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C’est au présent qu’il faut parler de la communisation

A propos du texte :La communisation comme sortie de crise” de Bruno Astarian (ICI)

« Ce qui doit être est aussi en fait, et ce qui seulement doit être sans être n’a aucune réalité » (Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, Ed Aubier, p.211).

Le texte La communisation comme sortie de crise annonce dans ses quelques lignes d’introduction que sera mise de côté comme non essentiel (puisque dans le choix de faire bref, cet élément n’est pas retenu) la critique du programmatisme « déjà faite abondamment ». Quelques références aux textes où on peut trouver cette critique n’auraient pas été superflues dans la mesure où ce n’est certainement pas dans les pages d’Echanges qu’on la trouve. Laisser de côté la question du programmatisme, c’est choisir de ne pas historiciser la question de la révolution comme communisation.[print_link]

Non seulement la critique du programmatisme ne se trouve pas et ne peut pas se trouver dans Echanges, mais encore elle aurait conduit BA sur un terrain où il ne voulait pas aller celui de l’évocation « des aspects récents du mouvement social (bizarre “mouvement social”, là où on attendrait “lutte de classes”, nda) qui confortent la thèse communisatrice ». Mais même  la simple « évocation » annoncée reste lettre morte : les quelques indications (« démassification », « anti-travail »…) sont d’une généralité et d’un vague absolus et ne peuvent que le rester dans la mesure où, comme on va le voir, par ses propres présupposés, BA ne peut historiciser la production de la révolution et du communisme si ce n’est dans un ample mouvement téléologique transhistorique opposant la propriété au travail comme devenir humain de l’Homme au travers de la « socialisation de la nature ». Ce qui est « gênant » c’est que tous les mots sont là comme allant de soi (propriété à la place de capital, travail à la place de classe ouvrière et « l’anti-travail » devenu substantif et concept), mais volontairement rendus incompréhensibles en l’abence du système où ils font sens.

Le texte se limite alors et se complaît dans un exercice de communisme-fiction, exercice convenu et vain en l’absence précisément de ces « aspects actuels » des luttes de classe qui devaient être ne serait-ce qu’« évoqués ». Le texte, bien sûr, ne pouvait tout traiter de la communisation, mais le choix effectué de la fiction est certainement le plus mauvais que l’on puisse faire pour aborder le sujet (à moins que cela soit le seul « acceptable » dans le cadre où ce texte a d’abord circulé et où il a été ensuite publié). Sur la fiction tout le monde pourra plus ou moins être d’accord ou émettre quelques objections… relatives à la circulation des trains par exemple (s’il y a encore des trains ?), mais il n’y a aucun enjeu réel et l’on se quittera bons amis. Sur ce terrain le seul enjeu est dans la question de la période de transition, mais la façon de la poser dans ses termes adéquats a été évacuée d’entrée de jeu, avec l’évacuation de la critique du programmatisme… « déjà faite abondamment ».

On peut dire que dans le cours de la lutte révolutionnaire, l’abolition de l’Etat, de l’échange, de la division du travail, de toute forme de propriété, l’extension de la gratuité comme unification de l’activité humaine, c’est-à-dire l’abolition des classes, sont des « mesures » abolissant le capital, imposées par les nécessités mêmes de la lutte contre la classe capitaliste (encore que, dans le texte, ces « mesures » de lutte n’en sont pas, car elles adviennent après le blocage du rapport social capitaliste). On peut dire que la la révolution est communisation, qu’elle n’a pas le communisme comme projet et résultat, mais comme contenu. Mais si l’on ne montre pas que ce contenu de la révolution comme communisation est annoncé dans les luttes actuelles chaque fois que le fait même d’agir en tant que classe apparaît comme une contrainte extérieure, une limite à dépasser, on a séparé le dépassement de son mouvement de production, on a énoncé un nouveau programme.

La communisation et le communisme sont des choses à venir, mais c’est au présent que nous devons en parler. La communisation est annoncée dans les luttes actuelles chaque fois que le prolétariat se heurte à sa propre existence comme classe, dans son action en tant que classe, contre le capital, à l’intérieur du rapport d’exploitation, dans le cours même de ces luttes ; chaque fois que l’existence même du prolétariat est produite comme quelque chose d’étranger, à laquelle il se heurte dans sa lutte en tant que classe, comme une contrainte objective extériorisée dans l’existence même du capital. Tout cela est abondamment développé et exemplifié dans Théorie Communiste, principalement dans TC 20 La théorie de l’écart et dans la brochure bilingue L’auto-organisation est le premier acte de la révolution, la suite s’effectue contre elle. L’essentiel de la communisation au présent, sans quoi parler de communisation est un exercice creux, c’est, pour le prolétariat, la remise en cause dans la lutte en tant que classe de sa propre existence de classe qui est devenue l’existence même du capital. BA pourra être amené à développer les quelques aspects évoqués (démassification, anti-travail..) mais, comme il l’a déjà fait avec « l’anti-travail » (Aux origines de l’anti-travail), des formes de luttes historiques spécifiques, lors de l’introduction du taylorisme et du fordisme, sont subsumées sous le concept d’anti-travail. Ce qui est en cause ce n’est pas la réalité des faits rapportés mais leur classement et interprétation théorique sous le vocable d’anti-travail. C’est-à-dire la construction théorique d’une contradiction entre prolétariat et capital s’originant dans l’essence du travail. On peut supposer que la « démassification » reposera sur un concept d’individu qui n’est que l’idéalisation de l’individu libre de la société bourgeoise (celui qui décide de « parler du sens de la vie » au lieu de faire du pain).

La grande absente de ce texte c’est la lutte de classe en tant que présent. Pour parler de cela, on ne peut pas se contenter d’évoquer vaguement des « aspects actuels » de la lutte de classe, mais exposer que c’est la lutte de classe qui est, à l’intérieur d’elle-même devenue le problème. Mais, il serait alors difficile de publier un tel texte dans Echanges. Il peut paraître au premier abord étrange que ce texte ait été publié là où il l’a été. L’éditorial de ce même numéro se perd en circonvolutions pour, sans jamais cité le texte, nous expliquer qu’il ne s’agit somme toute que de « commentaires ». Malgré toutes les craintes exprimées, l’éditorial dit vrai : il ne s’agit que de commentaires. Ce texte ne remet pas en cause l’approche des luttes actuelles comme un mouvement dont le simple récit peut rendre compte, mouvement pouvant aboutir, pourquoi pas, à la communisation. En effet la production théorique de cet aboutissment n’est pas le résultat d’une compréhension présente du fait de lutter en tant que classe comme limite de la lutte de classe, elle ne franchit pas le pas. Franchir ce pas est l’unique façon de parler actuellement de la révolution comme communisation d’une façon qui engage les luttes actuelles. « Anti-travail », « démassification » : il ne s’agira que d’ajouter quelques fioritures nouvelles au récit. Les éléments ne sont pas faux, c’est leur construction théorique qui participe du même récit que celui d’Echanges.

