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Trop Loin : « La paix, c’est la guerre »

 

Texte du site TropLoin

« La paix, c’est la guerre »

« Les petits pays comme la Belgique seraient bien avisés de se rallier au pays le plus fort s’ils souhaitent garder leur indépendance. » (L’empereur Guillaume II au roi des Belges, novembre 1913)

« Une grande guerre est inévitable dans les premières décennies du XXIe siècle, mais supposera une crise économique venue à maturation, une large surproduction, une forte baisse des rentabilités, une exacerbation des conflits sociaux et des antagonismes commerciaux, exigeant à la fois de repartager le monde et de régénérer tout le système. […] Pas plus que par le passé, aucun réformisme n’empêchera la marche à un conflit, sinon planétaire, en tout cas plus que régional. » (10 + 1 questions sur la guerre du Kosovo, 1999)

« Ne croyez pas la propagande, on vous ment ici. » (Marina Ovsiannikova, interrompant le journal télévisé d’une des principales chaînes russes, 14 mars 2022)

* * *

«  La guerre pour la paix »… « la cause du faible contre le fort »… « des crimes contre l’humanité perpétrés au cœur de l’Europe… un combat pour la civilisation »… « un génocide en cours en Ukraine. »

La première citation est extraite du Droit du Peuple, journal socialiste, et la deuxième du Times de Londres, journal bourgeois, l’une et l’autre écrites en 1914; la troisième émane du Premier ministre français lors de la guerre du Kosovo en 1999, et la dernière du Premier ministre ukrainien, le 9 mars 2022.

Les médias français ne parleront jamais de la dictature tchadienne (soutenue par la France) comme ils le font de la dictature biélorusse (soutenue par la Russie). Pas plus qu’ils n’évoqueront les millions de civils tués par les armées française et américaine dans les guerres d’Indochine et du Vietnam de la même manière que des massacres de civils par l’armée russe en Ukraine.

Peu de nouveauté dans le bourrage de crâne, sinon que la propagande s’intensifie quand la guerre s’approche du cœur de l’Europe. La Russie dénie, interdisant les mots « guerre » et « invasion » (l’Etat français aura bien attendu 1999 pour reconnaître officiellement qu’entre 1945 et 1962 il avait fait en Algérie « la guerre » et non seulement « des opérations »). Les Occidentaux euphémisent, livrant à l’Ukraine des armes par l’intermédiaire de la « Facilité Européenne pour la Paix ».

Quand les mots gonflent, leur sens éclate. En particulier, génocide devient synonyme de massacre, alors que le mot désigne l’extermination d’un peuple en tant que peuple: Hitler l’a fait avec les Juifs, mais ni Staline ne visait l’élimination du peuple ukrainien au début des années 1930, ni plus tard Pol Pot celle du peuple cambodgien. Ni Poutine celle du peuple ukrainien.

 Mais, avant d’être mentale, la confusion est dans la pratique. Si les idéologies sont confuses, si tout le monde a pu se réclamer du socialisme, du communisme, du prolétariat, de la révolution (titre du livre publié en 2017 par l’actuel président de la république française), c’est parce que jusqu’ici les mouvements sociaux  n’ont pas accompli un programme rompant avec l’ordre des choses. Alors, en mythologie politique et dans le discours, tout est permis. Le socialisme ayant été national en 1914, les nazis pouvaient s’en revendiquer : le nazi, c’est le     « national-socialiste » (Nationalsozialist).

C’est lorsque nous sommes réduits à la passivité par des luttes échouées ou déviées,  que nous recevons informations et images en spectateur d’une réalité contre laquelle nous ne pouvons provisoirement pas réagir.

Prévision impossible, certitude théorique

Qui avait prévu qu’en 2022 la Russie lancerait une opération d’une si vaste ampleur contre une aussi grande part du territoire de l’Ukraine ?

« Nous allons tout droit vers un conflit armé entre l’Angleterre et les États-Unis [et] ce conflit peut être daté avec l’exactitude maximale »,  déclare Trotsky au IIIe Congrès de l’Internationale communiste en 1921.

Un siècle plus tard, nous ignorons les lignes de fracture et la délimitation des « camps » engagés dans de futurs conflits. Mais nous savons que les rivalités entre grandes puissances capitalistes – États-Unis aujourd’hui dominants, Chine, Russie renaissante, Union Européenne jusqu’ici incapable de se constituer en entité politique – accumulent les conditions pour des guerres régionales et un jour mondiales.

Tout est fait pour nous persuader que les États contemporains cèdent à la violence militaire pour des motifs extérieurs à la nature profonde d’un système capitaliste supposé promoteur de paix. Au XXIe siècle, si la Russie part en guerre, la cause en serait le retour d’un nationalisme heureusement dépassé à l’Ouest mais ravivé à l’Est par un pouvoir dictatorial aux ambitions démesurées.

En réalité, la concurrence entre entreprises capitalistes n’a jamais été douce, ni le commerce international facteur de paix durable. Contrairement à une opinion courante avant 1914, et reprise par certains socialistes dont Kautsky, l’interdépendance économique des grandes puissances ne les empêche pas de se faire la guerre. Le dynamisme industriel et marchand développe une zone aux dépens d’une autre, crée des pôles rivaux, chacun basé sur un territoire et appuyé sur une force étatique politique qui est aussi militaire.

Occident pacifique, Russie belliqueuse

Le capitalisme américain a rarement besoin d’occuper des pays : sa supériorité économique, sa productivité plus élevée, ses investissements étrangers directs permettent aux États-Unis un contrôle suffisant sur de grandes parties du monde sans y envoyer de troupes. En Italie ou en France après 1945, et à l’est de l’Europe après 1991, la puissance étasunienne reposait au moins autant sur les multinationales que sur les GIs. Allemagne et Japon n’ont été occupés qu’en conséquence de la Seconde Guerre mondiale, et le maintien des troupes américaines avait pour but premier de contenir le rival russe. Les Etats-Unis ne se privent pas d’intervenir militairement à leurs frontières, comme au Mexique en 1914, mais seulement pour tenter d’y installer ou rétablir les dirigeants politiques qui leur conviennent : ils n’ont pas besoin de franchir le rio Grande pour y promouvoir leurs investissements dans les maquiladoras.

Quoique superpuissance, la Russie, en revanche, comme autrefois l’URSS, se fonde sur une dynamique capitaliste très inférieure à celle des États-Unis, de l’Europe de l’Ouest (et de la Chine), et l’essentiel de sa force sur le marché mondial vient des exportations de gaz et de pétrole. Aussi tend-elle à rechercher un contrôle sur ses voisins pour s’assurer qu’ils restent dans son orbite. Non seulement, comme les pays de l’OPEP, elle fait de son rôle de grande productrice de matières premières une arme économique et politique, mais sa puissance militaire lui permet aussi (pour l’instant) de vassaliser les pays d’Asie centrale, et de jouer un rôle international dont peu de pays au monde ont les moyens (la Chine en est incapable – pour l’instant). Il n’est pas illogique pour des dirigeants d’une Russie en position de faiblesse sur le marché mondial de croire garantir la puissance du pays (et leur perpétuation au pouvoir) en faisant plus directement appel que leurs rivaux à la force des armes. D’autant que, contrairement à l’époque où l’influence de l’URSS était mondialement relayée par des PC staliniens, la Russie du XXIe siècle ne dispose pas du soft power dont jouissent les États-Unis.

