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Blog DDT21 : “Quoi qu’il en coûte. Le virus, l’État et nous”

« Quoi qu’il en coûte. Le virus, l’État et nous » est un article de Tristan Leoni et Céline Alkamar consacré à la gestion de l’épidémie de coronavirus en France et à ses conséquences.

Cet article sera prochainement mis en ligne sur le blog ddt21.noblogs.org

Quoi qu’il en coûte
Le virus, l’État et nous

« L’égalité et la liberté ne sont pas des luxes dont on peut facilement se passer. Sans elles, l’ordre ne saurait durer sans sombrer dans d’inimaginables ténèbres »,

Allan Moore, V pour Vendetta, 1982

« Nous ne renoncerons à rien. Surtout pas à rire, à chanter, à penser, à aimer. Surtout pas aux terrasses, aux salles de concert, aux fêtes de soir d’été. Surtout pas à la liberté. »

Emmanuel Macron, tweet du 11 mars 2020

Que le président de la République rédige un tweet qui, à quelques jours près, aurait pu être signé par un groupe anarchiste individualiste particulièrement radical a de quoi surprendre. C’est que le coronavirus qui frappe le monde met à mal certaines de nos convictions. Nous met mal à l’aise. Comment réagir dans le jeu à trois bandes réunissant l’État, la population (y compris le prolétariat) et l’épidémie ? Comment y trouver une place ? Faut-il d’ailleurs y trouver une place ? Faut-il rester chez soi ? Que faire ? Quelle solidarité, quelle « résistance », mettre en place ?

D’abord, ne pas perdre la tête. Ce qui doit nous importer dans la situation actuelle, ce n’est pas tant de montrer que nous avions raison dans nos analyses précédentes, de chercher et trouver ce qui (de prime abord) confirme nos positions, mais de repérer ce qui bouscule nos certitudes, ce qui ne cadre pas. Chercher, malgré l’obscurité et le chaos apparent, à voir ce qu’il se passe pour tenter de comprendre ce qui se profile.

État stratège ou débordé ?

Oui, la pandémie de Covid-19 est caractéristique du mode de production capitaliste (déforestation, extension urbaine, exode rural et concentration de population, élevage industriel, flux de personnes et de marchandises, transport aérien, etc.). Dans les pays européens, elle est accentuée par le démantèlement des systèmes de santé du fait des diverses politiques néolibérales suivies depuis des décennies et de leur gestion sur le modèle des entreprises (rentabilité, « zéro stock » et flux tendus). Le cas de la France est de ce point de vue exemplaire ; en décembre 2019, une banderole d’hospitaliers manifestant disait : « L’État compte les sous, on va compter les morts », beaucoup se rendent compte aujourd’hui que ce n’était pas qu’un slogan.

Les textes le démontrant sont désormais légion, et nombre de ceux qui ont porté contre le capitalisme une critique radicale la voient ici confirmée : il est à la fois responsable et coupable, il est mortifère. Et si le virus ne fait pas la différence entre les classes, il touche en priorité les prolétaires, qui, eux, ne peuvent avoir recours à des établissements privés, de qualité. Les déclarations d’Agnès Buzyn ont révélé à ceux qui en doutaient le cynisme dégueulasse de nos gouvernants, prêts à sauver l’économie « quoi qu’il en coûte », y compris à faire crever des dizaines de milliers de pauvres et de vieux (sans doute avec le secret espoir de résoudre du même coup la question des retraites). Mais la chose a pris une tout autre ampleur.

Au-delà de l’incompétence de l’équipe Macron, il faut reconnaître que l’État français est complètement dépassé par la situation ; les décennies de coupes budgétaires dans la fonction publique portent aujourd’hui leurs fruits empoisonnés.

Les gouvernements, depuis trop longtemps préoccupés de servir les intérêts de la frange la plus puissante des capitalistes (de moins en moins liée à un État national), ont perdu de vue le rôle de l’État capitaliste : assurer sur un territoire donné une stabilité favorable à l’ensemble des capitalistes, au-delà de leurs intérêts particuliers. Entretenir un système de santé public performant, par exemple, a l’avantage d’offrir au patronat des prolétaires en bonne santé, un faible absentéisme et une meilleure productivité. Mais les grands groupes et multinationales, à défaut d’attaquer directement le coût du travail, ont poussé l’État à mener des réformes fiscales en leur faveur, des politiques de réduction de ses dépenses et de ses services, et des ponctions sur les revenus indirects des prolétaires. Des mesures qui, de toute évidence, vont trop loin : on savait qu’elles pouvaient être, parfois, contraires aux intérêts particuliers des capitalistes les moins puissants (ce qui explique en partie la présence de petits patrons aux côtés des Gilets jaunes), mais ici on s’aperçoit qu’elles peuvent être contraires à ceux de l’ensemble des capitalistes. Accompagnées de coupes sombres, d’économies de bouts de chandelle et de cadeaux fiscaux aux plus riches, elles ont eu également des répercussions sur la (non-)préparation aux crises pandémiques, qu’annonçaient pourtant de nombreux rapports d’experts depuis des années – coupes budgétaires dans la recherche en virologie et bactériologie, abandon des stocks nationaux de masques, dépendance pharmaceutique vis-à-vis des laboratoires privés, etc.

Acculé par le Covid-19, le gouvernement balbutie et tarde à prendre les mesures, a priori de bon sens, que réclament les personnels de santé, telles que le confinement (préconisé bien avant le 17 mars par des épidémiologistes) ou la mise à contribution des établissements de soins privés (alors que certains de leurs directeurs demandent encore à être réquisitionnés). Durant des semaines, le dépistage massif de la population n’est même pas envisagé, l’État n’en a tout simplement pas les moyens. Même retard pour les études sur les traitements à base de chloroquine, médicament peu coûteux dont une large partie du corps médical demande l’utilisation pour soigner les malades (peut-être repoussées du fait de la pression de laboratoires planchant sur un vaccin ou de très coûteux antiviraux). Associé aux économies budgétaires dans la santé, ce refus de prendre des mesures précocement, par crainte de leur impact sur l’économie, entraîne paradoxalement un désastre économique.

Le gouvernement en est réduit à ajuster sa stratégie en fonction de ce qui manque (masques, solution hydroalcoolique, tests de dépistage, lits, soignants, etc.). Les plus grandes fortunes de France sont obligées de voler au secours de l’État – à l’instar du groupe LVMH, qui adapte rapidement une partie de ses usines de cosmétiques pour fabriquer du gel hydroalcoolique à destination des hôpitaux, puis trouve un fournisseur industriel chinois capable d’approvisionner la France en masques, dont il offre un premier stock de 10 millions d’unités aux autorités sanitaires françaises.

La crise du coronavirus dévoile au grand jour les faiblesses de l’État français. Incapable d’assurer l’une de ses premières fonctions – la protection de ses administrés –, il se voit contraint, pour gagner du temps, d’employer des méthodes autoritaires et répressives pour tenter de faire appliquer l’inapplicable : confiner une partie de la population et obliger l’autre à travailler malgré le danger.

Vers la dictature ?

« La démocratie consiste d’abord à fonder un pouvoir
légitime : seul légitime, et partant souverain. Elle est
donc essentiellement un système d’autorité.
 »

Jacques Chirac, 1977

Des règles de confinement ont été imposées à une très large partie de la population en France le 17 mars, et renforcées une semaine plus tard par un état d’urgence sanitaire qui donne d’importants pouvoirs à l’exécutif pour une durée de deux mois. Des mesures « répressives » ont été instaurées dans de très nombreux pays à travers la planète ; en France, le confinement se matérialise par un certain nombre d’interdits : celui de se rassembler, de sortir de chez soi ou de se déplacer sur le territoire en dehors des raisons de travail, de nécessité stricte… et d’activité sportive ou de promenade ; interdits assortis d’un couvre-feu nocturne dans certaines villes, et eux-mêmes matérialisés par la mise en place de sanctions pénalisant leur dépassement (1)– un mécanisme qui, en France, ne déroge pas à ce qu’il est convenu d’appeler « l’État de droit » (c’est-à-dire que l’État se refuse à contrevenir aux règles de droit qu’il s’est fixées).

Des sondages (à prendre avec les pincettes habituelles) indiquent que lors des quinze premiers jours de leur confinement 93 à 96 % des Français y étaient favorables, et que plus de 80 % souhaitaient un durcissement de ces mesures (tel que demandé par de nombreux personnels soignants) (2). Il faut reconnaître que, parmi les pays ayant adopté la stratégie du confinement, l’État français n’est vraiment pas le plus strict quant à son application (en matière policière et judiciaire) et aux restrictions qu’il impose – aussi ce que d’aucuns qualifient de fasciste, d’autres le considèrent laxiste. Et si les policiers restent fidèles à eux-mêmes, avec leurs contrôles visant en priorité les prolétaires (surtout ceux issus d’une immigration extra-européenne) et leurs agissements arbitraires, dans de nombreuses villes petites et moyennes on s’étonne de voir beaucoup moins de flics qu’auparavant. On est très loin des patrouilles quadrillant les villes et matraquant chaque passant croisé comme on peut les voir en Inde, ou des cinq ans de prison que l’on risque en Russie pour non-respect du confinement.

