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Pour comprendre ce qu’il se passe en Egypte

En complément de l’article très intéressant ci-dessous, il faut lire l’article “Les frères musulmans égyptiens face à la question sociale : autopsie d’un malaise socio-théologique” signalé par l’excellent site “lieux communs” et  DISPONIBLE ICI


Pourquoi les progressistes égyptiens marquent des points…

Suleiman a tenté de s’allier les Frères musulmans pour casser la dynamique révolutionnaire mais les groupes organisés des femmes et des jeunes égyptiens ne pouvaient plus être arrêtés

Le 6 février 2011, Omar Suleiman, vice-président égyptien désigné à la hâte, a invité la vieille garde, ou ce qu’on pourrait appeler le « courant des businessmen » des Frères musulmans, à une réunion au sommet, dans le cabinet au décor de bois de rose du palais présidentiel de Moubarak. Le but de leur rendez-vous secret était de discuter d’un accord qui mettrait fin au soulèvement national et rétablirait la «normalité». Quand la nouvelle de ce rendez-vous éclata, la blogosphère fut parcourue d’expressions de joie et de terreur. Le scénario cauchemardesque des partis politiques de gauche comme de droite était-il sur le point de se réaliser? Suleiman, interlocuteur agréé par les Etats-Unis et Israël, allait-il faire fusionner son appareil militaire et policier avec la branche la plus conservatrice du vieux mouvement « social » islamiste? En entendant la nouvelle, le chef suprême de l’Iran adressa ses félicitations aux Egyptiens. Et aux États-Unis, Glenn Beck et John McCain se mirent à fantasmer sur une prochaine guerre mondiale et l’apparition inévitable d’un califat cosmique.

Le même jour, un officiel anonyme de la Maison Blanche déclarait à l’agence Associated Press que tout universitaire qui ne concentrait pas son analyse sur les Frères musulmans et ne les considérait pas comme un acteur principal de la situation « déconnait ». La Maison Blanche semblait croire que Suleiman, chef des services secrets égyptiens, était le genre d’esprit pénétrant sur lequel les Etats-Unis pourraient compter. On put se rendre compte du genre d’«intelligence»  que produisait Suleiman lors d’une interview le 3 février, où il attribuait la cause du soulèvement de l’Egypte à un complot qui pourrait avoir été coordonné par un front uni réunissant Israël, le Hamas, Al-Qaïda et Anderson Cooper de CNN. Après tout, peut-être que Suleiman a aussi un dossier sur le rôle sinistre joué dans le soulèvement par un personnage des « Simpsons », C. Montgomery Burns.

Une fraction d’une faction
En réalité, le rendez-vous secret de Suleiman et des Frères musulmans s’est révélée n’être rien d’autre qu’une tentative de manipulation orchestrée avec Nile TV, une chaîne câblée transformée cette dernière semaine en unité de propagande du type des médias Murdoch, avec aux commandes la garde présidentielle de Moubarak. Les images du  tête-à-tête Suleiman-Frères musulmans furent diffusées à un moment où la légitimité de Soliman et sa santé mentale apparaissaient de plus en plus fragiles et alors que ce sous-groupe des Frères (qui représente seulement une fraction d’une faction de l’opposition) essayait lui aussi de tenter un retour improbable.

Tandis que les journalistes étaient obsédés par la question de savoir lequel des Frères était assis aux côtés de Suleiman, ils continuaient d’ignorer l’importance constante et croissante des mouvements qui avaient initié le soulèvement. Beaucoup parmi les progressistes continuaient de penser que les États-Unis conspiraient avec Suleiman pour écraser tout espoir – comme si le misérable 1,5 milliard d’euros d’aide américaine (qui de toute façon est entièrement recyclé en achats auprès de fournisseurs de l’armée américaine) était ce qui dicte vraiment la politique d’un régime qui négocie des contrats de plusieurs milliards de dollars avec la Russie, la Chine et le Brésil chaque mois et qui a réussi à détourner quelques 40-70 milliards de dollars vers les comptes personnels du président Moubarak.

