Il Lato Cattivo : « Photos à travers la vitre « (troisième partie)
Nous continuons la traduction de ce long texte de 18 pages sous la forme d’épisode apériodique.
Classe moyenne déclinante et frustrée
S’il est vrai qu’aucune crise économique, aussi profonde soit-elle, n’est en soi porteuse du communisme, il est également vrai que tous les épisodes les plus significatifs de la lutte de classe des deux derniers siècles se sont déroulés dans le contexte de circonstances économiques très spécifiques, à la fin d’une longue spirale récessive comme dans le cas de 1848 ou de la guerre civile espagnole, ou en correspondance avec le point de flexion d’une phase de prospérité (1871, 1917-1921, 1968-1973).
La crise de 2008, bien qu’elle n’ait pas suscité d’épisodes comparables à ceux qui viennent d’être mentionnés, marque néanmoins une rupture historique : depuis début des années ’80 et pendant près de trente ans, aucune des nombreuses crises financières survenues (crise mexicaine de 1994 ; crise asiatique de 1997-’98 ; « bulle » dot.com de 2001, etc.) n’avait provoqué de changements aussi significatifs à tous les niveaux, du prosaïque « pouvoir d’achat des ménages» aux sommets de la géopolitique mondiale. Malgré nos espoirs et celles de bien d’autres, ce qui a suivi n’est pas allé dans un sens d’une reprise révolutionnaire. Les convulsions des classes moyennes ont dominé la scène.
L’émergence d’une classe moyenne salariée – liée en tout et pour tout au développement du mode de production spécifiquement capitaliste – est l’un des phénomènes les plus importants et les moins étudiés de la théorie révolutionnaire au cours du XXème siècle, et constitue encore aujourd’hui une lourde lacune qui donne lieu aux quiproquos les plus flagrants. Cherchons alors à y voir un peu plus clair.
Déjà à la fin du 19 ème siècle, mais d’une manière réellement massive à partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale, une couche particulière de travailleurs salariés a pris corps et des proportions de plus en plus importantes dans les aires centrales du MPC. Cette couche de travailleurs – en raison de la place occupée dans la division du travail, de la nature de sa rémunération, de son mode de vie – n’avait pas grand-chose à voir avec le prolétariat ou la classe ouvrière, dans le sens habituel de ces termes. Bien évidemment, l’émergence de cette classe « dérivée » est indissociable de cette phase de prospérité qui est souvent appelée « boom économique de l’après-guerre » ou « Trente glorieuses ». Mais il est bon de souligner que sa ligne de développement ne se termine pas avec la fin du cycle d’accumulation fordiste entré en crise à la fin des années 70. La phase suivante – que nous ne pouvons qualifier de « post-fordiste » qu’avec de grandes réserves et précautions – connaît effectivement une diminution du poids numérique de la classe ouvrière dans la zone centrale du MPC sous les coups des délocalisation et des restructurations industrielles, mais elle connaît surtout son invisibilisation sociale et politique. Celle-ci n’est pas le fruit d’un complot. À la racine du phénomène il y a un double « saut » évolutif du MPC, au niveau économique et social d’un côté et au niveau strictement politique de l’autre. D’une part, dans les zones centrales de l’accumulation, la part de salariés producteurs de plus-value a commencé à diminuer par rapport aux non-producteurs de plus-value (tant au niveau du prolétariat actif qu’au niveau de la population active salariée prise dans son ensemble). Le graphique ci-dessous tente de représenter l’actuelle répartition du travail productif au sein d’une hypothétique formation sociale centrale. Par commodité, les chômeurs sont comptabilisés du côté de la population inactive, bien qu’ils figurent parmi les « actifs » dans la comptabilité nationale des instituts de statistique tels que l’ISTAT en Italie, l’INSEE en France, etc. La partie striée représente le travail producteur de plus-value qui, comme on le voit, concerne aussi une bonne part de la classe moyenne salariée, ainsi qu’une petite tranche de petits-bourgeois (agriculteurs, artisans et tout petits patrons) détenteurs de capitaux parfois microscopiques, mais qui interviennent activement dans le procès de travail. Tout cela n’est qu’une autre façon de représenter la journée de travail sociale, la journée de travail de la société entière, selon la partition travail nécessaire/surtravail. De ce graphique ressort non pas une perte de centralité du travail productif de plus-value, mais son excentration tendancielle vis-à-vis du prolétariat, découlant : a) de l’accroissement de la part de capitaux improductifs (sphère de la circulation du capital) ; b) de l’accroissement des fonctions d’encadrement au sein de l’économie privée et donc également au sein des secteurs productifs de plus-value.
