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“En Espagne, la révolte citoyenne de mai 2011 : malaise social et régénération démocratique”

Ce texte d’un camarade du groupe de Barcelone Etcetera a été publié dans Echanges n°137 (été 2011)

L’appel spon­tané à mani­fes­ter du 15 mai, qui s’est tra­duit par l’occu­pa­tion des places des prin­ci­pa­les villes espa­gno­les (voir Lettres de Barcelone, place de Catalunya), n’a pas eu seu­le­ment une rép­onse mas­sive ; il a aussi réveillé l’enthou­siasme et offert l’oppor­tu­nité d’occu­per l’espace public comme lieu d’expres­sion ouvert à tout le monde. De plus, il s’est pro­duit en pleine cam­pa­gne des élections muni­ci­pa­les. La spon­tanéité de la mobi­li­sa­tion, pro­vo­quée par l’« indi­gna­tion » et dif­fusée à tra­vers ce qu’on appelle les réseaux sociaux d’Internet, était pleine d’ambi­guïtés, et aussi d’ingénuité, comme le mon­trent les termes de l’appel lui-même et sa reven­di­ca­tion d’une démoc­ratie par­ti­ci­pa­tive. Ce fut en tout cas la ten­dance domi­nante de ce qui s’est passé à Barcelone et l’impres­sion donnée par les infor­ma­tions venant de Madrid et des autres villes. L’éclosion sociale du 15 mai fut expli­ci­te­ment une rév­olte cita­dine, « citoyen­niste » si l’on veut, qui en dénonçant la cor­rup­tion ram­pante du système démoc­ra­tique en vigueur, réc­lame une régé­nération du système de représ­en­tation (rejet de la cor­rup­tion domi­nante, chan­ge­ment de la loi élec­to­rale, du contrôle sala­rial et des acti­vités des députés – et je passe sur les géné­ralités concer­nant la dég­ra­dation de la vie poli­ti­que et son éventu­elle régé­nération, base du « pro­gramme mini­mum » des « indi­gna­dos »).

Ce ne fut pas tout, bien sûr : le malaise social larvé est devenu mani­feste. Extrêmement hétérogène, son hori­zon s’ins­cri­vait dans le cadre du système de représ­en­tation démoc­ra­tique (« Démocratie réelle, main­te­nant ! » a été le mot d’ordre de la mobi­li­sa­tion et les mani­fes­tes issus des différ­entes assem­blées ont mis l’accent sur la néc­essité de chan­ger la loi élec­to­rale et d’adop­ter une série de mesu­res, évid­emment rai­son­na­bles mais dont la mise en pra­ti­que parais­sait très impro­ba­ble). La mobi­li­sa­tion s’est déb­attue entre le rejet expli­cite des partis et des syn­di­cats, leur sou­mis­sion au pou­voir finan­cier, etc. et l’appro­ba­tion de ce même système de représ­en­tation ; tout ceci, sans se poser la ques­tion de la nature de la démoc­ratie comme forme poli­ti­que du capi­tal et sans ana­ly­ser le fait que l’unique démoc­ratie pos­si­ble sous la domi­na­tion capi­ta­liste ne peut être que celle-ci, puis­que le niveau de concen­tra­tion du pou­voir a fait de la prise de décision un exer­cice oli­gar­chi­que. La démoc­ratie est chaque fois un peu plus une affaire de jour­na­lis­tes, de pro­fes­sion­nels, d’artis­tes, de grou­pes d’opi­nion, etc., autre­ment dit, d’un nou­veau bloc conser­va­teur au sens littéral qui prétend main­te­nir un système de représ­en­tation et de redis­tri­bu­tion de type keynésien (pacte social et bien-être), impos­si­ble et qui se montre inca­pa­ble de dép­asser sa condi­tion de gauche du capi­tal, du fait de sa posi­tion sociale comme de sa culture poli­ti­que, en dette envers l’idéo­logie de gauche.

