“Sé pou la viktwa nou ka alé”
Entre l’arnaque des référendums organisés récemment par le gouvernement français en Martinique et en Guyanne, visant à focaliser la population sur d’exclusives questions territoriales, et les atermoiements du leader du LKP quant à un hypothétique retour de flamme en Guadeloupe, les luttes données comme exemplaires, l’an passé, peinent à trouver un second souffle susceptible d’embraser à nouveau les Antilles. Quand le retour à la normale impose l’évidence de l’échec d’un mouvement social qui, au-delà des fantasmes révolutionnaires des métropolitains, n’a pas réussi à imposer ses exigences même le plus minimales, il s’agit de questionner ses pratiques. Paroles d’un insurgé.
Sûr on a eu à faire à un mouvement anti-capitaliste. Dans la rue, on discutait très largement de cela et même les mères de famille de 50 ans ! Au-delà du problème de l’indépendance, de l’emprise des Békés sur l’île et des formes que prend le néo-colonialisme aujourd’hui, la question de la domination économique s’est tout de suite imposée. Il faut dire que le coût des produits alimentaires ici est ahurissant par rapport au pouvoir d’achat. D’où la mise en place de cette liste de produits de première nécessité sur les prix desquels le mouvement s’est (trop) cristallisé (voir ci-contre). Évidemment, il suffit d’y jeter un œil critique pour se rendre compte que les gens ne sont pas encore vraiment prêts à tout lâcher tout de suite et que cette histoire de liste, c’était une manière de trouver une sortie pour les partenaires sociaux. Les intellectuels antillais qui ont publié le Manifeste pour les «produits» de Haute nécessité et ont été tout de même largement plébiscités ne s’y sont pas trompés : «Il est urgent d’escorter les “produits de première nécessité” d’une autre catégorie de denrées ou de facteurs qui relèveraient résolument d’une haute nécessité. […] Il ne saurait y avoir d’avancées sociales qui se contenteraient d’elles-mêmes. Toute avancée sociale ne se réalise que dans une expérience politique qui tirerait les leçons structurantes de ce qui s’est passé. […] L’autre très haute nécessité est ensuite de s’incrire dans une contestation radicale du capitalisme contemporain qui n’est pas une perversion mais la plénitude hystérique d’un dogme. La haute nécessité est de tenter tout de suite de jeter les bases d’une société non-économique.»
Le mouvement donc est parti très vite, les opérations molokoï [tortue] sur les grands axes routiers et les blocages des endroits stratégiques ont paralysé la Martinique en trois jours. Toutes les nuits, des barrages aux carrefours et aux sorties de la zone industrielle étaient ainsi dressés et tenus. Il faut dire aussi que la plupart des lieux de travail ont été occupés rapidement par les travailleurs de nombreux secteurs … jusqu’au terrain de golf d’à côté où les employés s’étaient plutôt mis à jouer aux cartes. Dans les stations encore approvisionnées en essence, les queues pouvaient durer six heures. Il y avait plus ou moins une forme de rationnement organisée pour permettre les déplacements dans l’île des tee-shirts rouges du Collectif du 5 février [Le collectif du 5 février est l’équivalent martiniquais du LKP en Guadeloupe : la réunion d’associations et de syndicats qui ont mené la grève générale.]. Mais pour ceux comme moi, qui voulaient traîner un peu après les manifs à Fort-de-France, au moment où les incidents pouvaient éclater, c’était compliqué. La navette de bateaux desservant Fort-de-France pouvait aussi ne plus fonctionner. On prenait, du coup, le risque de ne pas pouvoir rentrer si on habitait en dehors ou de se taper des kilomètres à pieds. Ça c’est toujours un problème durant les émeutes !
Les grandes surfaces, particulièrement visées, ont vite fermé. Quelques petites épiceries et «Huit à huit» ouvraient de temps à autre pour des denrées comme le pain et les yaourts. Ce qui a été vraiment intéressant, c’est de voir comment l’île s’est auto-organisée pour sa subsistance. C’est l’une des clefs de la durée du mouvement. Des marchés improvisés sont nés spontanément, mis en place par des petits producteurs dont les fruits ne partaient plus à l’export puisque le port était bloqué. Certains finissaient même par donner les bananes pour soutenir la population en grève, plutôt que de les perdre, ce qui paraît logique mais va à l’encontre du système. Les petits pêcheurs évidemment aussi jouaient le jeu et proposaient directement leur poisson. Sur l’île, on commençait à prendre conscience qu’on pouvait vivre avec les produits locaux, indépendamment de la grande distribution et qu’au principe du Marché on pouvait opposer le manger-pays ! Quand on pense qu’il y a même des produits de l’île qui partent à l’export et reviennent sur l’île en faisant la culbute … il était temps.
