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« Statistiques et sentiments » (à propos des émeutes de juin 2023)

« Statistiques et sentiments » (à propos des émeutes de juin 2023)

« Quand la statistique pénètre les masses, le sentiment devient une force matérielle »

(Anonyme)

Il n’y aura pas de statistiques.

Multiplier les statistiques pour dire comme les « élus locaux », les « médiateurs sociaux » : « Nous vous avions prévenus, ça va exploser », n’explique et ne rend compte de rien en ce qui concerne les événements : ni leur forme, ni le moment, ni le contenu, ni les cibles. Dans l’action, toutes les données objectives, « explicatives » existent comme sentiments, deviennent sentiments : de la haine et de la vengeance, au jeu, à la fête et à la belle projection imaginaire de soi reprenant un instant le contrôle de sa vie. Les jeux vidéo, pourquoi pas ? Tout le monde agit dans des forêts de références et de symboles, les statistiques ne mettent jamais personne dans la rue si ce n’est transmutées par les modalités du vécu.

Toute pratique opère sous une idéologie, le sentiment (vengeance et haine face au mépris, envie de la marchandise interdite) en est une. Le sentiment est un rapport aux rapports de production, il s’agit même de la forme la plus évidente, la plus immédiate de l’interpellation des individus concrets en sujets. Mais « l’individu concret » n’est pas un substrat premier, il est lui-même produit dans la reproduction du mode de production dans toutes ses formes d’apparition et tout son fétichisme. C’est l’individu concret qui s’auto-interpelle comme sujet. Les adolescents racisés se sont auto-interpelés en sujets, pas sous la même idéologie évidemment qu’un ouvrier ou un retraité. Le sentiment : haine, vengeance, envie de consommer non seulement des produits Aldi ou Lidl mais aussi des téléphones dernier cri et des écrans plats, jeu et affirmation de soi. Contre son déni constant, l’idéologie spécifique des jeunes émeutiers est précisément de se revendiquer soi-même comme « humain », la dignité est la forme la plus pure du sujet. Le sentiment ne représente pas leurs conditions d’existence réelles mais leur rapport à ces conditions et c’est dans ce rapport qu’ils se constituent en sujets et en tant que tels agissent et luttent adéquatement à leur existence réelle telle que définie  et existante dans une situation  sociale et politique particulière.

Après s’être restructuré mondialement dans les années 1970, contre Keynes et Ford, en déconnectant la valorisation du capital de la reproduction de la force de travail, le mode de production est maintenant miné par un retour de manivelle de ce qui fut la dynamique de ces trente ou quarante dernières années

Il y eut les Gilets jaunes qui mirent la vie quotidienne dans tous ses aléas, ses piles et ses faces, au centre de la lutte des classes et interpellèrent l’Etat comme le responsable de la distribution, du revenu, de la richesse des uns et de la pauvreté des autres.

Il y eut le long épisode relatif à la réforme des retraites où l’intersyndicale parvint tout du long à encadrer le mouvement parce que, mouvement mort-né, il n’avait de but que la défaite dont l’intersyndicale était la forme adéquate. Réforme qui, articulée avec celle  de l’assurance–chômage, de l’apprentissage et de la formation, des lycées professionnels et leur financement, modifie tout le parcours de la vie au travail Mais, dans sa défaite annoncée, apparut l’évidence de la crise de la démocratie représentative dans l’accumulation de tous les expédients constitutionnels pour imposer une décision déjà prise avant toute « discussion ».

Il y eut la période Covid avec ses confinements et la répression territorialement ciblée pour qui y dérogeait.

Il y eut la radicalité écologique contre les grands chantiers du capital. Mouvement sympathique si ce n’était qu’en filigrane on y retrouve toujours la nostalgie du paysan, du petit commerce et de la petite production marchande : la médiocrité en tout.

Il y a l’inflation, phénomène magique, comme venu d’une autre planète pour frapper dur les produits de la consommation la plus courante.

