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“Contre l‘État islamique, contre la guerre – une critique”

Un camarade nous a fait parvenir ce texte

Contre l‘État islamique, contre la guerre – une critique

En 2016 est paru chez niet!éditions ce petit livre signé Mathieu Pérez. L’éditeur ne donne malheureusement aucune information quant à l’auteur. Le livre se veut « matérialiste »[1], alors que son objectif avoué est parfaitement idéaliste : « Ce petit livre se veut être une contribution à la constitution d’un mouvement qui, en France, s’opposerait à la guerre, aux guerres que mène la France partout où elle le peut. »[2] Le ton est donné. Évoquant implicitement la tradition pacifiste du mouvement ouvrier, l’auteur souhaite que ses paroles bouleversent et rappellent aux militants leur devoir de protester contre l’impérialisme français.

Cet aspect gâche considérablement le plaisir lors de la lecture de ce petit ouvrage sinon plutôt factuel et bien documenté. Les sources consultées par l’auteur sont en règle générale sérieuses, mais l’ouvrage contient quand même quelques erreurs. L’auteur prétend par exemple que des ONG auraient été « tolérées » par l’État islamique sans pourtant en citer ou donner la moindre source[3]. Selon le témoignage d’un réfugié de Deir ez-Zor, leur interdiction constitue même une stratégie d’assujettissement : « Quand Daesh est arrivé, toutes les associations ont été interdites. Ils ont tout gelé. Tout confisqué. Leur politique était d’appauvrir le peuple. C’est précis, c’est méthodique. Sous Daesh, il devenait impossible de nourrir ta famille si tu ne prêtais pas allégeance. Les habitants de la ville l’ont fait à cause de la pauvreté, parce qu’ils n’avaient plus rien. »[4]

Du président turc Erdogan, l’auteur affirme que « son alliance avec l’État islamique est un fait connu »[5]. Or, la réalité est un peu plus complexe que cela. Certes, des convois d’armes depuis la Turquie arrivent sans aucun doute très régulièrement en Syrie, comme celui qui avait causé un scandale il y a quelques années. Il est probable que l’État islamique soit vu par l’appareil militaire turc comme un moindre mal comparé au PYD. Cela ne suffit toutefois pas pour parler d’une « alliance », les véritables alliés de la Turquie sont plutôt des groupes islamistes plus modérés comme le Jabhat Tahrir Souriya.

Le rapport entre l’État islamique et le Front al-Nosra est résumé par l’auteur comme suit : « Ce groupe [le Front al-Nosra] semble avoir été au départ une sorte de succursale syrienne de l’État islamique d’Irak, avant de s’autonomiser, jusqu’à la rupture de juin 2013, date à laquelle le Front Al-Nosra se réclame d’Al-Qaida. »[6] Ce résumé sommaire comporte plusieurs imprécisions. Tout d’abord, le Front al-Nosra n’a jamais été « une sorte de succursale syrienne de l’État islamique d’Irak ». C’était le cas uniquement dans la tête d’al-Baghdadi, le Front al-Nusra a refusé cette fusion et il a prêté officiellement allégeance à Al-Qaida en réaction à ses propos. Tout ceci ne s’est pas produit en juin 2013, mais en avril 2013. En novembre 2013, al-Zawahiri a donné l’ordre à al-Baghdadi de se retirer de la Syrie, ce dernier s’est montré réticent ce qui était synonyme de rupture avec al-Qaida. La suite est connue.

Contrairement à McDo, al-Qaida se contente d’une seule succursale par pays. Les décisions de fusion appartiennent bien évidemment à la direction, et non pas à un émir régional. Le rapport avec la succursale irakienne s’était de toute manière tendu depuis bien plus longtemps. Déjà en 2005, al-Zawahiri avait envoyé une lettre à al-Zarqawi pour critiquer la stratégie de sa succursale irakienne, une année seulement après avoir reçu son serment d’allégeance. Al-Zawahiri a critiqué surtout la stratégie sectaire et antichiite de ce dernier. Mais, étant donné que sur le champ de bataille, la succursale irakienne avait une force de frappe considérable dans le contexte de la guérilla contre l’occupation américaine, une rupture complète ne semblait pas envisageable à ce moment-là.

