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La crise, moteur du capitalisme

L’histoire du capitalisme se confond avec l’histoire de ses crises. Sur la période 1970-2007, on ne compte pas moins de 124 crises bancaires, 208 crises de change et 63 crises de la dette souveraine ! Même si la plupart d’entre elles restent limitées à des pays périphériques, cela n’en demeure pas moins un constat très impressionnant.[print_link]

Devant de tels chiffres, l’idée d’une autorégulation par les marchés apparaît comme insuffisante. Pour comprendre comment le capitalisme gère ses excès, il semble que l’hypothèse alternative d’une régulation par les crises ne manque pas d’arguments. Pour s’en convaincre, il n’est que de considérer ce qu’on nomme les “grandes crises” ou crises structurelles. Parce qu’elles sont des périodes de profonde mutation, leur rôle dans l’évolution historique du capitalisme est crucial. La plus célèbre d’entre elles est la Grande Dépression (1929-1939).

Il s’agit de crises profondes, non seulement quantitativement par leur intensité, mais également qualitativement par l’ampleur des transformations institutionnelles qu’elles initient. Ces crises ont pour origine l’épuisement d’un modèle de croissance qui ne réussit plus à contenir ses déséquilibres. Pour repartir, le système économique a besoin de nouvelles règles du jeu, de nouvelles institutions, de nouveaux compromis. Tel est l’enjeu des grandes crises : réinventer un nouveau modèle de croissance.

Ainsi, au cours de la période 1929-1945, le capitalisme a-t-il dû se transformer en proposant un projet original, fondé non plus sur la concurrence à tout-va, mais sur une adéquation permanente, centrée sur la grande entreprise industrielle, entre augmentations du salaire réel, gains de productivité et croissance. Pour désigner ce modèle qui émerge au sortir de la seconde guerre mondiale, on parle de “régulation fordienne”, par référence à Henry Ford, qui avait compris que, pour pouvoir vendre ses automobiles et faire des profits, ses ouvriers devaient être bien payés.

Après avoir conduit à une exceptionnelle prospérité, connue sous le nom des “trente glorieuses” (1945-1973), le régime fordien entre, à son tour, en crise. C’est la stagflation des années 1970 (1973-1982), qui mêle d’une manière inédite inflation et croissance faible. Si cette grande crise diffère de celle de 1929, sa signification reste identique : la fin d’une époque et l’avènement d’une nouvelle forme de capitalisme. En conséquence, après la stagflation, au début des années 1980, émerge le capitalisme financiarisé, encore appelé “capitalisme patrimonial” ou “capitalisme néolibéral”.

La rupture avec le régime antérieur est prodigieuse, particulièrement par l’ampleur que connaît la dérégulation financière. On assiste au démantèlement progressif du cadre réglementaire qui, fait notable, avait conduit à l’élimination de toute crise bancaire durant la période fordienne, entre 1945 et 1970. Politiquement, c’est l’arrivée au pouvoir des gouvernements libéraux de Margaret Thatcher au Royaume-Uni (mai 1979) et de Ronald Reagan aux Etats-Unis (janvier 1981) qui marque le début de cette nouvelle phase. Mais, du point de vue de la régulation économique, l’origine de ce nouveau capitalisme est à trouver dans la transformation révolutionnaire que connaît la politique monétaire. Désormais, l’inflation devient la cible prioritaire.

Pour la combattre, Paul Volcker mis à la tête de la Réserve fédérale américaine (Fed) en 1979 procède à une augmentation étonnante du taux d’intérêt à court terme, jusqu’à atteindre 20 % en juin 1981. Cette politique engendre une mutation complète et définitive du rapport de forces entre débiteurs et créanciers au profit de ces derniers. Désormais, les possesseurs d’actifs financiers ne risquent plus de voir leur rentabilité rongée par l’inflation. Ils ont le champ libre. C’est le début d’une période de vingt-cinq ans qui a pour caractéristique centrale de placer la finance de marché au centre de la régulation, bien au-delà de la seule question technique du financement. Pour le dire simplement, ce sont les marchés financiers qui contrôlent désormais les droits de propriété, ce qu’on n’avait jamais connu auparavant.