Il faut cepen­dant cons­ta­ter un pre­mier aspect posi­tif de la mobi­li­sa­tion : le chan­ge­ment géné­rati­onnel qu’elle a pro­vo­qué. Et ceci bien que l’explo­sion de sub­jec­ti­vité, par laquelle chaque indi­vidu inter­vienne à tout va pour impo­ser son point de vue, fît état d’une grande dis­per­sion reven­di­ca­tive chargée prin­ci­pa­le­ment d’émoti­onnel col­lec­tif : le plai­sir d’être ensem­ble et de sentir une force col­lec­tive plus poten­tielle et sym­bo­li­que qu’effec­tive à l’heure d’exer­cer une pres­sion directe sur les ins­ti­tu­tions poli­ti­ques, éco­no­miques et finan­cières. L’enthou­siasme, l’abus de lan­gage (spa­nish revo­lu­tion, « Nous fai­sons l’his­toire », « Nous chan­geons le monde », etc.) et le mimét­isme avec d’autres expéri­ences réc­entes (Egypte) aident peu à com­pren­dre les par­ti­cu­la­rités des cir­cons­tan­ces pro­pres à l’Espagne, nos intérêts et la faillite du modèle qui les garan­tis­sait jusqu’à main­te­nant. Entre autres exem­ples, on oublie que les évé­nements de la place Tahrir au Caire avaient été précédés depuis plu­sieurs mois par des cen­tai­nes de grèves dans les cen­tres de pro­duc­tion. Mais cela ne signi­fie pas pour autant qu’occu­per la rue, même sym­bo­li­que­ment, soit un acte inu­tile. Les réc­entes mani­fes­ta­tions (15 mai 2011, 1er mai 2011 à Barcelone, grève géné­rale de sep­tem­bre 2010) vien­nent tém­oigner d’un malaise social de fond qui va en aug­men­tant avec la pro­lon­ga­tion de la crise éco­no­mique. Bien sûr, les dis­po­si­tifs de récu­pération de l’appa­reil méd­ia­tique ne se sont pas fait atten­dre : inter­views de porte-parole, représ­entants (? !?), etc. qui, nous ne le savons que trop, sont une oppor­tu­nité avérée de pro­mo­tion pro­fes­sion­nelle des nou­veaux représ­entants des mou­ve­ments sociaux.

De plus, la sol­li­ci­ta­tion d’hommes poli­ti­ques honnêtes liée à un bas niveau de cons­cience poli­ti­que est le ter­rain fer­tile à l’émerg­ence d’une nou­velle caste représ­en­ta­tive. Mais ceci n’est ni nou­veau, ni le plus révé­lateur de la mobi­li­sa­tion et les pro­pres « indi­gna­dos » dans leurs assem­blées comme dans leurs com­mu­ni­qués ont clamé « qu’ils ne représ­entaient per­sonne et que per­sonne ne les représ­entaient » (cam­pe­ment de Barcelone).

Sur les places occupées est appa­rue l’indi­gna­tion accu­mulée devant les abus et l’aplomb du capi­tal finan­cier et de son système de représ­en­tation poli­ti­que ainsi que le malaise réel qui accom­pa­gne le pro­ces­sus accéléré de prolé­ta­ri­sation des « clas­ses moyen­nes ». Ceci expli­que les formes « citoyen­nis­tes », fes­ti­ves et res­pec­tueu­ses du jeu démoc­ra­tique établi, qui se sont exprimées dans les mani­fes­ta­tions et les actions menées à ce moment-là. On peut aussi les com­pren­dre comme l’éclosion de l’hétérogénéité qui accom­pa­gne la déc­om­po­sition sociale dans laquelle nous sommes immergés : comme une explo­sion de méc­ont­en­tement mais de basse inten­sité conflic­tuelle. Ce qui n’est abso­lu­ment pas à mép­riser si nous sommes capa­bles de tirer quel­ques conclu­sions pra­ti­ques de ces contra­dic­tions.

