“En Espagne, la révolte citoyenne de mai 2011 : malaise social et régénération démocratique”
Ce texte d’un camarade du groupe de Barcelone Etcetera a été publié dans Echanges n°137 (été 2011)
L’appel spontané à manifester du 15 mai, qui s’est traduit par l’occupation des places des principales villes espagnoles (voir Lettres de Barcelone, place de Catalunya), n’a pas eu seulement une réponse massive ; il a aussi réveillé l’enthousiasme et offert l’opportunité d’occuper l’espace public comme lieu d’expression ouvert à tout le monde. De plus, il s’est produit en pleine campagne des élections municipales. La spontanéité de la mobilisation, provoquée par l’« indignation » et diffusée à travers ce qu’on appelle les réseaux sociaux d’Internet, était pleine d’ambiguïtés, et aussi d’ingénuité, comme le montrent les termes de l’appel lui-même et sa revendication d’une démocratie participative. Ce fut en tout cas la tendance dominante de ce qui s’est passé à Barcelone et l’impression donnée par les informations venant de Madrid et des autres villes. L’éclosion sociale du 15 mai fut explicitement une révolte citadine, « citoyenniste » si l’on veut, qui en dénonçant la corruption rampante du système démocratique en vigueur, réclame une régénération du système de représentation (rejet de la corruption dominante, changement de la loi électorale, du contrôle salarial et des activités des députés – et je passe sur les généralités concernant la dégradation de la vie politique et son éventuelle régénération, base du « programme minimum » des « indignados »).
Ce ne fut pas tout, bien sûr : le malaise social larvé est devenu manifeste. Extrêmement hétérogène, son horizon s’inscrivait dans le cadre du système de représentation démocratique (« Démocratie réelle, maintenant ! » a été le mot d’ordre de la mobilisation et les manifestes issus des différentes assemblées ont mis l’accent sur la nécessité de changer la loi électorale et d’adopter une série de mesures, évidemment raisonnables mais dont la mise en pratique paraissait très improbable). La mobilisation s’est débattue entre le rejet explicite des partis et des syndicats, leur soumission au pouvoir financier, etc. et l’approbation de ce même système de représentation ; tout ceci, sans se poser la question de la nature de la démocratie comme forme politique du capital et sans analyser le fait que l’unique démocratie possible sous la domination capitaliste ne peut être que celle-ci, puisque le niveau de concentration du pouvoir a fait de la prise de décision un exercice oligarchique. La démocratie est chaque fois un peu plus une affaire de journalistes, de professionnels, d’artistes, de groupes d’opinion, etc., autrement dit, d’un nouveau bloc conservateur au sens littéral qui prétend maintenir un système de représentation et de redistribution de type keynésien (pacte social et bien-être), impossible et qui se montre incapable de dépasser sa condition de gauche du capital, du fait de sa position sociale comme de sa culture politique, en dette envers l’idéologie de gauche.
Il faut cependant constater un premier aspect positif de la mobilisation : le changement générationnel qu’elle a provoqué. Et ceci bien que l’explosion de subjectivité, par laquelle chaque individu intervienne à tout va pour imposer son point de vue, fît état d’une grande dispersion revendicative chargée principalement d’émotionnel collectif : le plaisir d’être ensemble et de sentir une force collective plus potentielle et symbolique qu’effective à l’heure d’exercer une pression directe sur les institutions politiques, économiques et financières. L’enthousiasme, l’abus de langage (spanish revolution, « Nous faisons l’histoire », « Nous changeons le monde », etc.) et le mimétisme avec d’autres expériences récentes (Egypte) aident peu à comprendre les particularités des circonstances propres à l’Espagne, nos intérêts et la faillite du modèle qui les garantissait jusqu’à maintenant. Entre autres exemples, on oublie que les événements de la place Tahrir au Caire avaient été précédés depuis plusieurs mois par des centaines de grèves dans les centres de production. Mais cela ne signifie pas pour autant qu’occuper la rue, même symboliquement, soit un acte inutile. Les récentes manifestations (15 mai 2011, 1er mai 2011 à Barcelone, grève générale de septembre 2010) viennent témoigner d’un malaise social de fond qui va en augmentant avec la prolongation de la crise économique. Bien sûr, les dispositifs de récupération de l’appareil médiatique ne se sont pas fait attendre : interviews de porte-parole, représentants (? !?), etc. qui, nous ne le savons que trop, sont une opportunité avérée de promotion professionnelle des nouveaux représentants des mouvements sociaux.
