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STOFF : « Substance du capital et lutte des classes (deuxième partie) »

09/11/2021

« Substance du capital et lutte des classes (deuxième partie) »

Un point nous intéresse particulièrement : la question de l’émancipation. Qui nous libérera du capitalisme, et comment ?

Suite et fin de la première partie.

Nous croyons pour notre part qu’une émancipation emmenée par les couches du salariat ayant fait des études universitaires (dont nous sommes, assurément), ainsi que par leurs sous-catégories plus ou moins volontairement marginalisées, serait vite rattrapée par la brutalisation croissante des rapports sociaux. L’heure de gloire d’une petite-bourgeoisie culturelle insurgée, nous l’imaginons en effet comme un réseau d’îlots assiégés où la reproduction garderait une apparence humaine: l’alternative constitue en effet la pente naturelle de ses luttes. Ce qu’elle voit comme une émancipation fonctionnerait tout au plus comme une manœuvre dilatoire. Ou comme le dernier subterfuge du capital à visage humain, par ailleurs justement critiqué par la WK, quand toutes les autres solutions (revenu de base, salaire universel, etc.) auront montré leurs limites.

D’autre part, contrairement à ce que pensait Kurz, nous croyons que la lutte des classes n’était pas toujours, et sera de moins en moins, un mouvement conduisant à la modernisation de l’appareil productif et plus généralement du rapport social. La fin du mouvement ouvrier n’est pas la fin de la lutte des classes, la fin de l’identité de classe n’est pas la fin de la classe, et pour finir les conditions de subjectivation du capital variable ressemblent aux saisons d’aujourd’hui: elles sont plutôt détraquées. Tantôt elles inclinent vers l’intégration, notamment dans les phases d’expansion du capital (dernier en date, le compromis fordiste) : dans ce cas, on retiendra qu’il s’agissait d’une phase de modernisation. Le volume du gâteau croît, les parts sont de plus en plus grandes, même pour les petits. C’est l’essor de la société de consommation, c’est la marchandise qui parvient à l’occupation presque totale de la vie sociale. La lutte des places remplace officiellement la lutte des classes.

Puis vient la crise qui entraîne la désaffiliation, le repli, et de nouvelles formes de solidarité exclusive. La confiance est perdue. L’histoire ne marche plus à nos côtés. Alors on se regarde, on se dit qu’on pourrait partager ce qu’il reste du gâteau seulement avec ceux qui nous ressemblent. Exclure les autres, trop riches ou trop pauvres, pas assez blancs ou trop cosmopolites. A moins que les critères de cette ressemblance ne tombent à leur tour sous les coups d’une histoire qui progresse par le mauvais côté, parce que la nécessité d’assurer la survie obligerait par exemple à construire sur le territoire des solidarités transversales, des pratiques fondatrices d’un autre rapport social capable de broyer les cloisonnements idéologiques. Ou de les réactiver jusqu’au fanatisme. Nul ne sait. Ce sont des perspectives inédites et inexplorées à ce jour.

Les aventures de la lutte

Insurrection ou pas, c’est en tout cas à partir de la production de surnuméraires, comme résultat ou comme tendance, que se présente désormais la lutte des classes ainsi que ses nouvelles conditions de subjectivation. La WK a correctement repéré certaines limites des luttes pâtissières (superficielles et « tronquées », politiciennes, modernisantes), cependant elle érige ces limites en un absolu, comme si elles n’étaient pas soumises elles aussi au procès contradictoire qui nous emporte tous vers la brutalisation des rapports sociaux. Elle les érige en absolu parce qu’elle-même croit détenir la bonne théorie et qu’elle s’imagine que toutes les luttes devraient suivre la bonne théorie, alors qu’en réalité l’écrasante majorité des luttes se moque comme d’une guigne de la théorie, des catégories, des concepts, et ne se comprend que dans la situation spécifique qui voit naître ces luttes. C’est ainsi que le théoricien critique de la valeur voit partout de la « critique tronquée » et ne voit jamais en revanche que cela le conduit à une posture surplombante et idéaliste.  Subrepticement, à la lumière de la critique catégorielle, les défaites d’un jour deviennent les défaites de toujours.