Dans les capitalismes antérieurs, la propriété du capital s’exerçait sous la forme du contrôle majoritaire au sein de structures spécifiques hors marché, à l’exemple de la Hausbank allemande (“banque maison”) ou du contrôle familial. Le représentant emblématique du capitalisme patrimonial est l’investisseur institutionnel. Il est porteur d’une nouvelle gouvernance des entreprises, centrée sur la “valeur actionnariale”.

La crise qui débute en août 2007 doit, selon nous, être comprise comme marquant l’arrivée aux limites du capitalisme patrimonial et son entrée en grande crise. Comme les capitalismes précédents, il succombe lorsque le principe même de son dynamisme se retourne contre lui pour devenir source de déséquilibres. En l’occurrence, c’est la question financière qui s’avère déterminante. Le capitalisme patrimonial ne réussit plus à contrôler l’extension de son secteur financier, dont le poids devient handicapant à partir d’un certain seuil.

Pour le voir, considérons l’endettement total des Etats-Unis, tous secteurs confondus. Entre 1952 et 1981, durant la période fordiste, sa croissance reste modérée : de 126 % à 168 % du PNB. Pendant la phase néolibérale, ce même ratio explose, pour atteindre 349 % en 2008 ! De même pour le total des actifs financiers des Etats-Unis. Il reste stable de 1952 à 1981, entre 4 et 5 fois le PNB, pour se mettre ensuite à croître jusqu’à plus de 10 fois le PNB en 2007. Au niveau mondial, l’observation est identique : le total des actifs financiers, qui vaut 110 % du PNB mondial en 1980, atteint 346 % en 2006.

Si, dans un premier temps, l’expansion financière a participé activement à la formation de la croissance néolibérale, il apparaît qu’aujourd’hui elle est devenue disproportionnée. Pensons que ce secteur s’approprie 40 % des profits totaux américains en 2007, contre 10 % en 1980, alors qu’il ne représente que 5 % de l’emploi salarié. La démesure est extrême. Elle pèse sur l’ensemble de l’économie par de nombreux canaux. D’abord au travers des exigences de rentabilité. La mondialisation financière des droits de propriété a donné aux actionnaires relayés par les investisseurs institutionnels une puissance inédite. Elle a permis l’émergence d’une norme de rendement aux alentours de 15 % pour les sociétés cotées. Cette exigence de rentabilité est intenable à long terme. Trop peu d’activités industrielles offrent des rendements aussi élevés.

En conséquence, faute d’emplois rentables, sous la pression de la valeur actionnariale, les entreprises ont été amenées à rendre le capital aux actionnaires sous forme de dividendes ou de rachats d’actions. On sait qu’aux Etats-Unis l’émission nette d’actions est négative depuis une quinzaine d’années. Autrement dit, le marché boursier américain finance les actionnaires et non l’inverse. Parce qu’elle pèse sur la croissance des pays développés et nourrit les stratégies de délocalisation, cette rentabilité exigée conduit à une baisse importante de l’emploi manufacturier en Europe et aux Etats-Unis.

La deuxième conséquence se déduit immédiatement : une forte pression sur les salaires. Elle découle d’un rapport de forces très inégal entre une représentation unifiée des actionnaires et une extrême fragmentation des organisations syndicales. En conséquence, alors que, dans le régime fordiste, une part importante des gains de productivité revenait aux salaires, ce qui nourrissait le dynamisme de la demande, ce n’est plus vrai dans le capitalisme patrimonial. Le salaire réel stagne, ce qui constitue un frein permanent à la croissance économique. D’où le recours à l’endettement des ménages avec les effets que l’on connaît.