Mais pourquoi s’engager aujourd’hui dans une guerre en Europe ?

Après 1945, l’URSS disposait d’un empire, les États-Unis de la moitié de la planète. L’Amérique lancée dans une nouvelle ère d’expansion n’éprouvait aucun besoin de récupérer le marché polonais ou chinois, et la Russie consolidait son accumulation du capital sans rien pouvoir offrir d’autre que de l’idéologie à l’Europe de l’ouest.

L’affrontement se déroulait à la périphérie (Corée, Indochine, Moyen Orient, Afrique), et  quand ils approchaient d’un gouffre (crise des fusées à Cuba, 1962), États-Unis et URSS reculaient. Chaque superpuissance reconnaissait l’hégémonie de l’adversaire sur sa zone où il agissait à peu près comme il voulait (Guatemala, 1954 ; Hongrie, 1956 ; Mur de Berlin, 1961 ; Tchécoslovaquie, 1968, etc.). Les crises, nombreuses, ont été maîtrisées sans affrontement en Europe, sans recours aux armes lors du blocus de Berlin par exemple (1948-1949). Deux camps s’opposaient, relativement égaux au sens où chacun était forcé de respecter le territoire de l’autre, mais très différents sur le plan socio-économique.

Le capitalisme « bureaucratique » avait réussi à promouvoir l’industrialisation et à créer une puissante économie d’armements, mais s’était montré incapable d’organiser travail et capital de façon productive. La domination d’une classe collectivement propriétaire à la fois du capital et de l’État bridait la concurrence – moteur du capitalisme – et avait abouti à créer des fiefs  tenant leur force non d’une meilleure productivité  industrielle et commerçante,  mais de liens privilégiés avec l’État. La crise du capitalisme « bureaucratique » russe a fini par se résoudre en un système où les « oligarques » ne sont que les détenteurs de monopoles dépendant totalement du pouvoir politique. Inapte à rivaliser sur le marché mondial et à investir à l’étranger (comme y réussit la Chine), la classe dirigeante russe n’a pour seule garantie de continuité que la priorité à la puissance militaire. Quoi qu’on pense du « Produit Intérieur Brut », ses statistiques donnent  un ordre de grandeur : en dollars, le PIB est d’environ 20.000 milliards pour les États-Unis, 13.000 pour la Chine, 4.000 pour l’Allemagne, et 1.600 pour la Russie, soit l’équivalent de celui de la Corée du Sud ou de l’Italie. La Russie n’est qu’une (grande) puissance régionale.

Après 1989, le dynamisme supérieur des États-Unis et de l’Europe occidentale a fini par regagner  pacifiquement sur la Russie l’espace est-européen que l’URSS avait conquis par la guerre en 1945.

L’équilibre de la terreur avait aussi été un équilibre social dans chacun des deux camps : l’émergence ou le resurgissement de nouveaux concurrents (Allemagne, Japon, Chine…) est venu rompre ce statu quo, ouvrant à terme la possibilité de conflit armé au cœur de l’Europe.

Le géant soviétique n’avait autrefois aucun intérêt à se lancer dans une reconquête de l’Europe de l’Ouest : au XXIe siècle, la – relative – faiblesse de la Russie crée un risque de guerre dans toute la région européenne. Après les sécessions forcées de régions périphériques (Transnistrie,  Abkhazie et Ossétie) et l’occupation de la Crimée, l’invasion de l’Ukraine est un nouvel effort de la Russie pour préserver ce qu’elle a du mal à maintenir ensemble.

C’est fréquemment la grande puissance la moins forte qui prend l’initiative de l’offensive.  Au XIXe siècle, quand l’Angleterre dominait le monde, elle n’attaquait que des pays « sous-développés », menant des guerres coloniales en Inde et en Afrique. Au début du XXe siècle, d’autres impérialismes ont remis en cause son hégémonie : la puissance économique allemande est venue saper le fameux « équilibre européen », et celle du Japon a menacé l’Asie. Après 1945, tout s’apaise pour quelques décennies grâce au partage russo-américain du monde (l’Inde restant à part, la Chine également). Mais maintenant, le poids de l’Union Européenne pèse sur les ex-satellites russes, et celui de la Chine sur l’Asie.

L’URSS était impérialiste dans sa zone d’influence et à ses marges, compensant sa faiblesse sociale en se protégeant derrière des satellites limitrophes servant de tampon entre deux blocs séparés mais jamais étanches : cette marge n’existe quasiment plus.

De la Corée à l’Afghanistan en passant par le Vietnam et l’Angola, États-Unis et URSS n’avaient cessé de se combattre par procuration, mais cette fois la périphérie est très proche.

Si les autres impérialismes, eux, ne font la guerre qu’au Moyen Orient et en Afrique, l’OTAN s’est progressivement élargie à l’Est européen, et Finlande et Suède s’apprêtent à rejoindre  l’alliance.

En 1998, George Kennan (1904-2005), diplomate et architecte après 1945 de l’endiguement (containment) de l’URSS, jugeait cette extension peu judicieuse : « Nous nous sommes engagés à protéger tout un ensemble de pays sans en avoir ni les moyens ni l’intention de le faire sérieusement ». Dix ans plus tard, un rapport de la CIA mettait en garde contre l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN : ce serait franchir la ligne rouge la plus grave aux yeux, non seulement de Poutine, mais de toute l’élite russe, et encouragerait l’ingérence russe en Crimée et dans l’est de l’Ukraine.

Les prêcheurs de modération oublient qu’endiguement et refoulement (roll back) vont de pair quand les États-Unis l’estiment nécessaire et possible, comme l’ont pratiqué et reconnu en leur temps Truman et Eisenhower. Depuis plus de vingt ans, l’OTAN à la fois contient et refoule la Russie. Il est normal qu’un État ou une alliance profite d’un recul du concurrent pour avancer ses propres pions. L’URSS en faisait autant autrefois (tentative avortée de créer une République autonome d’Azerbaïdjan au nord de l’Iran en 1945, de s’implanter en Asie, en Afrique…). En 2022, comme autrefois l’URSS armant le Nord-Vietnam, l’OTAN mène à son tour une guerre par procuration contre la Russie.

Quelle qu’elle soit, la paix russo-ukrainienne sera une continuation de la guerre par d’autres moyens. Au niveau de l’Europe, l’enjeu est de savoir si l’Union Européenne se limitera à une zone de libre échange, ou se donnera une direction politique autour d’un pivot franco-allemand, disposant d’une armée « européenne » – hypothèse de moins en moins probable au vue de l’évolution présente, qui conforte la domination étasunienne sur l’OTAN. Gagner (ou ne pas perdre) n’a de toute façon pas le même sens pour la Russie (puissance forte mais régionale) et les États-Unis amenés à recentrer leur puissance mondiale  contre ce qui devient leur principal  adversaire : la Chine. Mais nous éviterons d’imiter Trotsky par d’aventureuses prévisions.