Par ailleurs, dans ces aires centrales de l’accumulation – qui bien entendu n’épuisent pas la dynamique du MPC, mais qui en guident néanmoins le développement – le barycentre de la stabilité du système politique s’est déplacé « vers le haut » ; ce qui s’est traduit, entre autre, par la fin des options politiques sociales-démocrates (ou staliniennes puis converties à la social-démocratie). Ces options – qui ne méritent aucune nostalgie, vu qu’elles furent un produit réellement contre-révolutionnaire des défaites du prolétariat entre les deux Guerres – signifiaient cependant une intégration réelle de tranches consistantes du prolétariat à l’intérieur du système représentatif.
Or, l’éclatement de la crise de 2008 a mis en évidence l’obsolescence – principalement économique, mais également politique et sociale au sens large – de la configuration que nous venons de décrire. Les crises générales (à la différence des crises locales) sont toujours des crises de suraccumulation trouvant toujours leur origine dans le rapport entre les deux classes fondamentales, et naissent de l’insuffisance de la plus-value extorquée par rapport au capital accumulé. Mais la façon dont la crise se manifeste, dans laquelle elle « choisit » son point de déclenchement – selon qu’il se situe directement dans le cadre du capital industriel ou plutôt dans le capital producteur d’intérêt (financier), ou encore dans le capital commercial ou dans la rente – n’a rien d’accessoire. En 2008, ce sont les crédits subprime aux États-Unis et donc l’ incapacité de payement des couches inférieures de la classe moyenne étasunienne (et de la classe ouvrière également, mais dans une moindre mesure) qui servent de point d’amorce. Ce fait signale l’inversion dans la courbe du développement de la classe moyenne salariée, la même inversion qui – soit dit en passant – ne s’était pas produite lors de la grande crise de 1973-’74. Bien évidemment l’attaque générale contre les salaires et les conditions de travail, de 2008 à aujourd’hui, a frappé aussi bien la classe ouvrière que la classe moyenne ; mais il convient de souligner que cette attaque a été modérée par les marges de manœuvre restantes que les gouvernements ont pu mobiliser en matière économique – du sauvetage des banques à la planche à billets – dans le but de reporter l’heure de la vérité, et sans lesquelles les conséquences sur les activités industrielles auraient été bien plus importantes. Les véritables crises sociales – caractérisées par des proportions nationales et par une réduction drastique et soudaine du niveau de vie – sont restées circonscrites. Dans cette situation, l’appauvrissement de la classe moyenne – réel ou redouté – a occupé le devant de la scène. Un tel appauvrissement est repérable dans les données sur le revenu, dans la dévalorisation des diplômes, dans une automatisation accrue de la circulation du capital (banques, assurances) etc. Mais il n’est pas immédiatement synonyme de prolétarisation : une classe moyenne appauvrie reste une classe moyenne ; une classe moyenne prolétarisée est une classe moyenne devenue prolétariat, non seulement par rapport au niveau de revenu, mais aussi par rapport au type de travail (d’exécution) ou de non-travail (tous les chômeurs ne se valent pas), et plus généralement du point de vue de la relation globale avec les moyens de subsistance. En général, on peut dire qu’un véritable processus de prolétarisation s’étale sur plusieurs générations, car les effets de la baisse des salaires moyens et supérieurs sont compensés pendant un temps par la solidarité entre les générations et la transmission des patrimoines.
Concernant la distinction entre prolétariat et classe moyenne, l’approche proposée dans le numéro 2 de « Il Lato Cattivo », trop centrée sur la question du travail productif de plus-value, a été une source de malentendus. Au XIXème siècle et pour une bonne partie du XXème siècle, l’importance accordée à la question du travail productif dans les milieux marxistes était liée à la possibilité d’en extraire de façon approximative une distinction entre classes. Marx lui-même – qui a aussi souvent insisté sur le caractère social et non pas individuel du travail productif (le travailleur productif est le travailleur combiné), sur le fait que même un patron peut dans certaines circonstances être un travailleur productif etc. – a tout de même privilégié la définition du prolétariat comme classe du travail productif, plutôt que comme classe des « sans réserves ». Aujourd’hui la première définition reste pertinente, car le travail productif reste en grande partie l’apanage du prolétariat (notamment d’un point de vue mondial), mais l’évolution socio-historique des aires centrales et semi-périphériques, oblige à apporter quelques précisions, pas seulement en raison du poids numérique de la fraction productive de plus-value de la middle class, mais également de la fraction improductive du prolétariat et de la surpopulation relative (chômeurs, etc.).