Troisième conséquence : une montée massive des inégalités. En effet, une caractéristique essentielle de la nouvelle gouvernance d’entreprise est d’avoir fait basculer le haut management du côté des propriétaires. C’est toute la question des nouvelles règles de rémunération visant à aligner les intérêts des dirigeants sur ceux des actionnaires. Il s’en est suivi un éclatement des inégalités dans les pays développés. L’écart entre le salaire moyen des ouvriers et le salaire des dirigeants est passé de 40 à 500 aux Etats-Unis.

Encore plus impressionnant : si l’on considère les 90 % des salariés les moins riches et qu’on compare leur revenu moyen au revenu moyen des 1 % les plus riches, alors que, sur la période 1933-1973, un certain rattrapage est observé, sur la période 1973-2006 (33 ans), on constate qu’en termes réels le revenu moyen des premiers décroît légèrement quand il est multiplié par 3,2 pour les seconds. De telles inégalités ont des effets politiques autant qu’économiques. A terme, c’est l’unité du corps social qui se trouve mise en péril.

Il est frappant de constater à quel point les marchés se sont montrés incapables d’infléchir ou même simplement de modérer ces déséquilibres. C’est une leçon qu’il faut garder à l’esprit. Ainsi, selon la théorie de l’efficience financière, la concurrence aurait-elle dû accroître le bien-être des consommateurs, en l’occurrence les emprunteurs hypothécaires, en leur fournissant des produits de bonne qualité, capables de gérer les risques que comporte l’accession à la propriété, à des coûts faibles.

C’est au nom d’un tel résultat qu’a été justifiée la libéralisation des marchés. Et non pour accroître les bonus bancaires. Il n’en a rien été. De même, attirés par de fortes rémunérations, un grand nombre de nos ingénieurs les mieux formés migrent vers le secteur financier. Est-ce là une situation satisfaisante lorsqu’on songe à tous les défis techniques que nous aurons à affronter ? L’entrée en crise correspond au moment où ces déséquilibres prennent une ampleur telle que la cohérence d’ensemble se trouve remise en cause. La question d’une nouvelle régulation est alors posée.

Cependant, la crise n’offre pas de solution toute prête. Loin de là, dans un premier temps, elle ne fait qu’aggraver les problèmes car elle accentue les tendances propres au capitalisme patrimonial. Prenons la question financière, dont on a vu qu’elle joue un rôle crucial. Durant les quinze dernières années, le secteur bancaire a évolué vers un haut degré de concentration autour d’un tout petit nombre de très grandes banques. Cette évolution est problématique, parce qu’elle produit des géants qui, en raison de leur taille, sont porteurs d’un risque systémique.

En conséquence, les autorités publiques se trouvent de facto contraintes de leur venir en aide en cas de difficultés. Tous les économistes sont d’accord pour juger qu’une telle situation n’est pas acceptable. Elle conduit ces acteurs à prendre des risques excessifs, puisque les profits leur reviennent alors que les pertes sont socialisées. Or la crise et les mesures d’urgence prises par les autorités publiques ont encore accentué la concentration du secteur bancaire. Bear Stearns, Lehman Brothers, Merrill Lynch, Wachovia et Washington Mutual ayant disparu, les banques restantes sont devenues encore plus importantes.

Autrement dit, les banques déjà trop grandes pour faire faillite sont devenues encore plus grandes ! Dans ces conditions, démanteler ces conglomérats énormes, par exemple en séparant banque d’investissement et banque de dépôts, devrait être un objectif prioritaire. Une banque trop grande pour faire faillite devrait également être trop grande pour exister. Mais une telle politique suppose une mutation en profondeur des esprits. Pour l’instant, elle semble bien éloignée. Globalement, le G20 continue à penser dans le cadre du capitalisme néolibéral. Cependant si notre diagnostic est exact, la persistance de la crise nécessitera un changement de paradigme.