Pourtant, des tentatives brouillonnes de gérer la crise, certains déduisent que nous serions désormais en route vers une dictature (3)… On se demande bien pourquoi les capitalistes français en ressentiraient le besoin, alors que depuis vingt ans, de manière très démocratique, les gouvernements successifs mènent avec succès une guerre impitoyable aux prolétaires et que ceux-ci perdent quasiment chaque bataille, surtout les plus stratégiques – la révolte des Gilets jaunes n’étant malheureusement pour l’instant qu’une exception qui confirme que les prolétaires français sont globalement soumis, écrasés socialement par des années de baisse de leur pouvoir d’achat, de chômage, de précarité et, qui plus est, sont conscients d’être dotés d’organisations syndicales à bout de souffle, et dépourvus d’espoir politique. Il faut être bien piètre observateur et analyste (ou idéologue auto-intoxiqué) pour croire que les mesures de confinement visent à accroître le contrôle et l’obéissance de la population, que cette limitation de la liberté (des déplacements) vise à faire taire les critiques du capitalisme.

En matière d’obéissance et de décervelage, l’État dispose déjà d’outils particulièrement puissants : treize à quatorze ans d’endoctrinement quasi quotidien pour chaque citoyen (l’Éducation nationale), les médias, le sport, la culture, la famille, les tablettes, Pornhub, la 4G, bientôt la 5G, etc. En réalité, il n’y a pas de rupture ; l’isolement et la fragmentation, le fait de rester chez soi, la peur des autres, les contraintes du flicage, la vie réduite au virtuel, tout cela n’est qu’une version plus intense du réel que les prolétaires vivaient avant, qu’ils acceptaient et que, globalement, ils acceptent aujourd’hui.

En outre, la crise du Covid-19 met partiellement à l’arrêt une partie des outils de l’État, et ce n’est pas la moindre des incohérences de son « plan machiavélique » ou de sa stratégie « liberticide ». On notera par exemple le fait qu’une partie de son appareil répressif, en particulier les tribunaux, a été mise au ralenti et que plusieurs milliers de taulards ont été libérés à titre exceptionnel ; que les mesures de confinement touchent actuellement 10 000 policiers (et des centaines de militaires), parfois des unités entières, à la suite de cas de suspicion de coronavirus ; que le ministère de l’Intérieur a (au moins début) renoncé à imposer le confinement dans certains quartiers, en particulier ceux où vivent des prolétaires issus d’une immigration extra-européenne, tout simplement parce qu’il ne dispose pas des moyens matériels et humains pour le faire(4) ; que le Conseil d’État a rejeté la demande de confinement total déposée par plusieurs syndicats de médecins (22 mars) ; que dans certaines villes où la municipalité avait décrété un couvre-feu afin de renforcer le confinement, cette décision a été annulée par le préfet (c’est le cas pour Aubervilliers par exemple) ; que la période de confinement, c’est aussi la perturbation de certaines des institutions les plus aliénantes de la société : au-delà de l’école, on pense évidemment à la consommation, à l’enseignement religieux, aux messes, prêches et autres prières collectives. Enfin, que l’arrêt d’une grande partie de la production et de la consommation ne semble pas, pour l’heure, apporter de grands bénéfices aux capitalistes.

Oui, évidemment, l’État utilise des policiers pour tenter de faire respecter le confinement(5). Oui, évidemment, l’État profite de la situation pour tester de nouveaux dispositifs tels que l’utilisation de drones pour surveiller et apostropher des passants, ou une collaboration plus étroite avec les opérateurs téléphoniques pour la gestion des masses (statistiques, dynamique des mouvements, etc.), ou encore le tracking… oui, évidemment, la police fait des progrès constants dans la répression depuis le xixsiècle. Mais, au-delà de la propagande, des médias et des amendes, le déploiement militaro-policier est l’outil de base de l’État pour imposer des mesures exceptionnelles et contraignantes (ici le confinement) à des « individus » libres et égaux tels que les a forgés le mode de production capitaliste (au détriment des groupes et communautés préexistants)(6). Si l’État arrivait au même résultat avec de gentils animateurs, ne serait-ce pas pire ? Tout cela est en tout cas sans commune mesure avec le quadrillage des villes mis en œuvre dans une dictature comme la Chine ; là-bas, outre la police et l’armée, ce sont aussi les milices de citoyens et les membres du parti qui concourent à l’efficacité d’une multitude de check-point à l’entrée des quartiers ou des immeubles (et quand l’État n’est pas assez ferme, ce sont de simples habitants qui s’auto-organisent pour élever des barrages ou des murs et dénoncer les « étrangers »).

L’utilisation de l’armée dans le cadre de cette crise n’a rien d’exceptionnel, quasiment tous les pays touchés y ont recouru ; mais la manière de laquelle le gouvernement français use de son outil militaire confirme son amateurisme et sa faiblesse, davantage que son autoritarisme. Le 25 mars, Macron lance l’opération Résilience, qui crée un cadre pour le soutien de l’armée aux services publics, principalement dans les domaines de la santé et de la logistique, comprenant la mise à contribution des hôpitaux militaires, l’installation (laborieuse) d’un hôpital de campagne à Mulhouse, les évacuations de malades par voies aérienne et maritime, etc. Une mobilisation en définitive assez médiocre, qui montre que les restrictions budgétaires ont également atteint le Service de santé des armées(7).

Deux porte-hélicoptères sont en cours de déploiement dans l’océan Indien (Réunion et Mayotte) et dans l’archipel des Antilles pour apporter un soutien logistique aux hôpitaux de ces îles (transport de matériel sanitaire, mise à disposition d’un bric-à-brac d’hélicoptères), voire pour les délester de quelques patients classiques (mais pas ceux atteints du Covid-19) ; un envoi de navires peu adaptés, semble-t-il décidé dans la précipitation ; ils pourraient aussi éventuellement aider à l’évacuation de ressortissants français des pays de ces régions ou aider à la répression en cas d’insurrection post-confinement.

Mais ce qui a davantage fait causer sur les réseaux sociaux militants, c’est que l’opération Résilience permet aussi aux préfets de réquisitionner des militaires, non pas pour faire respecter le confinement puisque, comme on le sait, les militaires n’ont aucun pouvoir de police judiciaire, mais pour la protection des sites devenus « sensibles » ou « stratégiques ». En cette période où les entreprises de surveillance sont débordées, ils sont donc appelés à jouer, comme auparavant dans les gares, le rôle de vigiles(8). C’est notamment le cas autour d’une usine produisant des masques médicaux dans le département de Maine-et-Loire, d’une usine de médicaments dans le Gard et de plusieurs hôpitaux. Plus surprenant, certains préfets ont décidé de faire patrouiller ces soldats dans des « zones commerciales » (où l’on a éventuellement pu voir des bagarres pour du papier toilette, des tentatives de cambriolage, mais, pour l’instant, pas l’ombre d’un pillage). L’effet dissuasif permet certes de soulager les patrouilles de police, mais on voit mal où l’armée a pu trouver des effectifs pour cette tâche… ; le volume des effectifs signalés par la presse et les véhicules utilisés laissent penser qu’on a pour l’instant affaire à un redéploiement d’une partie du dispositif Sentinelle(9). S’il ne s’agit pas d’un simple coup de com’, cette utilisation des militaires comme vigiles de supermarchés montrerait que le niveau des forces de police est, en France, fortement dégradé(10).

La mobilisation de l’armée, on le voit, est assez faible, et le rapatriement de 200 soldats d’Irak n’y change rien. En cas d’aggravation de la crise, l’armée devrait, pour accroître son soutien (par exemple dans l’évacuation des cadavres de certaines villes, comme on l’a vu en Italie), mobiliser ses réservistes, ce qui, à l’heure actuelle, n’est pas le cas, pas plus d’ailleurs celui de la gendarmerie… (qui préserve peut-être les siens pour l’après-confinement).

En réalité, le discours sur « l’État policier » ou la « militarisation » n’explique rien de ce qui se passe. Depuis des années le capitalisme fait face à une crise de la valorisation, et ses marges de négociation avec la classe du travail sont nulles. Les pays capitalistes centraux doivent gérer cette situation où les rapports de classes se tendent ; ils se dotent donc (en fonction de leurs contraintes budgétaires) de nouveaux outils répressifs pour faire face à une crise potentielle, qui, si elle éclatait, pourrait être très violente (les Gilets jaunes en ont donné une petite idée). La crise sanitaire que nous vivons aujourd’hui s’inscrit dans cette tendance historique. Le besoin croissant de contrôle des populations est, par définition, une obsession étatique, mais elle n’est pas le moteur de l’histoire, ni la raison d’être du confinement. Peu bénéfique économiquement, cette mesure est la conséquence des limites du système de santé tel qu’il est aujourd’hui (c’est-à-dire tel qu’il a été démantelé). Et c’est une contradiction de la configuration actuelle du capitalisme.