Faisant mentir Nile TV et les pessimistes, un million et demi de personnes se sont dirigées vers la place Tahrir le 7 février – la plus grande mobilisation depuis le début de ce soulèvement. Toute leur attention fixée sur les Frères, les commentateurs avaient complètement raté les vraies nouvelles des deux derniers jours : la direction du parti au pouvoir (NPD) s’était autodétruite. Dans un geste désespéré, afin de sauver son autorité devenue fantômatique, Moubarak avait jeté aux lions son fils Gamal et toute un groupe d’hommes d’affaires liés aux États-Unis, les forçant à démissionner et gelant leurs avoirs. Au même moment, le journal égyptien El-Masry El-Youm rapportait que les ailes « Jeunesse » et « Femmes » des Frères musulmans avaient décidé de quitter l’organisation principale pour se joindre à un mouvement de gauche, le mouvement du 6-avril. Ceux qui s’étaient assis avec Suleiman n’avaient plus grand-monde derrière eux.

Ci-dessous, on retrace l’histoire du déclin de cette aile « businessmen » des Frères musulmans et celle du pouvoir socio-politique ascendant d’une nouvelle coalition d’hommes d’affaires et d’entrepreneurs militaires impliqués dans le développement du pays. En face d’eux, la force décisive qui s’est levée est celle des micro-entreprises et des organisations de travailleurs, comprenant les femmes et les jeunes, et qui augure favorablement du futur de la démocratie et de l’inclusion socio-économique de l’Égypte.

Des bandes de « Frères »
Les Frères musulmans ne sont pas une force marginale en Egypte. Ils sont très bien organisés dans chaque ville – et on peut leur reconnaître le mérite de fournir des prestations de santé, d’éducation, une aide juridique et des secours, en cas de désastre, aux citoyens ignorés ou négligés par l’État. Comme Mona El-Ghobashy le décrit, dans les années 1990, abandonnant son goût du secret, et ses méthodes hiérarchique et focalisées sur la charia les Frères musulmans a connu une rupture définitive. Aujourd’hui, c’est  un parti politique bien organisé, officiellement interdit, mais parfois toléré. Au cours des vingt dernières années, ils ont fait des percées importantes au Parlement par le biais d’alliances avec d’autres partis et en présentant des candidats indépendants.

Les Frères soutiennent désormais pleinement le pluralisme politique, la participation des femmes dans la politique et le rôle des chrétiens et des communistes comme citoyens à part entière. Cependant, avec la montée en Egypte dans les années 2000 de mouvements concurrents (ouvriers, libéraux ou des droits de l’homme) ceux qu’on peut appeler «l’ancienne nouvelle garde » des Frères, qui ont émergé dans les années 1980, ont continué à garder le cap sur des politiques culturelles, morales et identitaires. Un conservatisme moral et culturel reste la caractéristique de ce groupe –ce que l’on a vu confirmé par la nomination de Muhammad Badeea, un partisan rigide du conservatisme sociale, comme leader en 2010.

Mais ce tournant a été rejeté par beaucoup des femmes et des jeunes du mouvement. « L’ancienne nouvelle garde », dans la ligne du paternalisme moralisateur du gouvernement Moubarak, se retrouve donc en porte-à-faux avec les tendances des nouveaux mouvements, ce qui peut conduire à de nouvelles possibilités de divisions dans l’organisation, ou encore à  une revitalisation et une réinvention passionnante des Frères, tandis que les ailes «  Jeunesse » et « Femmes » se rapprochent de la coalition du 6-avril.