Au bout d’un mois, les patrons de la distribution et les Békés ont essayé de faire une manifestation, avec leurs 4×4, pour remettre eux-mêmes l’ordre sur l’île et montrer leur pouvoir. Une véritable déclaration de guerre ! Mais ils n’ont pas pu atteindre Fort-de-France : malgré la protection des gardes mobiles, le cortège a été attaqué très rapidement par les habitants des quartiers populaires et notamment par les jeunes de Trénelle, dans une ambiance insurrectionnelle. Certains véhicules abandonnés par leurs propriétaires ont été saccagés et l’émeute s’est propagée malgré l’arrivée du maire et des manifestants en rouge qui, avec leurs drapeaux, se sont vite interposés pour faire arrêter les jets de pierres contre le convoi et contre la gendarmerie. Les affrontements ont pourtant continué en ville autour de la maison des syndicats, où le collectif du 5 février se réunissait. Cette fois, la tension entre la population et les forces de l’ordre venues massivement de Guadeloupe était évidente. Les négociations n’avançaient toujours pas et une partie des manifestants avait rejoint les jeunes qui cherchaient à en découdre habituellement en soirée, souvent sans se mêler aux cortèges journaliers.
Le vrai bouleversement qui pourrait intervenir est à chercher chez eux plutôt que que dans les rangs des forces politiques traditionnelles. Même si en Martinique les «forces de gauche» entretiennent toujours un évident sens de la combativité, plus fort qu’en Métropole, nous sommes encore loin du soulèvement général et encore trop dans une forme classique de la politique. Besancenot d’ailleurs a été très bien accueilli ici. Il faut dire tout de même qu’il traduit assez bien le discours populaire ? au passage il baragouine même le créole ! Sarko, lui, n’aurait pas pu mettre les pieds sur l’île, tout le monde était d’accord là-dessus. Il n’aurait même pas pu atterrir, l’aéroport aurait été immédiatement pris d’assaut.
Mais c’est vraiment la jeunesse caribéenne, dans ce qu’elle manifeste de plus désœuvré et de plus désocialisé, qui peut faire bouger les Antilles. Le 9-7-2 c’est tout de même chaud aussi ! La plupart des 20-30 ans qui traînent dans l’île n’a rien à perdre, certains refusent même le RMI ou les aides de l’État. Cela les fait trop chier de se coltiner l’administration. Ils préfèrent vivre chez leur mère et multiplier les combines. À leurs yeux, ces aides c’est le néo-esclavage. Ne pas se soumettre, ne pas bosser, ça c’est très fort chez eux et dans leur musique où ils mettent toute leur énergie. Il y a ici une culture du sound-system très ancrée. En émerge une sorte de techno-ragga qui circule à travers les Caraïbes et jusqu’à Paris même, où beaucoup tentent leur chance et où le milieu antillais est très développé. Il faut avoir assisté à une teuf de ce type dans l’île pour comprendre combien c’est bouillant … un blanc ne s’y risquerait pas et les guns peuvent sortir facilement. Comme on a pu le voir certaines nuits durant les évènements. Une certaine fascination pour la violence gouverne les comportements et nourrit aussi une haine anti-flics très forte. Les paroles des morceaux reviennent souvent sur l’escalavage, sur le fait qu’il n’y a pas de réconciliation possible. Le créole permet la circulation des textes par-delà même les barrières linguisitiques entre le français et l’anglais. Il y a là une forme de culture caribéenne commune très puissante et une conscience de la domination qui pourraient conduire à une explosion généralisée dans cette partie du monde, un peu à la manière de ce qui est passé en banlieue, en 2005, à travers tout le territoire français. Eux, ils savent s’organiser, sans syndicats ni partis politiques, ni organisations citoyennes prêtes à interrompre toute explosion d’intensité. Et ils n’ont pas hésité à s’en prendre, en bandes, un peu plus directement à la grande distribution en pillant certaines enseignes. Très mobiles et méthodiques, ils attiraient les flics dans une rue, les y maintenaient en la barrant et en les canardant, tandis qu’un autre groupe s’activait ailleurs. L’info circulant très bien d’un point à un autre en moto. Un soir, ils se sont faits comme ça, tranquillement, un InterSport … avec un tracto-pelle pour remonter le rideau de ferraille et quelques bonnes volontés pour nettoyer le magasin, vite évanouies.
Merci à S…
Rebetiko no 5, printemps 2010
Chants de la plèbe.
trouve sur le jura libertaire
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