Rationalité = 600 millions de morts 

Pour autant, l’invasion russe a surpris. En 2014, la faiblesse des rebelles de l’Est du pays avait poussé la Russie à y intervenir militairement pour aider à la naissance des « républiques populaires » de Donetsk et de Lougansk. Mais de là à essayer d’envahir une large partie du pays et assiéger Kiev…

En 1982, était-il « rationnel » pour la Grande Bretagne d’expédier une armada au bout du monde afin de conserver quelques îlots a priori sans valeur économique ni importance stratégique ?

On peut rationnellement estimer qu’Hitler n’avait aucune chance de l’emporter contre la coalition anglo-russo-américaine, mais lui jugeait possible de vaincre l’URSS avant que les États-Unis ne mobilisent toute leur puissance industrielle. La guerre, on le sait, c’est  « le règne de l’incertitude». En 1914, les états-majors imaginaient en avoir fini en six mois. Quand ils sont entrés en Afghanistan, Russes (1979) puis Américains (2001) croyaient qu’une intervention massive permettrait de vaincre un adversaire considéré assez logiquement comme militairement très inférieur. À travers lui, l’objectif réel visait à consolider un empire – économique pour les États-Unis, quasi-colonial pour l’URSS – contre le rival, à un coût initial jugé raisonnable. Les deux impérialismes pouvaient se rassurer en se rappelant leurs opérations extérieures réussies : en Hongrie (1956), à Saint-Domingue (1965).

Mais l’affaire n’est jamais essentiellement militaire. En 1918, les belligérants avaient fini par s’arrêter, moins contraints par l’enlisement sur le terrain que par l’effritement du front intérieur, en Allemagne et en Autriche-Hongrie surtout. Au contraire, le régime nazi livrait une guerre « totale »  puisque faite d’abord pour la domination du peuple allemand, et si celui-ci ne se montrait pas à la hauteur du destin que lui assignaient les nazis, pour Hitler l’Allemagne méritait de périr.  D’ordinaire, on ne fait pas la guerre pour détruire, encore moins pour tout détruire – mais la logique nazie accepte l’autodestruction de l’Allemagne en 1945. La guerre oppose deux  forces dont aucune ne décide ce que fera l’autre, et la réciprocité des actions contient la possibilité de l’exacerbation. L’autolimitation (éviter de  détruire ce que l’on veut conquérir) trouve elle-même ses limites. C’est une chose d’être un meurtrier, une autre de se suicider, souvent l’un exclut l’autre, pourtant Hitler a fait les deux : pour lui, la politique relevait du « Tout ou rien ».

Poutine n’est pas Hitler, mais pour lui aussi la limite entre un objectif partiel (modifier une frontière), et un objectif total (contraindre à un changement de politique, neutraliser le pays) est facilement dépassée : parfois la direction politique d’un pays le pousse à aller jusqu’au point qu’il franchit à ses risques et périls.

Mais qu’est-ce qu’une guerre gagnée ou perdue ? et surtout, quelles en sont les suites ? On répète que les interventions étasuniennes en Irak et en Afghanistan se soldent par des échecs mais, à Bagdad comme à Kaboul, il s’agissait  d’opérations de police d’un grand pays contre un petit. Ni les intérêts majeurs des Etats-Unis, encore moins leur survie, n’était dans la balance. Gagner, ce n’est pas – au Vietnam en tout cas, ce ne l’était pas – forcément occuper le pays, c’est cesser de ne plus se croire menacé par lui : les États-Unis ont-ils perdu au Vietnam en 1975, alors que le pays est depuis plus de vingt ans ouvert aux capitaux étrangers en quête de bas salaires…

Quelque conclusion qu’ait l’affaire russo-ukrainienne, dans leur affrontement avec la Russie, les États-Unis – et à leur suite l’Union Européenne – cherchent aussi à se placer en position de force face à la Chine. Il y avait deux superpuissances nucléaires : elles sont maintenant trois (4 ou 5 en comptant l’Inde et le Pakistan), et, si un emploi futur des armes atomiques n’est pas certain, il serait naïf de l’exclure au motif qu’il aurait des effets catastrophiques pour l’humanité, mais également pour les maîtres du monde, attachés à leur position et leurs privilèges.

Le seul juge des « intérêts vitaux » d’un pays, et des moyens qu’il choisira pour les défendre, ce n’est ni l’humanité, ni une raison abstraite, ni une définition de la souveraineté, ce sont les dirigeants qui se trouvent à la tête de l’État. S’il avait eu la bombe atomique, le nazi Hitler n’aurait pas hésité à l’employer. Le démocrate Truman a hésité (voilà l’une des différences entre fascisme et démocratie), et l’a employée à deux reprises.

Cinq ans plus tard, devant les revers subis en Corée, le président américain  déclare envisager toutes les possibilités, « ce qui inclut toutes les armes que nous avons », y compris l’arme atomique : « nous y avons pensé sérieusement ». La menace nucléaire sera réitérée par Nixon contre le Nord-Vietnam (1969) et par Trump contre la Corée du Nord (2017).

Dans les années 1960, estimant l’URSS incapable de survivre à une première frappe atomique et de riposter par des représailles importantes, l’état-major américain songe à une attaque atomique contre l’URSS et la Chine, qui causerait environ 400 millions de morts, plus 100 millions dans les pays voisins et autant en Europe de l’Ouest, soit en tout 600 millions. Absurde, tout cela, dira-t-on, le prix serait trop lourd… Mais pour qui ? Les gouvernants ne sont pas fous, ni les militaires assoiffés de sang. Leur folie ne manque pas de méthode, dirait Shakespeare : un monstrueux adversaire exige l’emploi contre lui de moyens plus terribles que les siens.

Début XXIe siècle, les États-Unis ont mis leurs plans à jour, et Russie et Chine ont les leurs. La   rationalité étatique, c’est d’agir selon l’intérêt du pays et l’intérêt de ses dirigeants, qui coïncident. L’objectif est de se perpétuer, non de se suicider, mais démesure et excès font partie de l’équation. En 1914, les empires n’agissaient pas irrationnellement, ni les nazis en 1939 ou 1941. Au Vietnam, la théorie des dominos avait sa propre rationalité. De même la « stratégie de la terreur » où pour limiter leur propre destruction (Mutually Assured Destruction : MAD), les États-Unis ont régulièrement cherché à obtenir et garder une supériorité sur l’URSS, donc une chance de l’emporter. Au prix de centaines de millions de morts, mais c’est un prix que l’on est prêt à payer, car, si horrible soit-il, il pourra être jugé préférable à l’asservissement par des « ennemis du genre humain » qui nous apporteraient pire.