L’aile traditionaliste de « l’ancienne nouvelle garde » est composée de dirigeants syndicaux professionnels et de riches hommes d’affaires. Durant les années 1950 à 1980, le mouvement rassemblait et représentait surtout les éléments frustrés de la bourgeoisie, mais cette classe fut assez largement emportée par les nouvelles opportunités économiques et nombreux sont ceux qui ont quitté l’organisation. L’aile « Business » des Frères a alors commencé à ressembler à un groupe de francs-maçons à la retraite, à ceci près qu’au Moyen-Orient, les francs-maçons ont cessé de porter le fez…

Dans les dix dernières années, cette force politique a été partiellement co-optée par le gouvernement Moubarak. Tout d’abord, les Frères furent autorisés à entrer au Parlement en tant que candidats indépendants et à participer au tout récent boom économique. Certains seniors parmi eux sont maintenant propriétaires de grandes entreprises de téléphones mobiles et de projets immobiliers. Ils ont été absorbés depuis des années dans la machine NDP et dans l’establishment de la classe moyenne-supérieure. Par ailleurs, le gouvernement s’est complètement approprié le discours moral des Frères.

C’est ainsi que depuis dix ou quinze ans, l’Etat policier de Moubarak a joué les provocateurs à plusieurs reprises en brandissait la bannière de l’Islam, en s’attaquant aux femmes qui souhaitent exercer un métier indépendant, aux homosexuels, aux utilisateurs de l’internet, aux  adorateurs du diable, aux éleveurs de porcs qui participent au recyclage des poubelles, aux squatters d’habitats à  loyers contrôlés, ainsi qu’aux Bahai, et aux minorités chrétiennes et chiites. Au cours de ses croisades morales, le gouvernement Moubarak a fait pilonner des livres, fait harceler des femmes, et excommunier des professeurs d’université. On pourrait donc presque dire que l’Egypte a déjà connu l’expérience d’un régime islamiste obscurantiste, celui de Moubarak. Les Egyptiens ont donc déjà connu ce régime et ils l’ont détesté.

Les travaux de Saba Mahmood et d’Asef Bayat publiés ces dernières années montrent que le peuple a été progressivement dégoûté par la politisation de l’islam entreprise par Moubarak. C’est en tant que projet d’auto-gouvernance, de piété éthique et de solidarité sociale que les Egyptiens ont commencé à se réapproprier l’islam. Une tendance qui rejette explicitement l’orientation politique des Frères.

L’armée comme classe moyenne populiste
Si les Frères musulmans représentaient au milieu des années 1980 les éléments frustrés et marginalisés de la classe moyenne, on trouve aujourd’hui un large éventail de groupes laïcs – sans être anti-religieux, qui représentent les modèles économiques que l’on voit émerger à travers le pays. En outre, ces groupes sont entraînés  par le tourbillon d’énergies politico-économiques qui leur arrivent des nouveaux acteurs mondiaux que sont la Russie, le Kazakhstan, l’Azerbaïdjan, Israël, Dubaï, la Chine, la Turquie et le Brésil dont l’influence et les investissements en Egypte sont parfois anciens, parfois renouvelés – avec aussi les fonds rapatriés par les hommes d’affaires égyptiens qui s’étaient aventurés dans le boom immobilier des  Emirats.

Dans le cadre de cette nouvelle mondialisation multi-dimensionnelle, où la division Est/Ouest est déterminante et les modèles post-coloniaux radicalement redessinés, l’armée devient l’un des médiateurs économiques et un modèle de réussite. L’armée égyptienne est en effet l’un des acteurs économiques les plus intéressants et les plus mal compris du pays. Ses intérêts économiques sont répartis de manière particulière. Puisque la guerre lui est interdite par les accords de Camp David, elle a utilisé sa souveraineté sur d’immenses étendues de désert et de bandes où elle a créé des centres commerciaux, des lotissements sécurisés et des stations balnéaires – fournissant approvisionnement et services aux riches et aux moins riches Egyptiens, aux consommateurs locaux et internationaux, et aux touristes. Sa position par rapport à l’insurrection est donc compliquée.

Les militaires haïssaient la clique de capitalistes prédateurs qui entourait Gamal Moubarak, et vendait les terres, les actifs et les ressources du pays aux entreprises américaines et européennes. Cependant, l’armée a néanmoins besoin de touristes, de consommateurs et d’investisseurs dans ces lieux touristiques et autres stations balnéaires où elle a elle-même investi plusieurs milliards de dollars. Considérée comme la représentante et la protectrice du «peuple», elle souhaite que les gens rentrent chez eux et cessent de faire fuir les touristes. Elle va sans doute continuer à jouer ce jeu médian de manière intéressante dans les années à venir.

