ITALIE : ” le parti de Mattarella rafle la mise”
Un camarade nous a fait parvenir un article qu’il a traduit de l’italien sur la crise politique en Italie, le meilleur qui est sorti dans “le milieu”.
Italie : le parti de Mattarella rafle la mise
Raffaele Sciortino
[ www.infoaut.org, 3 septembre 2019, traduction de R.F ]
Pour aller au-delà des aspects psychopathologiques de la situation politique italienne, il est utile de faire deux considérations générales.
Premièrement : déjà à l’occasion de la formation du gouvernement « jaune-vert » (M5S-Ligue, ndt), l’hypothèque exigée par le Président de la République Sergio Mattarella avait été lourde, aussi bien au niveau du nom à qui confier le ministère de l’Économie que, plus généralement, au niveau des garanties de la fiabilité italienne envers les marchés financiers et l’Union Européenne. Pendant cette dernière année, on a ensuite compris que même le Premier Ministre, un obscur petit avocat au regard sournois, avait été coopté au cercle du Président de la République, sinon depuis le début du moins en cours de route, dans le style transformiste typique de sa souche d’origine (et étant aussi sincère adepte de saint Padre Pio…). Le but était plus qu’évident : contrôler, empêcher, embaumer, vider les deux partis populistes pour détruire ce qu’il y avait de dangereusement social et anti-establishement dans le consensus électoral recueilli, pour ensuite les faire tomber au bon moment.
Dans le spectacle d’août dernier – derrière les mouvements confus des figurants mis en valeur par les chroniques boulimiques des médias, bonnes seulement pour infantiliser les gens – le protagoniste principal a été le parti informel de Mattarella : l’État profond avec ses technocraties ministérielles, Bankitalia, la magistrature, les forces armées, les croisements intriqués entre l’Église, les médias et le « parti du PNB »[1] (c’est-à-dire les syndicats patronaux, nda), probablement avec une partie des réseaux de pouvoir du Sud du pays, effrayés par le projet de régionalisme poussé de la Ligue. Tous unis pour éviter un deuxième round d’affrontement avec l’Union Européenne sur la loi du budget, un affrontement auquel ils préfèrent des concessions en échange de scalps politiques à offrir à Bruxelles.
Deuxièmement : la crise italienne doit être provincialisée, c’était-à-dire replacée sur l’échiquier européen. À ce niveau, nous assistons à une véritable crise de gouvernabilité des systèmes politiques dans des États très importants : du Brexit – avec un mélange tragicomique de coups de mains des conservateurs, immobilisme du Labour, poussés sécessionnistes écossaises – à une Espagne dépourvue depuis un bon moment d’un gouvernement central stable, et à risque de sécession des riches en Catalogne, jusqu’à une France secouée par le plus important affrontement social et de classes en Occident depuis l’éclatement de la crise mondiale.
Même l’Allemagne, plus stable, n’est pas exempte d’éboulements, entre la crise irréversible de la gauche social-démocrate, l’étrange montée des Verts pro-dette – pour l’économie green, bien entendu, pas pour les dépenses sociales – et la déroute stratégique de Mme Merkel.
Ce n’est donc qu’en apparence que le vote des élections européennes a stoppé la montée des forces populistes, et manifeste en réalité toutes les fragilités et les lignes de faille intra- et inter-étatiques. Le fait fondamental sous-jacent est la crise des blocs sociaux et politiques internes, accompagnée par le bousculement de la place géo-économique et géopolitique de l’Europe, tiraillée entre son allégeance transatlantique traditionnelle et l’affrontement entre États-Unis et Chine (et Russie) qui fait valoir ses droits. Et pas très loin, la récession qui vient. Désamorcer l’électron libre italien, qui risque de contaminer la France d’abord, est ainsi devenue une question fondamentale pour l’Union Européenne et la nouvelle Commission.
