire au niveau où elle a été fixée. » Citée dans Eric Aeschimann et Pascal Riché, La guerre de sept ans, Une histoire secrète du Franc fort, 1989-1996, Calmann-Lévy, 1996.
[7] Référence tirée de l’article de Josef Joffe, “The Euro: The Engine that couldn’t”, The New York Review of Books, 4/12/1997
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