Si la France devait devenir une dictature, ce ne serait certainement pas du fait d’une hyperpuissance et d’une omniprésence de l’État français, mais, peut-être un jour, du fait de son affaiblissement généralisé, de son impossibilité d’assurer la cohésion de la société(11). Nous n’en sommes pas encore tout à fait là. Une chose est certaine, ne lire le monde qu’à travers la lorgnette de la domination et de la répression n’aide pas à y voir clair dans les moments de crise(12).

Viva la muerte !… y la libertad

« L’opposition entre le travail et la liberté ne constituait plus,
depuis belle lurette, s’étaient-ils laissé dire, un concept rigoureux ;
mais c’est pourtant ce qui les déterminait d’abord
 »,Les Choses, Georges Perec, 1965

Il y a eu au moins quinze jours avant que le confinement soit décrété où ceux qui s’abstenaient de faire la bise étaient gentiment moqués, considérés comme des paranoïaques. Certes, il y a eu cet appel à monter à Paris pour ce qui sera le dernier « acte » des Gilets jaunes (le 14 mars), alors que l’épidémie était en train de prendre en France ; était-ce bien « raisonnable » ? Mais l’État n’appelait-il pas à participer, le lendemain, aux élections municipales ? Certes, les médias ont longtemps parlé de simple grippe un peu « vénère », tout juste dangereuse pour les personnes âgées les plus fragiles. Pourtant, à regarder de près ce qui se passait en Chine, en Corée, puis en Italie, on voyait bien que le problème du coronavirus ne relevait pas que du spectacle. Alors, pouvait-on être plus raisonnables que le gouvernement ? L’annonce du confinement change la donne, l’État prend des décisions qui se veulent fermes et énergiques (même si c’est avec des semaines ou des mois de retard). Tandis que de nombreux prolétaires salariés exclus du confinement comprennent vite qu’ils devront se battre pour rester chez eux, certaines réactions d’activistes radicaux, semble-t-il minoritaires mais très présentes sur les réseaux sociaux, sont des plus stupéfiantes.

Il y a tout d’abord ceux qui, en toute spontanéité, jugent qu’il faut simplement faire l’inverse de ce que demande l’État et refusent le confinement pour des « raisons idéologiques » : la liberté, rien de moins, serait en cause ici, et même, surtout, la leur. Mais qu’est-ce donc que cette liberté individuelle qu’il faudrait préserver, sinon celle de vivre son quotidien comme avant? (13) Certains d’entre eux croient sûrement que « les gens » font sciemment le choix, chaque matin et après mûre réflexion, de se soumettre et d’aller travailler, plutôt que de se révolter. Les plus motivés lançant sur internet (de chez eux) des appels à ne pas respecter le confinement, à organiser des pique-niques voire des concerts punk contre le « totalitarisme » (14), estimant sans doute que l’amitié, l’anarchisme ou l’autonomie, comme d’autres la religion, les protègent du virus : « Nous on l’attrapera pas, on fait gaffe ! » (on a vu ce que ça a donné au temps du sida). Mais l’accumulation des morts, la contamination de quelques camarades, de proches ou de membres de la famille et les portes qui se ferment ont souvent eu raison de leurs ardeurs rebelles.

Il y a ensuite ceux qui clament qu’il faut profiter de cette période de faiblesse de l’État pour l’« attaquer » ; que son effondrement ouvrira une période radieuse faite d’auto-organisation d’individus enfin libres, et propice aux expérimentations les plus libertaires. Ils voient le capitalisme uniquement comme une superstructure, et l’État comme son arsenal policier. Il suffirait de faire « bugger » le tout pour que rien ne reste de ce qu’ils n’envisagent pas comme un rapport social. Dans cette optique, il est évident que la stratégie la plus pertinente serait de s’en prendre aux services de santé, aux ambulances et aux hôpitaux (certains ont été victimes de cyberattaques)(15) ou, plus radicalement, au réseau de distribution d’électricité, afin d’achever la désorganisation du système, d’accélérer la propagation du virus qui décimera les rangs des fonctionnaires, notamment ceux des flics ! En attendant, on ne sait s’il faut encourager les vols de masques ou prôner leur destruction… Aucun groupe n’a pour l’instant osé détailler sur un quelconque Indymedia les implications d’une telle stratégie « révolutionnaire », qui, gageons-le, fait aussi cogiter quelques écolo-nihilistes et des nostalgiques de l’État islamique(16). Ce que pourrait être une révolution mettant à bas le capitalisme, l’État, les classes, la valeur, l’argent, le salariat, le genre, etc., aussi violente et dévastatrice soit-elle, ne peut en aucune manière se confondre avec ce triste fantasme d’un chaos mortifère.

Nous ne nous attarderons pas sur ceux qui se félicitent que le virus s’attaquent aux humains (et pas aux animaux), ni sur ceux qui, au début, se sont réjouis qu’il ne vise que « les riches », « les blancs », « les infidèles », etc.

En revanche, nous nous permettrons un bref arrêt sur un adjectif/concept revenu à la mode et qui contribue à obscurcir la critique de l’État et du capital, celui de liberticide. Passons sur ce qu’induisent, en creux, les discours plaintifs sur « l’État liberticide », c’est-à-dire la revendication d’un autre État. Nous aimons à penser, et à dire, que lorsque « les idées s’améliorent, le sens des mots y participe », ce qui n’est plus tout à fait le cas depuis quelque temps déjà (à propos de différents sujets). Le suffixe -cide renvoie à l’action de tuer (comme dans régicide ou génocide) avec l’objectif de se débarrasser des victimes pour ce qu’elles sont ou représentent (un roi ou un peuple). Si, avec des mesures de confinement, l’État était liberticide c’est qu’il procéderait de manière à tuer les libertés. C’est au mieux prendre la forme pour le fond, et au pire, dans ce cas sémantique, travestir les conditions d’un processus mal identifié.

Dans une société dont les membres ne se gèrent pas eux-mêmes, où l’État prend en charge l’organisation sociale d’un territoire, de ses habitants et de leur liberté, c’est un truisme que d’énoncer que le confinement limite la liberté de déplacement, tout comme de souligner que la prison enferme. Mais réduire l’État à sa substance autoritaire, c’est oublier que sa construction et son évolution ont une histoire étroitement liée à celle du capitalisme, que son action est intimement liée à la conflictualité entre la classe du capital et celle du travail, et que, dans ce cadre, la liberté qu’il nous garantit est par définition toute relative et fluctuante. La domination réelle dans notre société capitaliste n’est pas tant celle de l’autorité légale, ou de la violence d’État, que celle d’un capitalisme ayant pénétré tous les secteurs de la vie, et dont la puissance matérielle réside dans notre dépendance au travail et à l’argent pour notre propre reproduction. L’action de l’État, sur autrui, s’inscrit dans la dynamique du capitalisme, et le concept de liberté est pour l’instant imbriqué dans ce cadre – les Gilets jaunes, quelles que soient leurs catégories sociales, l’ont bien compris quand ils demandaient à l’État des réformes (baisses des cotisations patronales, ou augmentation du Smic). Qu’en serait-il dans une société (« communiste » ou « anarchiste ») où, depuis longtemps, auraient été abolis les classes et l’État ? Elle ne serait évidemment pas exempte de conflits ou de drames (une épidémie par exemple), mais qu’en sera-t-il de l’autorité ou des phénomènes de dépendance ? Comment s’effectueront les choix individuels et s’équilibreront conscience individuelle et conscience sociale, notamment en cas de crise ? Serons-nous « libres » ? Nous sommes certains d’une chose : le cadre pour en débattre sera bien plus adapté et agréable.

S’auto-organiser est-ce aider l’État ?

« Qu’y a-t-il d’idéaliste dans la coopération sociale,
dans l’aide mutuelle, quand c’est le
seul moyen de rester en vie ?
 »

Ursula Le Guin, Les Dépossédés, 1974

La liberté, est-ce aussi la liberté d’obéir, y compris aux ordres de l’État ? Aux ordres de confinement ? Il faut redire ici que le gouvernement français n’impose ses mesures qu’à reculons, qu’il y est obligé, et qu’une partie du corps médical demande, en vain, des mesures de confinement beaucoup plus sévères, car « les gens se tuent les uns les autres en sortant ». Alors, se confiner, est-ce répondre aux demandes du gouvernement ou bien à celles des personnels des services de réanimation ?

