Accueil > Du coté de la théorie/Around theory, Nouvelles du monde > De l’émeute : l’Histoire et son Sphinx

De l’émeute : l’Histoire et son Sphinx

Un camarade nous à signalé ce texte

http://www.platenqmil.com/blog/2018/06/10/de-lemeute–lhistoire-et-son-sphinx

A l’occasion de la sortie de L’émeute prime de Joshua Clover aux éditions entremonde, un critique par l’auteur même et Jasper Bernes du livre d’Alain Badiou, Le réveil de l’histoire, et de sa conception du cours actuel de la lutte des classes, de l’organisation et des émeutes.

Les émeutes sont le Sphinx de la gauche. Tout intellectuel soi-disant radical se sent obligé, semble-t-il, de répondre à l’énigme posée par les émeutes du présent, au Bahreïn ou dans les Asturies, au Chili ou en Grande-Bretagne : pourquoi maintenant ? pourquoi ici ? pourquoi l’émeute ?La palette de leurs réponses est généralement restreinte. Tout d’abord, si l’émeute semble manquer d’objectifs ou de revendications audibles – c’est-à-dire si elle ne peut pas se lire comme « contestation », comme ce fut le cas des émeutes de l’été 2011 à Londres — l’intellectuel les décrira comme « éruption dénuée de sens » (Slavoj Žižek), menée par des « émeutiers irréfléchis » (David Harvey). Invariablement, ces assignations au non-sens reposent sur une sociologie condescendante, qui range les émeutiers au rang de simples effets collatéraux d’une société inégalitaire, symptômes du néolibéralisme, de la crise capitaliste et de l’austérité qui s’ensuit. Fréquemment, ces commentaires s’inscrivent dans la structure rhétorique hésitante du « oui, mais…. ». Comme l’écrit Tariq Ali dans la London Review of Books:

– Oui, nous savons que la violence dans les rues de Londres est une mauvaise chose. Oui, nous savons que le pillage des magasins est une erreur.

– Mais pourquoi cela se produit-il maintenant ? Pourquoi pas l’année dernière ?

– Parce que les griefs s’accumulent au fil du temps, parce que, lorsque le système souhaite la mort d’un jeune citoyen noir d’une communauté défavorisée, il désire simultanément, même inconsciemment, la réaction.

Bien pire que de telles apologies délivrées sans vraiment y croire, c’est l’allégation assénée à un rythme inquiétant par des gens censés savoir de quoi ils parlent, affirmant que les émeutiers de Londres suivaient les impératifs contradictoires de la société néolibérale. De telles gloses composent un autre récit symptomatique. Pour Harvey, les émeutiers ne sont que le simple reflet de la rapacité et de la cupidité du capitalisme post-thatchérien. Pour le sociologue polonais Zygmunt Bauman, le pillage n’est qu’une variante violente et hasardeuse du shopping, la manifestation d’une société de consommation matérialiste.

Viennent ensuite les commentateurs pour qui les émeutiers sont des égarés, plutôt que le reflet de l’idéologie capitaliste. Pour ces essayistes, les émeutes sont une machine lancée sur une mauvaise trajectoire. L’échec est alors plus largement imputable à une gauche radicale en déréliction, incapable d’avancer une « alternative » ou un « programme politique » à même de canaliser, structurer et enfin diriger la rage des émeutiers. Žižek demande : « Qui réussira à diriger la rage des pauvres ? » Oubliez la possibilité que les pauvres puissent diriger leur propre rage.

