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“Peurs sur la ville”

En 1990, l’historien Mike Davis pouvait s’autoriser du film Blade Runner pour déceler l’épure des transformations très réelles affectant le tissu urbain de Los Angeles, la ligne de cauchemar dont se tramait alors la dynamique de la ville. Il inventait ainsi une manière de faire de la métaphore du « scénario », dont s’alimente l’ordinaire de la prévision journalistique, une application littérale et saisissante, en mobilisant les ressources de la fiction pour mettre en ordre les processus économiques, les affrontements sociaux, les dispositifs sécuritaires d’un univers capitaliste puisant sa violence de courir derrière sa propre fantasmagorie. Presque vingt ans après la parution de City of Quartz, ouvrage qui trouva d’autant plus d’écho que les émeutes de 1992 venaient en confirmer le diagnostic, Paradis infernaux démultiplie ce geste en étudiant, l’une après l’autre, « les villes hallucinées du néo-capitalisme » : c’est qu’entretemps l’utopie d’espaces voués à la consommation, à la propriété et au contrôle s’est elle-même diffractée en autant d’éclats de quartz, autant d’« itérations de Los Angeles (…) dans le désert d’Iran, les collines de Kaboul ou les banlieues encloses et sécurisées du Caire, de Johannesburg et de Pékin ».[print_link]

Interprétation des rêves : ainsi pourrait-on alors nommer l’étrange méthode, recourant à l’érudition sociologique, géographique et historienne comme aux détours esthétiques, que Mike Davis entend appliquer à ces versions mondialisées de l’american dream. Méthode où il s’agit, d’abord, de réveiller ses lecteurs du sommeil dont de tels rêves sont les gardiens, en faisant lever sous « le monachisme haut de gamme, les villes-États flottantes, le tourisme dans l’espace, les îles privées et les monarchies restaurées », les cycles de misère, les ségrégations impitoyables et le désastre écologique qui en constituent à la fois l’envers et la condition. De là qu’on ne se saisisse pas d’un livre de Mike Davis sans trembler un peu : mais le sentiment d’effroi que l’on peut éprouver à ouvrir Génocides tropicaux. Catastrophes naturelles et famines coloniales, Le Pire des Mondes possibles, de l’explosion urbaine au bidonville global, ou la Petite histoire de la voiture piégée… ne débouche en réalité ni sur un sentiment d’impuissance, ni sur une contemplation compassionnelle de la marche dangereuse de l’humanité. Les textes de Mike Davis, s’ils n’éludent jamais les violences du monde, cherchent constamment à repérer les sources d’énergies qui les produisent, pour en démonter les mécanismes, voire en détourner ou retourner la puissance : « il y a sans doute place pour une vraie culture d’opposition à Los Angeles », écrivait-il déjà en 1990, au beau milieu d’un ouvrage peignant la ville noir sur noir. Sa manière d’aller fouiller dans le futur et de bâtir tous azimuts une archéologie de l’avenir dessine une apocalypse uniquement dans le sens où sa façon de dévoiler nous laisse sans repos, mais pas sans espoir.

C’est donc bien réveillés, et plutôt intimidés, que nous sommes allés à la rencontre de ce chercheur dont la trajectoire même semble entretissée d’un autre genre d’imaginaire, comme un précipité des contradictions que suggère, vue d’ici, l’idée même d’une « gauche américaine » : fils d’ouvrier des abattoirs devenu théoricien d’une nouvelle forme de géopolitique, ancien chauffeur routier dont la somme sur l’histoire politique et sociale de la classe ouvrière fait autorité, observateur des villes installé dans ce tissu urbain qui court de San Diego à sa jumelle mexicaine, mégapole zébrée par la frontière de l’Empire.

Pour les lecteurs français, habitués depuis l’école à distinguer la géographie de l’histoire, votre démarche lie de manière saisissante des préoccupations d’ordre spatial (des mutations de la ville au changement climatique ou à la multiplication des frontières) et des catégories empruntées à cette tradition de la critique sociale construite, avec Marx, sur une histoire des modes de production. D’où vient, chez vous, ce double souci de l’histoire et de l’espace ?

Lorsque j’étais un adolescent vivant à la frontière mexicaine, mon salut personnel consistait à me rendre, avec ma petite amie, à Tijuana, parce que j’étais fan de tauromachie, mais aussi parce qu’il y avait dans cette ville un marché aux livres fondé par des Républicains espagnols, qui m’offrait un univers parallèle et inconnu. J’allais à Tijuana et je me retrouvais avec les écrits de Lukacs sur l’esthétique en quatre volumes ! J’ai ainsi découvert Althusser au fond d’une station de bus. Et alors que cette ville rimait, pour les adolescents de mon âge, avec ivresse et prostituées, pour moi elle a servi de porte d’entrée vers le monde des idées. C’est difficile de vous faire comprendre à quel point je ressentais une libération à chaque fois que je traversais la frontière. On était encore à l’époque de la guerre froide. Mon père travaillait aux abattoirs, où il avait fondé le syndicat local. Lui était Démocrate, adepte du New Deal. Mais il avait deux amis croates, qui étaient fichés comme communistes, parce que des membres de leur famille avaient fait partie des partisans de Tito et parce que leur père, qui avait immigré en Arizona, appartenait à l’Industrial Workers of the World (IWW). Au début des années 1950, avait été mise en place une commission sur les « activités anti-américaines », qui auditionnait publiquement les communistes lambda et ruinait leur vie en direct. Leurs familles et leurs amis étaient expulsées des terrains où se trouvaient leurs caravanes ; les voisins leur jetaient des pierres. Ces deux amis de mon père étaient comme des oncles pour moi. Mais, après leur passage devant la commission, tout le monde les évitait ; on ne leur donnait plus de travail… Ces deux hommes ont été mes premiers maîtres, particulièrement l’un d’entre eux, Lean Gregovitch. Il a subi un tel ostracisme qu’il a fini cuisinier dans une petite ville de montagne — genre far west — au milieu de nulle part. À l’époque, je travaillais comme livreur de viande, et quand je venais chez lui il me faisait asseoir, me remplissait un petit verre de vin rouge et me disait : « Mike, tu dois lire Marx ! ». Je répondais : « mais qu’est-ce qu’il y a dans Marx, Lean ? » et il disait alors : « je ne sais pas, je n’ai jamais pu le lire, mais tu es un garçon intelligent. Tu dois lire Marx ». Peu de choses m’ont autant affecté que la partition de la Yougoslavie, parce qu’à travers ces deux amis de mon père et les liens qu’ils entretenaient avec les partisans yougoslaves, j’avais acquis un sens aigu des sacrifices qui avaient été nécessaires pour bâtir ce pays. Ça a été pour moi beaucoup plus difficile que l’éclatement de l’Union Soviétique.