Les services secrets que dirige Suleiman font nominalement partie de l’armée – mais ils en sont institutionnellement tout à fait distincts. Dépendent de financements étrangers, proches surtout d’Israël et des Etats-Unis, les services secrets n’ont pas bonne presse auprès des Egyptiens. Tandis que l’armée de l’Air et l’armée de terre sont bien implantées dans le tissu des intérêts économiques et sociaux du territoire national. L’armée a eu un rôle crucial lorsqu’elle a sauvé la dynamique insurrectionnelle du soulèvement en contrant le goût de Suleiman pour la répression.

Le 4 février, jour de brutalités policières terrifiantes place Tahrir, les commentateurs furent nombreux à remarquer que les militaires tentaient d’arrêter les attaques des voyous, sans toutefois se montrer trop agressifs. Était-ce le signe que les militaires voulaient vraiment que les manifestants soient écrasés? Depuis lors, on a appris que les militaires présents n’avaient pas de munitions, le régime les ayant confisquées de peur qu’ils ne se rangent du côté des manifestants.

Avec ou sans munitions,  les militaires ont repoussé la police en civil qui s’étaient transformée en bandes organisées venues semer la terreur. Si la sécurité des espaces publics du Caire était assurée par les militaires, dans les quartiers résidentiels, on a assisté au retour d’une version XXIe siècle des groupes de futuwwa, qui comme l’a décrit Wilson Jacob, était au XIXe siècle une icône de l’identité nationale de la classe ouvrière et de la solidarité communautaire en Egypte prolongeant ainsi une pratique multiséculaire de groupes organisés qui défendaient les guildes d’artisans et les quartiers ouvriers du Caire. Mais la futuwwa réincarnée du  1er février 2011 s’est auto-désignée ‘Comités du peuple’ et elle comprend des hommes de toutes classes et de tous âges, ainsi que quelques femmes armée de couteaux de boucher !  Positionnés à chaque coin de rue, ces comités se tiennent prêts à intervenir contre la police ou les bandes payées par l’Etat qui tentent d’intimider les habitants ou de se livrer à des pillages. Le redéploiement du pouvoir sécuritaire et militaire durant le soulèvement n’est pas étranger aux risques de violences physiques sexuelles, dont la police de Moubarak et ses voyous sont coutumiers. Dès les premiers jours du soulèvement, on a pu voir qu’un très grand nombre de femmes participaient à la révolte.

Comme on pouvait s’y attendre, les policiers et les voyous ont commencé à s’en prendre aux femmes: molestation, viols. Une fois la police repoussée, les militaires et la groupes futuwwa ont pris la relève en considérant que « protéger » les gens impliquait d’inciter les femmes et les enfants à rester en dehors de Tahrir et donc de les exclure de l’espace public. Mais les femmes s’y sont refusées, insistant sur le fait qu’elles n’étaient pas des victimes, mais bien au contraire le noyau directeur du mouvement. Le 7 février, les groupes de femmes – y compris le mouvement de gauche ouvrier du 6-avril, ainsi que les groupes anti-harcèlement, les groupes de droits civils et l’aile « Femmes » des Frères musulmans sont réapparus en force, par centaines de milliers, dans le centre-ville du Caire.

Disloquer la « mondialisation version Gamal »
Le 28 janvier, le siège du Parti national démocratique de Moubarak fut brûlé – et avec lui, l’autorité substantielle de Moubarak fut réduite en cendres. Les intérêts naissants des militaires et du capital de l’Etat crachèrent finalement sur ces cendres le 5 février. Ce jour-là, ils obtinrent la démission de Gamal Moubarak chef du bureau politique du NPD, remplacé par le Dr Hossam Badrawi, nommé nouveau secrétaire général du parti.