Comme il se doit, la mobi­li­sa­tion a pris tout le monde par sur­prise, par sa spon­tanéité, par sa dimen­sion et par sa décision de per­du­rer. Mais, en soi, le fait de la mobi­li­sa­tion de masse dans sa dimen­sion quan­ti­ta­tive n’est que très peu signi­fi­ca­tive si on ne fait atten­tion ni aux conte­nus, ni à l’hori­zon de trans­for­ma­tion qu’il vise, autre­ment dit, si on ne fait pas atten­tion à ce qui se passe par en des­sous, dans les formes que pren­nent la socia­lité et la coopé­ration lors du dével­op­pement des actions. C’est là, dans ces pra­ti­ques élém­ent­aires, que la mobi­li­sa­tion peut évoluer vers sa propre cons­ti­tu­tion en sujet col­lec­tif. La mobi­li­sa­tion comme simple fruit de l’indi­gna­tion devant la cor­rup­tion poli­ti­que et devant la détér­io­ration des condi­tions de vie d’une large partie de la popu­la­tion ne peut être qu’un point de départ. Le fas­cisme ne se nour­rit-il pas, lui aussi, de la mobi­li­sa­tion des masses en colère ? Et dans le cas de la mobi­li­sa­tion du 15 mai en Espagne, le ton ne vise pas, pour l’ins­tant, un dép­as­sement de l’hori­zon démoc­ra­tique capi­ta­liste.

Nous sommes, malgré tout, face à un mou­ve­ment de la popu­la­tion prolé­tarisée (que les socio­lo­gues s’entêtent à appe­ler la classe moyenne) dans un pays capi­ta­liste européen qui com­mence à se convain­cre, au moins pour une partie des mobi­lisés, que la sta­bi­lité éco­no­mique et sociale assurée par la ges­tion admi­nis­tra­tive de représ­entants poli­ti­ques honnêtes n’est pas pos­si­ble, non plus que le retour au bien-être démoc­ra­tique passé, et qu’il nous faut cher­cher d’autres manières de vivre.

C’est à ce niveau qu’appa­raît une contra­dic­tion dans laquelle le poids de la dépo­li­ti­sation pro­grammée des der­nières déc­ennies joue un rôle fon­da­men­tal. Surtout quand il s’agit de cana­li­ser l’esprit de sou­mis­sion au prin­cipe de délé­gation défini par le système de représ­en­tation démoc­ra­tique capi­ta­liste reflété dans le « pro­gramme mini­mum », approuvé dans les assem­blées. Alors que dans le même temps, ce même mou­ve­ment dén­once l’étr­oite dép­end­ance du système des partis et des syn­di­cats au système finan­cier, et avec raison puis­que ces appa­reils sont inu­ti­li­sa­bles pour une trans­for­ma­tion sociale démoc­ra­tique et équi­table – parce qu’ils sont l’expres­sion poli­ti­que for­melle du degré de concen­tra­tion du capi­tal et de décision poli­ti­que de l’élite domi­nante. C’est comme si on fai­sait table rase d’abord de l’expéri­ence his­to­ri­que qui définit la démoc­ratie comme une des formes poli­ti­ques du capi­tal (l’autre est la dic­ta­ture, le fas­cisme), ensuite des formes poli­ti­ques vues comme dép­end­antes des condi­tions dans les­quel­les se dével­oppe le pro­ces­sus d’accu­mu­la­tion du capi­tal.

Si tout cela reflète la fai­blesse poli­ti­que, d’autres traits méritent d’atti­rer notre atten­tion. L’impor­tance que revêt l’image méd­ia­tique sur notre confi­gu­ra­tion men­tale (spéc­ia­lement au sein des géné­rations plus jeunes qui sont les acteurs des cam­pe­ments) conduit fréqu­emment à un enthou­siasme démesuré envers la tech­no­lo­gie de la com­mu­ni­ca­tion ; cela s’est déjà passé avec le « pásalo » du 14 mars 2004, avec les rés­ultats que l’on connaît (1) et va jusqu’à considérer Internet et ce qu’on appelle les « réseaux sociaux » comme des armes « dans nos mains »du fait de leur effi­ca­cité dans la mobi­li­sa­tion, etc., ceci étant dit sans vou­loir en arri­ver à faire le compte des impli­ca­tions du bazar méga-tech­no­lo­gi­que sur la for­ma­tion de notre monde et sur la détér­io­ration des condi­tions de nos vies. La soif de visi­bi­lité et le foi­son­ne­ment de trans­mis­sion des images de la mobi­li­sa­tion sont d’une part « pain bénit » pour les pro­fes­sion­nels des médias qui pen­sent que ce qui ne passe ni à la télé ni sur Internet n’existe pas, et d’autre part un des points cri­ti­ques des réc­entes mobi­li­sa­tions de masse et des mou­ve­ments ou ten­dan­ces poli­ti­ques émerg­entes (à quand une cri­ti­que de la tech­no­lo­gie et de la super­che­rie de son appa­rente neu­tra­lité ?).