Vivant ainsi sur la frontière mexicaine, quel regard portez-vous sur la situation des Latinos aux États-Unis, mise en lumière par les grandes manifestations de 2006 ?

La première grande manifestation contemporaine de Latinos date de 1993, avec la surprenante campagne de protestation contre la « proposition 187 », qui durcissait le statut des sans-papiers en Californie, et serait revenue à les exclure de l’aide médicale et à jeter leurs enfants hors des écoles. Mais, en 2006, personne ne s’attendait à une mobilisation de cette ampleur. Ça a été une des expériences les plus intenses de ma vie. Pendant des décennies, je m’étais tapé la tête contre les murs en essayant d’organiser des mouvements à Los Angeles et là, subitement, on avait une manifestation des centaines de fois plus grosse que ce qu’on avait pu voir dans les mouvements anti-guerre. En marchant depuis les quartiers Est de Los Angeles et en traversant la rivière pour aller jusqu’à l’Hotel de ville, vous passez à côté d’un immense établissement pénitentiaire, à proximité d’une petite colline. De là, on a pu réaliser combien il y avait de gens ! C’était incroyable. Il y en avait partout ! Vous aviez l’impression d’être subitement devenu un papillon après n’avoir été qu’une chenille. Et tout autour de vous d’autres chenilles étaient en train d’éclore. C’était la première fois qu’on pouvait mesurer le potentiel politique énorme des Latinos, et réaliser à quel point cette population formait en réalité une majorité.

On aurait pu penser que cette population, ayant pris conscience de sa puissance, ne pouvait ensuite qu’aller de l’avant. Mais il y avait encore très peu d’organisations capables de structurer ce mouvement ; et cela n’a pas changé depuis. Le potentiel politique qui s’est exprimé là ne s’est donc pas matérialisé. Et les Latinos demeurent les cibles privilégiées des attaques les plus déloyales. Ma femme n’a pas de papiers, et notre vie quotidienne est entièrement organisée de manière à éviter toute circonstance risquée pour elle. Elle aime faire du stop et aller dans la montagne, mais nous ne pouvons pas le faire, parce que la police des frontières est partout. Tout comme en Europe, on ne fait pas face à une seule frontière. Les frontières se répliquent ici et là, il y a partout des zones de contrôle.

C’est la rengaine de toute l’histoire américaine. Chaque génération d’immigrants a connu de telles expériences. Mais ce qui est nouveau est que cette expérience est désormais digérée au sein d’un continuum géopolitique. On ne parle plus d’immigration, mais de sécurité. Et l’une des choses qui a alors changé, c’est la manière de traverser la frontière. Auparavant, vous alliez d’abord trouver un petit homme d’affaires local, un entrepreneur qui savait comment traverser. Vous le payiez, il vous faisait passer. Il y en avait des centaines comme ça. Mais la militarisation de la frontière a laissé la voie ouverte aux cartels de la drogue, organisés en multinationales. Si vous êtes très pauvre, vous ne pouvez plus vous permettre le passage. Auparavant, lorsque vous arriviez à passer, c’était un peu comme les travaux d’intérêt général, vous vendiez des oranges à Los Angeles pendant trois mois pour rembourser. Maintenant, on demande aux gens de transporter de la drogue.

La guerre au terrorisme, la guerre à la drogue ou l’arsenal sécuritaire font partie d’une mécanique enchevêtrée, devenue incroyablement lucrative. Ce sont des grandes entreprises qui construisent des prisons privées pour les clandestins ou qui développent des technologies pour surveiller la frontière. Là où je vis, à San Diego, j’ai vu se développer des technologies de surveillance utilisées simultanément en Irak, sur la frontière, et dans nos villes. L’université de San Diego — celle de Marcuse, celle d’Angela Davis — est un des lieux pionniers où sont semés les germes technologiques d’une société littéralement orwellienne. Et ce sont les immigrants qui ont subi le retour de bâton le plus violent du monde post-11 septembre.

le bidonville global
Dans votre travail, les transformations urbaines apparaissent à la fois comme un précipité des contradictions sociales contemporaines, et comme un enjeu très réel autour duquel s’affrontent des techniques de maintien de l’ordre, et des formes de résistance désespérée : la ville-miroir, et la ville-champ de manoeuvres. C’est particulièrement le cas dans Planet of Slums (Le Pire des mondes possibles)  [1], où il s’agit de lire la politique mondiale à travers l’expansion des bidonvilles, et de montrer comment les bidonvilles déstabilisent l’ordre politique, l’obligeant à inventer de nouveaux modèles. Comment s’articulent ces dimensions de votre réflexion ?

