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Renouer avec l’Histoire. À propos de quelques propositions pour « aller au-delà du cortège de tête » et du regard porté sur nos actions.

texte trouve sur http://paris-luttes.info/renouer-avec-l-histoire-a-propos-8740

Renouer avec l’Histoire. À propos de quelques propositions pour « aller au-delà du cortège de tête » et du regard porté sur nos actions.

Pourquoi le mouvement contre la loi travail 2 ferait-il mieux que le précédent ? Que s’est-il vraiment passé au printemps 2016 ? Comment peut-on inscrire ces réflexions dans la situation actuelle, et comment définir cette situation ? Autant de questions dont les conclusions pourraient nous aider à formuler quelques réflexions stratégiques pour dépasser le cortège de tête autrement que par de belles formules…

La situation actuelle

Nous pensons que la question de savoir comment s’organiser est en elle-même dépassée. Si des formes d’organisations traversent nos luttes, les problématiques qu’elles peuvent impliquer ne deviennent réellement perceptibles que lorsqu’éclate ce que Bruno Astarian nomme « l’activité de crise » [1]. Alors, du moins pour le « mouvement réel » et pas pour la contre-révolution générée, l’organisation ne peut plus être que celle des tâches, « des mesures communistes » [2], que la lutte contraint d’elle-même et qui seront seules à même de parvenir, ou non, à générer à un niveau de masse de nouvelles formes de vies, de nouvelles manières de produire et de distribuer nos activités.

Ces quelques affirmations dissimulent des perspectives allant à l’encontre de ce qui paraît beaucoup partagé dans nos cortèges de tête : nous ne sommes pas dans une période de déstabilisation de l’économie capitaliste ; l’activité de nos luttes appartient à la norme régnante sous le cours quotidien de la lutte de classes et, à l’heure d’aujourd’hui, ne préfigure aucun dépassement réel ; bref, nous nous trouvons dans une séquence contre-révolutionnaire où nos luttes restent isolées malgré, il est vrai, un besoin de transformations profondes du système assez partagé par toute une « partie » de la population. Il ne s’agirait pas de surestimer cette « partie », même si elle existe dans une hétérogénéité qui pourrait faire sa force.

Partant du constat qu’il existe des dynamiques dans la lutte de classes qui ont directement des questions à poser à notre pratique, essayons de faire le point sur la « situation ». Schématiquement, avec un article de la revue grecque Blaumachen publié en juin 2013, « De la Suède à la Turquie : Disparités dans la dynamique de l’ère des émeutes » [3], on peut poser quatre dynamiques relativement indépendantes les unes des autres :

Les « émeutes des exclus », qui se déroulent dans des pays hauts placés dans la hiérarchie capitaliste mais qui n’articulent pas de discours, sinon celui de l’émeute, des pillages et de la destruction, voient des populations retranchées dans des « quartiers populaires » se révolter contre leur statut de « prisonniers à vie » : France 2005, Grèce 2008, Angleterre 2011, Suède 2013, émeutes raciales aux États-Unis comme celles qui éclatent à Saint Louis en ce moment après l’acquittement de Stockley, etc. Au moins dans leurs formes, elles représentent la négation des conditions de la reproduction du monde actuel.

Les émeutes rattachées aux « mouvements des places » dont la composition, hétérogène, reste tout de même plus proche des « couches moyennes » aux discours essentiellement démocratiques (Occupy aux USA et Blockupy en Allemagne, une partie du mouvement en Grèce, « printemps arabes », Turquie, etc.). Ces mouvements formulent souvent des revendications très concrètes et tentent d’opposer à « l’oligarchie » une « démocratie par le bas », du peuple, directe. L’idéologie citoyenniste y est majoritaire.

Ces deux dynamiques ne sont pas complètement opposées mais restent pour le moment contradictoire l’une à l’autre. Toutes deux sont aussi traversées par des contradictions internes et, tendanciellement, semblent commencer à se rencontrer. Par exemple le fait que l’Espagne et la France (à un autre degré cependant) aient été touchées par des mouvements des places, alors qu’auparavant ceux-là touchaient plutôt des pays situés dans les « économies émergentes ».