De plus, la sollicitation d’hommes politiques honnêtes liée à un bas niveau de conscience politique est le terrain fertile à l’émergence d’une nouvelle caste représentative. Mais ceci n’est ni nouveau, ni le plus révélateur de la mobilisation et les propres « indignados » dans leurs assemblées comme dans leurs communiqués ont clamé « qu’ils ne représentaient personne et que personne ne les représentaient » (campement de Barcelone).
Sur les places occupées est apparue l’indignation accumulée devant les abus et l’aplomb du capital financier et de son système de représentation politique ainsi que le malaise réel qui accompagne le processus accéléré de prolétarisation des « classes moyennes ». Ceci explique les formes « citoyennistes », festives et respectueuses du jeu démocratique établi, qui se sont exprimées dans les manifestations et les actions menées à ce moment-là. On peut aussi les comprendre comme l’éclosion de l’hétérogénéité qui accompagne la décomposition sociale dans laquelle nous sommes immergés : comme une explosion de mécontentement mais de basse intensité conflictuelle. Ce qui n’est absolument pas à mépriser si nous sommes capables de tirer quelques conclusions pratiques de ces contradictions.
Comme il se doit, la mobilisation a pris tout le monde par surprise, par sa spontanéité, par sa dimension et par sa décision de perdurer. Mais, en soi, le fait de la mobilisation de masse dans sa dimension quantitative n’est que très peu significative si on ne fait attention ni aux contenus, ni à l’horizon de transformation qu’il vise, autrement dit, si on ne fait pas attention à ce qui se passe par en dessous, dans les formes que prennent la socialité et la coopération lors du développement des actions. C’est là, dans ces pratiques élémentaires, que la mobilisation peut évoluer vers sa propre constitution en sujet collectif. La mobilisation comme simple fruit de l’indignation devant la corruption politique et devant la détérioration des conditions de vie d’une large partie de la population ne peut être qu’un point de départ. Le fascisme ne se nourrit-il pas, lui aussi, de la mobilisation des masses en colère ? Et dans le cas de la mobilisation du 15 mai en Espagne, le ton ne vise pas, pour l’instant, un dépassement de l’horizon démocratique capitaliste.
Nous sommes, malgré tout, face à un mouvement de la population prolétarisée (que les sociologues s’entêtent à appeler la classe moyenne) dans un pays capitaliste européen qui commence à se convaincre, au moins pour une partie des mobilisés, que la stabilité économique et sociale assurée par la gestion administrative de représentants politiques honnêtes n’est pas possible, non plus que le retour au bien-être démocratique passé, et qu’il nous faut chercher d’autres manières de vivre.
C’est à ce niveau qu’apparaît une contradiction dans laquelle le poids de la dépolitisation programmée des dernières décennies joue un rôle fondamental. Surtout quand il s’agit de canaliser l’esprit de soumission au principe de délégation défini par le système de représentation démocratique capitaliste reflété dans le « programme minimum », approuvé dans les assemblées. Alors que dans le même temps, ce même mouvement dénonce l’étroite dépendance du système des partis et des syndicats au système financier, et avec raison puisque ces appareils sont inutilisables pour une transformation sociale démocratique et équitable – parce qu’ils sont l’expression politique formelle du degré de concentration du capital et de décision politique de l’élite dominante. C’est comme si on faisait table rase d’abord de l’expérience historique qui définit la démocratie comme une des formes politiques du capital (l’autre est la dictature, le fascisme), ensuite des formes politiques vues comme dépendantes des conditions dans lesquelles se développe le processus d’accumulation du capital.