Je commence toujours par m’excuser quand je parle de Planet of Slums : je n’ai pas vécu à Dhâkâ (Bangladesh) ni dans les Colonias Populares de Mexico. J’ai principalement travaillé à l’université de Berkeley, qui a l’un des meilleurs fonds documentaires en ce qui concerne le développement urbain. Je suis une sorte de chercheur tous azimuts, un kamikaze de bibliothèque : j’y vais, je prends des livres, je les photocopie, et je me fabrique un corpus constitué d’un millier de livres et d’articles en anglais, et dans une moindre mesure en français.

Je n’ai d’ailleurs pas seulement cherché des thèses provocantes ; je voulais voir quels points communs se dégagent de toutes les études sur les villes en expansion et je me suis focalisé sur deux sujets particulièrement préoccupants depuis une vingtaine d’années.

D’abord, il y a pour les pauvres de moins en moins de logements disponibles dans les centres métropolitains ; pour trouver où habiter, il faut donc aller de plus en plus loin des centres, dans les lieux les plus dangereux. Même les logements les plus informels font l’objet d’un marché. Les gens pauvres doivent acheter leur terrain, ou — ce sur quoi on ferme les yeux — le louer à des gens qui sont aussi pauvres qu’eux. Cette privatisation de l’espace a détruit la soupape de sécurité que constituait, jusque dans les années 1970 et 1980, la relative liberté d’installation.

Ensuite, les possibilités offertes par l’économie informelle — chiffonniers, vendeurs de rue, travailleurs à la journée, etc. — se sont considérablement réduites : il y a très peu de travail, on est entré dans des temps darwiniens où la compétition pour la survie est de plus en plus rude. Dans Planet of Slums, j’ai commencé à explorer la relation entre cette compétition aiguë dans l’économie informelle et les violences inter-ethniques dans les communautés pauvres. La conséquence mécanique d’un marché du travail complètement saturé, c’est son contrôle par les communautés, même pour les emplois les moins bien payés, selon des critères d’appartenance ethnique, de langue, d’allégeance à un clan, etc.

C’était bien sûr déjà le cas au XIXe siècle : les immigrants irlandais — mes ancêtres ! — savaient très bien contrôler l’accès au marché du travail afin de se réserver les emplois. On peut donc se demander dans quelle mesure la montée des tensions inter-ethniques ne résulte pas de la structure même des économies informelles, y compris dans des sociétés ou des villes où il existe une forte tradition de solidarité ouvrière. C’est ce qu’on observe par exemple en Afrique du Sud avec les pogroms contre les immigrés du Zimbabwe. C’est encore plus frappant à Bombay : à l’époque faste de l’industrie textile, les représentants syndicaux des travailleurs hindous, musulmans, tamouls, etc. appartenaient à une même culture ouvrière ; quand les usines ont fermé, on a vu la montée en puissance, dans les quartiers populaires, de partis ¬strictement confessionnels. Le parti dominant y est aujourd’hui le Hindu Nationalist Party. La désindustrialisation, l’effondrement ou le déclin du mouvement ouvrier et la montée de partis confessionnels qui contrôlent le marché du travail, du logement et dans une certaine mesure l’accès au micro-crédit, sont donc intimement liés.

Les Piqueteros sud-américains font exception à la règle : des ouvriers des abattoirs en Argentine, des mineurs en Bolivie, des dockers au Venezuela ont importé avec succès les techniques de lutte traditionnelles du mouvement ouvrier dans les bidonvilles ; au moment où ils perdaient des moyens de désorganiser l’économie en bloquant les usines, ils ont découvert des moyens de bloquer les villes et d’en contrôler les accès, comme ce fut le cas à El Alto, en Bolivie, où le blocus de l’aéroport a désorganisé l’économie.

Vous voyez donc dans ces mouvements non la survivance de formes de luttes anciennes, mais un contre-modèle possible ?

Il y a là un enjeu fondamental, dans un monde destiné à devenir de plus en plus urbain, et où 90% des villes seront situées dans les pays en développement : la recherche de nouvelles formes de moyens d’agir pour des millions et des millions de personnes qui, tout en étant marginalisées, peuvent néanmoins peser sur l’économie-monde, grâce à leur capacité à bloquer les villes.

Cette exception latino-américaine est, à mes yeux, une alternative à un monde où les attentats à la voiture piégée et les représailles à grand renfort d’hélicoptères deviendraient la norme. Le contrôle des mégalopoles est, depuis 20 ans, un enjeu majeur. L’occupation de Sadr City, probablement le plus grand bidonville du monde, à Bagdad, a inauguré un modèle, avec la militarisation du maintien de l’ordre. On pense également aux interventions militaires à Port au Prince en Haïti. Les Américains et les Brésiliens, avec ce mariage curieux entre Bush et Lula, y ont inauguré un mode d’action concertée de maintien de la paix comme façon de reprendre le pouvoir efficacement. C’est ça la solution à laquelle l’armée américaine s’est intéressée depuis le début des années 1990, et le soufflet que fut, pour les Américains, en dépit de pertes relativement faibles — 19 ou 20 morts — le massacre de rangers à Mogadiscio. C’est à ce moment qu’ils ont compris que le bidonville était le nouveau lieu des luttes de pouvoir.