Il faut concéder à la WK que dans une certaine mesure, toute lutte s’inscrit au départ dans un cadre où se rejoue le face à face prolétariat/bourgeoisie. Mais dans une certaine mesure seulement. Pourquoi ? Parce qu’une lutte pour une meilleure intégration au processus de valorisation du capital, quand cette intégration n’est plus possible, se transforme nécessairement. De deux choses l’une : ou bien elle cesse, ou bien elle se retourne sur elle-même, contre ses propres présupposés. Très souvent, elle cesse. Elle commence à peine que déjà, elle cesse. Une série interminable de défaites. Puis arrive le jour où elle ne cesse plus et de catégoriquement acritique elle se transforme en négation des catégories.

Vous connaissez peut-être l’histoire de la citrouille qui se transforme en carrosse. Aux yeux d’une subjectivité structurée par la rationalité moderne, cela ressemble à de la magie, mais il n’y a rien de magique là-dedans. La lutte pour le travail et pour la reconnaissance par le travail ne peut continuer ad vitam aeternam dans un monde qui s’acharne à supprimer le travail et à pousser les surnuméraires vers la décharge. Même au niveau individuel, le plus borné des adorateurs du travail se rend compte qu’il ne suffit pas de traverser la rue pour trouver un vrai travail, c’est-à-dire un travail qui permet d’habiter un logement décent et de vivre bien. Du travail sous-payé, ça oui on en trouve encore. Mais le « vrai travail », c’est une autre paire de manches.

Une lutte persistante, c’est-à-dire non défaite, ne peut que rompre avec le cours habituel du capitalisme, le cours auquel nous avons été habitués et qui n’a mené nulle part : le perpétuel rattrapage modernisateur, l’embarquement de tous dans la croisière consumériste qui s’est transformée ensuite en un régime d’exclusion. Les luttes de la classe du travail font maintenant face à leur limite et doivent trouver autre chose pour obtenir non pas ce qu’elles voulaient (du travail, des droits, des garanties) mais ce qu’elles se trouvent obligés de vouloir à présent (les moyens de vivre sans être contraints au travail, puisque de travail rémunérateur il n’y en a point). Autrement dit, la virtualité de la rupture plane au-dessus de la tête des lutteurs. Et comme tout le monde n’entre pas sous les mêmes conditions dans la lutte, tout le monde n’est pas également un lutteur de classe susceptible de réaliser la rupture. Cette virtualité intéresse au premier chef les prolétaires, c’est-à-dire ceux qui sont le plus durement soumis aux aléas du salariat dans sa forme actuelle.

Cependant Astarian a raison, la théorie de la valeur ne contient pas de théorie de la révolution. Dans les paragraphes qui suivent nous allons donc parler de la révolution, en montrant que l’importance de la lutte des classes n’est pas présupposée par un Sujet métaphysique transcendantal (le Prolétariat) mais peut se comprendre à partir de certains éléments d’analyse qui nous sont donnés par la WK et notamment par Robert Kurz dans La Substance du capital. Nous allons dire pourquoi il faut penser l’émancipation à partir du prolétariat, c’est-à-dire à partir d’un pôle éloigné des terres natales des luttes théoriques.

La révolution

Même si, comme le rappelle Kurz, le rapport numérique évolue en défaveur de ces travailleurs non-sursalariés dans les formations centrales du capitalisme (phénomène de tertiarisation[1]), et qu’une partie de la plus-value n’a d’autre existence que virtuelle sous forme d’une anticipation sur les profits futurs (financiarisation, endettement, création monétaire à profusion), il n’en reste pas moins que le prolétariat est appelé à jouer le rôle central. D’abord parce que, depuis les années 1970, le nombre de travailleurs et travailleuses effectuant un travail producteur de plus-value n’a cessé d’augmenter ; sa diminution dans certaines zones de l’Europe et de l’Amérique du nord n’est pas synonyme d’une diminution absolue à l’échelle mondiale. Il suffit de penser à l’augmentation considérable de la force de travail salariée dans de nombreuses régions du monde telles que la Chine, l’Inde, le Brésil ou encore l’Indonésie.

