«L’idée de communisme» selon Badiou, Rancière, Zizek, Negri…
On ignore si la tombe de Marx, située au cimetière de Highgate à Londres, a été spécialement fleurie durant ce week-end. Il est certain en revanche qu’un hommage autrement plus stimulant vient d’être rendu au penseur au cœur même de la capitale britannique. Trois journées durant, du vendredi 13 au dimanche 15 mars 2009, les plus prestigieux noms de la philosophie politique radicale mondiale, de Slavoj Zizek à Alain Badiou, Toni Negri, Michael Hardt, Jacques Rancière et bien d’autres, se sont succédé à la tribune de la «Birkbeck university of London» pour réfléchir ensemble à l’avenir de l’idée communiste. Un amphithéâtre de neuf cent places avait été mis à disposition pour ce colloque à tous égards exceptionnel, sobrement intitulé «On the idea of Communism». Il aura à peine suffi à contenir une foule spectaculairement jeune, attentive et rieuse, venue de l’Europe entière avec carnets de notes, canettes de Coca light et caméscopes high-tech pour entendre les grandes figures d’un concept politique qu’on disait salutairement mort.
«On the idea of communism», les participants au colloque
Le colloque «On the idea of communism», qui s’est tenu au «Birkbeck Institute for the humanities», Logan Hall, 20 Bedford Way, London, du vendredi 13 au 15 mars 2009, a rassemblé:
Judith Balso, Alain Badiou, Bruno Bosteels, Terry Eagleton, Peter Hallward, Michael Hardt, Toni Negri, Jacques Rancière, Alessandro Russo, Alberto Toscano, Gianni Vattimo, Slavoj Zizek.
Le programme des interventions est ici.
Doit-on voir dans cette étonnante affluence une conséquence des convulsions que connaît actuellement l’économie capitaliste mondiale? Il est certain que la désorientation actuelle se montre suffisamment profonde pour redonner un nouveau lustre aux objections marxistes. Ce n’est du reste pas le moindre de ses dégâts collatéraux, ne manqueront pas de grincer certains penseurs médiatiques hexagonaux. Prudence toutefois. On sait que les crises de cette ampleur peuvent faire sauter certains verrous idéologiques comme elles peuvent aussi déboucher sur le pire. Les Britanniques le savent bien, qui ont récemment connu des grèves ouvrières d’une ampleur inédite contre l’embauche de travailleurs étrangers. Une agitation inquiétante, vivement condamnée par Gordon Brown. Surpris par la réussite de leur propre démonstration de force, les organisateurs de ce week-end «rouge» non loin d’une City londonienne dramatiquement sinistrée se gardaient donc de tout triomphalisme.
Un tabou est bel et bien en train de tomber cependant. Celui qui pesait sur le mot même de «communisme», criminalisé depuis la fin des années 70, usé et définitivement ringardisé au cours de la décennie suivante. Le 7 mars dernier, une semaine avant le colloque de Londres, le «Financial Times» lui-même, peu suspiciable de complaisances gauchistes, posait sans précautions la question: «Communism: an alternative to capitalism once again?». La veille, le journal avait déjà consacré un long portait au slovène Slavoj Zizek, présenté en véritable rock star marxiste. De plus en plus populaire en Angleterre, désigné parmi les 25 «top leaders» intellectuels mondiaux par les lecteurs du «Foreign Policy» l’an dernier, Zizek a également été nommé directeur international dudit «Birckbek Institute», faculté ayant toujours maintenu une tradition d’accueil à l’égard des intellectuels communistes blacklistés pendant la guerre froide(1). Une fonction honorifique qui lui aura permis de lancer l’idée de ce colloque avec le philosophe Alain Badiou, lui aussi en voie de médiatisation accélérée au Royaume-Uni.