Dans les pays du Tiers-Monde, là où les capacités d’investissement de l’État sont affaiblies, se développe une hémorragie des pouvoirs : les gens se tournent vers des modes alternatifs de gouvernement. Au-delà de tout le mal qu’ils font, voyez le rôle que jouent aujourd’hui les réseaux de trafiquants de drogue ou les gangs en tous genres dans le maintien de l’ordre et plus généralement d’un peu de structuration du quotidien dans les favelas de Rio de Janeiro, là où de toutes façons la police n’intervient plus. La tendance ne fait que s’accélérer depuis vingt ans, qui force les gouvernements à se poser la question : « comment reprendre le contrôle ? »

Je crois que la guerre urbaine et les guerres de gangs vont devenir un problème d’ampleur géopolitique. Les modèles anciens de maintien de l’ordre sont inefficaces dans les bidonvilles : impossible de déstabiliser un réseau anarchique et invertébré de bidonvilles où il n’y a ni centrale électrique ni infrastructure, comme on matait une révolte dans une vieille capitale comme Belgrade. Tentez en outre de charger, et vos troupes sont décimées. Un effort colossal est mis en place pour comprendre ce nouveau terrain de guerre qu’est en train de devenir le bidonville.

les villes vulnérables
Face à l’analyse des nouvelles stratégies déployées par les grandes puissances pour le contrôle de ces espaces urbains, votre histoire de la voiture piégée apparaît comme le versant à la fois « low tech » et imparable des luttes. Les « car bombs » sont pour vous à la fois le modèle de l’incontrôlable auquel les efforts exponentiels de contrôle ne parviennent pas à s’opposer, et le produit d’une situation mondiale où des populations entières, du fait de leur exclusion du champ économique, sont en quête d’autres manières d’exprimer leur colère. Comment en êtes-vous venu à ce projet ?

J’ai vécu pendant quelques années à Belfast, d’abord en 1974-1975, puis en 1981, pendant la grève de la faim menée par Bobby Sands et d’autres militants de l’IRA. Ça a profondément influencé ma vie. Quand, en 1993, le World Trade Center a été la cible d’un attentat au camion piégé, je travaillais au L.A. Weekly et j’ai écrit que nous devions comprendre la colère et ses raisons. Parce que, quand je vivais à Belfast, tu ne pouvais pas marcher sans tomber au milieu d’un combat. Mystérieusement, je n’ai jamais été touché par un tir, mais j’ai vu une voiture piégée exploser. C’était incroyablement puissant et terrifiant. Qu’un attentat de ce genre arrive en Amérique montrait qu’on avait passé un cap. Ensuite, j’ai voulu retracer la généalogie des attentats à la voiture piégée. Et plus j’étudiais, plus je les voyais du point de vue des révolutionnaires, même si c’est une arme à laquelle il faudra toujours s’opposer. C’est l’équivalent des bombardements aériens, il y a presque toujours des innocents qui sont tués, mais c’est une arme imparable. Vous pouvez construire des enclaves sécurisées, comme la « Zone verte » de Bagdad où se trouve l’ambassade américaine : une citadelle quasi médiévale défendue par des chars Abrams et des hélicoptères de combat. Vous pouvez tenter de protéger le cœur du gouvernement ou la haute bourgeoisie… Mais la chose la plus efficace que l’IRA ait faite a été l’explosion d’un camion bourré d’explosifs dans la City de Londres. Une personne a été tuée accidentellement, mais ce sont les dommages économiques qui étaient recherchés. Et ce fut dévastateur ! Il y en a eu pour un milliard de livres de dégâts matériels. À deux minutes à pied de l’immeuble de la Lloyds, cette explosion a fait la preuve de la vulnérabilité des centres villes dans une économie mondialisée. Aux États-Unis, il y a eu toute une hystérie autour de la façon dont on pourrait localiser et prendre pour cible les principaux serveurs du réseau informatique pour paralyser Internet. Hollywood s’en est emparé et a fait ce film avec Bruce Willis, Die Hard 4, où des terroristes s’attaquent aux infrastructures du pays et coupent toutes les communications sur le territoire.

J’ai choisi de travailler sur les voitures piégées parce que les mines antipersonnel sont très efficaces, mais ne le sont qu’à condition de disposer d’une technologie militaire, d’anciens soldats… Lorsque l’arme est dissimulée dans la circulation, quand l’« engin explosif » est une simple voiture, quand n’importe qui peut — en Amérique tout du moins — aller au supermarché, acheter de l’engrais chimique au nitrate, le mélanger avec du fioul, et obtenir une bombe assez puissante pour détruire un immeuble moderne en acier, alors tu as une arme qui, jusqu’à ce qu’on invente une machine capable de détecter quelques molécules de nitrates dans un embouteillage de 5 000 voitures, est imparable. Ce type d’action est utilisé par des mouvements qui ont une base sociale forte, comme le Hezbollah au Liban, et par des individus isolés. Il n’a fallu que deux hommes pour pulvériser un immeuble à Oklahoma City en 1995, Timothy McVeigh et Alfred Murrah. C’est aussi une arme qui se prête particulièrement bien aux opérations de déstabilisation menées par les services secrets : il est si facile d’en maquiller la responsabilité.