Ensuite parce que ce que l’on nomme prolétariat continue de structurer, autour de lui et un peu partout dans le monde, un bloc social que l’on appelle pudiquement « les classes populaires », c’est-à-dire les travailleurs et travailleuses susceptibles d’effectuer, à un moment ou à un autre de leur vie, un travail productif et reproductif, c’est-à-dire un travail qui engendre de la plus-value ou qui rend possible cet engendrement. C’est une dimension sociologique dont l’importance se vérifie dans toutes les séquences de conflictualité sociale. On l’a vu récemment encore avec les Gilets jaunes, où étaient bien représentés des secteurs d’activité liés à l’éducation et aux services à la personne. Ainsi, même s’ils ne sont pas toujours des travailleurs productifs au sens strict, des prolétaires soumis à l’extraction de plus-value, les membres des classes populaires partagent le même destin qui est de compter parmi les plus durement traités par le mode de production.

Il y a en outre, parmi ceux qui touchent un sursalaire, et qui appartiennent de ce fait à la classe moyenne, également des travailleuses productives. Nous avons déjà dit, dans la partie précédente, que le fait d’être choyé peut s’échanger contre une plus grande loyauté, et une forme de conservatisme politique pseudo-progressiste (citoyennisme, idéologie méritocratique, etc.). Mais pas nécessairement. Et par conséquent l’engagement de certaines fractions instruites du salariat  peut également participer de l’émancipation.

Alors bien sûr, ce n’est pas que dans un moment A le prolétariat – avec ses alliés qui se recrutent dans les fractions plus ou moins déclassées de la classe moyenne – voudrait à tout prix sa part du gâteau en tant que “peuple” (ce que nous désignons comme populisme) ou parce qu’il serait après tout le seul et vrai pâtissier opposé à une clique de parasites et d’oisifs (la célébration du travail propre au mouvement ouvrier) qu’ensuite, de façon mécanique et abrupte, on basculerait dans un moment B où il chercherait à échapper à l’exploitation (le moment révolutionnaire). Il y a déjà du B dans le A (les violences exercées contre les outils du travail et contre l’encadrement) et il y aura sans doute des remontées de A quand ce sera plutôt B qui l’emporte (par exemple des milices armées se spécialisant dans la défense des territoires gagnés par l’insurrection). Le tumulte social fait remonter à la surface le meilleur mais aussi le pire. Un moment insurrectionnel voit nécessairement confluer en son sein toutes les subjectivités de son époque. Dans les rues noires de monde, les gens se raconteront beaucoup de choses intelligentes et aimables, mais aussi, sans doute, beaucoup de conneries.

Sans-réserves

Les prolétaires sont d’abord et avant tout les agents du travail salarié, des travailleurs et travailleuses qui produisent ou non de la plus-value, et qui y sont contraints par le fait que c’est sous ce seul rapport social qu’ils peuvent se procurer leur subsistance sous forme de revenu. Il s’agit donc d’un rapport de dépendance, et celui-ci définit tous les sans-réserves, qu’ils soient productifs ou non : la nécessité de louer leur force de travail pour survivre. Cette contrainte est vécue plus ou moins mal, mais le sort de ceux qui s’y refusent ou qui ne parviennent pas à louer leurs bras (ou leur cerveau) en dépit de leurs efforts plane comme une menace au-dessus des têtes. Comme le dit Jappe, « être exploité devient presque un privilège par rapport à la masse de ceux qui ont été rendus “superflus” »[2]. Il faut savoir, en effet, que ces travailleurs désœuvrés ne se transforment pas en canards sauvages libres de s’envoler vers d’autres « ontologies historiques ». Ils sont tenus en laisse. Celle-ci peut s’allonger considérablement le temps des vacances (pour celles et ceux qui ont les moyens de partir en vacances, ce qui n’est pas le cas pour un peu moins de la moitié des Français), mais quand sonne l’heure du retour au travail, un frémissement la parcourt – et le labeur reprend. Faute de quoi toute une panoplie de masques sociaux à caractère policier sont là pour lui rappeler qu’il faut travailler. Quant aux superflus, ils demeurent sous la dépendance du capital, en vivotant de la part de plus-value totale affectée aux institutions privées et publiques de l’aide sociale, sous la forme d’un salaire indirect. Souvent, la honte et le sentiment d’indignité résultant du désœuvrement les confine dans une vision dépolitisée de leur condition. En finir avec l’existence des sans-réserves implique de mettre un terme à la contrainte au travail-marchandise, à la location forcée de sa force de travail, car cette contrainte est un rapport inégal qui reproduit ses propres conditions : on a besoin de travailler pour se rendre capable… de continuer à travailler.