Ce sont alors ce que Blaumachen nomme « des couches moyennes en effondrement » qui se révoltent, parce qu’elles voient leur mode de vie s’écrouler ou parce qu’on ne les laisse plus se constituer en tant que telles. Dans ces moments, il y a des tentatives de rencontres : « place Syntagma 2011 » en Grèce, émeutes des étudiants au Chili et au Canada, et (à un autre degré encore une fois) mouvement contre les violences policières en France (notamment l’émeute de Bobigny). Dans ces émeutes un nouveau sujet construit émerge : « la jeunesse ». Il va pourtant bien au-delà de la simple jeunesse (incluant beaucoup de vieux qui ne veulent pas vieillir, « ayant pour seul patrie l’enfance ») et regroupe pour le plus souvent des sujets qui ne sont pas structurellement exclus mais qui ne trouvent plus sens en ce monde : ils veulent le nier.

À l’international on peut dégager trois autres dynamiques mais qui ne rejoignent pas réellement la réflexion en cours :

Des mouvements revendicatifs sur le salaire à la périphérie, Chine, Asie du Sud-Est.

La résistance des pays sud-américains et des indigènes au néolibéralisme. Brésil, Mexique, Chili, Bolivie, etc.

Les révoltes des bidonvilles que l’on peut relier aux émeutes des exclus mais qui se déroulent dans un contexte tout autre, dans les mégalopoles du Sud de la mondialisation, et qui témoignent plus d’un écart de développement qu’autre chose.

Précisons enfin une dynamique internationale traversant les fonctions des États internationaux et des gestionnaires du capital : l’organisation de la violence et l’organisation de l’économie s’accordent tendanciellement, jusqu’à effacer la distinction entre guerre et paix. Plus qu’une guerre civile abstraitement mondiale ou qu’un « État d’exception » permanent, la substance du constat doit être reliée aux difficultés du capital à gérer la force de travail.

« Dans les favelas du brésil, les prisons des États-Unis, les banlieues des grandes métropoles, les zones franches de Chine, les contours pétroliers de la Caspienne, la Cisjordanie et Gaza, la guerre policière est devenue la régulation sociale, démographique, géographique, de la gestion, de la reproduction et de l’exploitation de la force de travail » [4]

La compréhension de cette recomposition/uniformisation du maintien de l’ordre international est fondamentale pour penser les « révoltes des exclus » et le « statut de prisonnier à vie » des surnuméraires.

Il paraît intéressant de recontextualiser le mouvement contre la loi travail dans ces dynamiques internationales. D’une part parce que la révolution ne peut être qu’internationale : nous laissons le doux cauchemar d’un « socialisme dans un seul pays » aux quelques survivants staliniens. D’autre part pour prendre un peu de recul et réfléchir, du mieux que l’on peut, au sens réel porté par nos actions.

Manifestations d’ouvrier-e-s du textile au Bengladesh, 2010

Le mouvement contre la loi travail

Le mouvement du printemps 2016 a mobilisé en grande partie une couche moyenne déclassée ou en voie de déclassement. Dans une étude consacrée à « la classe moyenne », Bruno Astarian y consacre un chapitre [5]. Son contenu peut parfois apparaître comme sévère avec nos pratiques, mais il nous semble qu’il a beaucoup à nous apprendre car, pour une fois, il nous « sort la tête du cul du milieu » et apporte une contextualisation pertinente. Que peut-on en retenir ?

La résistance au démantèlement des « conditions sociales du fordisme » ne parvient jamais, depuis la création du CDD, à prendre la forme d’un mouvement national de masse. Les grèves ne se font globalement que dans le secteur public, et ce même lorsque, depuis 1995, elles s’associent aux « mouvements sociaux » ; tandis que la plupart restent sectorielles ou locales.

Ces résistances s’opposent non pas à tel ou tel patron, ni à une instance représentative du patronat, mais bien à l’État et à la logique de démantèlement d’acquis qu’il met en place. Elles ont une origine strictement défensive.

Le mouvement contre la loi travail s’inscrit dans ces résistances mais pas que. En tant que réaction à une attaque combinée (contre la négociation de branches/contre les syndicats « non alignés ») il était aussi un conflit inter-institutionnel État/syndicats où la seconde partie souhaitait confirmer sa propre affirmation, sa propre place, dans le cadre négociateur.

Les trois composantes principales (syndicale, cortèges de tête, Nuit Debout) luttaient chacune pour des objectifs différents. Il n’y avait pas de grande foule comme en 2005 ou en 2010 et le caractère minoritaire du mouvement fût accentué par un fractionnement travaillé en amont par le gouvernement.