Quelques jours avant le début de la manifestation, ce dernier apparaissait d’ailleurs à la BBC dans un célèbre talk politique pour y défendre son best-seller post-élections présidentielles, «De quoi Sarkozy est-il le nom?», qui vient de paraître en anglais chez Verso. Détail cocasse, si le célèbre auteur de «l’Etre et l’événement» est aussi l’objet de polémiques en Grande-Bretagne, c’est pour une raison inverse aux motifs français ordinaires. Le samedi 14, une petite manifestation anti-Badiou accueillait en effet à l’entrée le public… mais celle-ci était organisée par un quarteron de vieux militants du PC britannique, reprochant au philosophe sa supposée trahison social-démocrate et sa rupture avec les objectifs révolutionnaires. Badiou go home, en somme. Un comble pour le grand platonicien d’Ulm, encore caricaturé par beaucoup de médias français en sulfureux promoteur d’un maoïsme muséifié refusant de tirer les leçons des tragédies passées. Une opinion que ne semblait pas en tout cas partager le public du week-end, dont certains étaient venus de très loin pour observer de près le dernier maître lacano-althussérien issu des années 60, comme on vient toucher un morceau de la Sainte croix.
Loin de tout folklore bolchevique cependant, l’heure n’était pas à la rumination nostalgique ni à la provocation anti-libérale grossière durant ces trois journées de haute densité conceptuelle. L’humeur n’était évidemment pas davantage à une tentative de sauvetage partiel du bilan indiscutablement calamiteux des Partis-Etats communistes du XXe siècle. Sur ce plan-là, tous les intervenants étaient d’emblée d’accord. Deux conditions sine qua non déterminaient leur présence à cette manifestation. Être disposé à envisager positivement un renouveau de l’hypothèse communiste aujourd’hui, et n’être le porte-voix d’aucune formation politique institutionnelle. Non à la militance hargneuse, place à la «patience du concept», selon l’expression du grand hégélien Gérard Lebrun citée par Zizek.
Moyennant quoi, et c’est en soi un événement, la totalité des personnalités conviées avaient accepté l’invitation, à l’exception de Giorgo Agamben, aux abonnés absents, et de la grande genderiste américaine Judith Butler, longtemps hésitante. Le philosophe Jean-Luc Nancy, prévu au programme, avait finalement dû renoncer la veille pour raisons médicales. Ainsi la gauche intellectuelle radicale était-elle représentée lors de ce meeting londonien dans ses multiples nuances, et ce jusqu’aux plus irréconciliablement opposées.
Rien de commun en effet entre Toni Negri, ancien activiste italien devenu depuis la parution d’«Empire» – une référence théorique majeure pour le mouvement altermondialiste et certains collectifs de précaires ou d’intermittents – et Slavoj Zizek, aux antipodes de l’acharnement negriste contre l’Etat-nation. Tous deux auront d’ailleurs une légère prise de bec au sujet de la politique menée par Lula au Brésil, défendue par Negri au détriment de Chavez. Rien de commun non plus entre son concitoyen Alessandro Russo et le même Negri, ardent promoteur du «oui» au traité constitutionnel européen.
Avec son coauteur Michael Hardt, spécialement venu des Etats-Unis pour l’occasion, tous deux défendent en effet une forme de deleuzisme mutant, incarné en France par la revue «Multitudes», qui tend à envisager positivement certaines formes du capitalisme avancé comme une possible production de «commun», le paradigme de cela étant fourni par Internet. Rien qui puisse donc les rapprocher des vues d’un Badiou, ni de sa garde rapprochée représentée ici par Alberto Toscano ou le jeune professeur de littérature à Cornell, USA, Bruno Bosteels, auteur le vendredi après-midi d’une remarquable intervention sur le «communisme à l’âge de la terreur», très informée de la situation passée et actuelle du gauchisme français.
Rien de commun entre eux non, hormis l’horizon communiste justement. Hormis le souhait de ne pas laisser l’adversaire continuer à proclamer l’échec et la souillure définitive de cette idée émancipatrice sans laquelle, «il n’y aurait rien dans le devenir historique et politique qui puisse être d’un quelconque intérêt pour un philosophe», selon la phrase d’Alain Badiou reprise sur l’affiche pourpre du colloque de Birkbeck. Ce souci-là, «le souci de ne pas se laisser imposer l’idée d’échec par l’autre camp, c’est de Gaulle qui me l’a inspirée», glisse le philosophe français. «Nous avons perdu? Non, nous n’avons pas perdu, a-t-il dit en 1940… Il est alors parti à Londres, avec rien dans les poches, rien sous la manche. Et quelques années plus tard, c’est en vainqueur qu’il est revenu à Paris.» Ici Londres, les communistes d’hier parlent à ceux de demain.
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