« Avec le développement du mode de production spécifiquement capitaliste, où beaucoup de travailleurs collaborent à la production de la même marchandise, le rapport immédiat de leur travail à l’objet de production doit nécessairement être très différent. Par exemple, dans une fabrique, les manœuvres évoqués plus haut ne participent pas directement au travail de la matière première. Les travailleurs surveillant ceux qui participent directement à ce travail en sont encore un peu plus éloignés, l’ingénieur a encore un autre rapport et travaille principalement avec sa tête, etc. Mais la totalité de ces travailleurs, qui possèdent des puissances de travail de valeur différente, bien que la masse employée garde à peu près le même niveau, produit un résultat qui, à considérer le résultat du seul procès de travail, s’exprime dans une marchandise ou un produit matériel ; et tous ensemble, comme atelier, ils sont la machine de production vivante de ces produits, de même que, si on considère le procès de production dans son ensemble, ils échangent leur travail contre du capital et reproduisent l’argent du capitaliste en tant que capital, c’est-à-dire comme une valeur qui se met en valeur, une valeur qui s’agrandit.
« C’est précisément le propre du mode de production capitaliste que de séparer les différents travaux, donc aussi les travaux intellectuels et manuels – ou les travaux où l’un ou l’autre aspect l’emporte – et de les répartir entre des personnes différentes, ce qui n’empêche pourtant pas que le produit matériel est le produit commun de ces personnes ou encore leur produit commun matérialisé dans une richesse matérielle ; d’un autre côté, cela n’empêche pas davantage, ou ne change absolument pas rien au fait que le rapport de chacune de ces personnes, individuellement, au capital est un rapport de travailleur salarié et, dans ce sens fort, de travailleur productif. Non seulement toutes ces personnes sont employées immédiatement dans la production de la richesse matérielle, mais elles échangent leur travail immédiatement contre l’argent en tant que capital, et reproduisent donc immédiatement, en plus de leur salaire, une plus-value pour le capitaliste. Leur travail se compose de travail payé plus du surtravail non payé ». (Karl Marx, Théories sur la plus-value, tome premier, Éd. Sociales 1974, pp. 480-481).
Tout ce qui vient d’être dit dans ce passage est parfaitement juste…. à l’exception d’un point : la hiérarchie de la fabrique donne lieu à une hiérarchie des revenus qui ne correspond pas aux « valeurs différentes » des différentes « capacités de travail » propres à « l’ensemble de ces travailleurs ». Selon la fonction qu’ils exercent (gestion, contrôle, conception), les segments intermédiaires de la hiérarchie atteignent des niveaux de salaire qui, loin de se limiter à la stricte reproduction de leur force de travail, permettent la constitution de réserves en raison d’un supplément inclu dans les salaires intermédiaires, qui doit être considéré comme une fraction de la plus-value. L’option traditionnelle de définir la classe moyenne sur la base de l’échange de travail contre revenu (et non contre capital) est donc une fausse piste puisque : a) au sein des branches productives de plus-value, ces segments intermédiaires produisent en fait de la plus-value, et ils échangent leur travail directement contre du capital ; b) au sein des secteurs improductifs (capital improductif et fonction publique) alimentés par la plus-value extraite dans les secteurs productifs, le même mécanisme aura tendance à se généraliser. Ceci est en substance le schéma.