L’impasse de la critique du travail

Le texte de BA paraît tout simple et tout clair, mais, en réalité, il est plein de subtilités métaphysiques[2]. Pour comprendre ce texte, il faut savoir que, pour BA, le point de départ de la « critique du travail » c’est la nature considérée abstraitement, c’est-à-dire en dehors de tout rapport social : elle est quelque chose à humaniser. Ce n’est qu’une fois cette humanisation effectuée qu’elle pourra être intégrée non contradictoirement à l’humanité. En face, l’homme n’est sujet qu’en se prenant lui-même comme objet mais, pour parvenir à ce nirvana, il doit surmonter l’obstacle représenté par la « nature extérieure ». Notre sujet doit donc momentanément se perdre dans la transformation de la nature extérieure (le vilain objet) pour parvenir à se retrouver. Ce sera le rôle dévolu à la valeur et finalement (car, comme la perceuse fonctionne à l’électricité, tout cela fonctionne à la finalité) au capital qui ne laisse rien de la « nature extérieure » en dehors de lui. On peut tourner les choses comme l’on veut, le fondement de l’aliénation se retrouvera toujours dans la nature. La nature existe bel et bien en dehors de tout rapport social mais, en tant que telle, elle ne s’oppose pas à l’activité humaine. Là où ça se complique, c’est quand il faut conserver l’homme comme être générique (vous savez celui qui est toujours libre, conscient et universel, celui qui se prend toujours comme objet dans son activité), comme ce beau sujet qui ne fait que semblant de se salir les mains en prenant pour objet des objets extérieurs à lui, puisqu’en fait c’est toujours lui-même qu’il prend pour objet. Le travailleur demeurera donc un sujet, mais comme il ne prend pour objet que « la nature extérieure », il se contredit comme sujet. Pour retrouver le rapport social comme résultat de l’action sur la nature extérieure, il faudra donc que le travailleur aliène son produit au patron. Merci patron qui, en me débarrassant de ma production, me permet de rester un être générique. Sans Toi, je me serai confondu avec mes produits et je n’aurais été qu’un singe. Dans Le travail et son dépassement (Ed. Senonevero), BA nous raconte cette scène charmante comme le mythe fondateur de l’humanité.

Dans la « critique du travail », à la contradiction entre prolétariat et capital est substituée celle entre « travail » et « propriété », mais cela revient à une contradiction interne au travail : l’opposition entre le travail comme dénuement pour lui-même et comme source universelle de la richesse (la propriété). On en reste à une critique du travail, devenu substance concentrant le rapport de classes, en lieu et place d’une critique du rapport social capitaliste dans lequel cette opposition n’est pas intrinsèque au travail (ni une contradiction interne au prolétariat) en tant que tel, mais la contradiction entre des classes distinctes dont l’unité n’est pas une substance se déployant en se dédoublant sous une forme polaire contradictoire, mais un mode de production.

Dans la « critique du travail », entre travail et propriété c’est le travail qui, en lui-même, concentre le rapport de classe, la définition de la propriété en tant que concept faisant face de façon polaire au travail est celle que l’on trouve dans les Manuscrits de 1844 : « L’essence subjective de la propriété privée, la propriété privée, comme activité étant pour soi, comme sujet, comme personne, est le travail. » (op. cit., Ed. Sociales, p.79). Mais alors, c’est le travail qui s’est auto-aliéné, avec la « critique du travail » nous sommes dans toutes les impasses des théories de l’aliénation.

La critique du travail comme opposition rigide dans le travail entre la pauvreté pour lui et la possibilité générale de la richesse fait tout simplement disparaître le rapport social qui les pose ainsi, mais qui également les unit et les reproduit. En opposant ainsi pauvreté et richesse à l’intérieur même du travail, le dépassement de cette opposition devient une affaire interne au travail. Le dépassement de cette société se confond avec le refus du travail, avec une auto-transformation de la « classe des travailleurs », ouvrant ainsi la voie à toutes les perspectives et problématiques alternativistes ou humanistes : se changer soi-même pour changer la société, « l’activité de crise ». Il est clair, dans le texte de BA sur la communisation, que cette dernière est avant tout un travail des prolétaires (ou des ex-prolétaires, puisque le rapport capitaliste est bloqué) sur eux-mêmes.

Le communisme n’est pas centralement l’abolition du travail, il n’est ainsi défini que dans un système théorique fondé sur l’analyse du travail, c’est-à-dire du rapport entre l’homme et la nature comme point originel de la théorie communiste. Ce qui importe en réalité c’est le rapport social qui fait que l’activité humaine est travail, l’important c’est alors l’abolition de ce rapport social (la séparation d’avec la communauté qui  est toujours un mode de produciton particulier), et non l’abolition du travail, terme auquel on ne peut reconnaître aucune dynamique intrinsèque, aucune valeur explicative théoriquement fondatrice.

De façon générale, l’objet de la théorie communiste n’est pas le rapport du prolétariat au travail mais le rapport entre le prolétariat et le capital. La compréhension de la faillite du programmatisme comprise comme crise du travail et son dépassement formulé en une théorie de la « critique du travail » demeurent à l’intérieur du programmatisme. On connait l’analyse de Marx dans les Manuscrits de 1844 qui montre comment l’aliénation du produit signifie immédiatement l’aliénation de l’activité elle-même. Ceci apparaît en subsomption formelle dans la mesure où le travail s’objective dans un produit qui lui échappe et dans la mesure où  le travail comme valeur d’usage de la force de travail appartient à un autre que le travailleur.   Avec la parcellisation du travail, le développement du système des machines, le procès de production devenu adéquat au procès de valorisation, l’appropriation du travail vivant devient le fait même du procès de production dans ce qu’il peut avoir de plus immédiat, de plus matériel. Le refus et la révolte contre l’exploitation sont devenus le refus et la révolte contre ce qui est pour le travailleur sa propre activité dans sa forme la plus immédiate et la plus matérielle et non seulement parce qu’elle s’objective dans un produit qui lui est étranger ou parce qu’elle a été vendue à un autre. Il y a dans ce rapport le refus par le travailleur de son activité, le « refus du travail ». Et c’est là que les choses se compliquent.