Si tout cela reflète la faiblesse politique, d’autres traits méritent d’attirer notre attention. L’importance que revêt l’image médiatique sur notre configuration mentale (spécialement au sein des générations plus jeunes qui sont les acteurs des campements) conduit fréquemment à un enthousiasme démesuré envers la technologie de la communication ; cela s’est déjà passé avec le « pásalo » du 14 mars 2004, avec les résultats que l’on connaît (1) et va jusqu’à considérer Internet et ce qu’on appelle les « réseaux sociaux » comme des armes « dans nos mains »du fait de leur efficacité dans la mobilisation, etc., ceci étant dit sans vouloir en arriver à faire le compte des implications du bazar méga-technologique sur la formation de notre monde et sur la détérioration des conditions de nos vies. La soif de visibilité et le foisonnement de transmission des images de la mobilisation sont d’une part « pain bénit » pour les professionnels des médias qui pensent que ce qui ne passe ni à la télé ni sur Internet n’existe pas, et d’autre part un des points critiques des récentes mobilisations de masse et des mouvements ou tendances politiques émergentes (à quand une critique de la technologie et de la supercherie de son apparente neutralité ?).
On ressent une sorte d’étouffement devant cette soif de visualisation qui se traduit par une prolifération d’enregistrements qu’on doit convertir en images et objets médiatiques de la mobilisation sans voir à quel point cette visualisation banalisée peut convertir la démonstration de force collective dans la rue en une forme de spectacle. Cependant, ni tout ce qu’on « voit » n’est réel, ni la réalité de la mobilisation ne s’est épuisée dans l’ instrument médiatique.
Dans la nuit du jeudi 19 mai, c’est paradoxalement la décision bornée du « Conseil électoral central » d’interdire le rassemblement qui a permis à la mobilisation de remettre une couche de contenu politique : maintenir l’occupation et mettre au jour la contradiction entre le cénacle de bureaucrates chargés de faire exécuter une formalité légale et sa remise en question par une partie de la « société civile », maintes fois mentionnée, présente dans la rue. Une chose similaire avait eu lieu à Madrid le mardi précédent : l’évacuation du camp de la Puerta del Sol par la police avait provoqué un afflux de personnes et la réactivation du mouvement avec la réoccupation de la place. L’ordre d’évacuation a démontré une fois de plus l’usage instrumental que font les administrateurs démocratiquement élus de la notion de société civile comme alibi de leurs décisions arbitraires. Il est possible alors que les invocateurs de la régénération démocratique en tirent quelques conclusions.
Pour l’instant, il faut reconnaître une victoire symbolique à la mobilisation pour ce qui est de la signification des campements imposés par la volonté de la rue contre l’appareil bureaucratique de l’Etat (Conseil électoral). Le fait est qu’en plein combat électoral, les partis politiques ont tenté de profiter de la situation ; spécialement le parti d’opposition (PP) qui réclamait au PSOE d’appliquer la loi et de faire évacuer les places par la force, ce que les socialistes n’ont pas fait pour ne pas aggraver encore plus leur perte d’électeurs.
Malgré la dimension de la mobilisation qui a réuni des dizaines de milliers de personnes dans plus de 60 villes espagnoles pendant plusieurs jours au milieu de la campagne électorale, son impact sur le résultat des élections municipales du 22 mai ne semble pas être révélateur. Les reproches aux partis politiques qui ont été déversés dans la mobilisation ne se sont pas reflétés dans les urnes alors que le niveau de participation fut même supérieur de trois points à celui des élections de 2007 (excepté en Catalogne), bien que les votes nuls et blancs aient été plus nombreux et qu’un détournement de votes vers les organisations de gauche eût été constaté (par exemple, l’entrée en jeu de la Candidature d’unité populaire, CUP, extrême gauche indépendantiste). Les résultats électoraux confirment dans un certain sens ce qui a été dit précédemmment à propos des limites du printemps espagnol : pas de remise en question du système de représentation, sinon le refus de le voir utilisé par des politiciens malhonnêtes, soumis au système financier – de là vient qu’une partie de l’indignation se canalise dans les votes nuls et blancs.