Pour l’heure, l’objectif semble atteint avec la formation du gouvernement d’un Conte néo-humaniste ressuscité, basé sur l’axe inédit M5S-Parti Démocratique issu – en fait grâce à des pressions très fortes de la part des pouvoirs locaux et européens, comme avoué par le secrétaire du PD Nicola Zingaretti – de ce qui pourrait apparaître comme une incroyable erreur de Salvini. À cause du croissant consensus dont il jouissait face à un M5S toujours plus délavé et désorienté, ce dernier est devenu le dindon de la farce, à dépouiller maintenant pour être cuisiné plus ou moins à petit feux demain (des prétextes, il y en a déjà ou ils seront fabriqués : Russiagate[2], enquêtes judiciaires pour comportement anti-humanitaire à l’égard des migrants et, si nécessaire, beaucoup d’autres encore, surtout que le poulet a été lâché par les trumpiens). Détruire son projet pour la Ligue, après la débandade du M5S, voilà le projet des forces pro-européennes internes et externes.
Or il n’est pas clair ni peut-être très important de savoir si Salvini a commis une énorme erreur politique ou aurait plutôt décidé de se défiler – dans l’attente qu’une nouvelle vague d’impopularité frappe le nouveau gouvernement (reste à voir, justement, si tout cela va être possible) – craintif comme il l’était d’entamer un affrontement ouvert sur la question des autonomies régionales[3] qui n’aurait pu que miner son idée de parti souverainiste national et sa conquête du Sud du pays. Salvini n’aurait pas pu se distancier officiellement de la vieille garde de la Ligue, et de sa propre base padaniste, et un affrontement ouvert sur la question l’aurait sans doute exposé au risque de devoir se soumettre à la triade Zaia-Maroni-Fontana[4], ou de rompre avec elle. Il faut garder à l’esprit que la Ligue actuelle contient deux partis en un, celui de la bourgeoisie de Padanie déjà philo-Berlusconi et celui, nationaliste, de Salvini : le premier a besoin de lui pour agrandir son consensus électoral et son pouvoir, mais n’est certainement pas prêt à renoncer à son réseau d’intérêts lié principalement à la filière productive allemande, donc à l’Union Européenne, et se range aux côtés du « parti du PNB » contre le revenu de citoyenneté et quota cento[5]; le deuxième se présente comme populaire et même ouvrier, avec un horizon (pseudo-)souverainiste philo-USA, mais est pour l’instant encore faible dans le Sud du pays. La difficile situation actuelle du leader de la Ligue doit donc être ramenée à cette contradiction entre son projet et l’autonomisme pro-européen de la Padanie (de style bavarois : cf. http://www.comidad.org/dblog/articolo.asp?articolo=915), ainsi qu’à sa non-coïncidence avec les projets de Trump pour la Russie : alors que Salvini pense à faire du business et à contre-carrer le pouvoir de Bruxelles en faisant jouer Moscou et Washinton, Trump voudrait une Russie alliée en tant que soumise, à laquelle il pourrait enlever les sanctions en échange de la renonciation de Moscou à ses liens avec Pekin et à sa présence au Moyen-Orient). En somme, Trump n’a rien à céder au leader de la Ligue en échange de son rôle de sapeur à l’intérieur de l’Europe, qui est exigé à Washington à titre de bénévolat, comme on fait avec les idiots utiles.