J’avais l’intention d’écrire — et toutes mes recherches ont été orientées en ce sens — une histoire du terrorisme révolutionnaire en faisant la distinction entre le terrorisme révolutionnaire avant la première guerre mondiale et avant les années 1960, afin de montrer que le terrorisme révolutionnaire classique n’a rien à voir moralement avec les attentats tels qu’ils se pratiquent aujourd’hui. Les groupes d’action directe des socialistes russes auraient souvent préféré se tuer eux-mêmes plutôt que faire exploser un engin qui aurait pu tuer des civils. Il y a très peu d’exemples de violence aveugle. Je crois donc que le terrorisme est un concept complètement inutile, parce qu’il est fourre-tout. Ce dont tu as besoin, c’est d’une typologie [2].

En fait, le livre sur la voiture piégée et le livre que j’ai écrit sur la grippe aviaire sont les « chutes » de Planet of Slums comme on dit au cinéma. Le premier montre la vulnérabilité des villes attaquées en leur cœur, au croisement des réseaux de communication. Le second la vulnérabilité des villes aux nouvelles maladies, particulièrement depuis que la filière du bétail a été industrialisée. D’un côté l’industrie agro-alimentaire crée les conditions de l’apparition et de la propagation de nouvelles maladies, notamment virales ; de l’autre elle est responsable de crises alimentaires d’une ampleur stupéfiante qui semblent nous ramener à l’époque de Dickens.

infiltration
Votre parcours comme votre écriture semblent faits de croisements : votre biographie mêle syndicalisme et travail académique, et votre style emprunte à la fois à la raideur des écrits théoriques, et à la vitesse du nouveau journalisme. Vous considérez-vous d’abord comme un universitaire, ou comme un militant ?

Si je suis universitaire, c’est parce que c’est le moyen le plus simple et le plus agréable que j’aie trouvé pour gagner ma vie. À la fin des années 1980, j’étais tellement écœuré par le monde intellectuel que je suis redevenu chauffeur routier. Cela m’a plutôt fait perdre de l’argent qu’autre chose : dans ma jeunesse, c’était encore un métier rentable, mais depuis la déréglementation des transports de l’époque Reagan on en est revenu au niveau des années 1930. J’avais des gosses à nourrir, j’ai choisi la facilité.

Cela peut paraître idiot, mais jusqu’à ce que j’aie 42-43 ans je ne m’étais jamais représenté autrement que comme un révolutionnaire professionnel — disons : un révolutionnaire professionnel au chômage ! J’ai grandi dans une banlieue ouvrière type, j’ai été un adolescent rebelle et malheureux jusqu’au jour de 1963 où des cousins afro-américains (une partie de ma famille est noire) m’ont amené à une manifestation. Cela faisait déjà un moment que j’avais abandonné le lycée. J’étais comme Paul sur son chemin de Damas, cet épisode a été mon buisson ardent. Plus tard, j’ai milité dans un syndicat étudiant démocrate à New York ; je venais de me faire virer de la fac où je n’avais passé que quelques semaines, j’étais un étudiant déscolarisé. J’ai suivi le cursus militant américain classique, celui qui va du mouvement des droits civiques au mouvement anti-guerre, puis je suis devenu syndicaliste : je n’avais pas le choix, j’avais recommencé à travailler.

Aujourd’hui, je suis surpayé à mener une existence très facile. J’ai vraiment le sentiment d’être un usurpateur. Mes livres ont été dictés par les priorités de la gauche américaine. J’ai écrit mon premier livre [3] pour toute cette génération d’étudiants et d’ouvriers qui essayaient à l’époque de réorganiser le mouvement ouvrier et qui mettaient en avant, dans le parti démocrate, le problème du travail. J’ai ensuite vécu six ans à Londres, où j’ai travaillé pour la New Left Review et la maison d’édition Verso. Quoi d’autre ? Je suis encore officiellement sympathisant — et même membre — d’un groupe ¬d’extrême gauche, l’International Socialist Organization, qui est politiquement très proche du Socialist Workers Party britannique (même s’ils n’arrêtent pas de se faire la guerre), ou de la LCR en France. Mais je dois avouer que je n’ai jamais été un très bon militant d’aucun groupe ou parti, j’ai une pensée trop individualiste et trop erratique pour cela, même si je crois qu’il faut qu’il y ait des cadres. Je me définis comme trotskyste, bien que j’aie toujours refusé de rejoindre tel ou tel groupe trotskyste, parce qu’ils ne me semblaient pas faire grand chose d’autre que d’organiser les gens. Je n’ai jamais été maoïste. J’ai su dès le départ que le stalinisme était mauvais. J’ai été amoureux de Cuba. Je soutiens encore la révolution vénézuelienne, mais j’espère que Chavez n’est pas un nouveau Fidel… Je suis un vieil homme. Mais cela n’a guère d’importance, quand on continue à se battre. En particulier pour quelqu’un de ma génération qui a connu le combat pour les droits civils, les mouvements anti-guerre, les révoltes sociales. Il m’est tout simplement impossible de ne pas avoir confiance dans l’idée que des gens ordinaires peuvent changer le monde. Je dois être resté un zélote ! Je n’ai guère de tolérance envers les personnes qui disent que la tâche est trop difficile ou irréalisable à leur échelle. Mais, d’un autre côté, je ressens une grande culpabilité du fait que ma génération ait si peu changé le monde. Mon souvenir le plus amer date de 1970, après l’invasion du Cambodge et ces immenses manifestations sur tous les campus et dans toutes les villes d’Amérique. Lorsque l’administration Nixon a décidé de ramener les troupes à la maison, de « vietnamiser » la guerre, comme ils ont dit, tout en alimentant l’un des plus grands bombardements de l’histoire, le mouvement anti-guerre a presque disparu. Parce que la classe moyenne américaine ne vivait plus avec la menace de recevoir son ordre d’incorporation.