Il est facile de repérer les grandes lignes foncièrement condescendantes, communes à toutes ces réactions. A chaque fois, l’intellectuel attribue une sorte de fausse conscience aux émeutiers, afin de se rendre, lui (et c’est généralement lui), d’autant plus indispensable en tant que voix de l’autorité vacante. Ces intellectuels entendent dans les émeutes une question à laquelle ils se doivent de répondre. Ils ne réalisent pas que les émeutes sont plutôt une réponse à la question qu’ils se refusent à poser

Alain Badiou n’est pas du genre à se cacher du Sphinx. Sa candidature pour consacrer tout un livre à l’ère des émeutes paraît néanmoins paradoxale. D’un côté, c’est tout à fait compréhensible : Badiou a préservé un lien avec le militantisme depuis sa jeunesse maoïste jusqu’à sa position actuelle de manitou de la philosophie européenne contemporaine : il a notamment publié une sorte de manuel sous le titre « Philosophie pour Militants » [Philosophy for Militants, La relation énigmatique entre philosophie et politique en français]. De l’autre, il y a un curieux décalage entre le penseur et son objet, dû en partie aux tempos et aux tonalités mal coordonnées entre position intellectuelle et crise mondiale. La pensée de Badiou, aussi engagée soit-elle, entretient toujours un niveau d’abstraction important (en tant que philosophe, il est principalement reconnu pour ses avancées dans le domaine de l’ontologie par l’application rigoureuse de la théorie des ensembles).

En ce qui concerne l’histoire culturelle, ce qu’il y a de plus important chez Badiou reste cependant sa fidélité (de toute une vie) à ce qu’il a appelé, avec un succès certain, « l’hypothèse communiste ». Dans les années qui ont suivi la chute du bloc de l’Est où le communisme — en tant que politique réellement existante, figure théorique et désir social — est tombé en totale désuétude, Badiou et quelques rares autres en ont entretenu les quelques flammèches restantes dans les sphères intellectuelles. En ce sens, il est la version miroir de ce que le grand biographe de Pound, Hugh Kenner, a appelé « un homme du vortex », au centre d’une histoire qui a convulsé et muté d’heure en heure. Badiou est un homme du désert : une figure de l’interrègne privé d’horizon où les politiques néolibérales, malgré leur dynamisme si réputé, ont produit un paysage politique plat dans lequel tout antagonisme réel a été en grande partie neutralisé (malgré certains développements en Amérique du Sud). Si l’histoire n’était pas encore morte, elle semblait très mal en point.

Au moment où les parties concernées se sont rencontrées lors de la conférence « L’Idée du Communisme » en 2009 à l’Institut Birkbeck, cette micro-époque désertique était bel et bien terminée. Des luttes militantes s’attaquant aux puissances unies du capital et de l’État avaient éclaté ici et là, mais d’une façon très semblable à ce qui survenait partout. Elles ont brûlé de tout leur éclat, elles se sont éteintes, elles ont été brutalement réprimées ou se sont consumées elles-mêmes, mais, en général, elles se sont répandues. L’urgence pour les philosophes de nourrir une théorie de l’opposition dans l’espoir d’antagonismes à venir n’a pas été abandonnée, mais elle était d’une autre époque et d’un autre lieu. Inévitablement (comme en témoignent un millier de conférences « Occupy »), les intellectuels ont accouru pour participer à ce changement de conjoncture, sortant du désert pour passer en revue l’action qui pointait dans les rues — et parmi eux, Badiou en tête.

La conférence Birkbeck de 2009 a donné naissance à plusieurs livres qui tous misent sur la période actuelle pour renouveler « L’Hypothèse communiste » et mettre ainsi un terme à la longue période de réaction néolibérale ouverte dans les années 1970. Mais les prétentions à un tel renouvellement ne dépendent que rarement de développements historiques effectivement observés, de nouvelles formes de pratiques ou de luttes communistes. Le plus souvent, les intellectuels semblent parier sur un changement au cours de conversations de table entre philosophes — l’idée du communisme, plutôt que sa pratique politique. Ceci contraste nettement avec l’élaboration du communisme que l’on trouve, par exemple, dans le livre L’Insurrection qui vient, dans lequel les auteurs fondent leur élaboration théorique d’un communisme nouveau sur un examen critique des pratiques, des luttes et des mouvements sociaux de la dernière décennie. Mais pour ceux qui connaissent la philosophie de Badiou et la façon qu’il a de s’appuyer sur la preuve logique, l’axiome et l’argumentation à partir de principes premiers, il n’est pas surprenant que, pour lui, la pratique communiste vienne à la suite de l’idée communiste. La primauté de l’idée est indubitable chez Badiou, ne serait-ce que parce qu’elle s’écrit avec une majuscule : « Idée », plutôt qu’« idée ». Commentant dès le départ son propre titre, il insiste sur le fait que « le seul réveil possible est celui de l’initiative populaire où s’enracinera la puissance d’une Idée ».