Les lycées des banlieues les plus pauvres ne se sont pas vraiment mobilisés. Les lycées les moins favorisés qui se sont mobilisés ont le plus dégradés leur bâtiment. Les blocus étaient tout de même nombreux dans toute la France mais semblaient plutôt motivés par le contexte général extérieur.

Les facs n’ont pas connu de blocage d’envergure sauf parfois les jours de mobilisation nationale. Les occupations n’ont pas résisté à la répression et n’ont pas réellement pu développer quoi que ce soit.

Les tentatives de blocages de lieux de travail depuis l’extérieur comme celle du port de Gennevilliers (28 avril) n’ont pas eu le succès escompté et sont clairement restés comme des épisodes ultra-minoritaires.

La composante syndicaliste était la plus prolétarisée. Dans le même temps, le taux de syndicalisation en France est très faible et encore plus chez les ouvriers du privé. Les « syndicats rouges » n’ont plus que leurs derniers bastions pour eux (ports, docks, raffineries, centrales nucléaires…). Si les syndicats n’ont jamais regroupé qu’une minorité du prolétariat, leur capacité de mobilisation s’est montrée ici particulièrement décomposée : il a fallu batailler tant pour mobiliser certaines troupes que pour encadrer d’autres composantes plus « débordantes ».

On peut citer des « luttes locales » qui ont profité du mouvement en tentant de l’utiliser comme « caisse de résonance pour leurs revendications spécifiques », dans le privé (Amazon, McDonald’s, Campanile Tour Eiffel, etc.) ou dans le public (SNCF, cantines scolaires, etc.).

En réalité la modification de la négociation n’allait pas changer grand-chose à la situation immédiate des travailleurs, sauf ceux qui travaillaient à un endroit où le pouvoir de la CGT et de FO était conséquent (il peut parfois suffire d’un délégué syndical combattif/particulièrement encadrant/efficace – ce qui ne revient toutefois pas au même) et où donc la modification de la négociation était comprise et ressentie à la fois comme une attaque contre le syndicat et comme une attaque contre les travailleurs (contre leur pouvoir de revendications, d’affirmations de soi).

L’assurance chômage, couplée au taux élevé d’emplois précaires parmi les embauches (notamment en comparaison de leur volume réel dans la part totale des emplois, où le CDI est encore la norme, puisque ces emplois précaires restent estimés à 15%) permet une régulation de l’emploi et de la combattivité sociale. Elle concède aux chômeurs une période de repos, mais aussi permet de faire miroiter un CDI et de tenir en haleine le salarié lorsqu’il trouve un job, malgré des conditions de travail parfois très difficiles. C’est ces conditions de travail, l’impact sur la santé, les maladies professionnelles, la douleur physique, la fatigue, qui sont véritablement ressenties comme un problème par les ouvriers et employés déclassés ; mais le rythme accordé par le chômage structurel et l’opportunité que représente aujourd’hui le fait d’avoir un travail au niveau financier permettent d’éviter, pour le moment, tout problème de taille.

La loi El Khomri cherchait à rattraper un retard dans le démantèlement du compromis fordiste parce que dans ce processus, juridiquement au moins, la France est à la traîne par rapport aux autres pays des aires centrales du cycle d’accumulation. Ce mouvement de démantèlement risque logiquement de s’accélérer, surtout sous Macron.

Cependant, l’an dernier comme le 12, les gens ne sont pas sortis en masse pour le rejeter. La répression du mouvement a dramatisé sa réalité. Nous avons forgé des communautés de luttes, des liens se sont renforcés, et une certaine unification, « actualisée » ou « rajeunie », s’est réalisée en agrégeant des forces auparavant éclatées. Mais l’économie française n’était pas paralysée, les taux d’absentéisme/de grèves n’étaient pas excessivement élevés, les incidents au-delà des manifestations encadrées et routinières n’étaient pas très nombreux ni conséquents… malgré tout ce que nous avons vécu, le patronat n’a pas chié dans son froc et l’État, malgré une répression radicale, semblait parvenir à garder le contrôle des choses alors même que les sondages d’opinion n’allaient pas en sa faveur et que le bilan du mandat ne faisait plus illusion pour quiconque.

L’interlocuteur, toujours, était l’État, qui répondait de manière univoque par l’envoi de flics ; jamais il ne fût le capital.