Le matin, au réveil, ma vie me fait rire, elle est devenue tellement confortable ! Pour quelqu’un qui, par le passé, a craint si souvent de ne pas pouvoir joindre les deux bouts ni subvenir aux besoins de sa famille, c’est très rassurant. En même temps, j’ai l’impression d’être un imposteur quand je suis à l’Université ! Je me sens beaucoup plus à l’aise quand je bois des coups avec mon voisin d’en face, un mécanicien qui travaille — comme beaucoup de gens à San Diego — sur les Predator, ces avions sans pilote employés pour survoler l’Iran, et que je discute avec lui de la moto qu’il a construite avec un moteur huit cylindres.

Comment cette position, non d’intellectuel engagé, mais presque de militant infiltré dans l’univers académique, influe-t-elle sur l’écriture et la réception de vos livres ?

Certains de mes livres ont rencontré du succès pour des raisons complètement opposées à celles pour lesquelles je les avais écrits. Après la publication de City of Quartz, j’ai été invité par certains des hommes les plus riches de Los Angeles ; il fallait que je me batte pour garder en tête qu’ils avaient beau être des personnes parfaitement sympathiques, nous étions politiquement aux antipodes. Un jour, le Los Angeles Times, marqué à droite, m’a invité pour une conférence. Pour le coup, c’était dépasser les bornes : j’ai dit que les frères McNamara — ces syndicalistes irlandais qui avaient placé une bombe dans les locaux du Los Angeles Times en 1910 — étaient mes héros.

Quand j’ai écrit Magical Urbanization, je n’avais nullement l’intention d’être considéré comme un représentant des études latino-américaines, au contraire. J’ai fait ce livre parce que j’étais horripilé par l’ignorance dans laquelle l’Université tient les travaux de recherche chicanos ou portoricains, les thèses de ces fabuleux chercheurs militants qui écrivent sur leur ville, sur sa croissance démographique, et, au-delà, sur l’urbanisation des modes de vie sur le continent américain. Je voulais donc baliser ce champ en passant en revue les idées et les débats qui le traversent, afin que les lecteurs puissent ensuite aller lire les textes originaux.

Dans une certaine mesure, Planet of Slums est aussi un livre de seconde main : je voulais attirer l’attention sur un rapport de l’ONU qui tranchait sur la production habituelle des Nations Unies, ainsi que sur des travaux de recherches individuels dont je me suis explicitement servi pour la rédaction du livre.

Je dois, en revanche, mes deux livres sur Los Angeles — City of Quartz et Ecology of Fear — à l’époque où j’y ai vécu et au temps que j’ai passé dans ses rues. L’un des inconvénients de la vie de coq en pâte d’un professeur de fac est de se retrouver coupé de la vie des quartiers. L’université entretient un rapport complètement décalé avec des villes que les modes de vie des immigrés récents ont profondément transformées : des gens peuvent asséner avec assurance un savoir vieux — au mieux — de 20 ans à propos de quartiers de Los Angeles comme Inglewood, alors qu’ils ne peuvent même pas imaginer ce qui peut s’y passer aujourd’hui.

cité de verre
On dit parfois que j’avais vu venir les émeutes de Los Angeles de 1992. C’est peut-être vrai, mais le moindre gosse de 12 ans des quartiers aurait pu le voir tout aussi bien. Deux ans auparavant, j’avais participé à une manifestation syndicale légale au cours de laquelle la police avait chargé avec une brutalité incroyable : une femme enceinte avait fait une fausse-couche, des gens ont été frappés à la tête. J’ai été arrêté pour outrage — en fait, je m’étais contenté de crier « Place Tienanmen ! Place Tienanmen ! ». Ce n’était évidemment pas la première fois que je me faisais arrêter, je n’étais donc pas spécialement inquiet. Mais me voilà à l’arrière d’un fourgon, avec deux flics novices des quartiers blancs de West Side sur le point d’être mutés à South Central [4]. Et ils étaient hallucinants ! On les croyait tout droit sortis de la description fabuleuse de l’Armageddon dans le livre de l’Apocalypse : bientôt, ce serait eux contre les gangs, en pleine rue ! J’ai peut-être prophétisé les émeutes, mais il m’avait suffi pour cela de parler à des flics et à des gamins. Il fallait vraiment être un patron de presse ou un notable pour ne pas voir quelles conséquences auraient les rafles massives de gosses — les tristement célèbres « opérations Hammer », en 1987 et 1988, au cours desquelles des milliers de jeunes avaient subi des contrôles d’identité musclés avec fichage de leurs empreintes digitales. Tout le monde savait que la ville était à cran.

Or ma vie d’aujourd’hui m’a coupé de ce savoir élémentaire qui s’acquiert dans les discussions avec des sans-abri ou avec des gamins des rues. Du coup, je répugne à répondre quand on me questionne aujourd’hui sur Los Angeles.

Quel regard rétrospectif portez-vous sur les émeutes, que la publication de City of Quartz semblait effectivement anticiper de manière frappante ?

Les émeutes d’avril-mai 1992 à Los Angeles n’étaient pas un événement isolé. Les pillages qui les ont accompagnés avaient énormément à voir avec les émeutes de la faim ou avec les émeutes anti-FMI en Amérique latine. Ce sont des gens qui n’ont aucun filet de sécurité. Là-dessus, tout le monde à Los Angeles s’est trompé. Dans le Los Angeles Times, on pouvait lire que les émeutes avaient détruit tellement de supermarchés que quand les camions de la ville débarquaient avec de la nourriture, ils étaient pris d’assaut. C’était prendre les causes des émeutes pour leurs effets ! Il m’est arrivé de dire que l’image la plus importante des émeutes avait été faite quelques mois avant leur déclenchement : la photo de milliers de personnes — pour la plupart, des femmes latinos avec leurs enfants — faisant la queue pour la soupe populaire le soir du réveillon de Noël 1991. Les émeutes ne surgissent pas de nulle part, même si elles n’ont pas d’explication univoque.