Il a souvent été dit, écrit, que le capitalisme est la cause du problème et qu’il ne peut donc pas en être la solution. Le slogan est beau, mais est-il pour autant juste en toute occasion ? On pourrait tout aussi bien proclamer l’inverse : que les capitalistes sont les mieux placés pour gérer un virus capitaliste dans un monde capitaliste… Au-delà de la rhétorique, quelle alternative s’offre à nous très concrètement aujourd’hui ? Sans le déclenchement immédiat d’une révolution mondiale, quelles mesures d’inspiration communiste ou anarchiste pouvons-nous (nous, révolutionnaires autoproclamés) mettre en place ou proposer à la population pour contrer efficacement le virus (autres que celles déjà prônées par le gouvernement ou les soignants) ? À peu près aucune. Est-ce dramatique ?

Comme souvent dans les périodes difficiles, les réflexes infects sont au rendez-vous dans la population : individualisme, repli, peur et rejet de l’autre… Mais que représentent-ils quantitativement ? Un peu partout dans la population, les gestes de solidarité ou d’auto-organisation à petite échelle se multiplient dans les familles, entre voisins ou collègues, souvent via les réseaux sociaux : prendre soin des vieux du quartier et faire leurs courses, garder les enfants de ceux qui travaillent, se refiler des tuyaux et du matos pour fabriquer des masques de protection, prêter main-forte à une association caritative (que l’on critiquait jusqu’alors), organiser des maraudes pour distribuer de la nourriture aux SDF (parce que les associations fonctionnent au ralenti), etc. Il ne s’agit ni de l’embryon d’une révolte ou d’une nouvelle société à naître, ni d’une aide apportée à un État défaillant, mais sans doute de la moindre des choses. C’est que la solidarité à laquelle nous appelle Macron ne lui est pas destinée, c’est entre nous qu’il faut être solidaires et, on le voit, la « distanciation sociale » n’est pas forcément synonyme d’isolement(17).

Et quid des militants ? Et des infokiosques, bibliothèques, squats et autres locaux collectifs existant à travers l’Hexagone ? Autre chose était-il imaginable que d’en fermer les portes et de se replier sur internet ? Était-il possible de transformer ces lieux en clusters de lutte « contre l’État, contre le corona » ? D’apporter un surplus révolutionnaire à cette auto-organisation spontanée faite de petits gestes à la limite du caritatif ; de ne pas se contenter de distribuer des masques mais, par exemple, d’aider à bloquer des entreprises où les salariés sont obligés de venir travailler ? Cela paraît, sauf à une micro-échelle, peu réaliste.

Tout d’abord au vu du rapport de force, c’est-à-dire de l’état des forces du milieu militant (avec ou sans guillemets) gauchiste, anarchiste ou autonome, décomposé par les théories postmodernes à la mode, en proie à l’opportunisme, aux divisions idéologiques et aux querelles d’ego, concentré sur les réseaux sociaux, etc. Mais pas seulement. On pourrait par exemple rétorquer que, en fait, la crise sanitaire n’est pas si grave, que l’État n’est pas complément débordé et que les centaines de milliers de décès que certains envisageaient n’auront pas lieu… choses évidentes après quatre semaines de confinement. Il nous semble que cela pose un certain nombre de questions, notamment relatives à l’intervention, par exemple : toutes les situations sont-elles propices à l’insurrection ? toutes les périodes de crise ou, du moins, de crise de l’État, favorisent-elles l’auto-organisation des prolétaires ? Mais, surtout, le sort du prolétariat, de l’humanité ou de la planète dépend-il réellement de ce genre de questions ?

À l’heure où nous écrivons ces lignes, au-delà de leur faiblesse, et contrairement à la période des Gilets jaunes, le principal obstacle à l’action des militants est qu’il n’y a aucun mouvement de révolte ou de résistance à rallier.

De la résistance des prolétaires

« Non, je ne rentrerai pas, je ne foutrai plus les pieds dans cette taule, c’est trop dégueulasse ! »

Jocelyne in Pierre Bonneau,
La Reprise du travail aux usines Wonder, juin 1968.

« J’en pouvais plus de rester enfermé avec mes collocs,
du coup j’me suis inscrit en intérim !
 »

Un camarade, mars 2020

Face à la double injonction contradictoire du gouvernement appelant à rester chez soi, mais à continuer dans la mesure du possible de travailler (protéger la population, sauver l’économie), face au cynisme et à l’incompétence apparente de nos gouvernants, un certain mécontentement est palpable. Mais bien des conflits n’auront pas lieu, car des centaines de milliers d’entreprises vont choisir le mécanisme « exceptionnel et massif » de chômage partiel proposé par le gouvernement. Et si nombre de travailleurs se sentent méprisés, traités comme de la chair à canon, aucun mouvement de protestation ne semble émerger à l’heure actuelle. L’effet paralysant de la crise est le plus fort.

Il y a certes eu quelques débrayages, notamment durant la première semaine de confinement(18) du fait de l’absence de mesures sanitaires sur certains sites ; les grévistes demandant alors une amélioration des conditions de travail ou bien la fermeture de l’entreprise et le recours au dispositif de chômage partiel. La colère s’élevant parfois lorsque des ouvriers constatent qu’une partie de la direction et de l’encadrement de leur boîte a disparu, ayant opté pour le télétravail, alors qu’eux sont condamnés à prendre des risques. Quelques grèves ont pu éclater aussi après la découverte d’un cas de coronavirus au sein du personnel et, dans quelques cas, afin d’obtenir une prime exceptionnelle pour le risque encouru par les salariés. Ces batailles paraissent toutefois menées selon des méthodes assez classiques et généralement avec un encadrement syndical très banal (par exemple, un débrayage d’une partie du personnel pendant une demi-journée).

On notera aussi que, dans de nombreuses entreprises, des prolétaires ont fait valoir leur « droit de retrait », lequel permet à un salarié de cesser le travail pour cause de danger « grave et imminent pour sa vie ou sa santé » – essentiellement à titre individuel, mais aussi parfois collectivement, manière détournée de faire grève. Que le taux d’absentéisme a également fortement augmenté depuis le déclenchement de la crise, plus particulièrement dans des secteurs comme l’agroalimentaire et le nettoyage, où il atteindrait jusqu’à 40 %. (19)Enfin de très nombreuses entreprises ont été obligées sous la pression des salariés de mettre en place des mesures sanitaires pour éviter un conflit en cette période cruciale ; c’est notamment le cas dans un secteur en tension comme celui de la grande distribution (sans doute avec des disparités).

Mais, dans l’ensemble, les actions collectives de résistance ont été, en définitive, assez peu nombreuses si l’on pense que c’est presque tous les travailleurs qui, au départ, ont été confrontés à la question du risque, puis sans doute entre un quart et un tiers des salariés du privé qui ont été obligés de continuer à aller travailler. Pour l’instant, la conscience qu’ont acquise certains travailleurs du caractère stratégique de leur emploi (santé, grande distribution, logistique) n’a pas, mécaniquement, augmenté leur combativité. Le salariat est un rapport social qui nie l’humanité du travailleur. Mais la mise à jour, la découverte pour certains, de cette vérité s’accompagne d’une autre, celle d’un prolétariat largement fragmenté, atomisé. La peur, l’insécurité que ressentent de nombreux travailleurs accroissent les tensions, et, en cette période d’épidémie, les témoignages de comportements individualistes sur les lieux de travail ne manquent pas. Dans l’incertitude, la solidarité comme l’égoïsme peuvent se renforcer ; la pression morale, et patronale, sur les travailleurs selon laquelle de leur activité dépend le sort « du pays » participe à ce déchirement interne entre « responsables » et « irresponsables ». La crise semble pousser la majorité d’entre eux à accepter « le sacrifice » pour « la survie » de la population.

Ceux qui ont fait grève ou, le plus souvent, qui ont exercé leur droit de retrait ne l’ont pas fait pour ne pas aller travailler, pas davantage pour protester contre les mesures sécuritaires du gouvernement, mais pour ne pas aller travailler dans ces conditions-là(20). Pourtant, c’est bien la lutte des classes qui pointe ici son nez à travers la contradiction entre les intérêts de la production et des échanges marchands et ceux des travailleurs, c’est-à-dire ici leur santé.

Il est impossible de savoir à quel point cette grogne a pu contribuer aux fermetures d’entreprise. Elle s’est sans doute ajoutée à un mouvement plus vaste de paralysie générale du pays durant cette première semaine de confinement. Les arrêts de travail ont eu un effet boule de neige depuis les usines chinoises jusqu’aux industries françaises (par exemple, du fait du manque de pièces détachées), via les sous-traitants en cascade et des commandes en chute libre (la consommation en France a baissé d’un tiers depuis le 17 mars)(21) ; effet amplifié par de nombreux éléments perturbateurs dont la fermeture des établissements scolaires.