On res­sent une sorte d’éto­uf­fement devant cette soif de visua­li­sa­tion qui se tra­duit par une pro­lifé­ration d’enre­gis­tre­ments qu’on doit conver­tir en images et objets méd­ia­tiques de la mobi­li­sa­tion sans voir à quel point cette visua­li­sa­tion bana­lisée peut conver­tir la démo­nst­ration de force col­lec­tive dans la rue en une forme de spec­ta­cle. Cependant, ni tout ce qu’on « voit » n’est réel, ni la réalité de la mobi­li­sa­tion ne s’est épuisée dans l’ ins­tru­ment méd­ia­tique.

Dans la nuit du jeudi 19 mai, c’est para­doxa­le­ment la décision bornée du « Conseil élec­toral cen­tral » d’inter­dire le ras­sem­ble­ment qui a permis à la mobi­li­sa­tion de remet­tre une couche de contenu poli­ti­que : main­te­nir l’occu­pa­tion et mettre au jour la contra­dic­tion entre le cénacle de bureau­cra­tes chargés de faire exé­cuter une for­ma­lité légale et sa remise en ques­tion par une partie de la « société civile », main­tes fois men­tionnée, prés­ente dans la rue. Une chose simi­laire avait eu lieu à Madrid le mardi pré­cédent : l’évac­uation du camp de la Puerta del Sol par la police avait pro­vo­qué un afflux de per­son­nes et la réac­ti­vation du mou­ve­ment avec la réoc­cu­pation de la place. L’ordre d’évac­uation a dém­ontré une fois de plus l’usage ins­tru­men­tal que font les admi­nis­tra­teurs démoc­ra­tiq­uement élus de la notion de société civile comme alibi de leurs décisions arbi­trai­res. Il est pos­si­ble alors que les invo­ca­teurs de la régé­nération démoc­ra­tique en tirent quel­ques conclu­sions.

Pour l’ins­tant, il faut reconnaître une vic­toire sym­bo­li­que à la mobi­li­sa­tion pour ce qui est de la signi­fi­ca­tion des cam­pe­ments imposés par la volonté de la rue contre l’appa­reil bureau­cra­ti­que de l’Etat (Conseil élec­toral). Le fait est qu’en plein combat élec­toral, les partis poli­ti­ques ont tenté de pro­fi­ter de la situa­tion ; spéc­ia­lement le parti d’oppo­si­tion (PP) qui réc­lamait au PSOE d’appli­quer la loi et de faire évacuer les places par la force, ce que les socia­lis­tes n’ont pas fait pour ne pas aggra­ver encore plus leur perte d’électeurs.

Malgré la dimen­sion de la mobi­li­sa­tion qui a réuni des dizai­nes de mil­liers de per­son­nes dans plus de 60 villes espa­gno­les pen­dant plu­sieurs jours au milieu de la cam­pa­gne élec­to­rale, son impact sur le rés­ultat des élections muni­ci­pa­les du 22 mai ne semble pas être révé­lateur. Les repro­ches aux partis poli­ti­ques qui ont été déversés dans la mobi­li­sa­tion ne se sont pas reflétés dans les urnes alors que le niveau de par­ti­ci­pa­tion fut même supérieur de trois points à celui des élections de 2007 (excepté en Catalogne), bien que les votes nuls et blancs aient été plus nom­breux et qu’un déto­ur­nement de votes vers les orga­ni­sa­tions de gauche eût été cons­taté (par exem­ple, l’entrée en jeu de la Candidature d’unité popu­laire, CUP, extrême gauche indép­end­ant­iste). Les rés­ultats élec­toraux confir­ment dans un cer­tain sens ce qui a été dit pré­céde­mmment à propos des limi­tes du prin­temps espa­gnol : pas de remise en ques­tion du système de représ­en­tation, sinon le refus de le voir uti­lisé par des poli­ti­ciens mal­honnêtes, soumis au système finan­cier – de là vient qu’une partie de l’indi­gna­tion se cana­lise dans les votes nuls et blancs.

