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Iran : « Le soulèvement de « Jina » »

Une camarade nous a fait parvenir un texte qui met l’accent sur la précarité grandissante et la pauvreté paralysante de la population d’Iran et qui explicite au mieux les raisons de la révolte actuelle. dndf

« Le soulèvement de « Jina » »

Une jeune femme tombe, un peuple se soulève ; et il y a déjà plus de quatre mois que ce peuple, quoique torturé, blessé et ensanglanté est toujours debout agitant un drapeau sur lequel est écrite sa devise : « Femme, vie, liberté ».

C’est l’image que le monde a reçu du soulèvement en Iran à la suite de l’assassinat de Jina. Pourtant, l’histoire de la lutte des peuples iraniens contre les forces des ténèbres ne se limite pas à cette scène épique. Et en vérité, derrière cette scène, il y a la complexité d’une lutte de classes dont l’analyse et la compréhension dépasse largement la limite de cet article. Malgré cela, nous pensons que même une présentation modeste d’un mouvement, tel que le texte présent, afin d’être considérée comme sérieuse, doit tenter de déchiffrer cette complexité.

Tout d’abord, la colère que l’assassinat de Jina a provoquée doit être comprise à travers l’histoire de la répression quotidienne, la torture permanente, la dégradation continuelle de la qualité de vie des peuples iraniens qui ont commencé au lendemain même de l’arrivée au pouvoir des clergés en 1979. En effet, ce soulèvement doit être compris comme un moment du mouvement de contestation qui a déjà 44 ans. C’est pourquoi nous ne pensons pas être face à un mouvement nouveau et inattendu : le soulèvement actuel, bien qu’il soit inédit dans ses caractéristiques (en particulier la participation massive des femmes non seulement au corps du mouvement, mais aussi leur présence dans la position de leadership et les actes clandestins comme faire des graffitis, jeter des cocktails Molotov, etc.) est avant tout, le continuum d’un même mouvement de contestation qui a, après chaque désastre engendré par le régime, gagné les peuples iraniens couche par couche.

La mort de Jina doit alors être considérée comme la dernière goutte qui fait déborder la rage des habitants en Iran ; il s’agit d’une rage accumulée depuis l’instauration de la République Islamique (R.I.). Rage d’une vie sous une dictature théocratique dont l’animosité envers les libertés individuelles se symbolise par le voile obligatoire et les codes vestimentaires, sous une dictature rentière dont la corruption structurelle a progressivement réduit la vie des peuples iraniens à la « survie », sous une dictature brutale dont la capacité d’étouffement de la moindre voix critique est hors de toute mesure imaginable. Pourtant, ce qui distingue ce moment du reste, vu son ampleur, sa durée, ainsi que sa radicalité, c’est que l’on peut le considérer comme le point culminant de toutes les luttes contre le régime de la R.I. Mais comme il s’agit d’un mouvement sans chef et sans porte-parole, nous avons intérêt à le regarder sans filtre et à l’écouter sans intermédiaire. Ceci permet de voir les aspects de ce soulèvement qui ont été cachés ou amoindris à travers les filtres des médias ou des organisations politiques.

C’est pourquoi nous allons souligner ce que ce mouvement dit par ses actes et ses slogans(paroles). En analysant certains slogans parmi les plus répandus, nous allons mettre en avant les traits caractéristiques, les possibilités ainsi que les limites du soulèvement de « Jina ». Nous pensons qu’aucune traduction ne peut transmettre toute la puissance poétique de ceux-ci, qui recèlent une dimension émotive et collectivement partagée par les peuples iraniens. Le lecteur nous excusera donc de ne pas pouvoir la restituer.

 « Chère Jina, tu ne meurs pas, ton nom devient un symbole ». Cette phrase écrite sur la tombe de Jina s’est avérée juste, c’est pourquoi le mouvement actuel est nommé par certains « le soulèvement de Jina ». Même si cette appellation n’est pas utilisée par tout le monde, il n’y a nul doute que ce soulèvement est lié à la mort d’une jeune femme dont le nom signifie « Femme ».

Si c’est un fruit du hasard que le mouvement actuel commence par la mort d’une jeune femme dont le nom signifie femme, rien n’est pourtant anodin dans le choix de ce slogan : « Femme, Vie, Liberté ».

Ce sont les kurdes de Turquie qui ont pour la première fois lancé ce slogan il y a quelques années. Jina était une fille kurde tuée par un régime centralisé et oppresseur de diverses ethnies ; l’image est symboliquement assez forte pour rappeler la répression que les kurdes ont subie dès le début de la victoire de la contre-révolution islamique.