Le score de la France Insoumise aux présidentielles de 2017 s’est construit notamment sur les braises de ce mouvement et sur l’air général de mécontentement. La croissance de l’abstention peut préfigurer, si ce mouvement de démantèlement s’accentue, une percée de l’association interclassiste entre prolétariat et classe moyenne.

Le mouvement contre la loi travail 2 ?

A priori, nous ne voyons pas pourquoi, sauf causes exogènes, le mouvement contre la loi travail 2 débuté le 12 septembre pourrait « mieux faire » que son prédécesseur. Le chômage et la transformation post-fordiste du procès de travail assurent encore leur rôle de soupapes de sécurité.

Cela dit, nous ne sommes pas des prophètes et pensons qu’il reste possible que le mouvement s’accélère. La réforme du système actuel d’indemnisation du chômage, si elle est appliquée à la lettre et n’est pas une « proposition fantôme » (pensée pour être supprimée lors des négociations) serait très défavorable au rôle de soupape du chômage actuel.

D’autant plus qu’il devient clair qu’une partie de la population ressent un fort besoin de se révolter… mais :

N’en a pas forcément les moyens. Lorsqu’on élève un enfant, que l’on galère et qu’on peut perdre son travail durement arraché en faisant grève, ou autre, c’est parfois difficile de sortir prendre les rues.

Ne se sent pas forcément concernée par les mots d’ordre anti-ordonnances et pro-code du travail. En réalité, le code du travail n’est déjà plus hégémonique. S’aligner sur les positions des soce-dems, et même pour certains attendre des soce-dems des tracts « basiques » pour ramener du monde, s’avère être une des réactions les plus paralysantes à long terme.

Ne se sent pas forcément concernée par une dynamique qui se répète depuis 2 ans, ultra-réprimée, qui a installé sa propre routine et ne semble plus pouvoir muter comme à ses débuts : le cortège de tête.

Dans le même temps, le mouvement peut très bien tomber à plat. La capacité mobilisatrice de la CGT n’est pas énorme, malgré tous les efforts du « Front Social » en termes d’unification. Nous sommes en début d’année et les lycéens/étudiants n’ont pas forcément envie de bloquer. On va rentrer dans l’hiver, et quoi qu’on en pense, lorsque l’on vit sous le climat français, cela compte sur l’énergie des jeunes – qui se revoit souvent à la baisse le temps de s’acclimater.

Le constat dressé peut mener à deux propositions stratégiques principales :

Tenter de placer le blocage au centre de la mobilisation, non plus la manifestation. En bloquant, les précaires, ceux qui sont obligés d’aller taffer, etc., peuvent se mobiliser. En bloquant, on se fait voir autrement que par notre ritualisation de l’émeute qui commence clairement à ne plus parvenir à se donner sens. La grève n’est plus, et ne peut plus, être centrale. Le blocage est cependant à double-tranchant : il peut aider les gens à sortir tout comme il peut retourner la France entière contre nous. Si tel est le cas, c’est que la situation n’est pas celle d’un soulèvement… Point barre. Les blocus lycéens ont bien montré l’efficacité du blocage au printemps 2016. Si on parvient à convaincre la composante syndicaliste et « nuit-deboutiste » de lancer des mouvements de blocages de leur lieu de travail ou en des points stratégiques, ou les forains de venir participer à des blocages de quartiers entiers, peut-être que notre interlocuteur ne sera plus seulement l’État mais aussi le capital. Ces blocages pourraient prendre différentes formes et se coupler à des luttes territoriales/urbaines comme la lutte autour du quartier de La Plaine à Marseille.