La pro­tes­ta­tion des places, bien qu’une des moti­va­tions prin­ci­pa­les eût reposé sur la dén­onc­iation de la cor­rup­tion poli­ti­que, n’a pas non plus empêché que les cadors ou escrocs (tri­le­ros) éhontés du com­merce de la poli­ti­que (une cen­taine de can­di­dats étaient pour­sui­vis pour cor­rup­tion dont le pré­sident de la com­mu­nauté urbaine de Valence) soient réélus démoc­ra­tiq­uement dans les mai­ries et les gou­ver­ne­ments auto­no­mes. Peut-être cela fera-t-il réfléchir sur la nature réelle du système démoc­ra­tique et de son arti­cu­la­tion comme système oli­gar­chi­que dans la prise de décision, qui est rati­fiée et légitimée par une frac­tion de la popu­la­tion avec laquelle les gou­ver­nants entre­tien­nent des rela­tions clientél­istes.

Pour le reste, les rés­ultats élec­toraux du 22 mai ont enre­gis­tré le revers du PSOE (perte de 1,5 mil­lion de votes par rap­port aux élections pré­céd­entes) en rép­onse à sa ges­tion capi­ta­liste de la crise (aides mas­si­ves aux ban­ques, loi de réf­orme du tra­vail et des retrai­tes, réd­uctions budgét­aires dans le social, pro­mes­ses non tenues, etc.). Le triom­phe élec­toral de la droite dû à la baisse de la gauche (le PP a obtenu 500 000 voix de plus qu’en 2007) mit en évid­ence par la sphère méd­ia­tico-poli­ti­que la frag­men­ta­tion réelle sous-jacente de la société. Que cette frag­men­ta­tion for­melle se conver­tisse en pola­ri­sa­tion sociale active dép­endra de l’évo­lution de la mobi­li­sa­tion du 15 mai et, sur­tout, de l’accé­lé­ration de la dég­ra­dation des condi­tions matéri­elles d’exis­tence de la popu­la­tion prolé­tarisée, dans une situa­tion de crise éco­no­mique et sociale qui ne semble pas tou­cher le fond (les ana­lys­tes, experts et autre mar­chands de som­meil social repous­sent pér­io­diq­uement le début de l’éventu­elle « récu­pération »).

De même peut-on dire que la mobi­li­sa­tion de mai est aussi le reflet de la forme actuelle de la domi­na­tion du capi­tal sur la popu­la­tion prolé­tarisée, dans la mesue où l’énorme mani­fes­ta­tion de sub­jec­ti­vité exprimée sur les places n’a pas apporté un élément plus consis­tant que l’élan émoti­onnel (l’indi­gna­tion) matér­ialisé par ce pro­gramme mini­mum qu’est la réf­orme de la loi élec­to­rale et des ins­ti­tu­tions démoc­ra­tiques. Peut-être est-ce le niveau auquel pour le moment accèdent les fameu­ses clas­ses moyen­nes en voie de prolé­ta­ri­sation accélérée. Un pro­ces­sus cepen­dant qui par­ti­cu­la­rise les situa­tions indi­vi­duel­les au point de les ato­mi­ser dans la lignée de la mul­ti­pli­cité de formes de vie dans les­quel­les se matér­ia­lise la rela­tion sociale capi­ta­liste dans les sociétés avancées, et qui frag­mente à l’extrême la situa­tion per­son­nelle de chaque indi­vidu, ses res­sour­ces, sa capa­cité réac­tive et sa marge de manœuvre de survie face aux assauts du pro­ces­sus de prolé­ta­ri­sation (2).

Ceci se remar­que au moment d’éla­borer une plate-forme reven­di­ca­tive qui ne soit pas seu­le­ment une déc­la­ration cir­cons­tan­cielle d’inten­tion et de géné­ra­li­sation propre au dis­cours poli­ti­que idéo­lo­gique. Par cer­tains côtés, on a pu retrou­ver la sen­sa­tion d’impuis­sance mani­feste qui avait accom­pa­gné les mani­fes­ta­tions mas­si­ves de rejet à la guerre en Irak.