C’est la totale spécification du travail comme travail salarié qui rend possible l’inversion de la problématique programmatique. Cette inversion consiste à substituer à une théorie et une pratique de la révolution comme libération du travail qui ont été bien réelles une idéologie de la révolution comme abolition du travail, et une idéologie de l’histoire comme histoire du travail et de sa crise. La critique et l’abolition du travail deviennent le fin mot et le fondement de la lutte contre l’exploitation et de l’abolition du capital.[3]

L’impasse de cette problématique réside dans le fait que l’on part de ce qui est reconnu comme déjà un rapport social, le travail, pour construire la suite historique des rapports sociaux. Pour sortir de ce cercle vicieux, on est alors contraint de conférer au « rapport social » qu’est le travail un contenu hybride de rapport social qui n’en n’est pas vraiment un : rapport social fondé sur une nécessité naturelle. Le travail évolue alors sans cesse entre histoire sociale et histoire naturelle, entre rapport social et rapport à la nature. On a beau dire que le rapport à la nature est un rapport social, on est toujours contraint de le considérer comme un rapport social d’un type particulier dans la mesure où c’est sur lui, sur ses caractéristiques et ses contradictions, que l’on construit par la suite les rapports sociaux historiques déterminés. Fondamentalement, les théories de la révolution comme crise et abolition du travail ne peuvent considérer l’histoire et la dynamique des rapports sociaux contradictoires de classes que comme des « formes » du travail.

Avec la subsomption réelle du travail sous le capital qui, dans cette problématique, marque l’achèvement du cycle historique du travail, s’achèverait par là même la dynamique des ces contradictions sociales. La « fin du travail » n’a plus alors de support social pour assurer son dépassement, d’où, à ce moment là, la nécessité pour le prolétariat en tant que classe du mode de production capitaliste de céder la place à une « classe » déjà « universelle » comme sujet révolutionnaire ou, comme dans le texte en question de BA, hors du circuit du rapport capitaliste. Le collapsus de l’accumulation devient le préalable à l’activité révolutionnaire construite sous un concept spécifique désignant une relation qui n’est plus tout à fait le capital, pas tout à fait encore le communisme, plus tout à fait une classe pas encore « l’humanité ». Le prolétariat ne s’abolit pas parce qu’il fait la révolution et abolit le capital, il ferait la révolution parce qu’en fait il est déjà aboli par le capital lui-même.

Dans la vision conseilliste et auto-organisationnelle, c’est par la critique de tout ce qui « l’articule » comme classe du mode de production capitaliste que le prolétariat devient classe révolutionnaire. Cette vision s’achève sous la forme de l’idéologie de l’autonégation du prolétariat et de la critique du travail..

Les notion d’ « autonégation du prolétariat » et de « critique du travail » expriment, dans l’ancien cycle de luttes, cette impossibilité d’un processus continu menant de la défense de la condition prolétarienne à la révolution. Face à cette situation dans laquelle la défense de la condition ouvrière n’était plus, dans le processus d’un cycle de luttes, l’antichambre de la révolution, il était devenu commode d’opposer la situation de classe qui définit le prolétariat dans le mode de production capitaliste à sa véritable « nature révolutionnaire » qui n’existerait et n’apparaîtrait qu’en rupture avec son existence et son action de classe spécifique du mode de production, véritable nature que sa reproduction de classe aurait masquée. D’autant plus que la seule liaison pouvant alors exister entre la pratique immédiate de la classe dans le mode de production capitaliste et la révolution résidait dans toutes les pratiques pouvant manifester cette rupture avec cette intégration de sa défense et de sa reproduction : la conquête de son autonomie. L’autonégation du prolétariat fut alors l’aboutissement et le corollaire de l’autonomie, de l’auto-organisation. Ce n’était qu’en s’opposant à ce qui pouvait le définir comme classe du mode de production capitaliste que le prolétariat pouvait être révolutionnaire. Naturellement, le « refus du travail » ou « anti-travail », les émeutes, les pillages, les grèves sans revendication, devenaient l’activité par excellence sur laquelle pouvait se fonder cette autonégation.

De la fin des années 60 au milieu des années 70, toutes les actions par lesquelles le prolétariat manifestait le refus de sa condition ainsi que les impasses de l’auto-organisation, toutes les actions dans lesquelles apparaissaient la critique du communisme comme gestion, la dissolution des axes majeurs de l’ancien cycle de luttes en quotidiennisme ou marginalisme, la reprise de l’autogestion par les syndicats, étaient comprises de façon positive comme la preuve que le prolétariat ne pouvait que se nier. Tous ces mouvements, dans lesquels l’ancien cycle se dissolvait, conservaient, de par ce dont a contrario ils révélaient la nécessité (négation de la classe), une dynamique sur laquelle cette négation pouvait chercher à se fonder de façon critique. La critique de l’auto-organisation, de la libération du travail, de l’idéologie gestionnaire, étaient la preuve et le fondement de la nécessité de la négation du prolétariat et même en étaient le procès pratique. Les limites et les impasses de l’ancien cycle étaient comprises positivement comme aboutissant à la négation du prolétariat.

Une telle situation a eu un impact fondamental dans l’évolution théorique de l’Ultra-gauche. En effet, on peut appeler « Ultra-gauche », toute pratique, organisation, théorie, qui posent la révolution comme affirmation du prolétariat, en considérant cette affirmation comme critique et négation de tout ce qui définit le prolétariat dans son implication avec le capital. En cela toute l’histoire de l’Ultra-gauche est une contradiction en procès et le refus du travail apparaissait, sans sortir de la problématique, comme la solution enfin trouvée à cette contradiction. En ayant enfin trouvé, dans le « refus du travail », les luttes qui ne peuvent que rompre avec les formes institutionnalisées de cette implication réciproque, avec lesquelles celle-ci a été confondue, la classe allait enfin pouvoir s’affirmer dans une rupture totale avec ce qui la liait au capital. L’Ultra-gauche, même Echanges à ses débuts, croyait avec le « refus du travail », avoir trouvé la solution, mais c’était pour elle un suicide.