La « morale de la fable » (pas très fabuleuse) est donc la suivante : dans les conditions actuelles, le manque de plus-value par rapport au capital accumulé se traduit, entre autres, par un rétrécissement plus ou moins important de la composante extra incluse dans la rémunération de la classe moyenne – ce qui rend plus intelligible la vague de luttes dite interclassiste de 2008 à aujourd’hui. Dans les ébranlements qui ont marqué cette période, la règle générale se décline de diverses manières et comporte évidemment quelques exceptions : mais sous différentes formes, elle a été la prépondérance de la classe moyenne dans la rue. On l’a vu dans le mouvement Occupy aux États-Unis, dans les mouvements des Indignés en Grèce et en Espagne, dans la « révolte des tentes » en Israël, dans les protestations de Hong Kong, etc. Une fois saisies les différences qui marquent la composition sociale et de classe des formations sociales semi-périphériques et centrales, c’est ce qu’on a vu également en Iran en 2009, dans les mouvements antigouvernementaux au Brésil, en Turquie, etc… Ce n’est que lors des Printemps arabes en Tunisie et en Égypte qu’une véritable participation ouvrière a eu lieu : les autres composantes sociales de la protestation ont alors dû la prendre au sérieux.
Cette vague interclassiste a aussi affecté – faiblement mais dans une certaine mesure – les zones centrales de l’accumulation. Mais bien que certains évènements actuels (Corée du Sud, Roumanie, Venezuela, Brésil) indiquent une certaine continuité de cette vague, il semble qu’un pic soit derrière nous. Globalement, dans le cadre qu’on a esquissé, on peut dire que le prolétariat est resté muet. Ses luttes, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des mouvements interclassistes, ont bien existé ; mais au-delà de proportions souvent modestes (à l’exception de la Grèce, de l’Égypte et de la Tunisie), elles ont presque toujours reproduit les caractéristiques qui leur étaient propres déjà avant la crise de 2008, sans manifester un changement de pratiques qui rendrait envisageable la possibilité d’une rupture. Même les émeutes de surpopulation relative telles que celles qui ont éclaté en Grande-Bretagne en 2011, pour importantes qu’elles furent, n’ont jusqu’à présent montré aucune dynamique interne de dépassement sur leurs propres bases – et c’est aussi le cas des luttes sur le lieu de travail visant à défendre l’emploi, les salaires et les conditions de travail. De plus, dans le « ventre de la baleine » (Europe occidentale, USA et Japon) le niveau de conflit dans les secteurs productifs de plus-value est très faible ; et il est difficile de voir une interpénétration des deux pôles (armée active et armée de réserve), à l’exception de situations géographiquement éloignées qui mériteraient une étude ad hoc (révoltes ouvrières en Chine, Bangladesh, Inde, etc.) – étude rendue particulièrement difficile du fait de la difficulté à trouver des informations, des sources fiables et des analyses qui ne soient pas le fruit de schémas préconçus. En tout cas, contre tout possibilisme, la prépondérance des mouvements interclassistes et l’absence d’une dynamique visible inhérente aux luttes du prolétariat excluent catégoriquement une reprise révolutionnaire à court terme. Pour l’instant, rien n’indique que nous sommes sortis du tunnel, et par rapport aux années qui ont immédiatement suivi la crise, le scénario est devenu plus sombre. La question encore insoluble aujourd’hui est : jusqu’à quand ? Et comment reconnaître les signes d’une possible accélération historique ?L’une de nos hypothèses de travail est qu’un changement de phase sera clairement reconnaissable par la combinaison étroite de deux facteurs : le déclenchement d’une crise avec des traits bien spécifiques ; et l’entrée en scène à grande échelle des prolétaires productifs et/ou occupés de façon relativement stable. Cette dernière se fera d’une manière complètement différente de ses formes passées (années 1920 ou 1960-’70) et de celle des mouvements interclassistes. Ces derniers sont typiquement des mouvements politiques, et en tant que tels visent à affirmer le nombre en se concentrant dans les places, près des lieux de pouvoir, ou dans des lieux aux significations hautement symboliques. L’entrée en scène du prolétariat occupé, vice versa, ne peut se faire aujourd’hui que de manière moléculaire, pulvérisée sur le territoire, tout comme le tissu productif post-fordiste est pulvérisé sur le territoire, en Europe occidentale ou aux États-Unis, mais aussi – bien que dans une moindre mesure – dans les « ateliers du monde » (il semblerait que 65% des usines industrielles et manufacturières chinoises soient composées de petites entreprises situées dans les campagnes ou dans les petits centres urbains). En 2005, en France, la révolte dite des banlieues françaises – se déroulant en dehors des lieux de travail – a touché 280 communes en 3 semaines. Les soulèvements de 2011 en Grande-Bretagne ont suivi une logique similaire, montrant une mobilité encore plus grande. Nous devons imaginer un processus de propagation similaire, mais qui impliquerait la sphère de production.
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