La pré­do­min­ance du sym­bo­li­que sur les rés­ultats pra­ti­ques

Par expéri­ence, il est dif­fi­cile de lais­ser de côté deux éléments clés dans la cons­ti­tu­tion et la conso­li­da­tion de n’importe quel mou­ve­ment social signi­fi­ca­tif. Il faut comp­ter sur un élément fort qui vient s’ajou­ter à une base phy­si­que et directe qui est, dans la société capi­ta­liste, obli­ga­toi­re­ment liée à notre mode d’inser­tion dans la vie sociale à tra­vers l’argent néc­ess­aire à notre sub­sis­tance, autre­ment dit pre­miè­rement « de quoi nous vivons » (tra­vail, allo­ca­tions, bourse, sou­tien fami­lial, etc.) et deuxiè­mement « com­ment » , de quelle manière nous nous pro­cu­rons de façon pra­ti­que notre sub­sis­tance quo­ti­dienne. C’est sur cette base phy­si­que et spa­tiale qu’émergent les objec­tifs ou les reven­di­ca­tions dont l’expres­sion et l’enchaî­nement aident à donner de la cohésion et à conso­li­der le mou­ve­ment. Dans le cas du mou­ve­ment de mai 2011, l’élément fort de rajout a été un sen­ti­ment : l’indi­gna­tion. Cela a pu se refléter dans les pro­po­si­tions qui, ou bien sont à la remor­que de ce contre quoi il s’est rebellé (le système élec­toral) ou bien se per­dent en géné­ra­li­sations.

Dans la même ligne, un autre aspect mérite réflexion : c’est la manière dont s’est faite la convo­ca­tion à la mobi­li­sa­tion : nous pour­rions dire « par en haut », depuis la com­mu­nauté vir­tuelle appelée les réseaux sociaux du Net, com­mu­nauté où pré­do­minent les pra­ti­ques de la com­mu­ni­ca­tion et de l’éch­ange d’infor­ma­tion. A la différ­ence des mou­ve­ments ouvriers ou popu­lai­res récents – où le point de départ des conflits par­tait « du bas », s’enra­ci­nait dans les pra­ti­ques quo­ti­dien­nes des com­mu­nautés ouvrières des usines et des quar­tiers et dont les formes et expres­sions (syn­di­ca­lisme, auto­ges­tion, etc.) étaient à la remor­que du capi­tal – dans les mou­ve­ments actuels, la vir­tua­lité des réseaux sociaux du Net est à la remor­que de la pro­duc­tion méd­ia­tico-spec­ta­cu­laire au moment où elle accen­tue la scis­sion entre la matér­ialité de la vie (les cir­cons­tan­ces matéri­elles de chaque indi­vidu) et la vir­tua­lité de la com­mu­nauté hyper-com­mu­ni­ca­tive.

Un autre point qui doit être abordé concerne la capa­cité de cette mobi­li­sa­tion à inter­rom­pre le pro­ces­sus général de cir­cu­la­tion et d’accu­mu­la­tion du capi­tal. Comme lors des mobi­li­sa­tions contre la guerre en Irak, pour la majo­rité de ceux qui ont donné leur appui aux cam­pe­ments, il s’agit d’actions de fin de semaine ou d’acti­vités de temps libre. Il est entendu que dans les mobi­li­sa­tions de mai, le rôle de l’occu­pa­tion de l’espace public a été per­ma­nent mais une fois de plus, ceci a mis en évid­ence les limi­tes de l’action pra­ti­que de la masse prolé­tarisée, périp­hérique du procès de repro­duc­tion sociale, expulsée du cir­cuit de valo­ri­sa­tion du capi­tal. C’est ainsi que l’action a pu être considérée comme un pro­blème d’ordre public, avec une ges­tion des coûts poli­ti­ques limités pour les admi­nis­tra­teurs de l’appa­reil répr­essif. De fait, réunie en dehors des horai­res et des journées de tra­vail, la capa­cité de pres­sion de cette mul­ti­tude sur les cen­tres de décision poli­ti­ques et sociaux a été sub­stan­ciel­le­ment réd­uite, non pas cette fois du fait de la reven­di­ca­tion « citoyen­niste » de régé­nération démoc­ra­tique mais pour quel­que chose de bien plus impor­tant : pour le fait d’être une masse d’indi­vi­dus (étudiants, chômeurs, pro­fes­seurs, retraités…) qui, soit en raison de sa mar­gi­na­li­sa­tion et de son exclu­sion du procès général de repro­duc­tion du capi­tal, soit en raison de la fonc­tion secondaire à laquelle ils res­tent subor­donnés (pro­fes­seurs, artis­tes, jour­na­lis­tes, créateurs, etc.), limite sa capa­cité de blo­quer le procès de repro­duc­tion du capi­tal et d’impo­ser ses reven­di­ca­tions.