Abou Moussab al-Zarqaoui, le fondateur de cette succursale indisciplinée, était une figure particulière dans la galaxie jihadiste. Généralement, les leaders d’al-Qaida sont issus de la bonne société, le père de ben Laden était à la tête du Saudi Bin Ladin Group, plus grand constructeur du pays, et le leader actuel d’al-Qaida, al-Zawahiri, est médecin et fils d’une famille bourgeoise. Al-Zarqaoui est issu de la pègre. Il est né en 1966 dans une banlieue industrielle d’Amman et issu d’une famille palestino-jordanienne appauvrie. Dans sa jeunesse, il a connu une carrière de petit criminel et à la fin des années 1980, il a décidé de gagner l’Afghanistan. Pendant la guerre civile suivant le départ des Russes, il s’est battu dans les rangs de Gulbuddin Hekmatyar. De retour en Jordanie en 1993, il a été arrêté en 1994 et cinq ans plus tard, le 29 mars 1999, libéré grâce à une amnistie royale.

Il est retourné en Afghanistan pour gérer un camp d’entraînement bénéficiant du soutien financier de Bin Laden. Al-Zarqaoui a toutefois refusé de lui prêter allégeance et de rejoindre al-Qaida[7]. C’est seulement cinq ans plus tard, le 19 octobre 2004, qu’il lui a publiquement prêté allégeance et que son organisation Ansar al-islam a été rebaptisée Al-Qaida du jihad en Mésopotamie, appelée souvent al-Qaida en Irak. Dans sa lettre à al-Zawahiri précédant sa réponse mentionnée ci-dessus, la stratégie de l’État islamique est esquissé dans ses grandes lignes : « Si nous pouvons leur [aux hérétiques] infliger des coups douloureux, l’un après l’autre, afin de les amener au combat, nous pourrions alors redistribuer les cartes. Le Conseil de gouvernement n’aura dès lors plus de valeur ni d’influence, ni même les Américains qui reviendront au combat avec les hérétiques, comme nous le souhaitons. Alors, qu’elles le veuillent ou non, de nombreuses régions sunnites se rangeront aux côtés des combattants du jihad, et ces derniers se seront assurés un territoire d’où ils pourront repartir frapper les hérétiques au sein même de leurs régions, le tout soutenu par une propagande claire. »[8]

Déjà à l’époque, al-Zawahiri n’était pas tout à fait enthousiaste quant à la stratégie proposée par al-Zarqaoui et il a essayé de lui le faire comprendre de manière diplomatique : « Ce qui [l’ignorance des masses sur le caractère prétendument hérétique du chiisme] explique que beaucoup de ceux qui vous aiment se demandent pourquoi vous attaquez les chiites, une interrogation qui grandit lorsque vous attaquez des mosquées, encore plus si cette attaque est lancée contre le tombeau de l’imam Ali ibn Abi Talib (que Dieu l’agrée !). Je pense que, quoi que tu fasses pour éclaircir ce point, les simples musulmans ne l’accepteront pas, et qu’ils le rejetteront toujours. »[9] L’analyse de cette période est indispensable pour comprendre le conflit entre le Front al-Nusra et l’État islamique.

En 2007, cette succursale est devenue l’État islamique en Irak, après le décès de son leader Abou Omar al-Baghdadi, Abou Bakr al-Baghdadi l’a remplacé en 2010. Pérez ne résume que très brièvement tout ce contexte-là, il est pourtant central pour comprendre la véritable divergence idéologique entre al-Qaida et l’État islamique. En outre, ce conflit est aussi lié à la composition sociale du jihadisme : « Mais le sentiment d’expansion irrésistible qui galvanise alors cette idéologie et les mouvements qui s’en réclament est basé sur des fondements sociaux extrêmement fragiles. L’alliance entre la jeunesse urbaine pauvre et les classes moyennes pieuses, scellée par les intellectuels qui élaborent la doctrine islamiste, résiste mal à des affrontements de longue haleine contre les pouvoirs établis. Ceux-ci s’emploient avec une efficacité croissante à dresser les deux composantes du mouvement l’une contre l’autre, en exposant l’antagonisme entre leurs aspirations concrètes, par-delà leur volonté commune mais floue d’instaurer l’État islamique et d’appliquer la chari’a. »[10]