C’est ainsi que Le Réveil de l’histoire prend prétexte du Printemps arabe et d’autres soulèvements de ces dernières années pour valider, empiriquement, le cadre plus abstrait développé dans L’Hypothèse communiste. D’abord l’Idée, puis son émergence dans le monde. Certes, la relation entre l’histoire et l’Idée est plus complexe que ne le laisse supposer la description ci-dessus, puisque les « vérités politiques » qui forment la base de « l’Idée » sont produites par l’histoire, dans son développement. Et pourtant, paradoxalement, si l’Idée est le produit de l’histoire, elle la précède : « L’Idée, ici, désigne une sorte de projection historique de ce que va être le devenir historique d’une politique, devenir originairement validé par l’émeute. » Cette temporalité circulaire permet à Badiou d’osciller entre l’hypothèse que le Printemps arabe a échoué en raison de son manque d’Idée tenace et celle qu’il a en même temps facilité le réveil de l’Idée dans le moment actuel.

Entre ce que Badiou appelle la « période intervallaire » de la restauration capitaliste commencée dans les années 1980 et la nouvelle séquence politique révolutionnaire animée par l’Idée, il y a l’émeute. Le Réveil de l’histoire est essentiellement une grammaire de l’émeute, utilisant les événements récents pour distinguer entre les émeutes qui produisent une « vérité politique » et celles qui n’en produisent pas. Badiou, infatigable forgeur de catégories et de schémas, classe les émeutes en trois types, discutés par ordre croissant de portée politique : l’« immédiate », la « latente » et l’ « historique ». Alors que les émeutes « immédiates » des pauvres, contre la police, comme celles qui ont eu lieu au Royaume-Uni durant l’été 2011 ou dans les banlieues françaises en 2005 sont qualifiées d’explosions réflexives de violence indiscriminée, « anarchique, et finalement sans vérité durable », l’émeute historique dont nous avons été témoins avec les insurrections arabes a montré une capacité à perdurer et se généraliser.

Contrairement à la plupart de ses contemporains, Badiou a au moins la vertu d’examiner les émeutes d’un point de vue stratégique plutôt que moral et d’y déceler autre chose qu’une mise en scène devenue folle de la consommation capitaliste. À l’inverse de Harvey, Žižek, Ali et Bauman, il considère l’émeute comme davantage que la simple manifestation d’une « culture », plus que l’expression d’une vérité sociale sous-jacente qu’elle ne peut éviter, même inconsciemment, d’exprimer, avec sa cohorte de voitures brûlées et de magasins pillés. Les questions que Badiou entend le Sphinx poser sur l’émeute sont les bonnes : comment généraliser et étendre la capacité offensive de l’émeute ? comment et pourquoi les émeutes se propagent et se transforment en insurrection ouverte ?