La situation de l’économie française et des 26 millions de salariés travaillant en France est difficile à cerner, d’autant qu’elle est évolutive (arrêts/reprises d’activité), et que les chiffres disponibles sont parfois contradictoires. On peut toutefois en dégager quelques ordres de grandeur en ce début du mois d’avril :

Le dispositif de chômage partiel qui, il est vrai, peut n’être que partiel, concernerait en ce moment pas moins de 9 millions de salariés, soit presque un salarié du privé sur deux. Chiffre qui fait écho à celui selon lequel l’activité économique serait réduite d’un tiers du fait de la crise sanitaire (fin mars), bien que nombre de prolétaires ayant perdu leur emploi ne bénéficient pas de ce dispositif : ceux qui ont tout bonnement été licenciés, les précaires qui n’ont pas vu leur contrat reconduit, beaucoup d’intérimaires, et la masse des travailleurs au noir(22). Alternative au problématique licenciement partiel ou complet du personnel, le dispositif simplifié et élargi d’activité partielle, qui ne coûte rien à l’entreprise(23), lui offre au contraire de conserver ses salariés formés et disponibles, et doit permettre une reprise rapide du travail.

Pour cela, l’État va devoir débourser des dizaines de milliards d’euros ; mais c’est aussi le prix à payer pour éviter qu’à la crise sanitaire s’ajoute une catastrophe sociale génératrice de conflits. Cette stratégie du maintien des revenus – qui comprend prolongation des indemnités de chômage, versement anticipé d’allocations, etc. – ne répond évidemment pas à un instinct philanthropique, mais au besoin d’une relative stabilité sociale (permettant par exemple d’éviter la question, quasi taboue, de l’interruption du paiement des loyers).

Et il y a ceux qui continuent de travailler, la plupart. Le recours au télétravail, qui peut lui aussi n’être que partiel, concernerait 8 millions de salariés (en gros, un quart des actifs, dont la majorité des cadres, mais aussi beaucoup d’employés et de fonctionnaires)(24). Les autres, c’est-à-dire une large part sinon la majorité de ceux qui travaillent « avec leurs mains », vont encore bosser sur leur lieu de travail, malgré le risque de contamination.

Alors que des secteurs « ouvriers » ont été presque entièrement mis à l’arrêt en mars – le bâtiment, par exemple –, l’heure est déjà à la remise en route pour de nombreuses industries. Après avoir parfois contribué à la fermeture de sites, les syndicats sont aujourd’hui en négociation avec le patronat pour organiser la reprise générale de l’activité économique(25).

Dans l’industrie automobile, complètement à l’arrêt depuis la mi-mars(26), des accords d’entreprise quasi identiques ont été signés chez Renault et chez PSA entre les syndicats majoritaires et la direction (on imagine le rapport de force dans ces usines vidées de leurs salariés). Ils prévoient le maintien de 100 % du salaire pour les ouvriers dans le cadre du chômage partiel (la part non prise en charge par l’État sera financée par un fonds de solidarité abondé par l’entreprise et, sous forme de congés perdus, par les salariés eux-mêmes), des mesures garantissant la protection sanitaire des salariés, une reprise graduelle de la production (pour éviter une surproduction), une flexibilité du travail accrue permettant d’intensifier la production si nécessaire (par exemple, des semaines de six jours de travail ou la limitation des durées de congés payés). Les accords de ce type vont sans doute se multiplier dans les prochaines semaines. On voit ici que le rôle des syndicats pourrait être essentiel à une reprise du travail dans de bonnes conditions, mais leur profonde faiblesse risque d’être regrettée tant par les salariés que par les patrons et le gouvernement.

Si la relance de l’économie va se faire progressivement pour des raisons sanitaires et techniques, certains avancent également des raisons sociales à cette lenteur. En effet, après tant de mensonges, de cynisme et d’incompétence, comment la population réagira-t-elle à l’injection de milliards d’euros dans l’économie, à l’« effort national » et aux nouveaux sacrifices qui leur seront demandés ? Beaucoup (surtout en milieu militant) clament que « le jour d’après » sera donc celui d’une expression de colère inégalée – de toute évidence, le gouvernement envisage aussi cette possibilité.

Nous espérons bien sûr un tel sursaut, même si le niveau de résistance des travailleurs en cette période de confinement ne le laisse guère présager. Certes, la tension sur les revenus et les prix, la hausse des loyers, la baisse du niveau de vie ont poussé, il y a peu, de nombreux prolétaires dans la rue, dans une explosion de colère inattendue, et inédite dans sa forme (les Gilets jaunes) ; mais cet épisode a été suivi d’une mobilisation des prolétaires contre la réforme des retraites très faible et renouant, dans sa forme, avec des méthodes classiques. C’est que la dynamique de la lutte des classes n’a rien de mécanique. Qu’est-ce qui déclenche la révolte ? Certainement pas le fait de toucher le fond (qui serait un abyssal niveau de pauvreté ou l’instauration d’une dictature). Dans son dernier ouvrage, l’historien et démographe Emmanuel Todd reprend à sa manière l’hypothèse du basculement, qu’il lie à « l’arrivée en masse dans la vie active de générations qui […] n’ont pas connu le monde plus pauvre d’avant : [dont l’]existence s’inscrit, avant le déclin de ces dernières années, dans un monde prospère. Ces générations sont d’autant plus sensibles à la chute »(27).

Si l’on peut espérer que la crise contribue à bousculer les idées reçues sur le travail (sa valeur, son utilité, son caractère essentiel ou non, la hiérarchie des salaires), la route de la critique de l’exploitation, presque disparue des radars depuis des années, risque d’être encore longue. Quant à la haine à l’encontre de Macron et de son gouvernement, ressentie par une part croissante de la population, il y a peu de chance qu’elle débouche sur une critique de l’État. Au contraire vont sans doute s’accentuer la demande (déjà présente) de son retour et l’envie d’un gouvernement qui, enfin, soit compétent et réellement au service de la population, et non pas à celui des capitalistes les plus puissants. Davantage que leur violence, c’est le discours interclassiste des Gilets jaunes qui menace de ressurgir, car ici, réellement, nombre de « petits patrons » et artisans « souffrent » aussi de la crise.

La rentrée sociale (personne ne peut dire quand, ni dans quelles conditions sanitaires et sécuritaires) sera très probablement marquée par des émeutes du samedi bien plus vigoureuses que celles des derniers « actes » des Gilets jaunes – dont on n’évitera pas la dimension rituelle avant tout destinée à des militants surmobilisés –, mais elle le sera aussi par les manœuvres de politiciens très en verve, parfois prétendument radicaux, qui tenteront de refourguer leur camelote alternative à des prolétaires exaspérés mais déboussolés.

Fantasmes autour des « banlieues »

Le terme banlieues désigne, on le sait, les quartiers où vivent essentiellement des prolétaires, majoritairement ou très majoritairement issus d’une immigration extra-européenne. Dans les premiers jours qui suivent le 17 mars, beaucoup remarquent, pour s’en réjouir ou le déplorer, que dans certains de ces quartiers l’activité quotidienne ne semble guère perturbée et que le confinement y paraît peu respecté(28). Généralement, en ce qui concerne les banlieues, ce qui est dénoncé par les sites d’extrême droite est encensé par ceux d’extrême gauche, et inversement… Ici, c’est moins clair, moins évident.

On pourrait expliquer la difficulté du confinement dans ces quartiers par une combinaison de facteurs qui leur sont spécifiques : une forte densité de population, un parc immobilier surchargé et dégradé (parfois insalubre), une activité d’ordinaire plus intense et des liens de sociabilité plus développés(29) que dans d’autres quartiers urbains, la proportion élevée de prolétaires obligés de continuer d’aller travailler, un rejet, une méfiance et une ignorance habituels de l’autorité publique, ou encore parfois une faible maîtrise du français (langue dans laquelle la plupart des consignes sanitaires sont énoncées). Enfin, des fonctionnaires de police qui n’ont ni l’envie ni, surtout, les moyens de gérer la multitude de micro-émeutes qu’engendrerait l’imposition stricte du confinement, et une hiérarchie pour laquelle le faire respecter dans ces quartiers n’est, au moins au début, « pas une priorité »(30).

Il n’est donc pas surprenant que de très nombreuses contraventions aient, par exemple, été dressées le 17 mars en Seine-Saint-Denis, département le plus pauvre de France, mais aussi que le coronavirus ait de beaux jours devant lui auprès des prolétaires les plus précaires. À la fin du mois de mars, on constate d’ailleurs une importante propagation du virus et une très forte mortalité dans ce département. Si un certain non-respect du confinement dans les quartiers populaires est sans doute en cause (pour les raisons précédemment citées), d’autres facteurs expliquent que la transmission de la maladie y soit facilitée, par exemple les liens familiaux plus étroits et plus développés (les gens âgés sont davantage entourés par la famille), un état de santé général des habitants bien plus mauvais que la moyenne (du fait de la précarité), un sous-équipement médical et une trop faible médecine de ville – tout cela augmente les facteurs de risque(31). Par ailleurs, la situation semble varier d’une ville à l’autre, d’un quartier à l’autre : par exemple, entre un quartier très populaire à très forte activité avec de nombreux commerces et marchés et, d’autre part, des « cités » mortelles où les jeunes prolétaires masculins s’emmerdent au pied des tours plutôt que de rester enfermés avec le reste de leur famille dans des apparts exigus (bref, la situation habituelle, en pire).