Cette tension surdétermine la mouvance islamiste, à la fois à l’intérieur des différents groupes et entre ceux-ci : « Comme nous le verrons plus loin, ces deux groupes [la jeunesse urbaine pauvre et la bourgeoise pieuse], s’ils réclament en chœur l’application de la chari’a et l’instauration de l’État islamique, ne s’en font pas la même représentation. Les premiers lui donnent un contenu socialement révolutionnaire, tandis que les seconds y voient surtout l’occasion de se substituer aux élites en place, sans bouleverser les hiérarchies de la société. Cette ambiguïté est au fondement de la mouvance islamiste contemporaine. »[11] Cette lutte des classes interjihadiste est un facteur essentiel pour comprendre la rupture entre al-Qaida et l’État islamique, la même tension surdéterminait par exemple le rapport conflictuel entre l’AIS et le GIA pendant la guerre civile en Algérie deux décennies plus tôt[12].

Même si ce n’est évidemment pas une loi mécaniciste, force est de constater que l’État islamique compte bien plus de leaders issus du prolétariat pauvre ou des classes moyennes salariées qu’al-Qaida. Al-Qaida a tendance à vouloir attendre « le bon moment » pour fonder le califat, leurs stratèges de guerre lisent Mao et Che Guevara, tandis que ceux de l’État islamique ont plutôt tendance à lire Marighella et à vouloir le califat « ici et maintenant ». Pas de califat sans capital, évidemment, mais celui de l’État islamique provient bien davantage d’une économie du pillage que des bourgeois dans ses rangs. Et malgré la perte d’une bonne partie de son territoire, le groupe n’a de toute évidence pas perdu son trésor de guerre.

Contrairement à ce que semble croire Pérez, la cause de ces mouvements jihadistes ne se résume donc pas par les « guerres françaises »[13]. Il sait du moins qui a commencé : « Il faut, dans le cas qui nous occupe, en finir aussi avec l’idée selon laquelle ce serait ‘Daech’ qui aurait commencé, qui aurait ‘déclaré la guerre’ à la France en perpétrant des attentats sur son territoire. C’est tout simplement faux : l’armée française bombardait les positions de l’État islamique avant que ces derniers ne revendiquent le moindre attentat en France. »[14] Si l’on remplace « l’État islamique » par « la dawla » et « France » par « les mécréants », le passage pourrait figurer tel quel dans un numéro de Dar al-islam, le discours anti-impérialiste de l’État islamique tourne exactement autour du même argument. La condamnation de l’impérialisme français se transforme en justification implicite de l’impérialisme jihadiste.

Une fois arrivé à la conclusion du livre, on est donc un peu déçu car elle est déjà dans le titre. Une analyse plus poussée du phénomène jihadiste et un peu plus de contextualisation historique et géographique auraient été bien plus intéressants que des conseils militants prônant un pacifisme abstrait. Ce n’est définitivement pas le pire livre sur l’État islamique, dans cette catégorie, avec Nicolas Hénin et Samuel Laurent, la concurrence est rude, mais de loin pas le meilleur non plus. Si l’on cherche une analyse historique poussée et sobre, des auteurs comme Jean-Pierre Luizard ou Myriam Benraad sont des sources d’information bien plus précieuses.