Les difficultés à venir sont de deux ordres : non seulement le maintien d’un chômage de masse dans les pays développés, mais également le développement d’importantes difficultés monétaires. Notons que jusqu’à maintenant, la crise a été principalement de nature financière et bancaire. Les autorités publiques ont réussi à la contrôler grâce au maniement vigoureux de l’arme monétaire. Pour le dire simplement, elles ont noyé les difficultés sous les liquidités avec l’aide active des banques centrales.

Cependant, aujourd’hui, la masse des liquidités ainsi produites associée à la croissance vertigineuse des dettes publiques fait entrer la crise dans un nouveau stade où la question de la valeur des monnaies arrive sur le devant de la scène. En la matière, les lieux d’une possible rupture ne manquent pas : quid de l’hégémonie du dollar, de l’unité de la zone euro, de la parité du yuan ou de la faiblesse de la livre sterling ? C’est la cohésion internationale du néolibéralisme qui se trouverait alors directement questionnée.

Les forces d’ébranlement apparues au grand jour en août 2007 n’ont pas encore fini de faire sentir leurs effets dévastateurs.

André Orléan est économiste.

André Orléan
A propos de l’auteur

Né en 1950, à Paris, administrateur de l’Insee, cet ancien polytechnicien est directeur de recherche au CNRS depuis 1987. Il a également été membre du conseil scientifique de la Commission des opérations de Bourse, qui a fusionné en 2003 avec le Conseil des marchés financiers pour former l’Autorité des marchés financiers (AMF). Depuis 2006, il est directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS). Il fait partie du comité de direction de la revue “Annales. Histoire, sciences sociales”. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont “Le Pouvoir de la finance” (Odile Jacob, 1999).

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  1. Patlotch
    02/04/2010 à 15:58 | #1

    Du point de vue de la Théorie communiste, ce texte est intéressant par ce qu’il ne dit pas.

    À propos de la crise des années 70, l’auteur nous dit « Si cette grande crise diffère de celle de 1929, sa signification reste identique : la fin d’une époque et l’avènement d’une nouvelle forme de capitalisme. ». J’ai lu un peu vite, mais il ne me semble nulle part définir dans chaque pas – et pas davantage pour la crise depuis 2009 – ce qui carcatérise l’époque d’avant et celle d’après. S’il le fait c’est dans les termes de l’économie, de la finances, et un peu des salaires.

    Par exemple, il ne dispose pas des concepts de subsomptions formelle et réelle, et par conséquent, il écrit l’histoire dans les termes objectivés de l’économie. Au moins les patrons savent-ils, eux, qu’ils font de la lutte de classe autant que de l’économie.

    Pour cet économiste (bourgeois, c’est un pléonasme), pour qui tout se ramène à sa spécialité universitaire séparée (en particulier ici, de l’histoire et de la sociologie) le capital n’est pas un mode de production fondé sur la lutte de classe. Les luttes du prolétariat ne sont pour rien dans les crises…

    Quand il écrit d’entrée, après un titre alléchant, « L’histoire du capitalisme se confond avec l’histoire de ses crises », il ne fait pas l’histoire du capitalisme, mais de son économie au sens strict, ce qui n’a aucun sens et du point de vue historique, et de celui du capitalisme (on se demande même pourquoi il utilise le terme).

    Je ne parle pas des trentes dernières années, où le déficit de théorie du capital est encore plus grand. Heureusement que les patrons ont de meilleurs économistes, pour les aider à “changer de paradigme”. Les prolétaires en luttes sont d’ailleurs les meilleurs conseillers, à n’en pas douter.

    Cela explique sans doute pourquoi Pepe a classé le texte dans “Nouvelles du monde” plutôt que “Du côté de la théorie”. Je suggère pour André Orléan une rubrique “à côté de la théorie”, comme on dit à “côté de la plaque”.

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