La « critique du travail » et l’ « autonégation du prolétariat » ne sont pas seulement des vestiges ou des « fixations fétichistes ». La « critique du travail », en tant qu’idéologie, dans le nouveau cycle de luttes, se présente comme la résolution des contradictions de l’ancien cycle qui ne le dépasse pas. Elle ne veut surtout pas de ce qu’elle occulte : la restructuration de la contradiciton entre prolétariat et capital. Ce qui n’était que le point extrême de l’ancien cycle devient, une fois la contradiction entre les classes de ce cycle dépassée dans la restructuration du capital, la forme idéologique et la pratique qui se donnent immédiatement pour le dépassement du capitalisme. A la fois expression finale de l’ancien cycle et de son impossibilité, la « critique du travail » apparaît comme ayant eu raison par rapport à toutes les formes d’affirmation du prolétariat incluses dans cet ancien cycle et comme, dans le capital restructuré, la forme immédiate de son dépassement. Immédiate, car elle fait l’économie de reconnaître la restructuration pour elle-même, de façon positive, comme une nouvelle configuration de la contradiction entre les classes. Elle se contente de la considérer comme la crise de l’ancienne phase de la subsomption réelle et comme l’échec de l’ancien cycle de luttes. La « critique du travail » se croit maintenant en adéquation avec la période historique et celle-ci lui donne immédiatement raison, la légitime et la confirme par la disparition, dans le cours immédiat des luttes, de toute identité ouvrière confirmée dans la reproduction du capital.

Si l’on fonde la possibilité de la révolution sur une critique du travail, et non sur la critique et le dépassement du rapport entre prolétariat et capital produisant la révolution comme affirmation du prolétariat et émancipation du travail, cela entraîne, comme dans le texte de BA, que le dépassement du programmatisme est confondu avec son impossibilité achevée. Après la crise du programmatisme et sa décomposition, il ne peut rien advenir de nouveau si ce n’est le cours de cette décomposition allant vers son achèvement : au-delà de la crise du travail, il n’y a rien que le communisme.

La « critique du travail » ne permet pas d’aborder la restructuration positivement comme une transformation du rapport contradictoire entre les classes. Elle l’aborde négativement en terme de « liquidations » ou d’ « épuration ». Il y aurait des restructurations mais la crise ne serait pas vraiment surmontée, la croissance serait essoufflée, le chômage persiste, le développement des pays émergents y compris la Chine ne serait qu’un « ballon d’oxygène », la financiarisation du capital productif qu’une « béquille ».

La crise a toujours un contenu, elle est un rapport de classes historique spécifié et non une abstraction.

Dans le texte de BA, « la crise révolutionnaire » n’apparaît que comme conséquence d’un blocage préalable (présenté comme quasi total) de l’accumulation capitaliste. La révolution n’est pas ici activité du prolétariat, elle n’est que la résultante d’une double impossibilité préalable : celle du capital (blocage) et celle corrolaire du prolétariat.

En ne la concevant que comme crise du capital modifiant l’activité de la classe, modification qu’elle ne fait alors que subir, BA confère à la crise un rôle démiurgique. La liaison entre le cours quotidien des luttes dans leur spécificité historique et la révolution, pour n’avoir pas été posée, fait que la crise délimite deux moments de la lutte de classe, dont on ne produit pas les connexions internes comme activité de la classe dans la crise. Le “blocage de l’accumulation” n’est pas un préalable à la révolution, mais l’action révolutionnaire elle-même.

Ce n’est pas en soi, dans le fait de différencier « prospérité » et « crise », que se trouve l’erreur consistant à résoudre à l’avance la question de la transformation des luttes en révolution ; c’est dans la façon dont on les articule ou non, et en général ces deux notions sont faites pour ne pas être articulées quand elles sont utilisées comme dernière instance du rapport “luttes quotidiennes” et “révolution”. Dans la première (prospérité), la lutte de classe, par définition, a pour sens la reproduction du rapport, il n’y a pas besoin de dire plus, puisqu’on est en période de prospérité, dans la seconde, par définition également, son sens est l’irreproductibilité du rapport. A partir de là, comment l’activité du prolétariat devient de l’une à l’autre, est une question qui est évacuée ou résolue d’avance dans la simple énonciation des deux concepts. BA décide d’appeler « crise », une situation de rupture révolutionnaire, mais on n’a guère avancé dans le problème, on l’a simplement supposé résolu par un artifice de vocabulaire. Le passage de la prospérité à la crise (notions que personne ne songe à nier) est la transformation, l’évolution d’un rapport entre prolétariat et capital. Ce n’est pas l’action du prolétariat qui met le capital en crise, mais les situations et activités respectives du prolétariat et du capital qui se modifient. Poser prospérité et crise comme constatation première, c’est poser d’emblée comme cadre prédéterminant les activités des classes en présence ce qui en réalité est un rapport entre les classes. C’est en cela que malgré le lien produit, l’opposition demeure rigide.

C’est l’absence de liaison entre le cours antérieur des luttes et la révolution que l’on retrouve. Ce n’est pas une classe déjà renvoyée à une quasi non existence de classe qui fait la révolution, mais le prolétariat tel qu’il existe dans son rapport au capital. Il abolit les classes dans la révolution, par les mesures qui sont prises dans le cours d’une crise qui devient crise révolutionnaire et qui en tant que telle devient le blocage de l’accumulation. C’est une classe, le prolétariat, engagé en tant que classe du capital dans sa contradiction avec le capital, qui est amené à prendre des mesures de communisation de la société dans son rapport de lutte avec le capital, et qui par là se supprime en tant que classe en abolissant le capital. Dans le système que nous propose BA les prolétaires communisateurs ne sont déjà plus des prolétaires, ils communisent la société par défaut : il faut bien vivre. La communisation n’est pas un idéal comme le dit BA, mais elle n’est pas non plus un manuel de survie dans le désert. La vision avancée par BA s’apparente plus à un scénario du type « Le jour d’après » qu’à une analyse actuelle de la révolution.

Sous des dehors semblant mettre au premier plan l’activité du prolétariat, c’est à un montage théorique formel de la révolution que nous avons affaire, nous basculerions, par défaut préalable d’autre avenir, dans le communisme. La crise n’est pas définie comme activités spécifiques du prolétariat et de la classe capitaliste. Même « l’activité de crise », au centre du scénario écrit par BA, n’est pas une activité de crise, mais une activité de réaction à la crise.