En finir avec la contrainte au travail-marchandise veut dire (se) défaire ce qui a été accompli autrefois par la ruse et la violence : l’institution de la propriété comme séparation des producteurs d’avec les moyens de production. Cette institution funeste divise l’humanité entre ceux qui possèdent et ceux qui ne possèdent pas. Ceux qui emploient et exploitent la force de travail (ils possèdent les moyens qui rendent possible la réalisation de ce travail) et ceux qui sont obligés de travailler. Ces derniers ne possèdent rien d’autre que leur force de travail, et parfois un tout petit peu davantage (le sursalaire), ce qui leur permet éventuellement de croire qu’ils sont devenus des propriétaires – c’est d’ailleurs dans ces parages, qui sont ceux des franges instruites du salariat, et notamment de la petite-bourgeoisie intellectuelle, que la théorie se pare illusoirement de vertus fécondantes pour les luttes.

Sans cette séparation, il n’y aurait pas d’exploitation. Et sans cette exploitation, la séparation ne persisterait pas.

Fétichisme et subordination du travail

La fin de la séparation ne relève pas de l’illusion politique ou d’une préférence pour la propriété étatique, elle n’a rien à voir avec une « critique tronquée » et n’est pas pour autant prisonnière du réalisme capitaliste. La fin de la séparation c’est la fin du travail producteur de marchandises, la fin du sujet conforme à ce travail, et de la soumission du travail au temps abstrait. C’est aussi la fin de la production et de l’échange indexés sur la valeur, et la fin de la marchandise. C’est la fin de l’économie. Elle est le résultat de l’émancipation portée par un sujet collectif qu’aucun théoricien ne peut surplomber du haut de sa science.

Mais la fin de séparation n’est pas encore la fin de notre affaire. Comme le dit Postone, le travail dont il faut se libérer est un travail qui est devenu l’intermédiaire obligé entre les hommes. Plus encore, il se médiatise lui-même à travers eux, au lieu qu’il ne soit qu’une activité consciente ayant pour but notamment la satisfaction de nos besoins. Toutefois ce travail ne peut être auto-médiatisant que dans la mesure où il existe une force de travail qui dégage de la plus-value – un travail lui-même socialement et économiquement valorisé par rapport à un travail reproductif gratuit qui n’en forme pas moins une condition nécessaire de son existence. Sans plus-value, les capitalistes ne peuvent pas (continuer de) louer la force de travail des travailleurs et des travailleuses, et donc perpétuer la société du travail-marchandise. Et le droit au travail est bien sûr une ânerie de gauche qui en est restée à l’idée qu’il faut « libérer le travail » au lieu de chercher à se libérer du travail.

La plus-value nécessite non seulement la séparation des travailleurs et travailleuses d’avec les moyens de production, mais aussi leur subordination aux capitalistes, sous la forme d’une socialisation disciplinaire qui dans deux siècles nous paraîtra aussi inacceptable que le travail des enfants dans les mines de charbon.En d’autres termes, il n’y a pas de société fétichiste, de société organisée autour d’une institution « artificielle » (feitiço, en portugais) comme le travail-marchandise, sans subordination. C’est à cette condition que les sans-réserves peuvent entrer en un processus de combustion corporelle humaine, c’est-à-dire réaliser « (une dépense d’énergie) pouvant s’exprimer en termes de quantum de valeur[3]. » L’exploitation est donc première par rapport au fétichisme, et elle présuppose la subordination. Elle vient en premier dans l’ordre de causalité historique et logique, et ouvre la voie, comme nous allons le voir, vers la conceptualisation de la rupture révolutionnaire.