Avant même que ne commencent les émeutes, il y avait eu cette extraordinaire trêve des gangs de Los Angeles. C’était un peu comme si, en pleine dislocation de la Yougoslavie, les Serbes de Bosnie avaient décidé de baisser les armes ! Cette trêve avait été conclue par une assemblée de chefs des gangs de la génération précédente et d’activistes politiques : un vrai miracle social ! Cette trêve aurait pu ouvrir des perspectives immenses si les politiciens, et particulièrement les politiciens noirs, s’étaient montrés à la hauteur. Les chefs avaient dit : « nous pouvons arrêter de nous battre, mais nous ne pouvons pas décréter la fin d’une organisation politique qui repose sur l’économie de la drogue : il faut des moyens, du travail, des écoles, etc. » Et de fait, après les émeutes de Watts de 1965, l’administration Johnson avait — au moins pour quelque temps — débloqué des moyens et créé de l’emploi. Mais après 1992 : rien. Et la trêve des gangs qu’avait conclue des types qui ont maintenant la quarantaine a été rompue. Les gamins continuent de s’entretuer, il y a plus de violence ethnique que jamais entre les Latinos et les Blacks. Il y a des mobilisations ponctuelles, mais elles ne durent pas, parce que quand on est pauvre on consacre la majeure partie de son temps à essayer de survivre. Ces luttes — des plus réformistes et modérées aux plus violentes et révolutionnaires — peinent à déboucher sur autre chose qu’une vague amélioration du quotidien, faute d’interlocuteurs qui mettent des moyens conséquents sur la table ; elles s’épuisent donc vite, et on en revient à une économie de subsistance, où les gens usent de leur seule ressource disponible : le contrôle de leur territoire. Quand on est privé de tout, la capacité à exclure quelqu’un de son territoire est la seule forme de pouvoir. Il faut reconnaître honnêtement qu’il y a aujourd’hui à Los Angeles plus de pauvreté et au moins autant de besoins qu’il y en avait en 1992. Ce qui a changé, c’est que des milliards de dollars des fonds publics ont été affectés, avec l’assentiment d’à peu près tout le monde, à la réhabilitation des quartiers du centre. Cette gentrification du centre-ville s’est évidemment soldée par le rejet dans les banlieues de ceux qui constituent la base même de l’économie : un million et demi de personnes travaillant pour des salaires de misère, et dont les enfants ont des perspectives d’avenir très réduites. Il y a des gens à Los Angeles pour imaginer que le pire est derrière eux ; ils se trompent complètement.

Est-ce qu’il vous est arrivé de repérer des manières de résister aux tendances apocalyptiques que dessinent vos livres ? Le pessimisme qui s’en dégage ne produit-il pas une certaine impuissance ?

À Los Angeles, je suis toujours confronté à des gens qui cherchent un équilibre entre pessimisme et optimisme. Mais, pour moi, ce ne sont pas des catégories ¬pertinentes. J’ai grandi dans une banlieue de cols bleus en Californie et, contrairement à beaucoup de gens de ma génération, je n’ai jamais pensé que nous pourrions véritablement gagner. J’ai toujours pensé qu’il fallait lutter et résister jusqu’au bout, et bâtir sans cesse des projets, faire vivre des idées. Malheureusement, j’écris ce que je crois et ce que je vois. Il ne s’agit pas d’une stratégie pour faire des livres à sensation ou vendre davantage. J’écris sur ce qui me hante.

Dans les années 1990, j’ai voulu écrire un livre sur les émeutes de Los Angeles. Je connaissais de nombreuses personnes impliquées, et je pensais posséder un poste d’observation privilégié, parce qu’on était vraiment en face d’un archipel d’histoires de voisinage, toutes différentes, qu’il fallait connaître de près pour comprendre. Mais en fin de compte je n’ai pas pu écrire ce livre parce que ça me touchait de trop près, c’était trop triste, je ne pouvais être à ce point impliqué dans la vie des gens et écrire ainsi sur eux.

nouvelles frontières
En 1990, vous donniez pour sous-titre à City of Quartz : « excavating the future ». 18 ans plus tard est publié en Français un ouvrage sous votre direction, intitulé Paradis infernaux. Les villes hallucinées du néo-capitalisme, où vous signez un texte sur Dubaï : est-ce désormais non plus sur la côte Ouest, mais au Moyen-Orient qu’il faut fouiller pour désenfouir le futur ?

Si Dubaï préfigure le futur, ce n’est pas le futur comme progrès, mais le futur comme cul-de-sac. C’est une enclave où se retrouvent les familles autochtones les plus fortunées de Dubaï mais aussi des rock stars britanniques, des gangsters russes, etc. Or ce modèle a de l’avenir. Dans de nombreux pays, c’est au tour des classes moyennes de prendre l’avion pour des ghettos dorés, des enclaves protégées : il s’agit essentiellement de tenter de construire, pour eux seuls, une planète alternative, un mode de vie alternatif, à l’écart de la crise que vit le reste de l’humanité. Ce n’était pas encore trop difficile d’écrire sur les gated communities à l’époque où elles étaient circonscrites aux frontières américaines. Mais aujourd’hui, il y a des petites Californies hyper protégées à la périphérie de Pékin et des résidences dignes de Disneyland se multiplient dans les banlieues de Djakarta.