Quant au M5S, il n’y a pas grand-chose à en dire qui n’est pas déjà évident pour tout le monde. Ennemi immédiat du « parti du PNB » et malmené par la Ligue (trop, va maintenant regretter Salvini), il s’est fait gifler par tout le monde. Toujours plus semblable aux anciens chrétiens-démocrates dans le fonctionnement interne et dans les choix politiques – jusqu’au vote en appui de la nouvelle commissaire européenne ! – il s’est réduit à n’être qu’une coquille vide en perte de consensus – une perte que l’expérience du gouvernement qui s’ouvre ne pourra que remettre à plus tard, mais non pas éviter ou inverser. La fin très rapide de l’expérience des grillini, n’est cependant pas à mettre sur le dos de la médiocrité de son personnel, mais plutôt à l’impossibilité de tenir ensemble des instances inconciliables : citoyens déboussolés par la crise et entreprises toujours plus voraces et parasitaires, Nord et Sud, jeunes et moins jeunes, méritocratie exigée et réponses mal ficelées à des demandes sociales réelles. Et tout cela, en l’absence de toute poussée du bas de la société un tant soit peu conséquente, alors que le seul mouvement réel qui a donné du crédit au M5S, le No TAV[6], a été sacrifié sur l’autel de la gouvernabilité (avec la bénédiction d’un Grillo qui perd la boule, fraîchement adepte de Greta Thunberg, et qui croit voir dans cette Italie aux abois un laboratoire économique et social du Green New Deal qu’il faudra faire planer sur un peuple qui ne serait pas à la hauteur ; il n’est cependant pas le seul à ne pas voir qu’un capitalisme vert serait pour l’essentiel un mix de taxes écologiques pour les pauvres et davantage de dette publique pro-entreprises, assorti de coupes à l’État-providence et de mesures néo-coloniales à l’égard des pays extra-occidentaux producteurs de manières premières). En somme : vu l’absence – mis à part quelques gestes – d’une politique souverainiste, et surtout l’évitement de tout affrontement avec les vrais pouvoirs, l’instance citoyenniste s’est relevée inconsistante. L’issue de tout cela sera probablement – mais ce n’est nullement sûr – une transformation de facto du M5D en Ligue du Sud aux traits plébéiens, en vue d’accrochages et médiations dans les réseaux de pouvoir locaux, nationaux et européens.
Le Parti Démocratique est quant à lui un parti évanescent et fragmenté – Calenda[7] est déjà en train de sortir, Renzi n’attend que la première occasion pour rompre et former son propre parti macroniste, la fraction d’Émilie-Romagne est désormais régionaliste à fond. Le PD tentera d’utiliser le M5S comme un gilet de sauvetage pour continuer à exister pour un temps encore (dans la foulée du binôme en voie de consécration entre la maire Appendino et le président de la région du Piémont Chiamparino, maintenant que le fâcheuse décision sur le TAV est prise, dans un Turin moribond mais smart grâce au tourisme… et à la ligne Salerno-Lyon). En politique étrangère, le Parti Démocratique se compte résolument, et depuis longtemps, parmi les philo-USA, mais du côté des Démocrates et de l’État profond, la faction qui espère que Trump soit balayé au plus vite pour pouvoir revenir à l’ordre mondial d’avant, laissant à l’Europe quelques marges mais toujours en une fonction anti-chinoise.
L’opération M5S-PD sous tutelle de Mattarella est donc purement de palais, en style typiquement jésuite. Il n’y a aucune possibilité de souder un bloc social un tant soit peu stable et d’indiquer une perspective de longue haleine. Elle sert à acheter du temps et, last but not least, à éviter que l’élection du prochain président de la République soit l’expression directe d’une droite hégémonisée par sa fraction souverainiste. Quoi qu’il en soit, une alliance de zombie ne fait pas une vie. Voilà ce qui dérange la mise en scène du front unique anti-Salvini allant de Grillo et Renzi jusqu’aux curés et aux méridionalistes, en passant par les anti-racistes, anti-fascistes et autres centri sociali (avec quelques heureuses exceptions), pour le salut national et la renaissance de la gauche progressiste grâce à l’évitement du… vote (c’est sympathique, ce côté anti-éléctoral, ouvertement revendiqué par exemple sur les pages de Il Manifesto, par ceux qui jusque-là avaient fait du vote garanti par la Constitution un fétiche sacré et intouchable pour les classe dominées : la démocratie formelle ne serait-elle plus apte à les contenir ? Est-on à la recherche d’un gouvernement d’éclairés à gauche aussi ?).