Bien que nous ayons des réserves sur la distinction de Badiou entre émeute immédiate et émeute historique, il convient de saluer la manière qu’il a de mesurer l’extension de l’émeute en termes de propagation dans l’espace physique et à travers les catégories sociales. Alors que, selon Badiou, l’émeute immédiate s’étend des banlieues de Paris à celles de Marseille, ou des cités de Londres à celles de Manchester, elle ne le fait que par l’intermédiaire d’une seule catégorie sociale : les jeunes hommes prolétaires. L’émeute historique, par contre, fait preuve d’une extension catégorielle, se répandant parmi les hommes et les femmes, les jeunes et les moins jeunes. Badiou se trompe lorsqu’il affirme que les émeutes « immédiates » sont entièrement composées de jeunes hommes — les rapports d’arrestation des émeutes britanniques prouvent le contraire et de nombreuses émeutes entrant dans cette catégorie durant la dernière décennie ont impliqué de manière significative des femmes, des personnes âgées et des enfants, même si leur proportion est moindre. Il est toutefois essentiel de comprendre comment les émeutes et les insurrections en viennent à impliquer (ou restent limitées à) différents groupes sociaux. Une chose qui distingue nettement l’insurrection égyptienne des émeutes britanniques, par exemple, c’est qu’en raison de l’occupation de la place Tahrir, il y avait de nombreuses façons de participer au soulèvement qui n’impliquaient pas de confrontation directe avec la police et ses sbires. Cela a contribué non seulement à l’extension de l’insurrection, mais aussi à sa persistance. Néanmoins, une insurrection reste limitée si elle est composée d’autres personnes que de jeunes hommes mais que le rapport entre les groupes sociaux reproduit la division du travail établie dans la société capitaliste — les hommes affrontant la police et les femmes se chargeant du travail reproductif, par exemple, ou les prolétaires sur le front et les membres de la classe moyenne participant aux assemblées et prenant les décisions importantes. Nous devons observer non seulement comment un soulèvement se propage parmi les différents groupes sociaux, mais aussi comment il abolit (ou perpétue) la violence de ces catégories.

De plus, la distinction même de Badiou — entre émeutes immédiates qui se soulèvent et meurent d’un même cri et émeutes historiques qui s’enracinent dans l’humus du temps – met au rebut les événements dramatiques que toute étude sérieuse de l’émeute doit prendre en compte. Ainsi, par exemple, la succession disparate d’émeutes qui ont agité Thessalonique et Athènes n’est pas mentionnée. C’est une omission scandaleuse. Ces émeutes sont, il faut bien l’admettre, difficiles à schématiser. Ne s’agit-il, selon la taxonomie de Badiou, que d’une séquence d’émeutes immédiates sans lien entre elles ? Chaque cas est, peut-être, immédiat : les flambées durent rarement aussi longtemps que, disons, l’émeute de Los Angeles qui a suivi le verdict de l’affaire Rodney King en 1992 (également non mentionné). Certes, dans le cas grec, l’événement déclencheur a été le meurtre d’un jeune homme par la police, conformément à la catégorie d’émeute immédiate de Badiou. Mais il est impossible de parler de « l’émeute d’Exarchéia de 2008 » sauf à la manière dont on parle du Livre I de L’Histoire de la Guerre du Péloponnèse de Thucydide : c’était indubitablement un commencement, et donc un élément au sein d’un plus large ensemble. L’émeute grecque n’a cessé de se déployer, de façon inégale mais continue, alors que les mois devenaient des années, s’attaquant tantôt aux flics, tantôt aux banques, tantôt aux supermarchés, tantôt au Parlement. Ses protagonistes, pour le meilleur ou pour le pire, sont souvent de jeunes anarchistes masculins et/ou des étudiants. En même temps, elle a bondi au-delà de cette démographie particulière, remplissant la place Syntagma de larges fractions de la polis, qui bien souvent ont connu là leur baptême de gaz lacrymogènes.

C’est quasiment la seule omission de Badiou, mais elle est criante. Tout comme la taxonomie de Badiou évacue la question de la durée, l’émeute grecque ne semble pas en mesure de déclarer si elle est ou non en possession de l’Idée. Où a-t-elle puisé sa persévérance en dent de scie, sa capacité à la généralisation qui ne s’est exprimée qu’à moitié, ce qui, en dépit tous ses aléas et sa nature inachevée, n’est pas un fait anodin ? Si la situation a une constante, elle ne se trouve pas dans le règne du concept ; c’est plus probablement la violence des politiques d’austérité qui traverse les catégories sociales. Ou pour en revenir au registre de la théorie, il s’avérera que toutes les émeutes se produisent dans l’histoire et sont soumises à des forces matérielles. Plutôt que d’insister et de demander, à la façon de Glinda ‒ « Êtes-vous une bonne ou une mauvaise émeute ? » ‒, nous pourrions saisir cette occasion pour comprendre en quoi la situation grecque est nettement différente de celle de l’Égypte ou du Royaume-Uni. En particulier, nous demander en quoi ces situations occupent des positions différentes dans la structure de la crise mondiale, chacune interagissant avec des trajectoires divergentes de gestion politique locale.