Lors de la guerre sino-japonaise, en 1938, le gouvernement nationaliste fait détruire les dignes du fleuve Jaune pour retarder l’avance des troupes nippones : objectif atteint, et l’inondation tue 500.000 Chinois. Probablement le plus grand crime de guerre de toute l’histoire, avec cette particularité d’avoir été infligé par une armée à sa propre population. Le jour où un gouvernement, quel qu’il soit, estimera raisonnable de tuer 500 millions de personnes pour en sauver un milliard, il le fera.

Les Etats-Unis disposeraient d’environ 1.350 têtes nucléaires prêtes à l’emploi (dont une centaine sur des bases en Allemagne, en Italie, en Belgique et aux Pays-Bas), contre 1.400 du côté russe. A ce niveau de « sur-destruction », l’écart entre capacités respectives d’overkill perd de son sens.

Quand la nation est incomplète

Quoi qu’on répète sur une mondialisation qui aurait absorbé États et frontières sous la domination d’une oligarchie financière cosmopolite et de multinationales trans-étatiques, la planète n’est pas déterritorialisée. Elle demeure organisée en entités étatiques: sans pour autant ressembler au « creuset » étasunien, les unes fonctionnent assez bien comme États nationaux, d’autres non, et les pays qui dominent le monde appartiennent au premier groupe. États-Unis, Chine, Russie, Inde sont des États nationaux, et une faiblesse jusqu’ici non surmontée de l’Union Européenne est de ne pas être un ensemble national – fédéral ou non.

Un État, c’est un pouvoir politique capable de s’imposer sur un territoire qu’il  contrôle. Ce qu’un État national a de spécifique, c’est de « réunir des composants souvent fort divers par la langue, l’origine ou la religion, grâce à la possibilité d’un développement capitaliste autocentré sur un territoire maîtrisé, militairement mais aussi fiscalement. […] La nation suppose cette création moderne, l’individu, un être débarrassé des attaches de la naissance et en principe « libre » de devenir bourgeois ou prolétaire, et elle répond à la nécessité de relier ces individus en une communauté nouvelle lorsque les précédentes ont été disloquées. […] Au-delà des individus, la nation réunit des classes […] par une circulation fluide du capital comme du travail, une relative égalisation entre les niveaux de productivité des régions […] À lui seul, un marché ne suffit pas : l’addition de consommateurs ne fait pas une cohésion. » (La Nation dans tout son état, 2019)

Parce qu’ils ne se bornaient pas à exporter des matières premières, ou à accueillir des capitaux étrangers, mais disposait d’une force industrielle compétitive, les États-Unis ont été capables d’intégrer les territoires conquis sur le Mexique en 1845-1848, qui ajoutaient à l’Union six nouveaux États. C’est la capacité à s’insérer dans le système capitaliste mondial qui permet d’englober l’ensemble de la population en lui donnant une appartenance à des « États-Unis d’Amérique», au-delà des critères de  langue, de naissance ou de religion. Dès lors l’hispanophone n’est pas d’abord ou essentiellement « espagnol » ou « latino », il est américain. Nous écrivons l’ensemble de la population, non la totalité, et cet ensemble lui-même a fluctué : « nativisme » hostile aux nouveaux immigrés, limitation de l’immigration asiatique, quotas anti-Juifs dans les universités d’élite jusqu’aux années 1950, et mieux vaut être blanc qu’African American… Malgré tout, le capitalisme promeut une (très relative) égalisation, y compris au sommet (des hommes et des femmes de couleur sont devenus Secrétaire d’État, chef des armées ou président des États-Unis).

Là où une telle unification socio-économique du pays, et donc une pacification politique, sont impossibles, ou inabouties, les écarts de développement entre les différentes régions  encouragent le centre politique à les ignorer, voire à les discriminer, favorisant des forces centrifuges qui tendent à se dissocier d’un centre lui-même incapable de les maîtriser.

Les pays nés au XIXe siècle à partir de régions successivement détachées de l’empire  ottoman ont vécu une instabilité permanente, la Grèce notamment, et la Serbie, où en 1903 la famille royale est massacrée et remplacée par une nouvelle dynastie. Ces nations incomplètes sont prises dans le jeu de puissances plus fortes qu’elles, à commencer par la France et l’Angleterre. Non sans renversements d’alliance, la Grande Bretagne craignant que l’indépendance de nouveaux États slaves renforce la Russie : dans la guerre de Crimée (1853-1856), hier comme aujourd’hui péninsule d’importance stratégique pour la marine russe, France et Angleterre s’allient à la Turquie contre la Russie.

En Orient et dans les Balkans, des « minorités » posent un problème. Engels écrit à Bernstein, le 22 février 1882 : « Les Serbes sont divisés en trois religions. […] Mais pour ces gens, la religion compte plus que la nationalité et chaque confession veut dominer. Aussi une Grande Serbie ne signifiera-t-elle que guerre civile, tant qu’il n’y aura pas là de progrès culturel, qui rendra possible au moins la tolérance. » L’annexion autrichienne en 1909  de la Bosnie et de l’Herzégovine, où vivaient 1 million de Serbes, alimente une opposition entre l’empire austro-hongrois et la Serbie – situation explosive d’où viendra l’étincelle de 1914, et qui resurgira à la fin du XXe siècle.

Le mouvement des « nationalités » autrefois, puis des luttes de libération nationale au XXe, était une nouveauté historique d’ampleur mondiale, mais la création d’un ensemble national n’est possible que là où existe un développement capitaliste relativement homogène et cohérent : sinon, «  la religion [ou tout autre critère d’identité] compte plus que la nationalité ».

Non seulement la plupart des nouveaux États souffrent de désunion, mais, comme Guillaume II le faisait remarquer en 1913 au roi des Belges, s’il est souvent nécessaire pour un petit pays de se ranger dans un camp, le jeu est risqué.

Généralement, l’indépendance est acquise grâce à une grande puissance, et fréquemment ensuite garantie par une autre, rivale de la précédente. En 1948, l’État israélien naissant a bénéficié d’armes tchèques, livrées avec l’accord d’une l’URSS désireuse d’affaiblir la domination anglaise sur la région : par la suite, Israël s’est tourné vers d’autres soutiens. De même l’Égypte a été armée par un camp, puis par l’autre. Avec risque de revirement : les Kurdes ont été appuyés par les États-Unis dans leur combat contre l’État Islamique, mais que deviendra Rojava si les Américains donnent la priorité à la Turquie, pilier de l’OTAN dans la région ?

La protection d’un « petit » pays par un « grand » n’est pas forcément gage de sécurité. En avril 2008, l’OTAN annonce être prête à accueillir Géorgie et Ukraine : en août, la Russie attaque la Géorgie. La distinction agresseur/agressé indique le lieu d’éclatement d’un conflit, non sa cause ni sa logique.