Nous sommes face à une vision schématique qui ne conçoit pas que le face à face dans la crise est encore un rapport du prolétariat au capital, c’est la révolution qui est le « blocage » et non le « blocage » qui est un préalable à la révolution. C’est le prolétariat contre le capital qui prend les mesures qui sont son irréproductibilité et non son irréproductibilité qui est le préalable des mesures de communisation de la société. Il est exact que le prolétariat n’entamera pas la révolution en proclamant « nous allons réaliser le communisme universel », mais pour comprendre pourquoi il prendra des mesures qui rendront tout retour en arrière impossible, il faut poser un rapport contradictoire entre les classes qui ne soit pas le simple épuisement de l’accumulation capitaliste où le prolétaire n’est plus qu’un pauvre. La « pauvreté » du prolétaire » n’est pas le pur dénuement a-historique et absolu dont il faudrait sortir, cette « pauvreté » c’est le rapport capitaliste, elle toute pleine des contradictions de la propriété, de la valeur, de la division du travail. Le contenu de son dépassement, la communisation, est également tout plein du dépassement de ces contradictions. Sous peine d’avoir déjà dépasser les classes comme préalable à la communisation, il faut comprendre la communisation comme contradiction entre des classes produisant son dépassement dans l’activité d’une de ces classes, et non ce dépassement comme résultat d’un  épuisement, d’un blocage préalable, d’individus hors circuit. Chez BA, quand pour un prolétaire en particulier ou pour une masse de prolétaires, l’achat-vente de la force de travail n’existe pas, le rapport salarial aurait disparu pour ce prolétaire particulier ou cette masse de prolétaires, mais le chômage de masse n’a jamais fait des chômeurs des non prolétaires. Les rapports sociaux que sont le capital et le salariat ne sont pas des rapports dans lesquels on « entre » ou on « sort », dans lesquels on fait des va et vient. La crise du rapport salarial, le chômage massif, ne changent rien à la définition sociale de la classe.

Si BA se trouve bloqué dans le blocage préalable de l’accumulation, c’est que BA a tout construit  sur la critique et le dépassement du travail. Une telle problématique demeure à l’intérieur du programmatisme parce qu’elle accepte comme lui de concevoir les relations sociales et les contradictions entre les classes à partir du travail et le cours contradictoire du capital comme celui de l’inessentialisation du travail. Vouloir dépasser le programmatisme à partir d’une problématique du travail, c’est se livrer pieds et poings liés à ce que l’on prétend dépasser, c’est reconnaître que ce dépassement n’a aucune autonomie, dynamique propre autre que l’impossibilité de ce qui est dépassé.

Ce n’est pas l’aggravation illimitée de la crise qui produit la révolution, mais l’action du prolétariat dans la crise qui produit le communisme. Il ne s’agit pas d’un simple « il faut manger, il faut survivre » face à la crise de la reproduction capitaliste. C’est un « il faut survivre », qui a un contenu fourni par ce que le prolétariat est contre le capital et qui transforme la « réaction » en action positive contre le capital, pour produire le communisme comme son dépassement. La défense de ses intérêts immédiats a amené le prolétariat au point où il est conduit à agir pour la destruction du système dominant. S’il y a saut qualitatif, c’est qu’il y a relation avec cette défense, articulation dans sa forme et son contenu, c’est-à-dire articulation avec les luttes antérieures. C’est, au cours de cette défense acharnée, la production de l’existence de classe comme contrainte extériorisée dans le capital qui est ce saut et cette articulation, qui est le moment où la défense de ses intérêts immédiats amène le prolétariat à passer à autre chose, abolir le système dominant. Cela parce que positivement il trouve en lui même la capacité de produire contre le capital, à partir de ce qu’il est comme classe (c’est-à-dire, ici, exclusivement rapport au capital) autre chose.

Lorsque le prolétariat « s’empare des moyens de production », il le fait comme mesure dont la forme et le contenu lui sont fournis par ce qu’il est : abolition de l’échange, de la valeur, de la propriété, de la division du travail, des classes etc. ; sur la base de l’échange, de la valeur etc. La crise est avant tout crise de l’implication réciproque, de l’autoprésupposition du capital, elle est par là ouverture intégrant ce qui est, l’histoire passée, comme libre prémisse et non comme détermination nécessaire à reproduire. La classe trouve alors, dans ce qu’elle est contre le capital, la capacité de communiser la société, au moment où simultanément, elle traite sa propre nature de classe comme extériorisée dans le capital.

C’est à ce moment que les conditions antérieures de la valorisation, et du cycle de luttes, sont déterminantes : contradiction entre prolétariat et capital se définissant au niveau de la reproduction de leur rapport ; disparition d’une identité ouvrière confirmée dans la reproduction du capital ; identité entre l’existence comme classe du prolétariat et sa contradiction avec le capital. L’énoncé même de ce cours antérieur montre qu’il n’y a pas de situation qui, saisie unilatéralement, soit sans issue pour le capital. La crise du rapport d’exploitation est donnée dans le prolétariat et dans le capital, comme recherche de l’aggravation de l’exploitation et comme résistance à cette aggravation. C’est cette résistance qui dans son déroulement spécifique montre que le roi est nu, que contre le prolétariat et, de par l’activité de celui-ci, il ne peut produire un mode de valorisation supérieur. C’est dans cet instant que la contradiction entre les classes se transforme de moment de l’implication réciproque, en extériorisation de l’appartenance de classe. L’activité du prolétariat peut devenir, dans ses objectifs, dans le cours des mesures de lutte contre l’exploitation, attaque pratique des déterminations mêmes de l’exploitation. Il y a un moment où toutes les déterminations, tous les procès contradictoires, toutes les significations historiques ne suffisent plus, si elles ne posent pas que c’est la lutte du prolétariat, dans sa dynamique, qui produit la rupture révolutionnaire.

Sur la comunisation-fiction

Il peut être, à certains moments, dans certaines confrontations théoriques, ou à titre de critique du programmatisme, nécessaire de se livrer à ce type d’exercice, la communisation-fiction, mais on ne peut le faire qu’en en connaissant les limites inhérentes.  cette description doit parvenir à intégrer ses propres limites en ayant toujours en elle la situation d’où elle est faite, c’est-à-dire les luttes actuelles. Mais, même ainsi les limites de l’exercice (que nous allons exposer) ne sont pas dépasser.