Cela dit, nous devons nous attacher à ce que Badiou a écrit, et non à ce qu’il a omis. Sa condamnation sans appel du parti politique et de son lien avec l’État, dorénavant obsolète en tant que pièce de la machinerie révolutionnaire, compose une part salutaire de son interprétation : « La forme-parti a fait son temps, épuisée en un petit siècle par ses avatars étatiques. » C’est la ligne du (non-)parti que le philosophe a adopté depuis un certain temps, en vue, sûrement, de ménager une ouverture afin de saisir ce que la volatilité politique du présent pourrait avoir de provisoirement nouveau. Mais c’est sur ce point que Badiou et son ouvrage font totalement naufrage. Car, toujours esclave de l’Idée et de son rôle directeur, il persiste à postuler et d’exiger de nous cette activité qu’on associe le plus nettement à la forme-parti : l’organisation. « De toute façon, écrit-il, demeure qu’en formalisant les traits constitutifs de l’événement, l’organisation permet que s’en conserve l’autorité. […] L’organisation transforme en loi politique cette dictature du vrai dont le réel de l’émeute historique tirait son prestige universel. »

L’Idée a donc, pour Badiou, pris en quelque sorte la place du parti. Ou, il y a un triangle émeute/parti/Idée, et ce doit maintenant sous la houlette de l’Idée, plutôt que de celle du parti, que l’émeute doit évoluer de l’immédiat à l’historique, vers le communisme. Or, étant elle-même immatérielle, l’Idée nécessitera une forme de pratique pour se réaliser ici-bas — et cette pratique ressemble fortement à ce que le passé faisait autrefois. « Je maintiens que le temps de l’organisation, écrit-il en guise de synthèse, le temps de la construction d’une durée empirique de l’Idée à son stade postémeutier, est crucial ». Voilà en vérité la Dictature de l’Idée.

On a bien souvent entendu ces appels à l’organisation quand les divers campements Occupy se délitaient, ici aux États-Unis, lancés par certains penseurs de gauche aussi différents que Noam Chomsky, Doug Henwood ou Jodi Dean. Et en un sens, « s’organiser » doit bien être la chose à faire, puisqu’il s’agit d’un terme relevant à la fois du sens commun et en même temps très vaste par son absence de spécificité. Il risque de tomber dans la catégorie de ce que Fredric Jameson appelle un « pseudoconcept » : l’impératif de « s’organiser » se résumant à faire ce qui permet d’être plus efficace, et non moins. Mais faute d’une plus grande lisibilité tactique, le mot fait inévitablement retour au sens qu’il recouvrait précédemment, avec ses relents de militants à la triste figure essayant de fourguer leurs exemplaires du Socialist Worker. Face à cette vaste et versatile irruption dont le livre de Badiou souhaite rendre compte, l’appel à « s’organiser » fait pour l’heure office de refrain pour une ritournelle paradoxale : cette nouvelle politique est fantastique, mais elle semble avoir atteint ses limites : il nous faut… la vieille politique !