Le choix de Badrawi reflète la direction vers laquelle le vent souffle désormais. Badrawi a l’honneur ambigu d’être l’homme qui a fondé en 1989 la première mutuelle de santé égyptienne privée. Alors que tous les Egyptiens avaient la garantie constitutionnelle d’un accès gratuit aux soins de santé, Moubarak, sous la pression du FMI, procéda à des coupures drastiques dans les services de santé publique au début des années 1980. Badrawi défendit alors la privatisation des soins de santé et créa une industrie douée d’un capital important et d’une légitimité quasi-étatique. Cette industrie fut vite menacée par la concurrence mondiale, mais elle continua à se décrire dans des termes nationalistes et paternalistes. Gamal Moubarak, quant à lui, servait de vecteur pour les investissements étrangers et il représenta bientôt une menace pour les hommes d’affaires comme Badrawi. Ce dernier avait servi aussi par le passé comme directeur d’une organisation de défense des droits humains affiliée au NPD, un poste qui présentait quelques contradictions fondamentales, en pleine période de répression de masse et de tortures.

Nagib Sawiris, qui s’est lui-même proposé comme président du Conseil de transition des sages, ressemble à certains égards à Badrawi. Sawiris est un homme d’affaires patriote et nationaliste qui a brillamment réussi. Il dirige l’entreprise la plus importante du secteur privé égyptien, Orascom, qui  a construit des chemins de fer, des stations balnéaires, des villes sécurisées, des autoroutes, des systèmes de télécommunications, des fermes éoliennes, des condominiums et des hôtels. C’est une figure majeure parmi les financiers du monde arabe et de la région méditerranéenne.

Il est également le porte-drapeau des acteurs les plus nationalistes du développement économique égyptien. Le 4 février, Sawiris a publié une déclaration dans laquelle il proposait qu’un Conseil des sages supervise Suleiman et la police – et dirigerait l’Egypte pendant la transition. Le conseil proposé serait un «neutre et technocratique » et il compterait outre Sawiris, quelques membres non dogmatiques de l’aile « business » des Frères musulmans, ainsi que certains experts en études stratégiques, ainsi qu’un prix Nobel. Ce prix Nobel serait-il Mohammed El Baradei, prix Nobel de la paix et chef d’un parti d’opposition? Non. Ils avaient trouvé un autre lauréat égyptien, prix Nobel de chimie organique, Ahmad Zuweil…

Les femmes, les micro-entreprises et les travailleurs
Dans le contexte décrit ci-dessus, nous pouvons comprendre pourquoi nous avons assisté, dans la première semaine de février, à l’émergence d’une coalition d’hommes d’affaires nationalistes alliés à l’armée – une armée qui agit aussi en hommes d’affaires nationalistes de la classe moyenne. Ce groupe, qui a éjecté la « clique globalisante » et les « barons de la privatisation » qui entouraient Gamal Moubarak, allait-il ensuite consolider son emprise sur le pouvoir et gouverner le pays avec Suleiman comme marteau? Non. D’autres forces sociales imposantes sont également en œuvre.Elles sont bien organisées. La légitimité, l’organisation, une nouvelle vision et le pouvoir économique sont entre leurs mains. Le nouveau bloc nationaliste des militaires et des businessmen ne peut pas compter sur le développement du pays sans leur participation et leur mobilisation.

Il est ici crucial de se rappeler que ce soulèvement n’a pas commencé par la volonté des Frères musulmans ou d’hommes d’affaires nationalistes. Cette révolte a commencé de façon graduelle par la convergence de deux forces parallèles: le mouvement, récemment ravivé, pour les droits des travailleurs, en particulier dans les villes industrielles et dans les minuscules sweatshops (ateliers de fabrication où les travailleurs sont généralement non déclarés) – et celui contre les brutalités policières et la torture qui a mobilisé toutes les communautés dans le pays, ces trois dernières années. Les deux mouvements ont pour caractéristique la participation massive de femmes de tous âges et de jeunes des deux sexes. Il y a des raisons structurelles à cela.