Malheureusement la WK ne donne pas sa juste importance à la subordination. Elle ne voit plus que le fétichisme, qui plus est dans une acception parfois bancale de celui-ci. Oui, le « sujet automate » nous tyrannise, cependant cette tyrannie se base nécessairement sur un moment où quelqu’un qui a besoin de travailler se trouve en face de quelqu’un qui a besoin pour produire de la plus-value d’un travailleur. Ou d’une travailleuse. Il requiert ce moment pour produire de la plus-value. Et la production de cette plus-value forme elle-même la condition de la reproduction de ce rapport. La face cachée de la dépendance impersonnelle de tout le monde au capital, c’est la co-dépendance très concrète des sans-réserves (employés ou non) et des propriétaires des moyens de production. S’il y a un fétichisme des rapports sociaux capitalistes, c’est parce qu’on a soumis des humains à la contrainte au travail.

La révolte contre l’obéissance

Cette contrainte advient dans des conditions particulières. La concurrence entre les capitalistes leur commande en effet d’exploiter le plus intensément possible le travail vivant. Elle leur commande aussi de rationaliser la production, de mécaniser ce qui peut l’être de manière plus profitable, d’user des techniques managériales pour encadrer le temps, les pratiques et les désirs des travailleuses. Et des travailleurs. Tout est bon qui concourt à supprimer le superflu. Ces impératifs construisent un véritable régime disciplinaire. La recherche de la productivité est la mère infatigable de la discipline. L’autre mère sévère de la discipline, c’est la normalisation. Il ne s’agit pas, en effet, de produire au plus vite n’importe quoi. Il faut produire, moins cher, plus et plus vite que la concurrence, des produits standardisés (mais diversifiés) qui pourront s’échanger, se vendre, et permettre ainsi de boucler le circuit de l’accumulation. La recherche de la productivité est par conséquent aussi la recherche constante d’un produit normalisé et autoritairement rendu désirable par tous. On voit que le « travail qui créé la valeur est concrètement formaté pour cela[4] » – le travail abstrait n’a rien d’une abstraction.

Productivité du travail et normalisation du produit du travail se complètent et se présupposent l’un l’autre. Ce n’est que dans ces conditions que les travaux effectués et produits échangés dans une société très étendue par des producteurs indépendants peuvent entrer dans un régime de commensurabilité, c’est-à-dire où il n’y a entre eux que des différences quantitatives. A l’inverse, si chacun travaillait à sa manière, à son rythme, pour produire un objet spécifique à rayon d’utilité très limité (mais non moins important pour celui-ci qui l’utilise, au contraire), alors rien ne pourrait plus s’échanger, sauf à palabrer des heures pour se mettre d’accord sur les termes de l’échange[5]. Il faudrait que les gens se parlent énormément, qu’ils entrent dans des rapports interpersonnels, d’individu à individu. Ce serait l’anarchie. Peut-être même l’anarchisme. Mais ce ne serait plus le capitalisme. Pour ce dernier, il faut que le marché comme intermédiaire obligé des êtres humains s’impose, et pour qu’il s’impose il faut une séparation violente, cruelle, toujours recommencée, d’une grande partie des êtres humains et du monde. Le moment originel de cette séparation se reconduit dans la sphère de la production, pour que cette production soit conforme à un impératif de productivité et de normalisation. Séparer pour réaliser la « combustion sociale » source de la plus-value – voilà par quoi se maintient le capitalisme, et à quoi il emploie toute sa violence.

C’est à ces conditions que la valeur est déjà « produite » dans la production privée et que le produit du travail contient quelque chose de social en soi. A contrario, quand la classe du travail productif –  et aussi du travail improductif le plus strictement subordonné – détruit les conditions du travail et par conséquent cesse d’être cette classe du travail, elle détruit du même mouvement la socialisation capitaliste. On pourrait dire que travail le plus intensément socialisé par le capital et dont le produit est le plus conforme aux attendus de l’accumulation « travaille » alors à sa propre disparition : son produit est l’impossibilité de l’accumulation.

L’insubordination

Le mouvement de révolte de la classe subordonnée entraîne nécessairement la rupture avec la discipline, la recherche de productivité, la norme, l’absence de qualité, la séparation. Son mouvement vise potentiellement (mais pas nécessairement) la destruction de tout ce qui rend possible l’existence de la substance du capital, alors même que la presque totalité des membres de cette classe n’ont jamais entendu parler de Robert Kurz et de son livre qui s’intitule, précisément, La Substance du capital. Ne dites pas « lutte théorique », dites « lutte de classe ».