 « Il y a tellement d’aspects économiques, financiers, politiques et militaires qui déterminent la politique intérieure et extérieure d’un État que celui-ci – surtout s’il se trouve dans une zone géopolitique de grande importance dans les rivalités inter-impérialistes, comme l’Europe de l’Est – est obligé de vendre son « indépendance », et donc son territoire, son économie et son gouvernement, à l’un des pôles impérialistes qui peut le mieux favoriser ses intérêts nationaux ou, au moins, le protéger des convoitises des pays ennemis. » (Parti Communiste International, 24 février 2022)

Qu’est-ce qu’un « Ukrainien » ? qu’est-ce qu’un « Russe » ?   

« Notre histoire est différente ! », disait un Ukrainien pour expliquer que l’on abatte les statues de Lénine, tandis que partout fleurit le portrait de Stepan Bandera. Le chef bolchévik symboliserait dictature et domination étrangère. Inversement, quelle que soit sa responsabilité dans la mort de centaines de milliers de Juifs (et de nombreux civils polonais), le militant nationaliste incarnerait l’aspiration ukrainienne à la liberté. Né en 1909, il représente surtout les virages et retournements inhérents à tout mouvement national. Tour à tour allié puis opposé aux Allemands, qui l’emprisonnent en 1941 parce qu’ils ne veulent pas d’une Ukraine indépendante, puis combattant à leur côté, ensuite brièvement contre les soviétiques, collaborant après 1945 avec les services secrets allemands et britanniques qui jusqu’en 1955 entretiendront des maquis anti-gouvernementaux en Ukraine, Bandera meurt en 1959, vraisemblablement assassiné par le KGB : d’abord partisan d’un nationalisme ethnique, il finit adepte d’une certaine social-démocratie. Idéologie de circonstance, recherche d’alliés incompatibles… le nationalisme utilise les appuis qu’il trouve et en change, parfois avec succès, éventuellement à ses dépens.

Telle qu’elle existe aujourd’hui, l’Ukraine n’est pas la seule réalité étatique récente dans la région : avant 1914, bien peu pensaient qu’existait un peuple biélorusse justifiant de créer un État  indépendant, et à Vilnius, capitale de l’actuelle Lituanie, à peine quelques pourcents des habitants parlaient lituanien. Transcarpathie, Galicie (ex-autrichienne) à l’ouest, Crimée au sud… les composantes de l’Ukraine ont varié au cours du XXe siècle, comme ce qui a nom aujourd’hui Russie, Ukraine, Pologne, Belarus et Lituanie a connu des frontières mouvantes depuis 1917.

Or, les pays sortis des empires russe et ottoman ne souffrent pas seulement de  frontières extérieures souvent remises en cause, mais aussi sinon davantage de ce que l’on pourrait appeler des séparations intérieures.

Le mode de production capitaliste rassemble et unifie des populations là où le rapport salarial, une circulation du travail comme du capital, et un développement endogène le permettent. Dans des pays comme la France, la Grande Bretagne, ou les États-Unis, coexistent différentes  langues et religions, mais une langue domine, parfois deux (français et allemand en Suisse). L’espagnol est la langue maternelle de 40 millions d’Étasuniens sur 330 millions, et ils professent une religion catholique dans un pays majoritairement protestant, sans donner pour autant naissance à un « ethno-confessionnalisme », sans que cela divise une société caractérisée par « la mobilité la plus forte des ouvriers, […] et une incessante migration d’une branche d’industrie à l’autre […] une continuelle création de modes de travail nouveaux […] bref une division du travail croissante dans l’ensemble de la société. » (Marx, Un chapitre inédit du Capital, 1867)

Faute de ces conditions, les États européens nés après 14-18 souffriront dans l’entre-deux-guerres (et, malgré les transferts de population, souffrent encore)  d’un « problème de nationalités » minoritaires.

Nous ne résumerons pas les épisodes, après 1918, opposant bolchéviks, Russes blancs, Polonais et divers partis et régions de ce qui est aujourd’hui l’Ukraine, sous l’influence des vainqueurs de 14-18, la France en particulier. En 1920, avec le soutien d’une partie de la population locale, la Pologne envahit le territoire ukrainien en espérant y créer un pays-tampon la protégeant de la Russie. Elle échoue mais annexe les régions occidentales du pays et une partie de la Lituanie et de la Biélorussie.

En 1945, la frontière polonaise est décalée plus à l’ouest, entraînant le déplacement de millions d’habitants : départ forcé d’ « Allemands » vers l’Allemagne, et de Polonais résidant en Ukraine, en Biélorussie ou en Lituanie vers une Pologne qui vient de se voir attribuer la Prusse orientale, la Poméranie et la Silésie. L’un des objectifs est de constituer des États ayant une population homogène : « tous les pays sont construits sur des principes nationaux, et non multinationaux », déclare en mai 1945 Gomulka, dirigeant de la Pologne nouvelle.

Fédérée à l’URSS, la République socialiste soviétique d’Ukraine avait beau fournir un tiers de la production industrielle de l’Union, son économie restait trop dépendante de la Russie pour un développement autocentré favorisant une cohésion sociale et politique du pays. L’URSS disparue, la majorité des citoyens ukrainiens ont une bonne pratique de la langue russe et des millions d’entre eux travaillent et résident en Russie. Mais si, dans le Donbass, quelques millions d’habitants se disent « russes » – à la différence de ceux de Kiev – , et si la Russie a pu manipuler  un « ethno-nationalisme » séparatiste, c’est parce que cette région et sa population n’ont été que très partiellement intégrées au reste de l’Ukraine.

L’inachèvement national  se reflète dans la vie politique. Les célèbres « oligarques » russes ont leurs équivalents en Ukraine. Une « Princesse du gaz » (Ioulia Tymochenko) y fut premier ministre, et un « Roi du chocolat » (Petro Porochenko) président de la république. Le  parlementarisme ukrainien est loin des pratiques de l’Europe de l’Ouest. Quoique l’Ukraine possède une industrie militaire importante et une agriculture exportatrices, des monopoles, parfois renforcés d’empires médiatiques, se disputent et se répartissent le pouvoir économico-politique, et il est arrivé que l’État nomme directement un  oligarque gouverneur d’une région. La Révolution  Orange de 2004 n’y a pas mis fin, ni Maidan en 2014.