La donnée essentielle de cette comédie psycho-politique digne du meilleur situationnisme est de montrer le niveau de déstructuration atteint par le système politique. Ce qui n’est pas la même chose que de parler du système des pouvoirs réels. Mais ce système politique avait été jusqu’ici, avec ses hauts et ses bas, l’élément incontournable de médiation entre l’État et le capital d’une part, et les instances des différentes classes sociales de l’autre. Ayant épuisé les ambivalences prolifiques dont ils étaient porteurs, les grillini gardent le mérite, totalement involontaire au demeurant, d’avoir fait éclater au grand jour la crise d’un système que rien ne pourra ramener à son état antérieur. On constate une augmentation générale de la confusion (bien qu’avec une température des tensions sociales encore faible). L’Italie n’est que son reflet le plus éclatant, dans une Europe parcourue par de multiples et très profondes lignes de faille. La solution de Mattarella n’est à même de résoudre aucun des problèmes du déclin italien et peut seulement espérer en le secours allemand sur le moyen terme – ce qu’à l’instant Berlin ferait volontiers, si ce n’était le bordel créé par Trump avec la guerre commerciale et la récession qui se rapproche. L’une et l’autre mettront à rude épreuve la tenue de l’Union Européenne et contraindront ses membres à des choix décisifs dans les rapports commerciaux et les alliances politico-militaires. La pantomime italienne – accompagnée de risques très sérieux de fragmentation de son unité nationale – se déroule dans ce cadre, dont il est impossible de faire abstraction.
Sur ce fond, un relâchement des contraintes budgétaires de la part de l’Union Européenne pourrait donc être momentanément indispensable pour éviter un affaiblissement ultérieur et la perte de morceaux en direction des États-Unis, et aussi pour conjurer l’éclatement d’affrontements sociaux durs, face auxquels il y aurait à l’instant bien peu de concessions à offrir.
Mais justement, il faudra voir quelles seront les conditions de l’Union Européenne pour une plus grande flexibilité budgétaire, sur laquelle le nouveau gouvernement compte. Au-delà des attentes passives que cela peut réactiver chez les gens, il est exclu a priori qu’il y en aura assez pour tout le monde et que la marche générale vers le gouffre s’interrompe. L’Italietta, avec sa masse considérable d’épargne et ce qui reste encore de son appareil productif, est un morceau que la finance internationale doit encore trouver le moyen d’avaler comme il faut. Des raisons de fond que les soi-disant populisme et souverainisme ont jusqu’ici (mal-)interprété, nous en entendront encore parler : la prochaine fois, dans une sauce un peu plus française type conflit de classe à la Gilets Jaunes, faut espérer…
[1] C’est-à-dire les syndicats des grands patrons et des PME. (ndt)
[2] Cf. https://www.lesechos.fr/monde/europe/salvini-soupconne-davoir-percu-des-financements-illegaux-du-kremlin-1039094 (ndt)
[3] De la Vénétie et de la Lombardie notamment. (ndt)
[4] Luca Zaia est depuis 2010 le président de la région de Vénétie. Attilio Fontana est depuis 2018 le président de la région Lombardie. Roberto Maroni est l’un des membres fondateurs de la Ligue du Nord, président de la région Lombardie de 2013 à 2018 et ministre de l’Intérieur de 2008 à 2011 dans le quatrième gouvernement Berlusconi. (ndt)
[5] Reforme des retraites voulue par la Ligue, qui modère la reforme précédente du gouvernement Monti (riforma Fornero), nettement défavorable pour les salariés. (ndt)
[6] Mouvement contre la construction d’une ligne de TGV en Val de Suse. (ndt)
[7] Carlo Calenda, tenant du courant le plus néolibérale du Parti Démocratique, a été ministre de l’Économie de 2016 à 2018, dans les gouvernements de Renzi et Gentiloni. (ndt)
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