Et chaque fois il y a l’Etat et ses diverses bandes armées. L’Etat c’est le gourdin. Derrière chacun de ses appareils, de ses « services », il y a la force. C’est une machine qui transforme la violence réciproque parcourant toutes les facettes de la lutte des classes en seule violence légitime, celle de la reproduction du mode de production capitaliste. Avec la désagrégation du « mouvement ouvrier », ses instances et institutions ; la démocratie représentative s’effondre en même temps que la politique qui est le rapport réciproque de l’Etat à la société civile (transcription en termes étatiques des rapports de production). Les néo-fascistes deviennent libéraux, mènent une politique d’austérité, se rallie à l’Europe et à l’OTAN, tandis que la gauche et la droite rivalisent de « réformes » du code du travail et des retraites.

La représentation pacifiée en « volonté générale » d’une société reconnue comme nécessairement conflictuelle (c’est là toute la force de la démocratie) est un travail et non un reflet. C’est-à-dire que dans le fonctionnement démocratique de l’Etat, la réification et le fétichisme sont des activités, c’est la politique comme partis, débats, délibérations, rapports de force dans la sphère spécifique de la société civile, décisions. Tout cela a disparu. Le problème de la démocratie est actuellement de ne plus connaître qu’une seule particularité de la totalité sociale apte à concourir, la disparition de l’identité ouvrière et de sa représentation a entraîné toutes les autres dans son naufrage y compris les associations, fronts ou mouvements de « banlieues » ou « quartiers populaires ». Or, seule, comme particularité politique, la classe dominante n’est rien, rien en tant que faire-valoir universel. Dans la disparition du jeu démocratique, la bourgeoisie joue son universalité. Il y a un malaise fondamental dans la représentation politique. Partout, les médiations de la violence des rapports sociaux s’effritent.

C’est le travail de représentation qui est en crise. Partout c’est la disparition de l’identité ouvrière et par là de sa représentation politique social-démocrate et/ou communiste qui déstabilise le fondement politique de l’Etat démocratique. Celui-ci est la pacification d’un clivage social que la démocratie reconnaît comme réel au moment où elle en est la représentation comme affrontement entre citoyens. La démocratie est la reconnaissance du caractère irréductiblement conflictuel de la « communauté nationale », de ce point de vue la reconnaissance de la classe ouvrière a été historiquement au cœur de la construction de la démocratie, elle en fut même le moteur et le critère. Dans les formes politiques actuelles du cours de la crise, on peut relever une crise de l’hégémonie de la classe capitaliste. Domination et hégémonie ne sont pas identiques, il peut y avoir domination sans hégémonie. L’hégémonie consiste à produire le cadre incontournable des débats et des oppositions, c’est imposer à l’autre les termes mêmes de son opposition. Quand cela s’effondre ne reste, pour les plus mal placés dans le jeu, que le gourdin.

Il faut lire un journal anglais (The Guardian, 29 juin) pour trouver le témoignage le plus pertinent relatif aux émeutes de cette fin du mois de juin 2023 : « C’était la guerre, je pense vraiment que les jeunes ici se considèrent en guerre. Ils y voient une guerre contre le système. Ce n’est pas que contre la police, ça va plus loin que ça, sinon on ne verrait pas ça partout en France. Ce n’est pas seulement la police qui est attaquée, mais les mairies et les bâtiments publics qui sont visés. La mort de cet adolescent a déclenché quelque chose. Il y a beaucoup de colère mais ça va plus loin, il y a une dimension politique, un sentiment que le système ne marche pas. Les jeunes se sentent discriminés et ignorés »

Quand la relégation dans des quartiers abandonnés par les services publics où la seule présence de l’Etat c’est la police se comportant comme une bande rivale, où l’emploi est une chimère, la pauvreté une banalité et la violence quotidienne de tous les trafics la réalité, il ne s’agit pas de s’intéresser seulement aux conditions matérielles objectives, mais aussi au processus de subjectivation, c’est-à-dire la façon dont les individus ressentent eux-mêmes quotidiennement leur place dans les rapports de production. L’acceptation d’un « système », dans son autoprésupposition, est aussi régulée par des principes normatifs, des valeurs et des obligations. La révolte survient quand les jugements de valeur, les sentiments, vis-à-vis du fonctionnement de la société apparaissent comme transgressés, quand le « système » ne permet plus la possibilité matérielle d’y survivre, quand sont outrepassées les normes et les « principes moraux » qui quotidiennement contrôlent et régentent le « racisme ordinaire ». Pour la jeunesse des « quartiers », être la « France d’en dessous la France d’en bas » était la norme, mais le meurtre, le confinement sanitaro-policier et l’inflation ont bousculé cette norme, le « contrat » est rompu, l’attaque de la « bande rivale » (l’Etat), le pillage de nécessité ou non (mais qui peut définir le « nécessaire ») deviennent nécessaires pour l’individu concret interpelé alors comme sujet.