De toutes façons, d’un point de vue stric­te­ment poli­ti­que, ce qui est apparu clai­re­ment, c’est l’extrême fra­gi­lité du système démoc­ra­tique, précisément pour son inca­pa­cité à donner une rép­onse qui ne fût pas la répr­ession à toute expres­sion de masse (paci­fi­que et paci­fiste à outrance). Une occa­sion de plus, en fait, de vérifier le visage de la démoc­ratie que l’on peut mettre en cor­res­pon­dance avec le visage dur et arro­gant du minis­tre de l’intérieur cata­lan, Felip Puig.

Mais, sur­tout, on ne peut igno­rer l’énorme créa­tivité déployée dans l’auto-orga­ni­sa­tion de la dyna­mi­que propre des cam­pe­ments, de leurs dis­cus­sions, de leur capa­cité à gérer le quo­ti­dien (des cen­tai­nes de repas par jour, l’orga­ni­sa­tion de la pro­preté, des acti­vités, etc.) et de la capa­cité à obte­nir des rép­onses rapi­des et soli­dai­res de « l’extérieur » aux besoins d’ali­ments, de matériels, d’outils et d’autres réa­li­sations faites sur les cam­pe­ments (le 27 mai à midi, à peine la police partie de la place, le cam­pe­ment avait été recons­truit – cui­sine, com­mis­sions…).

On peut ajou­ter à cela leur influence sur le malaise de la société civile, le sou­tien de la popu­la­tion obtenu suite à l’appel du ven­dredi matin 27 mai en a été la preuve. Pour cela, indép­end­amment de l’éval­uation super­fi­cielle du caractère de la pro­tes­ta­tion, de l’acte contes­ta­taire, il faut sou­li­gner la dimen­sion bien plus riche et bien plus contra­dic­toire aussi de ce qui peut être retenu de la simple lec­ture des mani­fes­tes et des consi­gnes d’une mobi­li­sa­tion déb­ord­ante d’enthou­siasme.

D’un point de vue général, les mobi­li­sa­tions de la mi-mai en Espagne ont mis en évid­ence ce qui se passe dans le sou­ter­rain social : la pres­sion sourde mais réel­lement prés­ente des masses. Cette pres­sion qui pousse les élites au pou­voir à favo­ri­ser la paix sociale sub­ven­tionnée précisément par peur des « clas­ses dan­ge­reu­ses » (bien que la par­ti­ci­pa­tion des émigrés et des jeunes de ban­lieue n’ait pas été spéc­ia­lement impor­tante, du moins à Barcelone) et de ses pra­ti­ques (les liens de sou­tien mutuel qui bou­le­ver­sent et sup­pri­ment les intermédi­aires de l’éco­nomie capi­ta­liste, les irrup­tions dans les lieux publics ou privés et la demande d’exi­gen­ces socia­les qui, en bout de course, oblige à une nou­velle rép­ar­tition [voir enca­dré p. 12]). Si évaluer les évé­nements comme simple expres­sion du « citoyen­nisme » des clas­ses moyen­nes en cours de prolé­ta­ri­sation était insuf­fi­sant ou super­fi­ciel, on pour­rait en dire tout autant de ceux qui ten­tent de mettre en balance les termes de vic­toire ou de déf­aite. Au-delà de la mise en spec­ta­cle de la répr­ession et de son bilan lamen­ta­ble de plus d’une cen­taine de blessés (dont deux très graves), l’impor­tant est que cette mobi­li­sa­tion a été capa­ble de faire pren­dre cons­cience à des mil­liers de per­son­nes que l’action soli­daire de masse peut rendre pos­si­ble la conquête d’un espace d’expres­sion et d’attein­dre des objec­tifs aussi modes­tes pour les par­ti­ci­pants de cette mobi­li­sa­tion, tout citoyen­nis­tes qu’ils soient. Les conséqu­ences des mobi­li­sa­tions sur la sphère de représ­en­tation poli­ti­que res­tent à voir mais une chose est sûre, c’est qu’un pré­cédent a été créé : « Quand nous le vou­drons, nous revien­drons. »