Sur quoi travaillez vous actuellement ?

Sans doute sur trop choses à la fois ! L’un de mes projets cherche à montrer que le coût actuel de l’adaptation au — ou de l’atténuation du — changement climatique est bien plus élevé qu’on ne le dit, notamment parce que l’efficacité énergétique ne progresse pas et n’a guère progressé jusqu’ici. La plupart des scénarios imaginent que 60% de l’atténuation des gaz à effets de serre viendra spontanément d’économies d’énergie dans l’industrie. Or je ne vois aucun cas concret où la consommation d’énergie chute réellement. L’idée est donc d’écrire un livre dont une moitié expliquerait pourquoi le capitalisme ne peut faire autre chose que fournir des bateaux de sauvetage à quelques pays riches, particulièrement en raison de l’impact géographique inégal du changement climatique qui va aggraver et renforcer les inégalités mondiales. La seconde moitié s’intéresse aux villes et au fait que si l’urbanisation dans le monde est une cause principale du réchauffement climatique, alors c’est dans les villes que réside la solution. C’est précisément le caractère anti-urbain des villes, notamment la séparation entre les riches et pauvres, entre ceux qui travaillent et ceux qui consomment, qui a des effets destructeurs. Certaines qualités urbaines « classiques » représentent aussi les solutions écologiques les plus efficaces et les seules offrant l’espoir, notamment par la redistribution des richesses, de répondre à l’immensité des besoins humains non satisfaits avec des ressources renouvelables limitées. Je trouve des sources d’inspiration et de réflexion dans les écrits de l’architecte socialiste britannique William Morris, dans les années 1880, ou dans les débats autour du Karl Marx Hof, cet ensemble de logements sociaux fait de 1382 appartements, situé dans le quartier de Heiligenstadt à Vienne. Lors de la guerre civile de février 1934, il servait de QG aux partisans qui luttaient contre la montée du nazisme, et il fut bombardé autant pour briser l’ennemi communiste que pour détruire le symbole qu’il représentait. Les travaux des vhutemas, en Russie, sont aussi passionnants. Ces ateliers supérieurs d’art et de technique ont été créés en 1920 par Lénine. Ils voulaient couvrir les villes russes traumatisées par la guerre civile de bâtiments collectifs, d’équipements publics, de théâtres, de centres sociaux, de bibliothèques, de lieux de rencontre pour favoriser l’usage démocratique de l’espace public et améliorer le niveau de vie. Il faut regarder les vieux débats autour de l’urbanisme et discuter de leur pertinence pour le destin de villes en crise démographique et écologique. J’ai écrit un texte à propos d’une de mes affiches favorites, dans les années 1960, provenant du SDS allemand — l’Union socialiste étudiante — où on pouvait voir les profils de Marx, Engels et Lénine sur un fond rouge, avec marqué en dessous, « certaines personnes s’intéressent au temps qu’il fait : pas eux ». J’ai commencé mon essai en expliquant qu’ils auraient dû. Mon idée est donc de tenter d’expliquer à quoi pourrait ressembler une sorte d’histoire marxiste environnementale. Voilà l’idée, mais qui sait s’il n’y aura pas, d’ici là, un nouveau tremblement de terre à Los Angeles, peut-être même des soucoupes volantes.

Traduction : Joseph Confavreux, Philippe Mangeot, Victoire Patouillard & Laure Vermeersch

[quelques ouvrages de Mike Davis]

City of Quartz — Los Angeles, capitale du futur, La Découverte, 1998 ; Le Pire des mondes possibles. De l’explosion urbaine au bidonville global, La Découverte. 2006 ; Petite histoire de la voiture piégée, Zones, 2007 ; Paradis infernaux — les villes hallucinées du néo-capitalisme, sous la direction de M.Davis et D.B.Monk, Les Prairies ordinaires, 2008.

[1] Dans son histoire mondiale du terrorisme révolutionnaire de 1872 à 1932, Mike Davis distingue ainsi quatre types de terrorisme : éthico-symbolique (Ravachol), récupérateur (type Bande à Bonnot), défensif, et terrorisme socialiste révolutionnaire russe (Les Héros de l’enfer, Textuel, 2007).

[2] « South Central » désigne le Sud et le Sud-Est de Los Angeles, à l’époque synonyme de décadence urbaine et de criminalité violente.

[3] Le Pire des mondes possibles, de l’explosion urbaine au bidonville global.

[4] Prisoners of the American Dream. Politics and Economy in the US Working Class, Verso, Londres, 1986.entretien réalisé par Joseph Confavreux, Mathieu Potte-Bonneville & Rémy Toulouse

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  1. A.D.
    31/03/2010 à 23:06 | #1

    ” Mais, d’un autre côté, je ressens une grande culpabilité du fait que ma génération ait si peu changé le monde.”
    Autre chose que les :”Nous ne pouvons rien pour…”,les “ils ne nous intéressent plus…”, les ” schizophrénies en mal nécessaire”, les ” psychopathologies décidément infantiles”.
    Cet homme trouvé par Diogène, sincère qui sait ? et peut-être sympathique dans cette triste affirmation.
    Cet homme trouvé par Diogène cherchant un homme parmi tous les philosophes de la Cité.
    Existenciel,( existe en Ciel), et quoi ? de nous en Terre.
    Existenciel,

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