Le communisme de Badiou s’embourbe donc d’emblée dans le fossé séparant le nouveau de l’ancien : « à distance de l’État », mais pointant toujours fondamentalement vers les vénérables conceptions sur le dépérissement de l’État. Même si « organisation » n’est plus synonyme de parti capable de prendre le pouvoir d’État et de diriger sa puissance militaire et bureaucratique en vue de fins programmatiques particulières, cela signifie bien que vous « décidez, vous, de ce que l’État doit faire, et trouvez les moyens de l’y contraindre, en restant toujours à distance de l’État ». Et pourtant, cette disposition vis-à-vis de l’État — indépendamment du fait qu’elle repose davantage sur la télékinésie que sur le contact direct — reproduit la principale faiblesse des émeutes et des soulèvements du présent, la chose même qu’elle cherche à dépasser. Qu’elles énoncent ou pas des revendications explicites, ces émeutes sont comprises par l’État et les pouvoirs en place comme de pragmatiques appels à la réforme : « Moubarak doit partir ! » et « Fin de l’austérité ! », c’est ainsi que les soulèvements d’Égypte et de Grèce sonnent en paraphrase. Cela a moins à voir avec les idées effectives des participants, qui peuvent, par ailleurs, avoir des aspirations anticapitalistes et antiétatiques, qu’avec leurs choix stratégiques et tactiques particuliers : se masser sur la place et la tenir, par exemple, ou s’attaquer au Parlement la veille d’un vote d’austérité. Même la violence supposée « dénuée de sens » des émeutes de Londres est entendue comme un appel à la réforme, à une résorption de la pauvreté, de l’exclusion sociale et du harcèlement raciste par la police.

La solution aux limites de l’émeute historique fournie par l’appel de Badiou à « l’organisation » demeure incertaine, et il note à juste titre que l’« émeute historique ne propose par elle-même aucune alternative au pouvoir qu’elle entend jeter bas ». Malgré le cas douteux du « socialisme latino-américain » et la transformation en slogan du mouvement antimondialisation, aucune alternative de ce genre n’a encore émergé au XXIe siècle. On pourrait se demander, au contraire, si le concept même d’une alternative relève de la politique, aujourd’hui surannée, du parti, de l’État et du programme. Au XXe siècle, « alternative » impliquait toujours une forme autre de modernisation et d’industrialisation — la modernisation sous des auspices socialistes (ou fascistes) de contrôle politique et de distribution. Les conceptions révolutionnaires précédentes du futur reposaient sur l’hypothèse d’une autre voie de développement. Mais ces futurs se sont volatilisés. Il n’y a aucune image un tant soit peu crédible du siècle à venir qui ne soit pas composée en cauchemars et en ruines, même si la silhouette des gratte-ciels de Shanghai tente de nous prouver le contraire. Tout le monde redoute le futur. Ce qui implique, peut-être, de revoir notre conception même de ce que « révolution » et « alternative » signifie.

Peut-être, alors, avons-nous plus à apprendre de l’immédiateté même de l’émeute immédiate qu’on ne peut le penser. Badiou s’approche momentanément de la vérité de l’immédiateté lorsqu’il se réfère au « sentiment exaltant d’une brutale modification du rapport entre possible et impossible », familier à tout partisan de l’émeute. Mais, comme on peut maintenant s’y attendre, il se replie sans délai vers l’abstraction politique, rêvant à la « dés-étatisation de la question du possible ». Il saute par-dessus l’expérience réelle de l’émeute et, ce faisant, ce que l’on peut en tirer : d’abord, il y a la prise de conscience d’être trop nombreux pour que la police exerce son contrôle, et, par suite, un autre bond, amenant à se dire qu’on pourrait tout autant se libérer de la discipline du marché, du salaire et de la marchandise, et du monde organisé par ces puissances étrangères. Plutôt qu’une forme de consumérisme extrême et risqué, le pillage des magasins au cours d’une émeute est peut-être l’un des exemples les plus clairs dont nous disposons dans le moment actuel d’une pratiquecommuniste, sans laquelle l’Idée communiste ne saurait avoir de sens. En effet, nous affirmons que le communisme ne peut signifier à ce stade que l’élaboration de pratiques pouvant faire franchir au cordon sécuritaire de la propriété les choses dont nous avons besoin et que nous voulons, les choses que nous fabriquons — un cordon policier d’exclusion qui condamne quotidiennement des millions de gens à la famine, la maladie, l’emprisonnement et à mille autres formes de souffrance.