C’est lorsque les entreprises sont occupées, que les places vivent, que l’on remet en cause l’aménagement du territoire, que l’économie est bloquée, bref, que ceux en face flippent tandis que la force d’en bas s’accroit, que les CRS interviennent et que l’émeute se joue réellement. C’est à ce moment que la ville se réapproprie. Ce n’est pas sur un trajet ligne droite de Nation à Bastille qu’une émeute peut s’éprouver. Ou alors, il faudrait s’entendre sur la définition « d’émeute ». Une manifestation ne devient pas « alternative » en le voulant [6] . C’est son activité qui définit ce qu’elle est vraiment. Cette activité dépend à la fois d’un contexte beaucoup plus général et d’un rapport direct au mode de production capitaliste. Il ne sert à rien de s’étonner que, lorsque la répression est faible, une manifestation a beau réunir 5000 cagoulés elle est inutile. Elle est inutile parce que la manifestation est comprise – et s’est définit comme telle le 12 – uniquement comme une marche, comme l’affirmation d’une force mais en aucun cas comme une activité qui remettrait en cause le mode de production capitaliste. Il n’y a pas 150 options pour débuter une telle activité : bloquer l’économie, l’occuper si c’est encore possible, la détruire le cas échéant. Et pas juste quelques-uns entre quatre murs de flics armés comme du béton, mais dans une ville entière. La temporalité s’en trouvera bousculée toute seule. Cette transformation de notre rapport au temps n’aura plus besoin d’un appel abstrait écrit par de quelconques prophètes de claviers pour se réaliser, mais se ressentira directement à travers notre activité, notre pratique de la lutte. Arrêtons de nous regarder les fesses, tournons-nous vers un horizon plus large, révolutionnaire, compris au sens historique.

Deuxième proposition stratégique : tout mettre en œuvre pour que l’ensemble des composantes élargissent les mots d’ordre. Que font les acteurs des grèves dans le monde de la médecine, de la marche pour la dignité et contre le racisme, des comités de soutien aux kurdes, aux révoltés du Riff, etc. ? Pour beaucoup ils sont là, pour d’autres ils ne viennent pas, parce qu’ils doivent travailler ou qu’ils continuent à survivre dans leurs quartiers. Les mots d’ordre ne visent pas les violences policières sinon celles pratiquées lors des manifestations. Les manifestations sont dans le centre-ville et pratiquent une émeute ritualisée de plus en plus risquée au niveau juridique. L’État peut écraser n’importe quel individu racisé en provenance de banlieue chopé pour une pierre lancée. Blanc/he/s en pleines études, on se sent un peu plus protégé/e/s par notre capital socio-culturel. Les mots d’ordre ne placent pas non plus au centre la casse de l’assurance chômage. Beaucoup d’individus ressentent un besoin de sortir mais ne se sentent pas réellement concernés par la loi travail 2 ni par les formes de nos manifestations. Pourquoi ne pas tenter de mettre sur pied des comités de liaisons dans les entreprises, de réunir le plus possible d’associations de quartiers, d’associations artistiques, le monde de la free party, les mouvements décoloniaux, et aussi toutes les luttes locales qui pourraient se servir du mouvement comme « caisse de résonance » ? Si le Front Social parvient à sortir des seules revendications catégorielles concernant le code du travail, cela peut par exemple changer la donne. Mais on ne peut pas leur laisser le monopole de la “liaison” à visée subversive… On pense aux forts mouvements de grèves dans les hôpitaux qui semblent si éloignés de nous… Les hôpitaux c’est la modernité, on ne peut pas leur parler ? Ceux qui y taffent seraient uniquement des gros bourgeois sans intérêt pour la révolte ? Le Collectif Médecine Libertaire (à l’origine de la revue Micrurus) [7] avait pourtant fait un très fort et beau travail, qui ne paraît malheureusement pas avoir eu de suite en termes de « discussions » dans le monde de la médecine.

Élargir les mots d’ordre sur des tracts virtuels seulement publiés sur les réseaux militants ne servira strictement à rien. Ce papier est aussi une invitation à multiplier les mains tendues. A généraliser l’idée qu’une insurrection peut éclater lors du mandat de macron. Maintenant ou plus tard. A continuer à expliquer la démarche de la casse, ce que dit et ce que peut l’émeute, à parler des luttes internationales (on n’en parle plus ! Bolivie, Brésil, Mexique, États-Unis, Bengladesh, etc.). Via des tracts, des articles, mais aussi au boulot, à l’école, partout ! Et, du plus que possible, via des actes. Nous rappelons à ce titre le rendez-vous appelé par des jeunes devant le TGI de Bobigny le 23 septembre à 16h, contre les violences policières et en réponse à la dernière très violente interpellation d’un jeune à Bobigny.

Ces mains tendues peuvent aussi s’adresser à des composantes à priori réactionnaires. L’on peut très bien rester entre militants, nous pensons au contraire qu’une telle dynamique ne peut pousser qu’à creuser notre propre tombe et à reculer toujours plus une potentielle échéance de révolte généralisée. Ainsi pourquoi ne pas parler aux forains du nomadisme, de la fête, de l’appropriation de la rue, de l’espace et des campagnes ? Ce sont des sujets qu’ils connaissent et nous pensons avoir des choses à partager sur ce point. Certes, actuellement ils veulent de l’argent… Mais qui n’en souhaite pas ?