Il y a vingt ans, Emmanuel Todd écrivait : « bien que bénéficiant des capacités de se distinguer culturellement de la Russie, l’Ukraine est dépourvue de dynamique propre. Elle ne pourrait échapper à la Russie qu’en passant dans l’orbite d’une autre puissance. Mais l’Amérique est trop loin et l’Europe n’est pas une puissance militaire et politique. Même si l’Europe le devenait, elle n’aurait pas intérêt à satelliser l’Ukraine. Le cas de l’Ukraine révèle l’inexistence concrète des États-Unis au cœur de l’Eurasie. Ses liens économiques avec l’Ukraine sont faibles. Le seul lien réel consiste à donner l’illusion de la puissance financière à travers le rôle idéologique et politique du FMI. Les échanges commerciaux révèlent en fait la dépendance de l’Ukraine vis-à-vis de la Russie et de l’Europe. N’étant plus dispensateurs de « plan Marshall » et n’ayant rien à vendre à l’Ukraine, les États-Unis ne peuvent jouer aucun rôle dans le sauvetage du pays. »

Pour gagner son indépendance, après 14-18, le mouvement national ukrainien s’était successivement appuyé sur l’Allemagne, sur l’Entente, c’est-à-dire les vainqueurs de la guerre, puis en 1920 sur la Pologne. Un siècle plus tard, « l’Ukraine a longtemps exploité les contradictions entre la Russie et l’Occident, mais cela s’est finalement avéré un jeu dangereux. L’Ukraine comptait plus pour la Russie que tout autre pays. » (Richard Sawka)

En 2014, la Russie avait tenté de fédéraliser l’Ukraine à son avantage : mais l’annexion de la Crimée « n’a pas réussi à mobiliser le soutien des Russes de souche en dehors de la zone directement contrôlée par l’armée russe. » (Id.) En 2022, le Kremlin espérait réparer cet échec en élargissant ses ambitions au-delà du Donbass : l’erreur est d’avoir sous-estimé le facteur national – chez l’adversaire.

Les Républiques populaires de Lugansk et Donetsk se sont ajoutées aux micro-Etats nés sous   la pression armée de la Russie : Transnistrie détachée de la Moldavie, Abkhazie et Ossétie du Sud prises à la Géorgie.

Dans l’ex-Yougoslavie, Belgrade avait créé des entités sécessionnistes: en Croatie, la  République serbe de Krajina (aujourd’hui disparue), et en Bosnie-Herzégovine la Republika Srpska aujourd’hui partie intégrante du pays mais où le séparatisme reste très vivace. Devenu indépendant en 2008 grâce à l’action de l’Otan, le Kosovo n’est quant à lui toujours pas reconnu comme État ni par l’ONU, ni par l’Union Européenne.

Mais si ces États « fantoches »  doivent leur existence à la guerre, d’autres tentent d’émerger sous la pression d’un dynamisme économique et social qui leur donne une capacité d’autonomie poussant à la séparation : Catalogne, Écosse, Flandre et Padanie (seules les deux premières ayant quelque  chance de réussir). La puissance socialisatrice mondiale inouïe du capitalisme est aussi une force désagrégatrice, composant, défaisant et reformant des assemblages de populations.

La guerre en Ukraine s’achèvera probablement sur un compromis reconnaissant au Donbass (peut-être augmenté d’un cordon le long de la mer Noire) un degré d’autonomie plus ou moins élevé, voire l’indépendance. Quant à l’« Union sacrée » ukrainienne, elle aura réussi à « ukrainiser » la population,  « russophones » compris, sauf dans le sud-est, prouvant le peu de viabilité d’une nation ukrainienne telle qu’elle existait dans ses frontières tracées en 1945 et confirmées en 1991.

1914 et 2022

Dans les décennies précédant 1914, Engels n’était pas le seul à envisager la possibilité d’une guerre européenne où «notre parti en Allemagne serait, dans l’immédiat, submergé par le flot du chauvinisme et détruit; il en serait tout à fait de même pour la France.» (lettre à Bebel, 22 décembre 1882) Ce conflit, « d’une ampleur et d’une violence jamais imaginées jusqu’ici », où combattront des millions d’hommes, entraînera la chute des empires, « l’épuisement général et la mise en place des conditions de la victoire finale de la classe ouvrière. […] La guerre va peut-être nous rejeter momentanément en arrière, elle pourra nous enlever maintes positions déjà conquises. Mais […] quelque tour que prennent les choses, à la fin de la tragédie […] la victoire du prolétariat sera déjà acquise, ou, au moins, inévitable. » (Introduction à une brochure de Sigismund Borkheim, 1888). Malgré « une recrudescence des chauvinismes dans tous les pays » et « une période de réaction basée sur l’inanition de tous les peuples saignés à blanc », (lettre à Paul Lafargue, 25 mars 1889), le capitalisme en serait donc bouleversé au point que sa perpétuation devienne impossible.

Face au militarisme, le mouvement ouvrier et socialiste ne restait pas inactif. Comme il agissait dans l’entreprise et dans la rue (et au parlement…), il tentait d’intervenir à l’intérieur de l’institution militaire : la CGT envoyait une petite somme (le « Sou du soldat ») à ses membres syndiqués conscrits, pour maintenir leur lien avec la classe ouvrière. Mais partis et syndicats n’envisageaient d’autre action qu’une « lutte pour la paix » censée rendre la guerre impossible : rien n’était prévu dans le cas – supposé improbable – où quand même elle adviendrait.  Qu’on y ait cru ou non, la menace de déclencher une grève générale (pacifique pour les modérés, insurrectionnelle pour les radicaux) avait aussi peu de réalité que l’intention proclamée de faire une révolution… un jour.

Aussi, chez la plupart des futurs belligérants, le mois qui sépare l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand à Sarajevo et la déclaration de guerre de l’Autriche-Hongrie à la Serbie, est marqué de nombreuses manifestations massives contre la menace de guerre : mais leur but est de faire pression sur les gouvernements bourgeois, non d’agir par soi-même en tant que prolétariat. C’était logique : l’immense majorité des socialistes et des syndicalistes (et une partie des anarchistes) se comportaient en adversaires et partenaires ouvriers d’un monde bourgeois. Accepter de fait (quoi qu’on en pense et dise) l’essentiel d’une société, prépare à accepter aussi les décisions majeures prises par ses dirigeants – la guerre en particulier. A l’été 1914, la IIe Internationale trahissait peut-être son idéologie, non sa pratique.

Face à ce que le prolétariat n’a pas pu ou voulu empêcher, pour Lénine, chaque révolutionnaire  doit souhaiter la défaite de son propre pays, et y contribuer dans la mesure du possible. En Russie, du point de vue de la classe ouvrière et des masses laborieuses, le « moindre mal » serait la défaite de la monarchie tsariste. Lénine pense possible des révoltes à venir dans  l’armée comme en 1905. Irréaliste ? Non, si l’on estime le monde capitaliste en crise grave, crise surmontée provisoirement par l’Union Sacrée, mais qui inévitablement resurgira, exacerbée par la poursuite de la guerre. De la vision habituelle d’un capitalisme fauteur de guerre, Lénine passe à celle d’un capitalisme cause de guerre donc de révolution.

Une fois la guerre engagée, au début, seule une faible minorité pouvait agir en se basant sur la conviction exprimée par Liebknecht que pour chacun, l’ennemi est dans son propre pays. Car pour qu’un « défaitisme révolutionnaire » devienne force matérielle, il fallait que l’enlisement des combats use les énergies militaires et patriotiques, comme Engels en avait pressenti la possibilité : « C’est un fait évident que la désorganisation des armées et un relâchement complet de la discipline ont été à la fois la condition préalable et la conséquence de toutes les révolutions réussies jusqu’ici. » (lettre à Marx, 26 septembre 1851) « Le mieux serait une révolution russe à laquelle, toutefois, on ne peut s’attendre qu’après plusieurs défaites sévères de l’armée russe. » (lettre à Bebel, 13 septembre 1886) La stratégie bolchévik n’avait de sens que fondée sur la certitude raisonnée « que la guerre crée en Europe une situation révolutionnaire » (Lénine, 1915) : il appelait à une scission (jugée alors prématurée par Rosa Luxemburg) d’un vaste mouvement politique qui avait failli, certes, mais dont les parties « saines » devaient se séparer pour (re)créer des partis révolutionnaires, profitant de la crise générale due à la guerre pour abattre le capitalisme.