Le fait que Jina soit une fille kurde, a très probablement joué un rôle dans le fait qu’elle ait reçu un coup mortel à la tête, et a sûrement été déterminant dans le fait que le deuil de sa famille se soit transformé en une rage politique contre le régime. Les kurdes ont gardé une conscience politique assez aiguisée pendant plus de quatre décennies de répression de la R.I. ; ils ne ratent donc aucune occasion, même si celle-ci est dramatique, pour montrer une fois de plus leur haine envers le régime. Pourtant, ce serait une vision réductrice de dire que si Jina n’était pas kurde, il n’y aurait pas de contestations massives en Iran. Le fait que le mouvement ne se soit pas limité au Kurdistan mais qu’il ait aussitôt traversé tous les coins du pays même les plus reculés, démontre qu’il y a d’autres éléments qui entrent en jeu.

Contrôle du corps féminin : les peuples iraniens ont été les témoins de la répression systématique de l’État contre les femmes durant 43 ans. Il aura fallu 43 ans pour qu’aux yeux des iraniens, il ne soit plus acceptable qu’une fille soit battue et tuée par la police des mœurs, seulement parce qu’elle n’avait pas respecté les codes vestimentaires du régime ou ses mœurs. Un des premiers slogans des manifestants indignés souligne ce refus : « La mort pour le voile, jusqu’où ce mépris ?» Il s’agit d’un mépris qui est né avec le régime même : la république islamique aussitôt arrivée au pouvoir, commence à établir sa main mise sur le corps féminin ; au lendemain de la révolution, les gardiens de la république chassant les femmes non voilées dans la rue, criaient « soit portez le voile, soit acceptez un coup sur la tête ». Là, aujourd’hui les femmes et aussi les hommes reprennent le même slogan et le modifient ainsi : « Ni voile, ni coup sur la tête, liberté et égalité ».

Il va de soi que le rejet du voile, en tant que symbole de la soumission, va de pair avec l’exigence de la liberté ; il faut être libre pour pouvoir dire ni ceci, ni cela. La lutte pour la liberté parait donc être le seul chemin pour les femmes qui disent non au contrôle patriarcal de leur corps. La liberté semble pourtant être le talon d’Achille de ce mouvement ; être « libre » oui, mais jusqu’où ? Les pro-régimes interrogent les manifestants. Puis ajoutent-ils, vous voulez la liberté pour vous mettre « nu » : liberté et nudité étant identiques, vous ne voulez que propager l’immoralité ; vous, les filles non voilées, vous revendiquez la liberté car vous n’êtes que des garces. Les filles et aussi les garçons tombant dans ce piège essaient de se défendre : nous ne sommes pas immoraux, nous ne voulons pas être nus, nous ne voulons pas nous déshabiller, nous voulons être libres pour vivre.

Certains essaient de justifier cette réponse : selon eux, vu que les pro-régimes en réduisant la liberté à la nudité, méprisent le mouvement tout en délaissant d’autres aspects de celui-ci, l’opposition essaie de le sauver et par cette réponse exprime le malentendu : les pro-régimes n’ont pas compris que c’est un mouvement pour le respect de la dignité des femmes.

Cette manière de justifier nous incite plus à penser que les révoltés et les partisans de l’ordre établi partagent le même terrain de jeu : la nudité est antimorale, autrement le fait que l’exposition publique du corps féminin soit immorale est acceptée par les deux côtés. Cela montre bien que le mouvement ne peut pas ou ne veut pas, pour le moment, franchir certains pas qui transgressent la culture traditionnelle ; celle qui durant des siècles et des siècles distingue la bonne fille de la mauvaise par les règles de pudeur et de pureté. D’où le slogan des filles dans les universités et dans les rues qui essaient de défendre leur dignité : « C’est toi (partisan du régime) qui es pervers, je suis une femme libre ».

Il est intéressant de remarquer que jusqu’ici, malgré la radicalité politique du mouvement, il n’y a aucun slogan qui évoque le contrôle total du corps féminin ou en d’autres mots qui parle de la liberté sexuelle, du droit à l’avortement, etc.

 On sait qu’en 1979 un mois après la prise du pouvoir des clergés, il y a eu des grandes manifestations contre la décision de Khomeini selon laquelle le voile devenait obligatoire, pourtant il n’y a eu aucune contestation signifiante face à l’abolition de la « loi de protection de la famille », établie en 1967 et modifiée en faveur des femmes en 1974 qui, bien qu’elle était assez loin de reconnaître « l’égalité formelle » entre homme et femme, accordait certains droits civiques aux femmes (selon cette loi le mariage des filles de moins de 18 ans était interdit ; l’homme ne pouvait divorcer de sa femme que sous certaines conditions ; le droit au divorce était aussi accordé à la femme dans certains cas ; le consentement de la femme pour que le mari prenne une seconde épouse était obligatoire ; la femme avait le droit, comme l’homme, d’interdire à son mari d’exercer un emploi considéré comme déshonorant)

Après la révolution, cette loi considérée comme transgressive aux lois islamiques, a été la première loi du régime précédent abolie par le régime des clergés. Ce faisant, ce dernier s’est ouvertement opposé aux femmes dites modernes dont le rôle social allait au-delà des tâches domestiques et reproductives. Mais pourquoi cette attaque contre le droit des femmes n’a-t-elle pas immédiatement provoqué de contestation signifiante ? Ceci est un point d’interrogation dont la réponse doit peut-être se trouver dans les structures du patriarcat enraciné dans la culture populaire fondée sur un mode de production pré-capitaliste.