Au-delà de la polé­mique entre vic­toire ou déf­aite liée à la sou­mis­sion à l’idéo­logie domi­nante et à l’esthé­tique ten­ta­tion de la déf­aite comme thème littér­aire (une fas­ci­na­tion dans la culture espa­gnole), il faut reconnaître, qu’en plus de la vic­toire sur le « Conseil élec­toral », l’appren­tis­sage poli­ti­que pra­ti­que acquis par des mil­liers de per­son­nes, leur expéri­ence d’auto-orga­ni­sa­tion ainsi que l’énergie déployée dans la confron­ta­tion avec les orga­nis­mes de pou­voir, et sa déc­an­tation indi­vi­duelle et col­lec­tive, aura une influence sur l’avenir immédiat de l’inter­ven­tion poli­ti­que.

Au jour d’aujourd’hui (2 juin), les cam­pe­ments de Barcelone ont décidé de conti­nuer à occu­per la place en main­te­nant la dyna­mi­que des dis­cus­sions et en essayant de trou­ver une alter­na­tive pour conti­nuer le mou­ve­ment. Bien que l’acti­vité pra­ti­que de la vie quo­ti­dienne entre­tienne la mobi­li­sa­tion sur la place, en plus des autres mani­fes­ta­tions qui deman­dent la dém­ission du minis­tre de l’Intérieur de Catalogne et l’appel inter­na­tio­nal à mani­fes­ter le 19 juin, le risque existe que la volonté de main­te­nir la mobi­li­sa­tion s’érode peu à peu et que le mou­ve­ment s’éteigne. Les cam­pe­ments en sont cons­cients, comme le prouve l’orien­ta­tion de la dis­cus­sion sur le « com­ment pour­sui­vre ? ».

Indépendamment des dérives et des contra­dic­tions (citoyen­nisme démoc­ra­tique) ainsi que des réus­sites conjon­tu­rel­les que le mou­ve­ment de mai connaîtra, il est indén­iable qu’il aura remis au pre­mier plan de l’actua­lité la ques­tion de l’action auto­nome de masse (pas de l’indép­end­ance à la poli­ti­que comme le prét­endent cer­tains) et son pou­voir de dés­ta­bi­li­sation sur le statu quo social dans un contexte où les causes pro­fon­des du mou­ve­ment non seu­le­ment per­du­rent mais vont aller en s’aggra­vant du fait des res­tric­tions budgét­aires annoncées dans le social.

Corsino Vela,

Barcelone le 2 juin 2011
NOTES

(1) Référence au SMS qui avait appelé à mani­fes­ter suite à l’atten­tat ter­ro­riste du 11 en gare de Madrid et qui se ter­mi­nait par « fais-le passer », pour cer­tains ce mes­sage a été la cause de l’écras­ante vic­toire du PSOE (Zapatero) sur le PP (Aznar) dans les élections qui sui­vi­rent.

(2) Il est bien clair que les contra­dic­tions struc­tu­rel­les qui déc­oulent de la crise capi­ta­liste ne trou­vent pas de solu­tion à tra­vers des dis­po­si­tifs indi­vi­duels pou­vant donner une cer­taine marge de manœuvre, tou­jours plus étr­oite quand il faut bouf­fer. Il est néc­ess­aire de cons­ta­ter leur fonc­tion comme fac­teur atténuant et déf­or­mateur de la conflic­tua­lité sociale.

(3) Pour ajou­ter un peu de com­plexité à la situa­tion sociale et poli­ti­que géné­rale déjà sufi­sam­ment confuse, il faut ajou­ter que lors de la mani­fes­ta­tion du 14 mai der­nier convo­quée par des partis, des syn­di­cats et d’autres ins­ti­tu­tions civi­ques de l’État, contre les coupes socia­les, les syn­di­cats de la police cata­lane était aussi présents deman­dant un budget plus impor­tant pour leur Département.

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