La protestation des places, bien qu’une des motivations principales eût reposé sur la dénonciation de la corruption politique, n’a pas non plus empêché que les cadors ou escrocs (trileros) éhontés du commerce de la politique (une centaine de candidats étaient poursuivis pour corruption dont le président de la communauté urbaine de Valence) soient réélus démocratiquement dans les mairies et les gouvernements autonomes. Peut-être cela fera-t-il réfléchir sur la nature réelle du système démocratique et de son articulation comme système oligarchique dans la prise de décision, qui est ratifiée et légitimée par une fraction de la population avec laquelle les gouvernants entretiennent des relations clientélistes.
Pour le reste, les résultats électoraux du 22 mai ont enregistré le revers du PSOE (perte de 1,5 million de votes par rapport aux élections précédentes) en réponse à sa gestion capitaliste de la crise (aides massives aux banques, loi de réforme du travail et des retraites, réductions budgétaires dans le social, promesses non tenues, etc.). Le triomphe électoral de la droite dû à la baisse de la gauche (le PP a obtenu 500 000 voix de plus qu’en 2007) mit en évidence par la sphère médiatico-politique la fragmentation réelle sous-jacente de la société. Que cette fragmentation formelle se convertisse en polarisation sociale active dépendra de l’évolution de la mobilisation du 15 mai et, surtout, de l’accélération de la dégradation des conditions matérielles d’existence de la population prolétarisée, dans une situation de crise économique et sociale qui ne semble pas toucher le fond (les analystes, experts et autre marchands de sommeil social repoussent périodiquement le début de l’éventuelle « récupération »).
De même peut-on dire que la mobilisation de mai est aussi le reflet de la forme actuelle de la domination du capital sur la population prolétarisée, dans la mesue où l’énorme manifestation de subjectivité exprimée sur les places n’a pas apporté un élément plus consistant que l’élan émotionnel (l’indignation) matérialisé par ce programme minimum qu’est la réforme de la loi électorale et des institutions démocratiques. Peut-être est-ce le niveau auquel pour le moment accèdent les fameuses classes moyennes en voie de prolétarisation accélérée. Un processus cependant qui particularise les situations individuelles au point de les atomiser dans la lignée de la multiplicité de formes de vie dans lesquelles se matérialise la relation sociale capitaliste dans les sociétés avancées, et qui fragmente à l’extrême la situation personnelle de chaque individu, ses ressources, sa capacité réactive et sa marge de manœuvre de survie face aux assauts du processus de prolétarisation (2).
Ceci se remarque au moment d’élaborer une plate-forme revendicative qui ne soit pas seulement une déclaration circonstancielle d’intention et de généralisation propre au discours politique idéologique. Par certains côtés, on a pu retrouver la sensation d’impuissance manifeste qui avait accompagné les manifestations massives de rejet à la guerre en Irak.
La prédominance du symbolique sur les résultats pratiques
Par expérience, il est difficile de laisser de côté deux éléments clés dans la constitution et la consolidation de n’importe quel mouvement social significatif. Il faut compter sur un élément fort qui vient s’ajouter à une base physique et directe qui est, dans la société capitaliste, obligatoirement liée à notre mode d’insertion dans la vie sociale à travers l’argent nécessaire à notre subsistance, autrement dit premièrement « de quoi nous vivons » (travail, allocations, bourse, soutien familial, etc.) et deuxièmement « comment » , de quelle manière nous nous procurons de façon pratique notre subsistance quotidienne. C’est sur cette base physique et spatiale qu’émergent les objectifs ou les revendications dont l’expression et l’enchaînement aident à donner de la cohésion et à consolider le mouvement. Dans le cas du mouvement de mai 2011, l’élément fort de rajout a été un sentiment : l’indignation. Cela a pu se refléter dans les propositions qui, ou bien sont à la remorque de ce contre quoi il s’est rebellé (le système électoral) ou bien se perdent en généralisations.