Gilets jaunes, manifestants contre la réforme des retraites, écolos radicaux de Ste Soline, adolescents racisés des « quartiers populaires » tout cela ne se rencontrera pas, ne « convergera » pas tant que chacun restera ce qu’il est. Rien de plus pathétique et pitoyable que ces appels au « mouvement ouvrier » à soutenir la révolte des jeunes de banlieues. Marine Lepen, Giogia Meloni, Vox, l’AFD et consorts en Europe, Trump, Bolsonaro ailleurs, sont en réserve de la démocratie comme contre-feu possible à un éventuel, conjoncturel, événement devenant osmose non ce que fut mais de ce qui fit les Gilets jaunes, la résistance à la réforme des retraites, les luttes écolos radicales, la révolte des pauvres racisés (quelle que soit de par le monde leurs formes d’existence). Cette classe étrange que l’on nomme « prolétariat » ne se constitue que dans la remise en cause par tous et toutes les opprimé-e-s / exploité-e-s de ce qui les définit et non dans leurs revendications en tant que tels et telles.

R.S

2 /7/23

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  1. salle des machines
    04/07/2023 à 20:09 | #1

    « la misère, qui a voulu améliorer l’ordinaire »

    De la région parisienne à Marseille, en passant par Strasbourg et Lyon, défilent dans les tribunaux les personnes interpellées à l’occasion des émeutes…

    Dans les box, on n’a pas tant vu les casseurs, ces « premières lignes » violentes et agiles, que les glaneurs, les grappilleurs, ceux qui assurent s’être contentés de passer un bras à travers les vitrines déjà brisées, ou de ramasser ce que les voleurs ont laissé tomber dans leur fuite…

    « Quasiment aucune fille parmi les prévenus. Beaucoup de casiers judiciaires vierges. Beaucoup de jeunes majeurs, souvent hébergés par les parents. Des boulangers, un employé de fast-food, un intérimaire dans le BTP, un chauffeur de VTC, un musicien, des chômeurs ; le fils d’un conseiller d’ambassade africaine en rupture familiale, des étrangers en séjour irrégulier. Parfois, un lycéen ou un jeune étudiant bien inséré, mais, la plupart du temps, la misère, qui a voulu améliorer l’ordinaire, voire la grande misère, celle qui désarçonne : à Marseille, Michel a été arrêté à la sortie d’un supermarché du 3e arrondissement, les bras chargés de victuailles : « J’ai pris des pêches et des abricots car j’ai pas mangé de fruits depuis un an. » Toujours à Marseille, un sans-domicile-fixe a été arrêté avec 246 tablettes de chocolat, rue de la République. »

    https://www.lemonde.fr/societe/article/2023/07/04/aux-comparutions-immediates-les-regrets-et-les-denegations-des-emeutiers-a-la-base-j-etais-juste-sorti-chercher-des-bieres_6180430_3224.html

  2. salle des machines
    05/07/2023 à 09:24 | #2

    traduit en espagnol

    [Roland Simon] «Estadísticas y sentimientos» (sobre los disturbios de junio de 2023)

    « Hay que leer un periódico inglés (The Guardian, 29 de junio) para encontrar el relato más relevante de los disturbios de finales de junio de 2023: «Era la guerra, realmente creo que los jóvenes de aquí se ven a sí mismos en guerra. Lo ven como una guerra contra el sistema. No es sólo contra la policía, va más allá, de lo contrario no estaríamos viendo esto por toda Francia. No sólo atacan a la policía, sino también ayuntamientos y edificios públicos. La muerte de este adolescente ha desencadenado algo. Hay mucha rabia, pero esto va más allá de eso, hay una dimensión política, un sentimiento de que el sistema no funciona. Los jóvenes se sienten discriminados e ignorados». »

    https://necplusultra.noblogs.org/?fbclid=IwAR2uLfWjnn6goimcB2vJpxYhNkd2j3-HKsmU7NgCPyPxfHZAZmzw0y__7Ac