Si elle est victorieuse dans son premier élan, alors la lutte pourra tourner à l’insubordination générale dans tous les secteurs de la vie. On approche alors la crête où commence à se voir l’au-delà du capitalisme. La fameuse sortie de l’économie au sens moderne. Voilà pourquoi au sein de la contradiction entre le travail toujours nécessaire et le travail toujours de trop, le prolétariat demeure la classe la plus étroitement surveillée: lors de son insubordination, elle devient aussi la classe la plus dangereuse.

Le début des hostilités avec le régime disciplinaire du rapport d’exploitation signe la rupture avec un mode d’existence où la vie n’est pas véritablement vécue, mais plutôt endurée. C’est le commencement de la fin d’une trop longue passivité. Les gens se vengent des affronts qu’ils ont subi. Commence la reconquête des territoires du rêve, et du pouvoir d’écrire soi-même les règles du jeu. Cette rupture ouvre un chapitre historique au cours duquel, petit à petit, « la seconde nature » apparaît comme une construction sociale obsolète. Tandis que les catégories économiques jusqu’alors tenues pour « naturelles » entrent dans un processus irrémédiable de vieillissement accéléré.

La rupture brise les liens les plus forts de la communauté du capital, ou ne brise rien du tout. Elle est révolutionnaire ou elle est alternativiste, elle crée un autre monde ou elle aménage des niches provisoires au sein du monde présent pour amortir le déclassement. Elle trouve en elle-même de quoi démolir le réalisme capitaliste, ou elle se contente de trouver dans des livres de quoi critiquer d’autres idées sur ce réalisme.

La révolution est la fille de la lutte de la classe préposée à la combustion sociale, ou n’est pas.

Conclusion : Communisme ? Barbarie ?

La meilleure défense qu’oppose le capitalisme à sa propre fin, c’est que malgré tout – malgré l’exploitation, malgré la destruction de la planète, malgré la mutilation qu’il inflige et perpétue dans la sphère de la reproduction – il se présente à nous comme une immense accumulation de richesse. Richesse aliénée et aliénante certes, mais absolument considérable dans son volume, carrément inédite dans ses dimensions dans l’histoire de l’humanité. Une richesse qui suffit, pour le moins dans les formations capitalistes centrales, à assurer la survie de centaines de millions de sans-réserves – dont une part significative est désœuvrée. Cette richesse s’étale partout. Promenez-vous dans les artères marchandes des grandes villes, entre les rayons des supermarchés : le gâteau est immense. Bien sûr, cette richesse obéit à sa propre loi, elle est produite dans le détour de la valorisation du capital, à travers la reconduction violente de la condition de sans-réserves. Et pourtant l’humanité lui est irrémédiablement attachée. Par le jeu des intérêts. Par la violence. Mais aussi parce qu’elle a peur de manquer.

Il en sera inévitablement ainsi jusqu’au seuil de la rupture insurrectionnelle, ou jusqu’à l’effondrement. Ou plus probablement jusqu’à un scénario où normalité et effondrement s’hybrident dans un continuum qui va d’une moitié de continent engluée dans la guerre civile au quartier d’affaires bunkerisé.

L’émancipation présuppose une rupture insurrectionnelle. Nous avons montré que le point névralgique de de la domination du capital réside dans la subordination du prolétariat. Ce n’est que secondairement, comme un corollaire de cette subordination, que la richesse se présente comme valeur en mouvement et le travail comme auto-médiation des rapports humains. L’insurrection ouvre une brèche où peut enfin advenir le terme brutal, imprévisible et explosif de la subordination. Avec elle commence l’instauration immédiate, dès les premiers instants de son existence, de nouveaux rapports sociaux où les individus tentent de réparer la mutilation originelle que fut la séparation généralisée. Comment, c’est toute la question.