Tout d’abord, la passion des travailleurs qui ont commencé cette révolte n’émane pas de leur marginalisation ou de leur pauvreté ; plutôt, elle découle de leur rôle central dans les nouveaux processus et dynamiques de développement. Dans un passé assez récent, l’Egypte est apparue comme un pays de manufactures, celles-ci fonctionnant dans des conditions particulièrement stressantes pour les travailleurs. En effet, les ouvriers égyptiens  se sont mobilisés dans un contexte de flot continu d’investissement mondial, et de construction de nouvelles usines. Plusieurs zones de libre-échange et de nouvelles manufactures ont été ouvertes grâce aux Russes et la Chine a investi dans tous les domaines de l’économie égyptienne.

Le Brésil, la Turquie, les républiques d’Asie centrale et les Emirats du Golfe diversifient leurs investissements, quittant ainsi le secteur pétrolier et l’immobilier pour se lancer dans les produits manufacturés, le marché des pièces détachées, l’informatique, l’infrastructure, etc. Dans toute l’Egypte, les usines ont été dépoussiérées et rouvertes, d’autres ont été construites. Tous ces centres commerciaux, ces villes sécurisées, ces autoroutes et ces stations balnéaires doivent bien être construites et mises en service par des travailleurs. Dans le Golfe, les agents du développement économique utilisent la main-d’œuvre expatriée du Bangladesh, des Philippines et d’ailleurs, tandis que l’Egypte utilise ses propres travailleurs. Dans les industries textiles égyptiennes récemment relancées et les ateliers de pièces détachées, un grand nombre d’entre eux sont des femmes.

Si vous parcourez les cages d’escaliers des barres d’immeubles où vit la classe ouvrière dans les banlieues du Caire, et si vous visitez les ateliers construits à la va-vite en ciment dans les villages, vous verrez des ateliers remplis de femmes, qui fabriquent des sacs à main et des chaussures – ou qui assemblent des jouets et des cartes pour ordinateurs, revendus en Europe, au Moyen-Orient et dans le Golfe. Ces petits travailleurs ont rejoint les ouvriers pour fonder le mouvement du 6-avril en 2008. Ce sont eux qui ont commencé à s’organiser et à se mobiliser, ce qui a abouti au soulèvement de 2011, dont l’éruption a été déclenchée par Asmaa Mahfouz qui mit en ligne sur YouTube une vidéo incendiaire et fit distribuer, dans les bidonvilles du Caire, des dizaines de milliers de tracts le 24 janvier 2011. Mme Mahfouz, qui possède un MBA (Masters en Business Administration) de l’Université américaine du Caire, appela les gens à protester le lendemain. La suite, tout le monde la connaît.

Le paysage économique des micro-entreprises égyptiennes s’est ainsi politisé et mobilisé, tous genres et toutes classes sociales confondus, de façon très dynamique, encore une fois avec une emphase sur le rôle des deux sexes. Depuis le début des années 1990, l’Egypte a réduit au minimum l’Etat-providence et les services sociaux accessibles à la classe ouvrière et à la classe moyenne inférieure. Au lieu de subventions alimentaires et d’emplois, on lui offrit des dettes et des micro-prêts, accordés avec la bénédiction enthousiaste du FMI et de la Banque mondiale – afin de stimuler l’esprit d’entreprise et l’autonomie. Ces prêts visaient le plus souvent les femmes et les jeunes. Comme les candidats, économiquement défavorisés, n’avaient pas de garanties à offrir pour le remboursement de ces prêts, celui-ci fut imposé le cas échéant par la loi pénale plutôt que selon le droit civil. Ce qui signifie que c’est votre corps qui sert de garantie. La police égyptienne s’est ainsi vue légalement autorisée à vous menacer si vous ne payez pas vos traites. C’est ainsi que la micro-entreprise s’est retrouvée sous la coupe d’un ensemble gigantesque de racket policier et de prêts léonins. Les abus sexuels pratiqué par la police égyptienne à l’encontre des jeunes et des femmes devenant un élément central dans l’économie des petites entreprises. Dans ces conditions, l’économie des micro-entreprises est un lieu où il est difficile d’évoluer. Il a pourtant formé des femmes et des jeunes capables d’être de véritables héros, et qui se voient comme une force organisée opposée à l’Etat policier. A ce prix-là, personne ne s’extasie plus sur les bienfaits de la main invisible du marché.