La situation n’est pas la même un siècle plus tard, en particulier par l’absence des  substantielles minorités radicales auxquelles Lénine s’adressait. Et l’opposition aux guerres impérialistes (celle de 2003 contre l’Irak, par exemple) est soit simplement pacifiste, soit incapable d’avoir un impact sur la situation.

« Les appels à la désertion, au défaitisme et au sabotage de la guerre des deux côtés, lancés ces jours-ci par de nombreux milieux, sont certainement la seule position viable, du point de vue de la classe. Ils sont donc louables et partageables – et certainement bien plus dignes que l’anti-impérialisme unilatéral de ceux qui se sentent obligés à chaque fois de soutenir un impérialisme « plus faible ». Cela, du moins, en principe. Mais de tels appels risquent d’être, sur le fond, sinon « idéologiques », du moins complètement stériles. » (Lato Cattivo, 2 mars 2022)

Défaitisme révolutionnaire ?

« A quoi peut servir un principe internationaliste quand votre village est sous le feu d’un char russe ? Jusqu’où les travailleurs ukrainiens doivent-ils aller pour simplement se défendre contre une agression militaire ? A ceux qui se trouvaient dans le ghetto de Varsovie, à Srebrenica ou au moment d’une attaque de Daech, était-il possible de dire de ne pas prendre les armes parce qu’elles pourraient leur être fournies par des nationalistes, ou que leur résistance s’aligne sur les intérêts de l’une des grandes puissances impérialistes ? », demandait un participant à une discussion organisée par Angry Workers le 12 mars 2022, à quoi il répondait : « Je ne crois pas que ce soit possible. »

(Au passage, il est abusif de comparer les Ukrainiens forcés de trouver des moyens de se protéger contre l’invasion, et les insurgés du ghetto de Varsovie en 1943. Dos au mur, quasiment sans appui extérieur et voués à une mort certaine, les Juifs du ghetto ont préféré périr les armes à la main. Les Ukrainiens de 2022 ont heureusement plus d’une unique option.)

Si la question est légitime, elle se posait tout autant à l’été 14, sous le feu des canons allemands, aux habitants des villages belges, où l’envahisseur fusilla des milliers de civils, forçant des millions de personnes à se réfugier dans les régions de France non occupées.

Y répondre à la place des Ukrainiens serait impossible, et d’ailleurs sans presque aucune conséquence pratique. Aux urgences du monde, nous n’avons pas de solution  immédiate, et les minorités communistes n’ont pas la capacité d’en faire plus que ne le peuvent les prolétaires eux-mêmes dans les situations et pays où ils se trouvent.

Face à l’agresseur russe,  il s’est mise en place une résistance collective, une entraide de village et de quartier, avec des aspects de démocratie à la base, créant des bataillons de volontaires, des centres de formation militaire et infirmier, accueillant des réfugiés, parfois court-circuitant les hiérarchies officielles, avec du troc aussi (échange d’un stock d’armes contre un véhicule), sans discontinuité entre une solidarité matérielle « civile » et l’auto-défense « armée » de sa ville et de sa propre vie.

Une position répandue parmi les milieux  « radicaux » consiste à prôner et pratiquer une forme de défaitisme révolutionnaire, mais seulement dans un des deux camps, en Russie, pour affaiblir son effort de guerre, tout en appuyant ou rejoignant à l’intérieur de l’Ukraine une résistance supposée autonome en tentant si possible de l’étendre.

Or, cette réaction multiforme est parallèle à l’action militaire de l’État, elle la complète, et très peu de ses participants ont pour but de s’y substituer. L’espoir qu’une démocratie directe se propage en Ukraine grâce à l’auto-organisation de la résistance ne s’appuie sur aucun fait concret. La situation étant ce qu’elle est, il est impossible de protéger par les armes la population sans s’appuyer sur l’État et en retour, qu’on le veuille ou non, lui apporter un appui. Il n’y a pas un peuple ukrainien combattant à côté de l’État sans être dominé ni encadré par lui. A ce sujet, la référence à la guerre d’Espagne est particulièrement malheureuse : à l’été 36, ceux des anarchistes qui acceptaient le maintien d’un gouvernement bourgeois sous prétexte qu’il n’avait pas le vrai pouvoir, lequel aurait été aux mains des masses populaires menant la guerre anti-Franco par leurs organisations autonomes, ont été cruellement démentis moins d’un an après. Mai 37 a montré qui détenait le pouvoir : la République a réprimé les plus radicaux, mis au pas les milices ouvrières, transformé définitivement le mouvement insurrectionnel en guerre de front, gagnant la partie contre les prolétaires avant de la perdre contre Franco.

En 1914, ce n’était pas par bellicisme chauvin que presque tous les partis socialistes acceptèrent l’union nationale, mais au nom de l’intérêt du peuple (et du prolétariat), donc de son droit à se défendre contre l’envahisseur. En 2022, tout en admettant qu’en Ukraine s’opposent deux impérialismes, certains recommandent de soutenir un camp (parce que démocratique et agressé) contre l’autre (dictatorial et agresseur). L’histoire bégaye.

Nous ne sommes ni pacifistes ni non-violents : le bouleversement révolutionnaire de la société nécessite un recours aux armes. Mais une lutte armée, même auto-organisée, ne suffit pas à remettre en cause les fondements d’une société. Par lui-même, un mouvement de partisans, même important en nombre, contribuera à la défaite ennemie, sans initier par là une révolution. Il n’est pas étonnant  qu’une priorité de certains de nos camarades ukrainiens soit le départ de l’envahisseur, mais s’ils en espèrent ensuite une profonde transformation sociale, il est douteux que l’union nationale lui soit favorable : « le peuple » rassemblant tous les Ukrainiens, toutes classes confondues (excluant seulement le cas échéant les collaborateurs de l’ennemi), l’après-guerre n’ira pas contre les intérêts des possédants. Au mieux, il en sortira quelques réformes, certainement pas une large démocratie directe, ni des changements de structures.

Autre chose serait l’émergence de groupes prenant la tête de la résistance vers une situation de « double pouvoir », aboutissant à affronter non seulement l’armée russe (elle-même affaiblie de l’intérieur par ses échecs, voire minée par des mutineries), mais également celle d’un Etat ukrainien contesté lui aussi de l’intérieur. On n’en est pas là. Il n’y a pas en Ukraine trois forces en présence : l’envahisseur russe, l’armée officielle, et en plus une résistance populaire  autonome à même de s’étendre. D’ailleurs, dans la mesure où celle-ci ne se laisserait embrigader ni par les troupes régulières ni par la défense territoriale, elle n’aurait pas accès aux armes qui décident du sort des combats (par exemple les missiles antichars), ni à une logistique devenue indispensable (munitions, carburant, nourriture, évacuation des blessés, etc.), et ne jouerait qu’un rôle auxiliaire. En 1944, la Résistance et les maquis ont contribué à la défaite allemande, mais la France a été libérée par les armées alliées.