L’insurrection n’est pas encore venue et malheureusement il n’est pas sûr qu’elle vienne un jour. C’est pourquoi les ennemis du sujet automate et de l’exploitation angoissent à l’idée de ne jamais voir la fin du capitalisme. La vie est trop courte pour attendre. Aussi ils prétendent souvent qu’à défaut d’en avoir vu la fin, ils en auront au moins vu le début de la fin. Ils disent « les insurrections sont venues ». Quelques anguilles maladives sont venues s’échouer sur la plage, où elles ont mâchouillé la semelle d’une vieille botte de soldat rejetée par le courant, puis elles sont mortes. Mais le grand serpent de mer qui ne fera qu’une bouchée du réalisme capitaliste, lui, n’est jamais venu. D’ailleurs personne ne l’a jamais vu.

Si donc la Très Grande Insurrection vient, elle affrontera avec toutes ses forces, avec toute l’intelligence de l’immense cerveau social insurgé, les questions pratiques qui se poseront à elle. Les troubles ne naîtront peut-être pas d’un lieu infime et éphémère, mais ils ébranleront quand même l’ordre du monde. Toutefois le moment de la prise sur le tas, de l’accaparement des moyens du travail ne dure pas toujours. Une insurrection victorieuse invente de nouveaux rapports sociaux et une nouvelle forme de reproduction. Cette nouveauté comporte un dépassement de la contrainte de temps sur l’activité productive. On verra alors, et de façon évidente, que le « manque de temps » est en réalité spécifique à l’accumulation de la valeur devenue fin en soi.  Elle devra comporter aussi, sauf à relancer un cycle de domination, le dépassement de la peur de manquer – sans doute la plus ancienne, et la plus enracinée des peurs.

Il n’y a absolument rien qui puisse nous conforter dans l’idée que la rupture insurrectionnelle constitue une grande portion du nuage de probabilités – pour reprendre l’image employée par Kurz. Et qu’au sein même de cette hypothétique portion du nuage, les probabilités les plus nombreuses n’aillent pas dans un sens qui verrait le rétablissement de communautés hiérarchisées et closes. Rien ne garantit en effet que la fin de l’homme universalisé par le travail sans autres caractéristiques que la productivité et la norme, coïncide avec une socialisation moins brutale. Le retour des rapports de dépendance personnelle, ce peut être aussi, évidemment, le retour des dépendances contraires à la liberté. Il se pourrait bien, comme le remarque justement Jappe à propos du capitalisme, que « sa fin survenue, il ne restera qu’une terre brûlée où les survivants se disputeront les débris de la “civilisation” capitaliste[6].»

En vérité, l’observation de notre époque nous inspire plutôt la crainte. Les « crises » économiques, climatiques, environnementales, politiques et migratoires s’additionnent et engendrent partout une mentalité d’assiégé. La peur de manquer a manifestement un bel avenir devant elle. Ceux qui ont quelques réserves s’accrocheront à ce qu’ils possèdent et seront évidemment possédés en retour aussi par les choses que par la loi impersonnelle qui commande les choses en ce monde. Ils défendront coûte que coûte cette aliénation qui, pour haïssable qu’elle soit, n’en demeure pas moins à leurs yeux préférable devant la peur que leur inspire l’inconnu. La barbarie, ou la normalité du capital, peu importe finalement comment on l’appelle. C’est cela qui nous attend.

Fin

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[1] Robert Kurz, Avis aux naufragés, Paris, Lignes&Manifestes, 2005, p.134.

[2]Anselm Jappe, « Politique sans politique », Mai 2012, http://www.palim-psao.fr/article-34525771.html

[3] Robert Kurz, La Substance du capital, Paris, L’Échappée, 2019, p. 54.

[4] Bruno Astarian, L’Abolition de la valeur, Genève, Entremonde, 2017, p.116.

[5] Rappelons à ce propos que « La valeur d’usage n’est pas une catégorie transhistorique. Au contraire, la valeur d’usage n’est que le double opposé mais complémentaire de la valeur au sens capitaliste, et elle sera donc elle-même spécifique à la modernité capitaliste.» Benoit Bohy-Bunel, « Dénaturaliser la valeur d’usage », Avril 2021, http://benoitbohybunel.over-blog.com/2021/04/denaturaliser-la-valeur-d-usage.html

[6] Anselm Jappe, Crédit à mort, Paris, Nouvelles Éditions Lignes, 2011, p. 46.

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