Il y a encore du travail à faire dans l’optique d’aborder le phénomène d’un point de vue communiste. La série de Tristan Leoni Califat et barbarie est un bon début, de nombreux points y sont abordés et elle fournit une bonne analyse de l’idéologie de l’État islamique et des enjeux géopolitiques dans le Moyen-Orient, une autre pierre à l’édifice est l’analyse très pointue fournie par Il lato cattivo. Cet islamisme « dénationalisé »[15] est bel et bien profondément lié à la mondialisation du capitalisme restructuré : « Elle [l’islamisme en tant qu’opposition interne] n’est pas sa contradiction mais son ombre. »[16] Produit d’une modernisation ratée et du déclin du nationalisme panarabe, il récupère pourtant l’anti-impérialisme de ce dernier dans une forme religieuse, l’oumma considérée comme assiégée par les impérialistes mécréants.  Il serait cependant nécessaire de compléter tout cela par une analyse plus poussée du fonctionnement économique d’un groupe jihadiste. L’État islamique n’est pas seulement un groupe armé voulant implanter le califat, mais aussi une mafia.

Il nous faudrait donc une théorie du capital criminel. Car, d’un point de vue purement abstrait, « le salariat règne à Mossoul autant qu’à Milan »[17], le prolétaire de Mossoul a cependant bien plus de chances d’être destiné à autre chose qu’au salariat que celui de Milan. S’il est enrôlé de force par l’État islamique, peut-on encore parler d’un « salarié » ? Lorsqu’un prolétaire prête allégeance au calife, il met sa vie dans ses mains, la peur du licenciement est remplacée par celle de la mort. La même chose est valable pour le prolétaire qui rejoint la Camorra, Los Zetas ou la Mara Salvatrucha. Mais quoi faire d’autre ? Face à la violence des effets de la crise dans les zones périphériques, ces groupes mafieux sont souvent les seuls employeurs potentiels. Ainsi, le capital criminel donne un emploi à un prolétariat surnuméraire abandonné depuis longtemps par les autres fractions du capital, il en devient le dispositif de disciplinarisation. Les groupes mafieux mènent des guerres pour contrôler des territoires où racketter des parts de plus-value, principalement dans les zones périphériques de l’économie globale, et ils tentent généralement ensuite de planquer le butin dans les zones pacifiées du centre. Il faudrait examiner ce phénomène en lien avec la restructuration et sa crise, la baisse tendancielle du taux de profit et la gestion du prolétariat surnuméraire. Pour l’instant, une chose est sûre : contrairement au reste de l’économie globale, ce secteur est en plein boom et nous donne peut-être une idée de quoi demain sera fait.

Doc Sportello

Novembre 2018

[1]Cf. Mathieu Pérez, Contre l’État islamique, contre la guerre, La Mas d’Azil, niet!éditions, p. 10.

[2]Ibid.

[3]Cf. ibid., p. 42.

[4]Thomas Dandois, François-Xavier Trégan, Daesh, paroles de déserteurs, Paris, Gallimard, 2018, p. 116.

[5]Mathieu Pérez, op. cit., p. 102.

[6]Ibid., p. 90-91.

[7]Jean Rokbelle, « Die Organisation „Islamischer Staat“ – von der antischiitischen Ordnungsmacht zum quasi-staatlichen Kalifat » in Ismail Küpeli (éd.), Kampf um Kobanê. Kampf um die Zukunft des Nahen Ostens, Münster, Edition Assemblage, 2015, p. 158.

[8]Abou Moussab al-Zarqaoui, « Lettre à Ben Laden et al-Zawahiri » in Gilles Kepel (et al., éds.), Al-Qaida dans le texte, Paris, PUF, 2008 [2005], p. 413.

[9]« Lettre d’al-Zawahiri à al-Zarqawi » in ibid., p. 437-439. On notera le passage brusque au tutoiement.

[10]Gilles Kepel, Jihad, Paris, Folio, 2003 [2000], p. 28.

[11]Ibid., p. 114.

[12]Cf. ibid., p. 115.

[13]Mathieu Pérez, op. cit., p. 97.

[14]Ibid., p. 109.

[15]Cf. Théorie communiste, « Pétrole, sexe et talibans » in Théorie communiste, n° 18, 2003, p. 113.

[16]Ibid., p. 114.

[17]Tristan Leoni, « Califat et barbarie », 2e partie : « De l’utopie », 2015.

 

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