Dans la même ligne, un autre aspect mérite réflexion : c’est la manière dont s’est faite la convocation à la mobilisation : nous pourrions dire « par en haut », depuis la communauté virtuelle appelée les réseaux sociaux du Net, communauté où prédominent les pratiques de la communication et de l’échange d’information. A la différence des mouvements ouvriers ou populaires récents – où le point de départ des conflits partait « du bas », s’enracinait dans les pratiques quotidiennes des communautés ouvrières des usines et des quartiers et dont les formes et expressions (syndicalisme, autogestion, etc.) étaient à la remorque du capital – dans les mouvements actuels, la virtualité des réseaux sociaux du Net est à la remorque de la production médiatico-spectaculaire au moment où elle accentue la scission entre la matérialité de la vie (les circonstances matérielles de chaque individu) et la virtualité de la communauté hyper-communicative.
Un autre point qui doit être abordé concerne la capacité de cette mobilisation à interrompre le processus général de circulation et d’accumulation du capital. Comme lors des mobilisations contre la guerre en Irak, pour la majorité de ceux qui ont donné leur appui aux campements, il s’agit d’actions de fin de semaine ou d’activités de temps libre. Il est entendu que dans les mobilisations de mai, le rôle de l’occupation de l’espace public a été permanent mais une fois de plus, ceci a mis en évidence les limites de l’action pratique de la masse prolétarisée, périphérique du procès de reproduction sociale, expulsée du circuit de valorisation du capital. C’est ainsi que l’action a pu être considérée comme un problème d’ordre public, avec une gestion des coûts politiques limités pour les administrateurs de l’appareil répressif. De fait, réunie en dehors des horaires et des journées de travail, la capacité de pression de cette multitude sur les centres de décision politiques et sociaux a été substanciellement réduite, non pas cette fois du fait de la revendication « citoyenniste » de régénération démocratique mais pour quelque chose de bien plus important : pour le fait d’être une masse d’individus (étudiants, chômeurs, professeurs, retraités…) qui, soit en raison de sa marginalisation et de son exclusion du procès général de reproduction du capital, soit en raison de la fonction secondaire à laquelle ils restent subordonnés (professeurs, artistes, journalistes, créateurs, etc.), limite sa capacité de bloquer le procès de reproduction du capital et d’imposer ses revendications.
De toutes façons, d’un point de vue strictement politique, ce qui est apparu clairement, c’est l’extrême fragilité du système démocratique, précisément pour son incapacité à donner une réponse qui ne fût pas la répression à toute expression de masse (pacifique et pacifiste à outrance). Une occasion de plus, en fait, de vérifier le visage de la démocratie que l’on peut mettre en correspondance avec le visage dur et arrogant du ministre de l’intérieur catalan, Felip Puig.
Mais, surtout, on ne peut ignorer l’énorme créativité déployée dans l’auto-organisation de la dynamique propre des campements, de leurs discussions, de leur capacité à gérer le quotidien (des centaines de repas par jour, l’organisation de la propreté, des activités, etc.) et de la capacité à obtenir des réponses rapides et solidaires de « l’extérieur » aux besoins d’aliments, de matériels, d’outils et d’autres réalisations faites sur les campements (le 27 mai à midi, à peine la police partie de la place, le campement avait été reconstruit – cuisine, commissions…).
On peut ajouter à cela leur influence sur le malaise de la société civile, le soutien de la population obtenu suite à l’appel du vendredi matin 27 mai en a été la preuve. Pour cela, indépendamment de l’évaluation superficielle du caractère de la protestation, de l’acte contestataire, il faut souligner la dimension bien plus riche et bien plus contradictoire aussi de ce qui peut être retenu de la simple lecture des manifestes et des consignes d’une mobilisation débordante d’enthousiasme.