Nous nous plaisons à imaginer des blocages de places ou de quartiers avec l’aide des forains, tournant à l’installation de foires sauvages autofinancées par des caisses de solidarité.

Au-delà de ces quelques propositions stratégiques, qui invitent aussi à quitter les fantasmes habituels, beaucoup ont insisté dès le début de la mobilisation sur les autres temporalités de luttes que celle qui prévaut en temps de crise. Bien qu’une réappropriation de notre propre autonomie pratique soit effectivement très importante, nous pensons qu’en termes de renaturalisation/resocialisation, rien de plus bouleversant ne pourra jamais intervenir que lors d’une crise. Le reste n’est qu’un mode de vie en marge qui ne pourra se généraliser à terme, d’autant plus qu’il reste fondamentalement réservé à certaines catégories de populations et qu’il finit toujours à terme par se faire englober dans la reproduction du système [8]. Nous pouvons nous y complaire et nous limiter à en faire les publicités, mais cela nous semble tout de même une bien maigre perspective…

Si aucun évènement exogène n’intervient [9] pour radicaliser et intensifier la lutte, et faire rejoindre d’autres composantes, nous retomberons dans une période de plat. Nul besoin de s’y fatiguer et de prendre cher juridiquement, sinon pour ce qui relève de la survie : luttes territoriales, luttes des migrants, etc. Des luttes qui, effectivement, se situent dans une autre temporalité, et qui doivent s’inviter au plus possible dans les mobilisations plus générales. On pourrait aussi recommencer un certain ancrage dans le « monde du travail »… Peut-être que nous avons conclu un peu trop vite à sa disparition ou à la fin de sa centralité. Qui aujourd’hui n’a pas besoin de thunes ? Et pour qui cela ne dépend pas de la situation du marché du travail, de sa place dans les rapports de productions, de son rapport au chômage ? A ce titre on peut citer les expériences d’enquêtes ouvrières, comme celle de Kolinko en Allemagne [10] ou de Motarbetaren en Suède :

« Les enquêtes militantes sont des outils d’intervention qui travaillent inductivement. Outils inductifs, par le fait qu’ils nous aident à décrire la lutte de classe et outils d’intervention en ce qu’ils contribuent au développement de ces luttes. En Suède aujourd’hui, Motarbetaren (le contre-travailleur) – tract d’information circulant sur les lieux de travail dans différentes régions de Suède –, est une expression plus systématique de l’enquête militante. Motarbetaren décrit et répand des tactiques en dehors des syndicats que les ouvriers utilisent pour se faciliter la vie sur le lieu de travail. Le tract d’information fait se rencontrer les gens, au moins indirectement. Ceux qui diffusent et lisent Motarbetaren, prenant son contenu au sérieux, sont aujourd’hui déjà en train de produire de nouveaux rapports construits sur d’autres forces et valeurs que des valeurs de représentation. Motarbetaren est par conséquent une modeste tentative de répandre l’auto-activité, en ce que la production d’auto-activité aujourd’hui est une part nécessaire de la future révolution triomphante.  »

Les enquêtes militantes peuvent aider à percevoir un peu plus concrètement les prémisses de ce que pourrait faire le travailleur dans l’activité de crise.