Mais ce présumé non-respect des règles de confinement, l’image de personnes (combien ?) vivant « comme d’hab’ », confirme à certains militants universitaires que nous aurions bien affaire à un nouveau sujet révolutionnaire ; pourtant, après quelques jours de flottement, il apparaît que, désormais, le confinement est aussi bien, ou aussi mal, respecté dans les banlieues que dans le reste du pays. La presse quotidienne régionale ne semble pas non plus indiquer une augmentation notable des incendies de poubelles ou des embuscades tendues aux flics ou aux pompiers… ni d’ailleurs leur raréfaction – un embrasement local, par exemple à la suite d’une « bavure » policière, reste donc « comme d’hab’ » une possibilité.

Et demain ?

Il est à l’heure actuelle impossible de savoir combien de temps vont durer l’épidémie et la crise sanitaire, mais le confinement ne saurait se prolonger ainsi indéfiniment. Les mesures ne tarderont pas pour amorcer la reprise graduelle des secteurs aujourd’hui à l’arrêt, sans avoir l’air pour autant de mettre en danger la santé des travailleurs (ce qui semble peu vraisemblable sans une campagne dépistage). Une période de transition post-confinement verra sans doute certaines règles sanitaires et sécuritaires perdurer (distanciation sociale, interdiction des rassemblements, etc.), mais la vie quotidienne et le travail finiront par reprendre leur cours pour tout le monde. Mais le reprendront-ils « normalement » ? Bien qu’on ne cesse de nous répéter que plus rien ne sera comme avant, le monde « d’après » sera-t-il si différent ?

Certes, la période qui s’annonce menace d’être dramatique. La réduction progressive de cette crise sanitaire inédite va probablement coïncider avec une période de crise économique, elle, beaucoup plus classique – d’ailleurs annoncée depuis longtemps –, qui atteindra les pays centraux de plein fouet : perturbation continue de la production et du commerce mondial, faillites de banques, destruction de capital constant, épargnants ruinés, millions de chômeurs supplémentaires, etc. Ici, à nouveau, impossible de prévoir l’ampleur ou la durée d’une telle crise – sans compter que de nouvelles vagues d’épidémie sont possibles –, ni de savoir si elle serait suivie d’un bond de la croissance ; on ne sait d’ailleurs même pas comment se fera la remise en route de l’économie (en fonction des secteurs) ces prochains mois. Mais les reconfigurations économiques changeront immanquablement l’aspect de la production capitaliste et mettront un terme à la période dite de mondialisation ou de néolibéralisme.

Certaines tendances déjà sensibles vont sans doute s’accélérer : relocalisation de certaines industries dans les pays centraux(32), protectionnisme, modernisation de certains secteurs, orientation de la production dans le cadre d’une « transition écologique » et capitaliste sous les couleurs d’un développement durable écoresponsable (réduction des transports), renouveau d’une agriculture de proximité (vers une autosuffisance alimentaire en légumes et en produits bio, cela va se soi), etc. À d’autres échelles, la crise du coronavirus poussera sans doute les pays occidentaux à la recherche d’un monde fait de zones de sécurité sanitaire : la généralisation de la « télé-existence » via le digital, la 5G et l’intelligence artificielle (notamment dans le domaine de la santé, de l’hygiène et de la culture), d’un transhumanisme écologique ; l’accroissement du télétravail (baisse du coût du foncier pour les entreprises)(33) ; l’ubérisation accentuée de la main-d’œuvre ; etc. Un monde presque parfait, destiné à une seule frange de la population, et qui ne pourra qu’accentuer les antagonismes et rancœurs de classe sur le territoire.

En attendant, il est évident que, après une période de trêve, ce sont les prolétaires qui, d’une manière ou d’une autre, vont devoir payer les milliards dépensés par l’État durant la crise et ceux perdus par les entreprises. En France, toujours sous le prétexte d’« union nationale » et d’efforts pour la « reconstruction », les travailleurs devront sans doute faire face à des mesures de gel des salaires, à des politiques inflationnistes, voire à des coupes dans les programmes sociaux(34). Pour la période de « l’urgence sanitaire », le gouvernement français décide déjà par ordonnances d’un large « assouplissement » des règles relatives aux congés pays et RTT, au temps de travail (35), etc. Une fois la crise passée, que restera-t-il de ces dispositifs exceptionnels ? Certains seront-ils inscrits dans la loi comme ce fut le cas après la fin de l’état d’urgence « tout court » ? Les premiers accords d’entreprise signés en période de coronavirus, dans l’automobile, visent à accroître la flexibilité du travail et la productivité. Ici encore, ce n’est pas un grand tournant qui s’annonce, mais une féroce accélération.

Cette nécessité de faire payer la crise aux travailleurs pourrait sembler contradictoire (et l’est en partie) avec ce qui sera peut-être le fait nouveau de ces prochaines décennies, à savoir le retour de l’État. D’un État qui ne serait plus uniquement au service des intérêts particuliers d’une fraction des capitalistes, mais redeviendrait l’outil essentiel à la bonne marche de l’ensemble du mode de production capitaliste. Outre des politiques économiques protectionnistes et nationalistes (retour de certaines productions en France), c’est sa politique sociale que l’État pourrait « réinventer » (loin de toute formule keynésienne, dont il n’a pas les moyens). Car, dans un État moderne, assurer le contrôle de la population, c’est aussi veiller à sa « protection ».

Les prolétaires sont, on le sait, toujours de trop mais toujours nécessaires, d’autant plus lorsqu’ils assurent une productivité aussi élevée qu’en France. Or on sait aussi que l’État tient une place de plus en plus grande dans la reproduction globale de la force de travail… et la santé en fait partie. Beaucoup l’avaient oublié, y compris parmi les capitalistes, dont les profits sont aujourd’hui compromis par les « réformes », les réductions budgétaires, auxquelles ils ont eux-mêmes acculé l’État, en premier lieu dans les hôpitaux. C’est bien la faiblesse de l’État, de sa politique, de ses services de santé, qui oblige à ce confinement, contribuant à condamner l’économie. Les gouvernements prochains seront sans doute soumis à des pressions contraires de la part de différentes fractions capitalistes, et tiraillés entre démantèlement ou renforcement des services publics, selon les secteurs, afin d’éviter qu’une nouvelle crise de ce genre ne survienne.

Un même dilemme se posera pour les questions sécuritaires. Pour faire endurer aux prolétaires les épreuves qui les attendent, le gouvernement devra faire usage de fortes doses de propagande (plus efficaces que jusqu’à présent). Mais il devra aussi remettre en ordre de marche et améliorer son outil répressif, qui, avec l’épisode Covid-19 et après celui des Gilets jaunes, a montré à nouveau de nombreuses défaillances et son incapacité à gérer la situation autrement que par de très coûteux parachutes sociaux. Demain, comment réagirait l’État face à une insurrection d’une virulence et d’une ampleur accrues ? Certains, au sein de la classe capitaliste, se posent sans doute cette question, mais sont en désaccord sur les réponses à y apporter. En tout état de cause, et davantage que sur une « militarisation » des rues, un quelconque fascisme ou la réinstauration du contrôle aux frontières, l’État devrait miser sur la reconstitution d’un outil policier puissant et efficace, ce qui passerait notamment par une forte augmentation des effectifs et l’octroi de budgets conséquents (de même pour la justice et l’armée de terre). Mais il y a fort à parier que, si investissement il y aura, il sera sans doute moins judicieux(36) : il ne se portera pas sur les personnels, car le fonctionnaire est jugé trop coûteux, mais sur les technologies à la mode qui ont fait leurs preuves en Asie telles que la géolocalisation, le pistage via les applications des smartphones(37), la reconnaissance faciale, etc. Cette stratégie, qui pourrait être bénéfique en matière de croissance du PIB, risque pourtant d’être freinée par l’environnement juridique que connaissent nos démocraties. Reste aussi, encore et toujours, la question du budget, car, on l’a vu, les gouvernements adaptent en réalité leur stratégie à l’épaisseur de leur portefeuille.

Même si l’équipe Macron tentera de faire oublier son incompétence crasse en matraquant davantage les prolétaires, sa gestion de la crise du coronavirus lui coûtera certainement une partie de ses soutiens, notamment de certaines fractions des capitalistes, qui voudront miser sur un autre cheval. Comme, pour l’heure, ceux-ci n’opteront ni pour Mélenchon ni pour Le Pen(38), et que la visibilité est nulle, le statu quo pourrait bien être la seule issue politique.