  3. R.S.
    06/07/2023 à 23:01 | #3

    Salut
    je voudrais revenir sur les quelques lignes du paragraphe relatif à la lutte contre la réforme des retraites. Je pense que la phrase : “il n’avait de but que sa défaite” est non seulement fausse mais surtout méprisante vis-à-vis de millions de gens qui étaient dans les rues et parfois en grève. On peut dire peut-être que son horizon était la défaite, et je pense qu’il n’y avait que peu d’illusions là-dessus., mais l’horizon n’est pas le but. Une lutte et même une manif aussi encadrée qu’elle soit est toujours un moment d’existence d’un groupe si ce n’est d’une classe dans tous les aléas de sa diversité et de son existence. Quelle que soit la lucidité que l’on peut avoir, on peut toujours espérer infléchir ou retarder les choses. Et de toute façon il y a le bonheur et la nécessité d’être là avec ou sans illusions.
    R.S

  4. r.s.
    06/07/2023 à 23:25 | #4

    @salle des machines
    il y a une petite erreur dans la traduction espagnole : la traduction dit à propos des banlieues “être la France d’en bas”, alors que tout l’intérêt de la formule est de dire : “la France d’en-dessous la France d’en-bas”
    r.s.

  5. salle des machines
    08/07/2023 à 09:11 | #6

    traduit maintenant en anglais

    Translation: “Statistics and sentiments” (on the riots of June 2023) by R.S.
    Originally published on July 2nd, 2023 in Des nouvelles du front under the title “Statistiques et sentiments” (à propos des émeutes de juin 2023) translated with reference to the Spanish language translation published on July 4th, 2023 by necplusultra.noblogs.org

    https://haters.noblogs.org/post/2023/07/07/translation-statistics-and-sentiments-on-the-riots-of-june-2023-by-r-s/

  6. FD
    08/07/2023 à 15:51 | #7

    Merci, R.S, d’être revenu sur ta propre affirmation que le mouvement contre la dernière réforme des retraites n’avait d’autre but que la défaite dont l’intersyndicale était la forme accomplie”, en disant que “l’horizon n’est pas le but” et que “de toute façon, il y a le bonheur d’être là avec ou sans illusions”. J’ai moi-même pensé, dès la fin janvier, que le mouvement partait battu, dans sa forme intersyndicale, mais en même temps que l’important était qu’il se produise et aille au bout de sa dynamique. Il est allé au bout de sa dynamique, le refus de la mort au travail, qui unissait les vieux syndiqués criant “la retraite on se battra pour la garder” et les jeunes évidemment non encadrés criant “la retraite, on s’en fout, on veut pas bosser du tout”. Bien sûr, cet accord, au sens presque musical du terme, sur fond de sirènes et de lacrymos, n’a été qu’éphémère ; il ne peut se construire, et de manière jusqu’à la rupture précaire, que dans les luttes à venir.

  7. salle des machines
    15/07/2023 à 09:51 | #8

    Traduction en allemand ainsi que le commentaire de RS à son texte

    https://kommunisierung.net/Roland-Simon-Statistiken-und-Gefuhle-zu-den-Krawallen-im-Juni-2023

  8. salle des machines
    21/07/2023 à 16:49 | #9

    « En écho aux révoltes émeutières déclenchées à la suite de l’exécution de Nahel Merzouk par un policier anciennement membre de la CSI 93, nous décidons de republier ce texte de 2006 initialement paru dans le numéro 3 de la Revue Meeting ; revue internationale pour la communisation. Il revient avec intelligence sur les émeutes de novembre 2005, sur les réactions militantes qui ont suivi tout en les mettant en parallèle avec l’analyse du mouvement social contre le CPE qui avait eu lieu juste avant. Même si la situation sociale et le niveau de conflictualité à notablement évolué ces 18 dernières années, en de nombreux points, des parallèles peuvent être tracés avec l’enchainement mouvement contre la réforme des retraites/révoltes émeutières qu’on a pu vivre en 2023. Sa republication est d’autant plus intéressante qu’à notre connaissance ce texte n’est plus disponible en ligne. »

    « La voiture du voisin »

    https://lorage.org/2023/07/17/6794/#la-voiture-du-voisin
    https://lorage.org/2023/07/17/6794/

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