Si la contestation s’intensifie, nous appelons à la formation de comités de liaisons travailleurs-étudiants, un peu sur le modèle de ce qu’il s’était déroulé à Censier en 1968. En multipliant les « rencontres imprévues », ces comités autonomes s’étaient de fait placés au centre de la radicalité de ces deux mois de soulèvement généralisé. En permettant des liaisons paysans-travailleurs, en amplifiant les gestes de solidarités entre entreprises en luttes, en étendant le volume de la grève, en soutenant les travailleurs les plus combattifs, Censier souhaitait élargir les possibles jusqu’à préfigurer l’organisation d’une « destitution » du monde sous la forme d’une communisation, d’une « transformation » de ce que l’on produit par le bas. C’est dans les moments où la solidarité, le don/contre-don, l’effort collectif, prévalent sur tout autre intérêt et s’exercent contre la propriété privée que s’entrevoit un communisme palpable, se dessinant dans le creux de la lutte, dans ses objectifs directs. Et à ce moment là, les CRS seront de sortie. Nous ne devrons plus rejouer notre petit jeu « toto » dans une rue ultra-sécurisée où l’on peut se réfugier dans la foule, mais défendre concrètement les mesures prises dans l’activité de crise, partout où elles auront été prises. Il est difficile pour nous de rédiger un tel texte : nous méprisons les consignes d’actions pensées au-delà de l’action elle-même et du sens qu’elle se donne ; il est forcément maladroit d’envisager un futur proche et de vouloir y inscrire des mots d’ordres ; nous espérons réellement que le texte ne sera pas compris ainsi. Il s’est construit à la fois comme un coup de gueule et comme une prise de recul. S’arrêter à ces deux étapes paraissaient un tantinet méprisant et nous ne voulons pas pousser à l’inaction ; nous avons vécu de belles choses en 2016. D’où les propositions préliminaires, d’ordre tactiques, envisagées. Elles n’ont pour objectif que de donner des idées, lancer des pistes, appeler à de véritables rencontres au-delà des cortèges.

Se borner à sortir dans la rue et à dire à l’État qu’on existe, nous n’en avons plus grand-chose à faire. Nous voulons renverser ce monde, pas faire de nos vies des publicités militantes, des stickers clinquants, des modes de vies alternatifs « déconstruits »… mais aussitôt détruits par la machine politico-judiciaire qui a bien vite fait de nous marginaliser, voire de détruire nos vies familiales/sociales.

Nous doutons : nous considérons-nous encore comme tout le monde, ou devant tout le monde, en avance par rapport à tout le monde ? C’est sûrement là un de nos plus grands impensés. “C’est maintenant que tout se joue”, culpabilisent certains néo-militants, remontant les bretelles de ceux qui ne sortent pas. Nous leur proposons, une énième fois, de sortir la tête de leur propre cul.

Oui, continuons à ouvrir des squats, à tenir des lieux alternatifs. Mais ne présentons pas ça comme la panacée ! On survit et on galère, comme tout le monde. On tente de reconquérir une autonomie minimale.

Oui, continuons à raconter nos luttes, à essayer, tenter. Mais ne présentons pas ça comme la-révolution-déjà-là ni comme le communisme-qui-se-vit, car en plus d’être ridicule cela empêche définitivement d’inscrire nos actions dans des perspectives historiques et internationalistes.

P.-S.

Notes

[1] Bruno Astarian, Activité de crise et communisation, juin 2010.

[2] Léon de Mattis, « Les mesures communistes : penser un horizon communiste », SIC 2, janvier 2014.

[3] Disponible en ligne et en français ici.

[4] « Prolétariat et capital : une trop brève idylle ? », Théorie communiste n°19, p. 47.

[5] Bruno Astarian, Le ménage à trois de la lutte des classes, Épisode 3 : Le mouvement contre la “Loi travail” en France (2016), juillet 2017.

[6] On pense au papier “L’insolence de la rue” qui souhaite passer de la manifestation d’opposition à la manifestation alternative en claquant des doigts et en croyant que les flics en ont fini avec nous. Nous ne reviendrons pas sur le fait que l’article se conçoit en “lutte contre un pouvoir” abstrait qui est celui caché, dissimulé, à “l’Assemblée, à l’Élysée ou à Bercy”. On ne sait pas très bien où ça veut en venir ni non plus à quel point faut-il être gangréné par l’idéologie citoyenniste pour vouloir en rester à “affirmer notre existence” face au “pouvoir”…

[7] http://www.b-a-m.org/wp-content/uploads/2015/06/Micrurus_0_bd.pdf

[8] Anonyme, « Un autre emploi de l’argent », Meeting n°2, 2005 ; Denis, « Réflexions autour de l’Appel », Meeting n°2, 2005.

[9] Pour le moment on peut spéculer (et non pas capitaliser, comme certains s’y plaisent) sur les implications de : la casse de l’indemnisation chômage ; l’abus sur les APL, mesure qui avait été fort médiatisée ; des violences policières avec notamment le rendez-vous à Bobigny ; etc..

[10] « Nous avons les moyens de vous faire parler. Compte-rendu de Hotlines : Call Center ; Inquiry, Communism – Duisburg, Kolinko, 2002 » ; « Une enquête militante : l’expérience dans les centres d’appels ».

 

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