Les intérêts économiques de cette classe de micro-entrepreneurs sont directement à la base du mouvement immense et passionné contre les brutalités policière. Ce n’est pas un hasard si le mouvement est devenu une force nationale il y a deux ans avec l’assassinat brutal d’un jeune homme Khaled Said, arrêté dans un petit café internet dont il était co-propriétaire. Les policiers exigèrent ses papiers d’identité et un pot-de-vin, et pour son refus, il fut battu à mort, le crâne écrasé devant des témoins horrifiés. [La photo de son visage déformé prise à la morgue a fait le tour d’internet et est disponible ici].

Le harcèlement des micro-entreprises, accompagné de demandes de pots-de-vin, brutalisant ceux qui refusent de se soumettre, est devenu une pratique courante en Egypte. Cafés internet, petits ateliers, centres d’appel téléphonique, cafés de jeux vidéo, microbus, laveries et pressings, petites salles de sport forment le paysage de micro-entreprises qui forment le socle des emplois et de l’activité sociale des classes moyennes inférieures égyptiennes. La soi-disant «révolution Facebook» ne consiste pas à mobiliser des gens dans l’espace virtuel, elle se produit dans les cyber-cafés égyptiens avec les jeunes et les femmes qu’ils représentent, dans des espaces sociaux et des communautés réelles, en utilisant les sites qu’ils ont développés pour servir leur révolte.

Le cas égyptien

Lors de la révolution iranienne des années 1970, les « marchands du bazar de Téhéran » – des commerces de taille moyenne – sont ceux qui ont apporté le vote déterminant qui a fait pencher la révolution iranienne de la gauche vers la droite, d’un soulèvement socialiste vers la fondation d’une république islamique. Dans le cas de l’Egypte, la force sociale et politique des femmes et des jeunes  micro-entrepreneurs conduit l’histoire dans la direction inverse. Ces groupes ont une vue élaborée et complexe de la posture morale de certains islamistes – et ils ont un programme socio-économique très clair, qui attire aussi l’aile « jeunesse » des Frères musulmans.

Les groupes progressistes ont un réseau d’entreprises, d’usines, d’identités et de passions reliées entre elles. Ils feront tout pour empêcher la réémergence des brutalités policières et de l’hypocrisie morale qui ont régné sur eux pendant toute une génération. Les femmes et les jeunes qui sont derrière ces micro-entreprises, et les travailleurs dans les nouvelles usines financées par les Russes, les Chinoises, les Brésiliens, le Golfe et l’Egypte semblent être unis. L’importance des mouvements qu’ils rassemblent augmente chaque jour.

Les micro-entrepreneurs et les groupes de nouveaux travailleurs qui s’organisent pour lutter contre les abus de la police ne partagent pas de toute évidence les mêmes positions que les Sawiris, Badrawi et autres riches du « Conseil des sages ». Néanmoins, on trouve des recoupements et des affinités importants entre les intérêts et les  politiques des groupes nationalistes orientés vers le développement, ceux des nouveaux affairistes militaires – et la vitalité des mouvements des mouvements sociaux qui réunissent les jeunes et les femmes. Cette confluence des dynamiques sociales, historiques et économiques devrait faire en sorte que ce soulèvement ne se réduise pas à une prestation télévisée montrant Suleiman et quelques-uns de ses amis.

(*) Paul Amar est professeur associé de Global & International Studies à l’Université de Californie, Santa Barbara. Il est l’auteur de: Cairo Cosmopolitan ; The New Racial Missions of Policing ; Global South to the Rescue ; et prochainement  Security Archipelago: Human-Security States, Sexuality Politics and the End of Neoliberalism. Cet article a été publié pour la première fois dans Jadaliyya, le 8 février.
Traduction par Jeanne, avec l’aide de l’auteur.
Source :http://www.pauljorion.com/blog/

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