Comme toute crise grave, une guerre met en mouvement les fondements d’une société, mais elle ressoude des fractures autant qu’elle aggrave de divisions, et tout peut en sortir à condition de paraître offrir une solution : le parti bolchévik dans la Russie de 1917, les fascistes en Italie en 1922. Le choc d’une guerre n’entraîne pas ipso facto une réaction anti-guerre – laquelle est susceptible de prendre les formes les plus opposées, révolutionnaires, conservatrices ou réactionnaires. Voici exactement cent ans, Lénine, qui en matière de défaitisme révolutionnaire parlait d’expérience, affirmait que « la question nationale » était « destinée à être inéluctablement tranchée par la classe ouvrière en faveur de sa bourgeoisie. » Le siècle écoulé lui a plutôt donné raison.

C’est dans le pays agresseur que la formule de Liebknecht a un sens pratique. Après 1918, les dockers de divers pays européens interrompaient des livraisons d’armes aux Russes blancs. A une plus petite échelle, en 2003, lors de la guerre contre l’Irak, en Grande-Bretagne, une   mobilisation pour bloquer des bases militaires a coïncidé avec le refus de cheminots de transporter du matériel pour l’armée. En 2022, des anarchistes russes ont détruit des centres de recrutement  de l’armée, des cheminots biélorusses ont saboté des voies ferrées convoyant  troupes et matériels russes vers l’Ukraine, et des dockers américains, suédois et britanniques se sont opposés au déchargement de navires russes. Si ces mouvements pouvaient se poursuivre, et que monte en Russie et parmi les troupes d’invasion un rejet d’une guerre impopulaire en raison du piétinement sur le terrain et du retour  de trop nombreux « cercueils de zinc », alors des défections, des mutineries, voire des fraternisations deviendraient possibles. A cette date (juin 2022), ce n’est pas (encore ?) le cas.

En 1940, Otto Rühle écrivait : « La question qui s’impose aujourd’hui à nous est de savoir si le slogan de Liebknecht « L’ennemi principal est dans notre propre pays » reste aussi valable pour la lutte de classes qu’il l’était en 1915 ». A quoi il répondait : «  Quelque camp que le prolétariat appuie, il sera parmi les vaincus. Il ne doit donc se ranger ni dans le camp des démocraties, ni dans celui des totalitaires. »

G.D., juin 2022

* * *

Lectures

Pour une analyse précise du déclenchement et du déroulement de la guerre : Tristan Leoni, Adieu la vie, adieu l’amour… Ukraine, guerre et auto-organisation : https://ddt21.noblogs.org/?p=3424

Et sa version anglaise : Farewell to Life, Farewell to Love… Ukraine, War and Self-Organisation :

https://ddt21.noblogs.org/?page_id=3460

L’Appel du vide, 2003 : https://troploin.fr/node/18

Demain, orage. Essai sur une crise qui vient, 2007 : https://troploin.fr/node/26

La Nation dans tout son état, 2019 :

https://ddt21.noblogs.org/?page_id=2158

https://ddt21.noblogs.org/?page_id=2176

Tristan Leoni, Manu militari, nouvelle édition augmentée, Le Monde à l’envers, 2020.

Lettres d’Ukraine, 1, 18 mars 2022 : http://dndf.org/?p=20012#more-20012

Jean-Numa Ducange, Quand la Gauche pensait la Nation: Nationalités et socialismes à la Belle-Époque, Fayard, 2022.

Sur les internationalistes du 3e  camp, 1940-1952 (« groupes qui se distinguent par le refus de tout soutien à un quelconque camp impérialiste»):

 https://archivesautonomies.org/spip.php?rubrique367

Lato Cattivo, Du moins, si l’on veut être matérialiste, 2 mars 2022 :

https://dndf.org/?p=19975

Textes du Parti Communiste International : https://pcint.org/

Fragments of a debate amongst AngryWorkers on the war in Ukraine, 12 mars 2022:

https://libcom.org/article/fragments-debate-amongst-angryworkers-war-ukraine

Sur les 1ère et 2e Internationales face à la guerre en 1870 et 1914, voir les annexes I et II de 10 + 1 questions sur la guerre du Kosovo, (1999- 2010) : https://troploin.fr/node/31 

Liebknecht : L’ennemi principal est dans notre propre pays (mai 1915) :

https://www.marxists.org/francais/liebknec/1915/liebknecht_19150500.htm

Engels, Introduction à la brochure de Sigismund Borkheim, 1887 :

https://www.marxists.org/francais/engels/works/1887/12/borkheim.htm

George Haupt, L’Historien & le mouvement social, Maspéro, 1980. Chapitres 6 et  7.

Rosa Luxemburg, La Crise de la social-démocratie (Junius brochure), 1915, chapitre 8 :

https://www.marxists.org/francais/luxembur/junius/rljhf.html

Lénine, À propos de la brochure de Junius, Juillet 1916 :

https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1916/07/vil191607001.htm

Timothy Snyder, The Reconstruction of Nations. Poland, Ukraine, Lithuania, Belarus 1569-1999, Yale UP, 2003.

Serhic Plockty, The Gates of Europe. A History of Ukraine, Basic Books, 2015.

Norman Davies, White Eagle, Red Star: The Polish-Soviet War 1919-20, Pimlico, 2003.

Sur Bandera : Stephen Dorril, MI 6. Inside the Covert World of Her Majesty’s Secret Service, Simon & Schuster, 2002, chapitre 14.

Tim Judah, In Wartime. Stories from Ukraine, Penguin, 2015.

Richard Sakwa, Frontline Ukraine: Crisis in the Borderlands, Tauris, 2015.

Emmanuel Todd, Après l’empire, Gallimard, 2002.

Max Hastings, Catastrophe 1914: Europe Goes to War, W. Collins, 2014. Des origines de la guerre jusqu’en décembre 1914.

Sur la rupture des digues du Fleuve Jaune en 1938 : Rana Mitter, China’s War with Japan 1937-1945, Penguin, 2014, pp. 157-162.

Sur les rapports entre OTAN, Russie et Ukraine : Tariq Ali, « Before the War », London Review of Books, 24 mars 2022.

Sur la stratégie militaire des Etats-Unis: Jerry Broown, « Washington’s Crackpot Realism », New York Review of Books, 24 mars 2022.

Sur la possibilité d’une guerre nucléaire : Tom Stevenson,  « A Tiny Sun », London Review of Books, 24 février 2022.

Otto Rühle, Which Side To Take ?, 1940:

https://www.marxists.org/archive/ruhle/1940/ruhle01.htm

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