On a d’autant plus besoin de cette description que l’on ne maîtrise pas la production du communisme à partir de la lutte de classe, que l’on ne parvient pas à produire le processus qui va des luttes actuelles à la révolution. La production d’une description positive du communisme devient le point central de la production théorique. La description du communisme, son affirmation positive, deviennent alors une manière d’assigner un sens à la lutte de classe, sens qui la dépasse. L’idée du communisme semblant précéder la lutte de classe, il devient très difficile de dire d’où l’on parle du communisme. Le communisme, dans sa description, est présenté comme un choix de société, il vient au terme d’une lutte de classe qui en tant que telle s’efface comme la situation de sa production.

La description du communisme comporte en elle-même la tendance à être une tautologie. Elle a une facheuse tendance à fonctionner sur le modèle suivant : toute production matérielle, tout rapport entre les individus ne s’objectivent pas comme présupposé à reproduire parce que c’est le communisme ; le communisme est une « société » où rien ne s’objective comme présupposé à  reproduire, sinon ce n’est pas le communisme. La description positive du communisme a tendance à consister à dire le mieux possible que tout est dans tout, à produire la tautologie la plus étendue possible dans ses déterminations, et donc à suprimer tous les problèmes, qui sont par définition résolus puisque c’est le communisme. Tout est dans tout et réciproquement. Une telle méthode de description a pour conséquence de décrire le communisme comme une société fusionnelle. La totalité ne se particularise pas réellement, les individus deviennent des accidents de la communauté : une ruche où chaque abeille serait consciente d’être une abeille individuelle. La totalité et son devenir est immédiatement posé comme la nature de chaque individu, à partir de là il ne reste plus qu’à décliner ce thème de la façon la plus cohérente possible, c’est à dire de la façon la plus tautologique possible, et de la façon la plus étendue.

Contre cela, il faut dire qu’on ne peut aller plus loin que d’affirmer que le communisme est ce que produit le prolétariat, de par ce qu’il est dans sa contradiction avec le capital, au moment où il abolit le capital.

« Abolissant le capital, le prolétariat trouve dans ce qu’il est dans cette contradiction, la capacité à produire le communisme comme développement de l’humanité ne considérant rien de ce qui a été produit comme limite, comme présupposition à reproduire, posant toute activité, tout rapport social entre les individus comme transformation, production, création (1). L’immédiateté sociale de l’individu, cela signifie fondamentalement l’abolition de la division de la société en classe, scission par laquelle la communauté est étrangère à l’individu. “L’état de chose que crée le communisme est précisément la base réelle qui rend impossible tout ce qui existe indépendamment des individus, dans la mesure toutefois où cet état de chose existant est purement et simplement un produit des relations antérieures des individus entre eux. Pratiquement les communistes traitent donc les conditions créées par la production et le commerce avant eux comme des facteurs inorganiques, mais ils ne s’imaginent pas pour autant que le plan ou la raison d’être des générations antérieures ont été de leur fournir des matériaux.” (Marx Idéologie Allemande, Ed. Sociales, p.97)

« On peut alors approcher positivement ce que sont les individus immédiatement sociaux, ou plutôt ce que sont les rapports d’individus immédiatement sociaux : leur autoproduction dans leurs rapports réciproques n’implique jamais une reproduction dans un état qui serait une particularisation de la communauté, ce qui est impliqué par la division du travail, la propriété et les classes (2). Les individus immédiatement sociaux traitent consciemment tout objet comme activité humaine et dissolvent l’objectivité en un flux d’activités (3) ; ils traitent leur propre activité comme particularisation concrète de l’activité humaine (4) ; ils considèrent pratiquement leur production et leur produit (dans leur coïncidence) comme étant leur propre fin en soi et incluant leurs déterminations, leurs possibilités d’effectuation et leurs finalités (5) ; et finalement ils posent la société comme étant à produire constamment dans le rapport entre individus, et chaque relation comme prémisse de sa transformation (6). » (T.C 9, p. 42)

Cette description se déduit :

(1) : La révolution comme rapport de prémisse en tant qu’aboutissement d’un cycle de luttes

(2) : Pour le prolétariat être une classe en contradiction avec la classe capitaliste, c’est poser son existence de classe comme une aliénation

(3) : Le prolétariat comme abolition de la propriété sur la base de la propriété

(4) :  Le prolétariat comme abolition de la division du travail sur la base de la division du travail

(5) : Le prolétariat comme abolition de l’échange et de la valeur sur la base de l’échange et de la valeur.

(6) : Le prolétariat comme abolition de toute particularisation de la société en tant que classe.

De ce point de vue, le thème de « l’immédiateté sociale de l’individu » qui revient de façon récurrente dans Théorie Communiste n’échappe pas à tout soupçon. Il est légitime de se demander quel est cet individu « immédiatement social ». N’avons-nous pas affaire à l’individu libre isolé de la société bourgeoise parvenu à son stade idéal de réalisation ? Un rêve libertarien. L’individu comme petit entrepreneur de lui-même réussissant toujours car on a supposé par hypothèse qu’il coïncide avec la société. L’immédiateté sociale n’est-elle pas le rêve de la société transparente qui renvoie à toute une téléologie de l’aliénation : perte de l’identité et retrouvaille qui suppose que la perte n’est que le processus de la retrouvaille par laquelle seulement la perte elle-meme existait ?

Dans toute ces fictions tautologiques a disparu que l’individu est l’ensemble de ses rapports sociaux que, pour le communisme, par facilité, nous nous contenterons d’appeler « relations avec les autres ». C’est l’individu et la communauté qu’il faut penser simultanément et pas seulement une somme d’individus dont chacun est le point de départ absolu. Si l’individu et la communauté sont pensés simultanément, c’est la contrainte qui peut légitimement apparaître, car le rapport avec les autres est ma définition. Les autres existent comme nécessité, pour moi, de ma propre existence, mon activité inclut leur existence et celle-ci est une contrainte sur la mienne, une définition nécessaire. Tout cela peut choquer si on propulse dans le communisme le rêve de l’individu actuel. Tel individu, telle communauté, telle contrainte : j’aurai peut-être envie de parler du « sens de la vie », mais s’il y a des choses à faire, je les ferai. C’est le petit individu tout imbu de lui-même de la société capitaliste propulsé dans le communisme qui pleure alors sur la contrainte. Cette contrainte est dans son contenu la disparition de tout ce qui peut être nommé produit, c’est-à-dire un objet présenté aux autres individus comme fini, comme entrant en tant que tel (fini) dans leur consommation. Il n’y a plus de produit parce que l’activité humaine est un flux infini, mais la contrainte, pour chacun, est là, elle n’est rien d’autre que la communauté qui le définit en tant qu’individu.