D’un point de vue général, les mobilisations de la mi-mai en Espagne ont mis en évidence ce qui se passe dans le souterrain social : la pression sourde mais réellement présente des masses. Cette pression qui pousse les élites au pouvoir à favoriser la paix sociale subventionnée précisément par peur des « classes dangereuses » (bien que la participation des émigrés et des jeunes de banlieue n’ait pas été spécialement importante, du moins à Barcelone) et de ses pratiques (les liens de soutien mutuel qui bouleversent et suppriment les intermédiaires de l’économie capitaliste, les irruptions dans les lieux publics ou privés et la demande d’exigences sociales qui, en bout de course, oblige à une nouvelle répartition [voir encadré p. 12]). Si évaluer les événements comme simple expression du « citoyennisme » des classes moyennes en cours de prolétarisation était insuffisant ou superficiel, on pourrait en dire tout autant de ceux qui tentent de mettre en balance les termes de victoire ou de défaite. Au-delà de la mise en spectacle de la répression et de son bilan lamentable de plus d’une centaine de blessés (dont deux très graves), l’important est que cette mobilisation a été capable de faire prendre conscience à des milliers de personnes que l’action solidaire de masse peut rendre possible la conquête d’un espace d’expression et d’atteindre des objectifs aussi modestes pour les participants de cette mobilisation, tout citoyennistes qu’ils soient. Les conséquences des mobilisations sur la sphère de représentation politique restent à voir mais une chose est sûre, c’est qu’un précédent a été créé : « Quand nous le voudrons, nous reviendrons. »
Au-delà de la polémique entre victoire ou défaite liée à la soumission à l’idéologie dominante et à l’esthétique tentation de la défaite comme thème littéraire (une fascination dans la culture espagnole), il faut reconnaître, qu’en plus de la victoire sur le « Conseil électoral », l’apprentissage politique pratique acquis par des milliers de personnes, leur expérience d’auto-organisation ainsi que l’énergie déployée dans la confrontation avec les organismes de pouvoir, et sa décantation individuelle et collective, aura une influence sur l’avenir immédiat de l’intervention politique.
Au jour d’aujourd’hui (2 juin), les campements de Barcelone ont décidé de continuer à occuper la place en maintenant la dynamique des discussions et en essayant de trouver une alternative pour continuer le mouvement. Bien que l’activité pratique de la vie quotidienne entretienne la mobilisation sur la place, en plus des autres manifestations qui demandent la démission du ministre de l’Intérieur de Catalogne et l’appel international à manifester le 19 juin, le risque existe que la volonté de maintenir la mobilisation s’érode peu à peu et que le mouvement s’éteigne. Les campements en sont conscients, comme le prouve l’orientation de la discussion sur le « comment poursuivre ? ».
Indépendamment des dérives et des contradictions (citoyennisme démocratique) ainsi que des réussites conjonturelles que le mouvement de mai connaîtra, il est indéniable qu’il aura remis au premier plan de l’actualité la question de l’action autonome de masse (pas de l’indépendance à la politique comme le prétendent certains) et son pouvoir de déstabilisation sur le statu quo social dans un contexte où les causes profondes du mouvement non seulement perdurent mais vont aller en s’aggravant du fait des restrictions budgétaires annoncées dans le social.
Corsino Vela,
Barcelone le 2 juin 2011
NOTES
(1) Référence au SMS qui avait appelé à manifester suite à l’attentat terroriste du 11 en gare de Madrid et qui se terminait par « fais-le passer », pour certains ce message a été la cause de l’écrasante victoire du PSOE (Zapatero) sur le PP (Aznar) dans les élections qui suivirent.
(2) Il est bien clair que les contradictions structurelles qui découlent de la crise capitaliste ne trouvent pas de solution à travers des dispositifs individuels pouvant donner une certaine marge de manœuvre, toujours plus étroite quand il faut bouffer. Il est nécessaire de constater leur fonction comme facteur atténuant et déformateur de la conflictualité sociale.
(3) Pour ajouter un peu de complexité à la situation sociale et politique générale déjà sufisamment confuse, il faut ajouter que lors de la manifestation du 14 mai dernier convoquée par des partis, des syndicats et d’autres institutions civiques de l’État, contre les coupes sociales, les syndicats de la police catalane était aussi présents demandant un budget plus important pour leur Département.
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