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Auprès des naufragées de Tokyo

ourriez-vous m’appeler un taxi ?” Dans un recoin sombre sous l’auvent d’un magasin fermé, on ne voit que le parapluie ouvert sur le sol qui protège ses pieds de la pluie. “Oui, mais pour aller où ?” La femme à demi étendue porte un manteau molletonné qui a connu de meilleurs jours. Visage sans âge, cheveux hirsutes d’un gris jaunâtre. Ses yeux s’écarquillent à la question : “Euh… Je ne sais pas. J’ai oublié.” Réminiscence d’une phrase prononcée dans une vie antérieure ? Ses propos deviennent inaudibles, elle s’assoupit, le menton sur la poitrine.

La rue Ameyoko, dans le quartier populaire de la gare d’Ueno, est dans la journée un grand marché à prix modérés. A peine les boutiques sous la voie ferrée ont-elles fermé vers 21 heures que, dans les effluves des poissonneries et le fracas des trains, des sans-abri ramassent les cartons entassés devant les rideaux de fer. Certains les rangent pliés dans des charrettes à bras pour les vendre. D’autres en font ce que dans le jargon de la rue ils nomment une “fusée” : un assemblage oblong dans lequel ils se glissent pour dormir.[print_link]

Formant une infime minorité – 4 % des 4 700 sans-domicile-fixe recensés à Tokyo (nombre qui a sans doute doublé aujourd’hui) -, les femmes vivent solitaires, parlent peu entre elles, se méfient les unes des autres. Sans passé. Sans avenir. La majorité des femmes SDF a dépassé la cinquantaine. Quelques-unes ont un petit revenu, insuffisant pour avoir un logement, et cherchent à dissimuler qu’elles sont sans abri. Certaines viennent du monde des bars et de la prostitution. Pour d’autres, la vie a chaviré : violence domestique, absence de revenus, éviction d’un logement…

Parmi les SDF au Japon, il y a les “sédentaires” qui ont un endroit où dormir – une tente le plus souvent – et ceux qui pérégrinent. Les femmes font partie des seconds. Certaines vivent en couple dans des villages de tentes dans des parcs ou sur les berges du fleuve de Tokyo, la Sumida. Mais la plupart errent, solitaires : “Frayer avec les hommes complique la vie, crée des rivalités. On se fait exploiter, battre. Il vaut mieux se tenir à l’écart”, disent-elles.

Lors des distributions de nourriture dans les parcs, on en voit quelques-unes. Après avoir fait la queue dans un groupe de 300 à 400 hommes, elles se mettent dans un coin, solitaires, comme les hommes qui mangent en silence, éparpillés. Puis elles rendent leur bol de riz et leur assiette avec la formule rituelle après un repas – “Merci de votre bonté” -, adressée à celui ou celle qui l’a préparé. Et reprennent leur chemin, seules, comme elles sont venues.

La nuit urbaine est dangereuse pour les femmes. Souvent elles dorment la journée et se mettent en mouvement à la tombée du jour. Les grilles de la gare d’Ueno descendent à 1 heure du matin. Peu après, un petit groupe de quatre ou cinq femmes, la tête couverte d’un fichu ou d’une couverture, sortent du parc voisin et se dirigent vers les toilettes encore ouvertes : “Là, on peut avoir trois heures de sommeil tranquille”, dit l’une d’elles. Elles s’installent sur le sol sous un édredon remonté sur la tête. Vols, violence, viol ? “Je suis vieille, alors, de ce côté-là, pour moi, ça va, poursuit-elle. Mais des violences, il y en a parfois.”

Celles qui ont quelque argent vont dans un McDo ouvert jour et nuit. Pour un café à 100 yens (80 centimes), on peut y passer quelques heures. Des pancartes avertissent que ceux qui s’endorment seront priés de partir, mais, vers 2 ou 3 heures, il n’est pas rare de voir des SDF, hommes et femmes, assoupis, le visage écrasé dans les bras, sur la table.

Pas plus que les hommes, elles ne mendient. Les SDF japonais ont le sentiment qu’ils sont responsables de leur déchéance. Destin ? Effet du karma – cycle des renaissances et de l’enchaînement des actes du bouddhisme ? La société a tendance à les ignorer. Et eux-mêmes ont intériorisé cette culpabilité. Ils ne demandent rien à personne, refusent la pitié. Tant qu’ils peuvent se débrouiller, ils survivent dans un monde parallèle à la société ordinaire dont ils se détournent, vivant de ses rebuts, avec la grandeur crépusculaire de ceux qui n’ont plus d’ailleurs – même au tréfonds de soi.

Avec son fichu qui laisse apparaître ce qui semble être une perruque, cette femme âgée déambule du parc de Yoyogi à celui d’Ueno, à l’autre bout de Tokyo. Si elle a un peu d’argent, elle prend le train, raconte-t-elle, sinon elle marche, une journée ou une nuit, tirant sa valise à roulettes grinçantes à la poignée de laquelle sont pendus des sacs en plastique. Elle ne se souvient plus depuis quand elle est à la rue – “J’ai oublié ce que c’est d’avoir un logement” – ni de son âge – “Plus de 70 ans : je ne compte plus”. Orpheline de guerre, elle a travaillé “ici et là”. Certains disent qu’elle a été institutrice.

Une nuit, sur un pont au-dessus de la voie ferrée à la gare d’Ueno, une forme humaine était affalée sur le parapet, les bras pendant dans le vide et les jambes de guingois. Relativement jeune, chétive, sale, le visage ravagé, ivre de faiblesse. Elle disait ne pas avoir faim, mais mangea lentement une boulette de riz entourée d’algues (casse-croûte japonais). Puis elle reposa sa tête sur la pierre du parapet. “Si on tombe d’inanition dans la rue, la police intervient. Mais si on est mal en point, fût-ce gravement, personne ne viendra”, dit un travailleur social. Pathétique être délabré qui a encore la force d’être debout, la femme du parapet restera là, happée par la nuit.

Philippe Pons Article paru dans l’édition du 10.06.09

LE MONDE

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