La définition minimale du communisme en tant qu’individu immédiatement social enferme une contradiction : l’immédiateté sociale signifie qu’il n’y a pas de société. Mais cette contradiction est celle-là même du communisme qui n’est pas une fin de l’histoire (plus ou moins effrayante) dans la transparence de chacun à tous les autres. Le communisme contient une contradiction constante comme tension à l’autonomisation de la communauté.

R.S.


[1] Ce texte se trouve en ligne sur le site DNDF (Des nouvelles du front) et publié dans le n° 139 (hiver 2009-2010) de la revue Echanges.

[2] Théorie Communiste peut parfois sembler difficile à lire, c’est la rançon à payer pour qu’il n’y ait jamais rien de cacher des présupposés, ni rien faisant semblant d’aller de soi.

[3] Un bon exemple en est actuellement le travail théorique fourni par Bruno Astarian qui, de son livre Le travail et son dépassement (Ed. Senonevero) à sa brochure Le Mouvement des Piqueteros (Echanges) en passant par ses textes sur les émeutes de Los Angeles, Aux Origines de l’anti-travail (Echanges) et la vision qu’il donne de Mai 68, Les Grèves en France en mai –juin 1968 (Echanges), fournit un matériel très intéressant, mais construit, en pointillés une ligne théorique et historique de la contradiction entre le prolétariat et le capital dont les références ne sont plus que « l’anti-travail » et les mouvements sociaux, qui conçus comme un certain « en-dehors » du rapport capitaliste, ou plutôt du rapport salarial, seraient contraints de ce fait d’expérimenter d’autres rapports sociaux.

  1. Patlotch
    02/04/2010 à 16:43 | #1

    Quelque chose me gêne, indépendamment du fait que RS écarte d’emblée, sur la base de ce qui est devenu essentiel pour lui, ce qui peut donner un intérêt à ce texte, certes du côté du récit et du communisme-fiction.

    J’entends bien que le processus du communisme, et sa positivité, sont dans le mouvement actuel des luttes, leur caractère de remise en cause de l’existence de classe, porté à son aboutissement dans ce cycle.

    Le déclenchement de la crise, qui est crise de reproduction avant d’être “crise révolutionnaire”, est bien entendu le produit de la lutte de classes et pas d’un cheminement autonome de l’économie. Mais le “blocage” (à la reproduction) ne se pose-t-il pas d’abord dans les termes de l’économie ? Quand RS affirme « c’est la révolution qui est le « blocage » et non le « blocage » qui est un préalable à la révolution.», il me semble que tout à sa démonstration (c’est au présent qu’il faut parler de communisation, donc de révolution), il va un peu vite en besogne. Il me semble qu’il y a bien une succession de phase, et que le blocage, la crise dans laquelle tout se bloque pour le capital n’est pas encore la révolution. Il y a toujours une possibilité que le capitalisme reparte sur ses bases dans une nouvelle restructuration (serait-elle d’une autre forme, par exemple l’autogestion). Et c’est bien alors que se pose le contenu de luttes communisatrices, c’est-à-dire de faire la révolution. Alors et alors seulement « C’est le prolétariat contre le capital qui prend les mesures qui sont son irréproductibilité » et si ce n’est pas « son irréproductibilité qui est le préalable des mesures de communisation de la société.», il y a bien eu un moment préalable où le système s’est bloqué sans qu’il y ait eu activité révolutionnaire du prolétariat. Sans quoi on arrive à dire que la communisation commence avant l’activité de crise du prolétariat, qui bloque la possibilité d’un retour au capital, mais il ne s’agit plus du blocage économique initial de l’économie, dans lequel son activité de classe contre le capital a certes été déterminante. Autrement dit ne peut-on parler de deux “blocages” entre lesquels il y a ce saut qualitatif qui est à proprement parler la révolution.

    C’est peut-être un peu schématique, mais schématique pour schématique, je sens un glissement un peu ambigu dans la formulation relevée (« c’est la révolution qui est le « blocage »), tordant le bâton dans l’autre sens, pour insister sur ” C’est au présent qu’il faut parler de la communisation “.

  2. RS
    04/04/2010 à 20:21 | #2

    Salut
    D’abord quelques citations de mon texte à propos de la question que tu soulèves.

    « Il (le prolétariat) abolit les classes dans la révolution, par les mesures qui sont prises dans le cours d’une crise qui devient crise révolutionnaire et qui en tant que telle devient le blocage de l’accumulation. »

    « Nous sommes face à une vision schématique qui ne conçoit pas que le face à face dans la crise est encore un rapport du prolétariat au capital, c’est la révolution qui est le « blocage » et non le « blocage » qui est un préalable à la révolution. »

    « Ce n’est pas l’aggravation illimitée de la crise qui produit la révolution, mais l’action du prolétariat dans la crise qui produit le communisme. »

    « L’énoncé même de ce cours antérieur montre qu’il n’y a pas de situation qui, saisie unilatéralement, soit sans issue pour le capital. La crise du rapport d’exploitation est donnée dans le prolétariat et dans le capital, comme recherche de l’aggravation de l’exploitation et comme résistance à cette aggravation. C’est cette résistance qui dans son déroulement spécifique montre que le roi est nu, que contre le prolétariat et, de par l’activité de celui-ci, il ne peut produire un mode de valorisation supérieur. »