La peste noire du xivsiècle alimenta probablement l’idée de réformes politiques et religieuses, jusqu’à la réforme protestante de 1517 (répondre à la colère de Dieu, purifier les mœurs, suivre davantage les préceptes divins, mener une vie plus simple, réduire notamment les excès, etc.). Mais, selon l’historienne Claude Gauvard, « la société médiévale n’a pas tiré les leçons de la crise, […] rien n’a vraiment changé. La crise a au contraire développé l’individualisme et exacerbé la xénophobie, le repli »(39). Le président Macron a eu beau mettre en garde contre la tentation du « repli nationaliste » dans son intervention du 12 mars, la propagation de l’épidémie a poussé la quasi-totalité des pays de la planète à fermer leurs frontières ou, du moins, à en restreindre fortement le passage. Et s’il est vrai que le virus « ne connaît pas les frontières », les hommes susceptibles de le transporter, et en particulier les étrangers, sont désormais refoulés ou traités avec suspicion dans tous les pays de la planète. Dans l’Union européenne, il est évident que les discours sur la fin des frontières, leur inutilité ou même l’impossibilité technique et juridique de les fermer auront fort peu de poids lors des prochaines élections… contrairement aux promesses protectionnistes, souverainistes ou populistes, de droite comme de gauche (et que l’on repense à certains aspects de la révolte des Gilets jaunes)(40). L’une des rares certitudes du moment est que le discours « de gauche », « anticapitaliste », qui depuis bien des années a abandonné la critique de l’exploitation pour sombrer dans celle de la mondialisation, des 1 %, des banques et du néolibéralisme, risque de se trouver fort dépourvu dans la période qui s’annonce. À tous les niveaux, rien n’indique que l’avenir sera particulièrement radieux… La revanche du biologique est impitoyable. Et si celle des prolétaires n’est toujours pas annoncée, nul doute que l’exacerbation des problèmes économiques entraînera une intensification de la lutte des classes, probablement sous des formes inédites.

Tristan Leoni et Céline Alkamar, 17 avril 2020.

Texte initialement paru sur le blog ddt21.noblogs.org

1 Il faut toujours prendre les chiffres avec précaution, ceux donnés par le gouvernement servent aussi sa communication. Durant les deux premiers jours, 225 000 contraventions ont été dressées à l’encontre de personnes ne respectant pas le confinement, soit environ 110 000 personnes par jour. Cela peut paraître énorme, un peu moins si l’on compare ce chiffre au nombre de communes (36 000), ou au nombre de contraventions distribuées quotidiennement aux automobilistes en temps normal (74 000 par jour en 2017). Dans la période du 19 mars au8 avril, 343 000 nouvelles contraventions sont dressées, soit environ 17 000 par jour. Faut-il en conclure, et se réjouir, que la répression est six fois moins forte qu’au début ? Que la répression a un effet pédagogique ? Que les habitants s’habituent, ont peur, prennent conscience du danger… ?

2 Les moins favorables à un renforcement du confinement sont les personnes qui n’ont « pas du tout le sentiment d’être exposées ». Voir Frédérique Schneider, « Coronavirus : la grande majorité des Français est pour un confinement plus strict », la-croix.com, 24 mars 2020.

3 Voire que la population serait victime d’un vaste complot totalitaire sciemment orchestré afin d’accroître sa peur et son « désir de sécurité », désir que l’État n’aurait plus qu’à satisfaire. Sans doute est-ce pour cela que le gouvernement français et les médias ont minimisé la crise pendant des semaines et que, depuis l’irruption de l’épidémie, ils multiplient les déclarations rassurantes.

4 Arrêtons immédiatement les fantasmes qui expliqueraient cela par la volonté de contaminer les populations habitant ces quartiers ; si tel était le cas, ces quartiers/villes seraient hermétiquement bouclés, ce qui n’est pas le cas. Au contraire y résident nombre de prolétaires qui, quotidiennement, continuent de travailler à l’extérieur de ces zones, donc au contact du reste de la population (certaines lignes de transports en commun les reliant aux métropoles sont toujours en fonctionnement). En effet, qui va livrer des sushis aux bobos bien confinés ?

5 Quelque 100 000 policiers et gendarmes mobilisés le premier jour pour faire respecter le confinement, mais, étrangement, 160 000 pour les vacances de Pâques ; contre 140 000 mobilisés pour la Saint-Sylvestre 2018 et 115 000 après les attentats de 2015. L’« impression » de flicage vient-elle vraiment d’une présence accrue de flics dans les rues ou du fait que, 90 % des passants ayant disparu, les chances de se faire contrôler se trouvent mécaniquement accrues ?

6 Communautés qu’il ne s’agit aucunement de regretter ou d’idéaliser. Il ne s’agit pas non plus de dire que les humains ne seraient pas encore prêts à un autre type de fonctionnement ; simplement que leurs attitudes sont adaptées à ce monde et conditionnées par lui. Les comportements vertueux, coopératifs et solidaires, y existent aussi (ils sont d’ailleurs plus fréquents en temps de crise, comme lors de catastrophes naturelles) ; ils pourraient être tout autres, quasi hégémoniques, dans une société post capitaliste fondamentalement différente, par exemple communiste.

7 Claude Angeli, « Le service de santé militaire très gravement malade », Le Canard enchaîné, 25 mars 2020.

8 Sur toutes ces questions liées à l’utilisation de l’armée, voir Tristan Leoni, Manu Militari ? Radiographie critique de l’armée, Grenoble, Le Monde à l’envers, 2018, 120 p.

9 La presse évoque par exemple 200 soldats pour la région Nouvelle-Aquitaine, une vingtaine dans le Lot-et-Garonne, ou 60 dans le Gard, certains utilisant des véhicules sérigraphiés « Sentinelle » ou « Vigipirate ». L’opération Sentinelle, déclenchée en janvier 2015, prévoyait le déploiement de 10 000 soldats pour des gardes statiques et des patrouilles dans les lieux publics. Ce chiffre correspond au nombre minimal de militaires qui doivent être tenus disponibles en métropole selon le Livre blanc de 2008. Bien que mobilisant des réservistes (des étudiants ou des cadres sup’) et des personnels non combattants (des mécaniciens ou des opérateurs radio), l’armée est à la peine et, dès avril 2015, l’effectif déployé redescend à 7 000. Il est donc fort probable que c’est ce volant de 3 000 militaires qui a été remobilisé pour Résilience.

10 À la suite de la révision générale des politiques publiques (RGPP), les effectifs de gardes mobiles et de CRS sont passés de 31 167 en 2008 à 26 800 en 2018.

11 À la différence des périodes de guerre entraînant un effondrement rapide, il semble que le lent délitement d’un État ne favorise pas une auto-organisation « progressiste » du prolétariat, mais bien davantage l’apparition et le renforcement de nouveaux pouvoirs concurrents (mafias, milices, etc.).

12 Au Portugal, le gouvernement, de gauche, suspend le droit de grève… mais régularise tous les sans-papiers.

13 Sur la notion de liberté, on lira avec intérêt un texte anonyme publié en janvier 2020: « Liberté des libéraux et liberté des anarchistes ». https://dijoncter.info/liberte-des-liberaux-et-liberte-des-anarchistes-1656 Sur le rapport entre l’individu et la société on lira le texte d’Il Lato Cattivo, « Covid-19 et au-delà » sur dndf.org

14 Est-on si loin des prières géantes anti-virus rassemblant des milliers de croyants au Bangladesh ou au Pakistan ?

15 L’idée de poster des militaires autour des hôpitaux pour les protéger d’une attaque « terroriste » relève-t-elle donc de la science-fiction ?

16 Il est vrai que, pour certains, la liberté, la révolte, la soumission ou la mort ne sont que des questions de choix individuels et de volonté. Cela explique que, par exemple, quelques « anarchistes » puissent être, théoriquement et socialement, plus proches de Julius Evola que d’Errico Malatesta.

17 Il serait intéressant de savoir si, dans la « France périphérique », les liens créés lors du mouvement des Gilets jaunes ont laissé des traces et accentué ces gestes de solidarité.

18 On trouvera sur le site du collectif Classe une ébauche de cartographie de ces grèves : www.classeenlutte.org

19 Lire par exemple O. Michel, « Coronavirus Covid-19 : à Lyon, une société de nettoyage et de restauration s’inquiète pour ses salariés », france3-regions.francetvinfo.fr, 4 avril 2020.

20 En Belgique, les travailleurs de plusieurs chaînes de supermarchés font grève le 1er avril pour réclamer une revalorisation de leurs salaires et des congés supplémentaires. Luc Van Driessche, « La température sociale sous contrôle dans les supermarchés », lecho.be, 2 avril 2020.

21 En « sens inverse », un pays comme le Cambodge, très peu touché par le virus, voit 500 000 travailleurs de l’industrie textile menacés de chômage du fait de l’arrêt des commandes européennes et américaines. Voir

 « Pandémie. Pour les ouvriers du prêt-à-porter au Cambodge, un cataclysme à venir », courrierinternational.com, 8 avril 2020.