Bien qu’il s’agisse d’une évidence, rappelons-nous que le consumérisme suppose de payer pour les choses, avec l’argent gagné en travaillant. Piller une paire de chaussures relève de la haine de la forme-marchandise et de son lien avec les classes, et non de l’assujettissement à celle-ci. C’est pourquoi, pendant les émeutes, les marchandises sont tout autant détruites sans raison que saisies en vue de leur consommation. Comme Guy Debord l’a écrit au sujet de l’émeute de Watts en 1965 :

« du fait que cette abondance est prise au mot, rejointe dans l’immédiat […] les vrais désirs s’expriment déjà dans la fête, dans l’affirmation ludique, dans le potlatch de destruction. L’homme qui détruit les marchandises montre sa supériorité humaine sur les marchandises. […] La production marchande, dès qu’elle cesse d’être achetée, devient critiquable et modifiable dans toutes ses mises en forme particulières. »

C’est bien cela, la « vérité durable » qui perdure au-delà de l’émeute immédiate.

Plutôt que de vaticiner face à certains actes de violence antisociale qui, bien que regrettables, se déroulent lors d’émeutes aussi bien que durant la paix sociale, nous devrions examiner l’émeute immédiate d’un point de vue stratégique : comment de tels actes d’expropriation et de prise sur le tas peuvent-ils se répandre et s’approfondir, et quelles autres pratiques pourraient accompagner et contribuer à l’extension de ces expropriations ? Comment de plus en plus de personnes rejoignent l’émeute et quelles mesures seront nécessaires pour se défendre contre la violence d’État qui ne manquera pas de s’abattre ? Organisation, dans ce sens, implique quelque chose de bien différent de ce qu’a en tête Badiou. Plutôt qu’un mécanisme de reproduction de l’Idée, il devient un moyen d’élaboration, de diffusion et de coordination des pratiques qui contiennent des idées, et à partir desquelles fleuriront d’autres idées, jusqu’alors inconnues. Il est remarquable que Badiou n’ait rien à dire sur la mise en place de cuisines collectives et de dispensaires de rue, de points de recharge de téléphones portables improvisés et d’expositions d’art dans des lieux comme la place Tahrir. C’est en effet ces sortes d’organisation — formes d’entraide et de don gratuit — qui pourrait contribuer à l’extension de la prise au tas de l’émeute, et rendre possible le passage de l’émeute à l’insurrection ouverte. Cela pourrait nous amener à repenser le noyau du mouvement Occupy maintenant qu’il a soufflé sa première bougie : non pas l’intégration de nouveaux termes dans le discours national, non pas l’appel à un appareil politique assaini, ni même l’inventaire des dimensions de la catastrophe en cours, mais les expériences provisoires, partielles et toujours puissantes de soin, de défense et d’approvisionnement auto-organisés.

Ce qui est en jeu dans la critique qui précède, ce n’est pas seulement un ensemble d’idées sur la forme d’émergence du changement sociale, mais aussi de fournir des indications sur le rôle même des idées et des divers intellectuels qui pourraient en être les passeurs dans les luttes en cours. Mettant la tête en bas la formule de Marx selon laquelle « l’humanité ne se pose jamais que les problèmes qu’elle peut résoudre », Badiou écrit que « l’Histoire ne porte pas en elle-même la solution des problèmes que cependant elle met à l’ordre du jour ». La solution qu’il imagine provient d’un au-delà de l’histoire, du processus rationnel de l’Idée et de ses fidèles disciples, qui traduisent la vérité des luttes actuelles en structures et disciplines organisationnelles victorieuses. Bien qu’il y ait de bonnes raisons de renâcler face à l’optimisme de Marx, nous ne voyons pourtant aucun endroit d’où les solutions pourraient émerger si ce n’est des pratiques des émeutes, des soulèvements et des luttes d’aujourd’hui. Plutôt que de voir la théorie comme une leçon que nous devons enseigner aux participants des soulèvements d’aujourd’hui, nous pourrions la comprendre comme une chose immanente à leur pratique. Nous pourrions adopter une posture d’écoute du monde dans lequel nous vivons. La réponse à l’énigme du Sphinx est toujours une autre question.

Traduit par PA et JG

 

 

 

 

 

  1. Pas encore de commentaire

%d blogueurs aiment cette page :