    Il me semble que mon texte était assez clair sur la question soulevée par Patlocht. Je n’assimilait pas ni chronologiquement, ni conceptuellement la crise « économique » et le « blocage » (ce terme de « blocage » n’est pas très bon, à la fois trop catégorique et trop flou). A aucun moment il y a dans mon texte un oubli du fait que la crise se déclenche comme crise de l’accumulation du capital et de la reproduction de l’implication réciproque entre les classes. Mais, je suis bien d’accord, aucune crise n’est exempte d’une restructuration possible, il n’y a pas de stade final.
    C’est historiquement et qualitativement qu’il faut aborder les choses. Toute crise est une certaine configuration de la relation entre les classes et de leurs pratiques respectives. C’est là où le cycle de luttes antérieur est déterminant, c’est un type de pratique, apparaissant dans le cours de la crise, qui peut bloquer la reproduction capitaliste, à ce moment là au sens très fort qu’à ce terme. Jusque là, toute crise, même les plus violentes sont toujours des moments de la reproduction du capital. Il n’y jamais de plan, mais du fait même de ce qu’est le capital, un processus de valorisation / dévalorisation, la crise est en elle-même ouverture vers une restructuration. C’est un type de pratiques apparaissant dans la crise qui en fait la révolution, c’est-à-dire « la crise finale ». J’écris : « C’est à ce moment (dans la crise, nda) que les conditions antérieures de la valorisation, et du cycle de luttes, sont déterminantes : contradiction entre prolétariat et capital se définissant au niveau de la reproduction de leur rapport ; disparition d’une identité ouvrière confirmée dans la reproduction du capital ; identité entre l’existence comme classe du prolétariat et sa contradiction avec le capital. ». C’est précisément contre l’indétermination sociale que l’on trouve dans le texte de BA que je m’élève.
    Et encore, la révolution peut échouer, être battue, l’extension des mesures communisatrices n’est pas acquise. Elles sont des mesures qui se prennent contre le capital, ce qui signfie que sa reproduction où les fondements de celle-ci, la vente de la force de travail et son achat, sous des formes mêmes « hétérodoxes », l’échange, des formes de Welfare de base organisée par des Etats, ou autres recompositions institutionnelles, sont toujours là dans cette situation éminement catastrophique (c’est-à-dire où plus rien ne prend pour faire système) qu’est la révolution. Il est vrai que la dynamique du mode de production capitaliste est une contradiction pour cela même dont elle est la dynamique (un jeu qui peut mettre en cause sa propre règle), mais elle demeure aussi, par là-même, sa dynamique.
    La révolution est inscrite là-dedans comme une conjoncture probable quand à sa survenue future, nécessaire quand à la considération présente des luttes de classe dont cette conjoncture est le résultat. La communisation elle-même est une somme d’activités contre la reproduction capitaliste en cela, déjà, sa victoire n’est pas inscrite en elle, mais encore elle développe ses propres contradictions. La plus simple de ces contradictions est qu’elle développe des formes de socialisation qui la fixe. Mais il en est une plus grave encore. C’est le procesus d’unification du prolétariat dans son abolition. Dans ce processus d’unification ce sont des masses énormes de prolétaires qui sont embarquées dans le mouvement et qui ne sont pas des ouvriers. C’est-à-dire que la contradiction qui entraîne l’abolition de la valeur c’est la contradiction du capital comme contradiction en procès (cf. Grundrisse), mais cette contradiction en tant ue force vivante c’est la contradiction entre surtravail et travail nécessaire, c’est-à-dire le prolétariat au sens strict de classe ouvrière. Et c’est sur cette base que le prolétariat s’unifie dans l’abolition de la valeur, sur cette base qu’il devra englober, entraîner une masse fantastique de paysans ruinés, de prolétaires de l’économie informelle, etc. qui appartiennent certes au cycle mondial du capital, qui sont exploités, mais comme échangistes. Ils ne vivent pas la contradiciton de la valeur comme contradiction entre surtravail et travail nécessaire, ils ne vivent donc pas immédiatement la nécessité de son dépassement. La misère et le dénuement extrême ne sont pas en eux-mêmes la nécessité, la contrainte à être révolutionnaire. Là, le mode de production capitaliste possède une masse de manœuvre physique et sociale qui peut faire frémir.
    Cependant, même de ce point de vue, l’éventualité d’une restructuration « autogestionnaire » évoquée par Patlocht me semble improbable, non que des formes d’autogestion ne puissent pas apparaître, mais elles ne sont pas une contre-révolution (ce qu’est la restructuration), elles peuvent être une articulation de la contre-révolution, mais pas la contre-révolution elle-même. Cette dernière est toujours spécifiquement capitaliste, ces formes « autogestionnaires » pouvant servir d’articulation sont balayées même violemment par la contre-volution qu’elles ont pu servir à mettre en selle.
    Il faut saisir que la révolution communiste est avant tout une situation d’entropie, toutes les configurations sociales (les formes qui faisaient société) se mettent à tomber dans le vide et même des situations antérieures, des contradictions que l’on croyait dépassées comme le soulignait Joachim Flore dans un article de Meeting. Rien n’est moins sûr qu’un nouveau carambolage des atomes comme aurait dit Epicure. Je suis de plus en plus préoccupé par des concepts comme celui de « moment actuel » ou de « conjoncture ».
    Pour en revenir à la question de départ, ce qui m’intéresse c’est la possible survenue dans la crise, du fait des caractèristiques du cycle de luttes et de la nature historique spécifique de cette crise, de pratiques constituant une conjoncture révolutionnaire.

    Amicalement
    R.S

  3. Patlotch
    05/04/2010 à 15:39 | #3

    Merci pour les précisions. J’avais lu un peu vite, mais effectivement, la reprise du terme de “blocage” perturbe la saisie dialectique du processus, entre continuité de formes de luttes aux limites – telles qu’on peut en avoir une idée aujourd’hui – et rupture qualitative par des mesures communisatrices dans la crise économique, le facteur quantitatif conditionnant le dépassement qualitatif avec le contenu des mesures prises, ce qu’aucune lutte actuelle ne peut esquisser, encore moins “amorcer”. Et cette imbrication du quantitatif et du quallitatif est effectivement liée à la capacité du prolétariat productif de gagner celui qui ne l’est pas à l’abolition de la valeur. De ce point de vue, les remarques de BA sur la nécessité d’abolir la valeur comme valeur d’échange ET comme valeur d’usage me semblent importantes, parce qu’on sent bien que c’est la question de l’usage qui met en selle les solutions alternatives, y compris sur la base de théorisations marxisantes.

    Je suis d’accord avec ta mise au point, la possibilité d’une restructuration n’est pas dans la réussite d’une forme autogestionnaire, qui se présente davantage comme une ultime fantasme prolétarien programmatique, qui ne peut néanmoins satisfaire le capialisme. Au demeurant je pense que c’est le caractère partiel et isolé d’une lutte qui peut faire envisager une solution autogestionnaire, mais, cerné par la spécificité capitaliste des échanges économiques, ne peut conduire qu’à son instabilité et à son échec.

    Le concept de “conjoncture” est intéressant, comme faiseau d’événements et de circonstances présentes à un moment donné, et balayer avantageusement l’objectivisme et le subjectivisme de “conditions” à réunir.

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