22 En février 2019, un rapport du Conseil d’orientation pour l’emploi estimait qu’environ 2,5 millions de personnes pratiquaient le travail non déclaré (les taux de dissimulation par les employeurs étant les plus forts dans l’hôtellerie restauration, le commerce de détail alimentaire, le BTP, le gardiennage, l’agriculture et les services à la personne).

23 L’indemnité de chômage partiel versée à un salarié représente 70 % de sa rémunération antérieure brute, soit environ 84 % du salaire net (du fait de l’absence de cotisations sociales). La part cofinancée par l’État et l’Unédic et versée par l’État à l’entreprise était forfaitaire avant la crise du Covid-19. Le dispositif exceptionnel d’activité partielle mis en place le 26 mars 2020 prévoit que « l’allocation d’activité partielle versée à l’employeur […] couvre désormais 70 % de la rémunération antérieure brute du salarié, dans la limite d’une rémunération de 4,5 Smic, avec un minimum de 8,03 euros par heure ». La charge pour l’employeur est donc ramenée à zéro pour tous les salariés dont la rémunération est inférieure à 4,5 Smic brut. (Il peut arriver qu’une clause d’un accord collectif d’entreprise ou de branche prévoie que l’employeur rémunère ses salariés au-delà de 70 % du salaire en cas de chômage partiel, ou que celui-ci s’y engage unilatéralement. Il lui revient alors la charge de l’excédent.) Le montant minimal de 8,03 euros par heure permet de maintenir à 100 % de leur salaire le niveau d’indemnisations des travailleurs rémunérés au Smic. Enfin, la procédure administrative est amplement allégée et accélérée.

24 La productivité de ces nouveaux télétravailleurs semble moindre qu’en temps normal. Les différentes enquêtes concluaient jusqu’alors à la satisfaction de la majorité de ces travailleurs, bien que 55 % d’entre eux aient observé une augmentation de leur temps de travail quotidien. Voir Thuy-Diep Nguyen, « Télétravail en confinement: “Il est compliqué d’être aussi productif qu’en temps ordinaire” », challenges.fr, 7 avril 2020 et « Le télétravail améliore-t-il la qualité de vie au travail ? », veille-travail.anact.fr, 20 décembre 2018.

25 Simon Chodorge, « Quelles usines françaises ont fermé à cause du Covid-19 ? », usinenouvelle.com, 18 mars 2020.

26 Sauf des activités comme la fourniture de pièces détachées, notamment pour les véhicules sanitaires d’urgence, ainsi que quelques activités de recherche et développement ou les projets de fabrication de respirateurs médicaux.

27 Emmanuel Todd, Les luttes de classes en France au XXIe siècle, Paris, Seuil, 2020, p. 40.

28 Les policiers se plaignent également du comportement des habitants des quartiers très riches (beaucoup moins nombreux et peuplés), notamment dans la capitale, qui se pensent au-dessus des lois et qu’une amende de 200 euros n’effraye guère.

29 À toutes les époques, du fait des problèmes liés au logement, les prolétaires les plus pauvres ont eu un autre rapport à la rue. Cela a fait dire à un sociologue de Paris 8 que le confinement est un « concept bourgeois » inapplicable dans ces quartiers… alors que 4 milliards de Terriens sont actuellement confinés, y compris en Inde, dans les townships d’Afrique du Sud ou les favelas du Brésil (où les habitants, abandonnés par l’État, s’auto-organisent pour faire respecter le confinement).

30 « Un confinement allégé pour les banlieues », Le Canard enchaîné, 25 mars 2020.

31 Maëlys Dolbois, « On vit un enfer dans les hôpitaux en Seine-Saint-Denis, il faut l’armée dans les rues », actu.fr, 27 mars 2020 et « Coronavirus : la hausse des contaminés en Seine-Saint-Denis s’explique car le “département est sous médicalisé” selon un médecin du Samu », francetvinfo.fr, 3 avril 2020.

32 « Avec l’augmentation des salaires dans les pays émergents et la nécessité de réduire l’empreinte écologique du transport, le mouvement était déjà enclenché. Le moment est favorable pour aller plus loin », Fanny Guinochet, « Vers un vaste mouvement de relocalisation ? », L’Express, 12 mars 2020.

33 Le télétravail avait déjà bondi durant les grèves de décembre 2019. Il pourrait concerner entre 30 et 45 % des emplois à l’avenir.

34 « Si la société veut relocaliser plus, c’est possible, mais ça ne peut pas être une décision des seules entreprises, ce doit être un choix de société », jugeait le patron de PSA, le 6 mars. Voir Fanny Guinochet, ibid.

35 La loi Travail et les ordonnances Macron prévoyaient déjà bien des possibilités de dérogation au Code du travail.

36 C’est-à-dire, sur le long terme, moins efficace pour le contrôle des populations et donc, en fin de compte, moins désavantageux pour les prolétaires.

37 En Corée du Sud, et semble-t-il dans certaines villes chinoises, les données personnelles des malades sont mises en ligne sur internet et consultables par l’ensemble de la population. Il est ainsi possible de vérifier, en temps réel, où les porteurs se trouvent et où ils se déplacent. Ces données de tracking sont recueillies à travers les images de vidéosurveillance et l’analyse des cartes bancaires ou des téléphones des malades ; en cas de refus de partager de ces informations, les patients récalcitrants risquent jusqu’à deux ans de prison. Lorsqu’un malade est dépisté positif, des messages sont envoyés à ses amis et à sa famille pour les en avertir. Voir « Coronavirus : en Corée du Sud, les malades sont suivis à la trace et en temps réel sur internet », lci.fr, 23 mars 2020. À ce sujet et pour une vision prospective très sombre, voir l’article de Gideon Lichfield, « Il n’y aura pas de retour à la normale », terrestres.org, 24 mars 2020.

38 La crise financière que connaît aujourd’hui le RN, si elle devait se conclure par une liquidation judiciaire et la mise hors-jeu de ce parti, ouvrirait une fort incertaine boîte de Pandore. Tout deviendrait possible d’un point de vue électoral.

39 Thibaut Le Gal, « Coronavirus : “Après la peste noire, la société médiévale n’a pas tiré les leçons de la crise”, rappelle l’historienne Claude Gauvard », 20minutes.fr, 27 mars 2020.

40 Qu’on ne se méprenne pas sur notre « critique » du mouvement des Gilets jaunes. Voir par exemple Tristan Leoni, Sur les Gilets jaunes. Du trop de réalité, 80 p., disponible sur ddt21.noblogs.org

  1. pepe
    20/04/2020 à 10:13 | #1

    Nous déplaçons ici un précédent commentaire; il y a plus sa place, dans les “scénarios d’après crise”. dndf
    Signalons ici les derniers textes très intéressants d’Alain Bihr:
    “Trois scénarios pour explorer le champ des possibles à l’horizon de la sortie de crise “

  2. TomatoKetchup
    23/04/2020 à 15:49 | #2

    Le ton légèrement polémique du texte est le bienvenu, notamment pour toute la partie sur les militants/activistes désoeuvrés par le confinement, se mettant en spectacle dans leurs actions humanitaires quotidiennes et voyant un potentiel révolutionnaire assuré pour le monde d’après.

    Quelques remarque néanmoins en passant :
    – le texte insinue que la chloroquine serait mise de côté pour des intérêts industriels puissants ; son utilisation est néanmoins loin de faire consensus chez les médecins, et les études s’accumulent prouvant son inefficacité voire sa dangerosité.

    – on peut douter de la philanthropie de LVMH, qui a sans aucun doute vu ici l’occasion (après Notre Dame) de parfaire son image et aussi d’écouler des stocks, toujours coûteux à gérerµµ

    – dans le cadre de l’Etat de droit mentionné, un certain nombre d’institutions semblent être contournées/affaiblies encore plus qu’auparavant, voir par exemple l’affaiblissement manifeste des gardes fous que sont censés être le Conseil d’Etat ou le Conseil Constitutionnel (cf. analyses de Paul Cassia sur mediapart ou lundimatin), les instances consultatives encore plus ignorées que d’habitude (défenseur des droits ou CGLPL), ou les décisions des juges administratifs concernant les CRA ou autres.

  3. pepe
    24/04/2020 à 06:58 | #3

    Une fois n’est pas coutume, dans le contexte, une contribution roborative d’Alain Badiou:
    https://qg.media/2020/03/26/sur-la-situation-epidemique-par-alain-badiou/

  4. yu
    24/04/2020 à 20:19 | #4
  5. Anne 0’Neem
    27/04/2020 à 18:00 | #5

    Pourquoi mettre encore le masculin dans le titre de l’article

    « Regroupées face à leur usine, dans la zone industrielle d’Ain Sebaa, en périphérie de Casablanca, des dizaines d’ouvrières crient leur terreur. »

    https://www.lemonde.fr/afrique/article/2020/04/27/coronavirus-au-maroc-les-ouvriers-paient-un-lourd-tribut_6037893_3212.html

  6. yu

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