Le taux d’éducation supérieure des femmes durant la R.I. a augmenté de manière significative. Ceci, loin d’être le signe de la bienveillance et de la grâce du régime, a été la conséquence de la solution trouvée au chômage croissant : comme il n’y avait pas de structure nécessaire pour que la première génération surnommée « l’armée des 20 millions», née sous le régime, soit absorbée par le marché du travail, il fallait donc retarder leur arrivée sur celui-ci. L’éducation universitaire a fonctionné comme un tunnel permettant au régime de se débarrasser momentanément du problème du chômage massif. Il y a plus de 2500 universités (privées et publiques) en Iran, alors que le nombre des hôpitaux par exemple est bien inférieur à 1000 ! C’est ainsi que les femmes en Iran se trouvent de plus en plus éduquées et diplômées alors qu’il n’y a pas assez de possibilités d’être embauchées. Ainsi, les femmes iraniennes subissent une discrimination étendue à tous les aspects de leur vie sociale. Non seulement leur éducation académique n’aboutit à rien, mais en plus, elles sont obligées d’obéir aux règles convenant à une société patriarcale où la femme est avant tout une épouse et une mère. Ce cadre restreint sous-estimant les capacités de ces filles diplômées, cause de plus en plus d’indignation et de révolte. Ces filles-là revendiquent une reconnaissance correspondant à leurs mérites et à leurs valeurs ; elles se sentent capables d’aller sur le marché du travail et elles attendent que leurs forces de travail soient achetées et payées en fonction de leurs valeurs ; ce qui ne peut pas être réalisé. Non parce que le régime est, comme certains le croient, « contre les femmes », mais parce que l’industrialisation de l’Iran s’est arrêtée depuis longtemps. S’il semble que le régime est « contre les femmes », c’est parce qu’il n’y a pas de possibilité de préparer une structure économiquement viable pour que celles-ci puissent faire autres choses que travailler à la reproduction de la force de travail.

Bien que la question de la femme soit au cœur du mouvement, il ne faut pas se tromper sur la radicalité de son « féminisme » : le mouvement tel qu’il s’est prononcé jusqu’aujourd’hui, est pour une figure de « la femme » assumant son rôle féminin : la femme reste « femme ».

Comme il vient d’être dit, on constate que le mouvement se montre défensif face à l’accusation d’immoralité. De plus, ce qui nous oblige à atténuer ou à mettre en doute la véracité du discours qui décrit le mouvement comme essentiellement féminin ou qui surestime la radicalité de son féminisme, c’est un slogan qui est aux antipodes de la « cause féministe » : aussitôt que « femme, vie, liberté » résonne partout, on entend son contraire direct, « Homme, patrie, prospérité » (ce dernier slogan a été entendu pour la première fois à l’université de médecine à Shiraz, puis répété ailleurs dans le milieu de la classe moyenne). L’ironie de l’histoire c’est que le régime a repris et diffusé ce dernier slogan. Il semble que la nature du mouvement « femme, vie, liberté » sera mieux révélée par cette contradiction apparente.

Une lutte pour devenir « libre » d’être la « femme » afin de continuer une « vie normale » doit forcément passer par un « homme », figure d’un État protecteur des droits de l’homme afin d’amener « la patrie » à la « prospérité ».

C’est une lecture de ce mouvement qui ne convient pas aux fractions les plus radicales de ce mouvement ; ces dernières pensent que toutes les voies ne sont pas encore fermées pour un autre devenir du slogan « femme, vie, liberté » où il y a la possibilité d’aller encore plus loin sur la question « féministe ».  Pourtant, vu l’état actuel des choses, il semble que la première lecture corresponde mieux à l’attente de la majorité ; celle qui souhaite qu’un État de droit, un État démocratique et laïque, se fasse jour. C’est pourquoi il nous semble que par la devise du mouvement actuel, on entend plutôt la voix de la classe moyenne radicalisée. Mais ceci ne signifie pas qu’il s’agit d’un mouvement qui émane uniquement de la classe moyenne ; au contraire, c’est un mouvement qui suit directement « le soulèvement des affamés » en printemps 2022 et aussi « le soulèvement des assoiffés » en été 2021, « le soulèvement de Âban » en 2019 et aussi les soulèvements en été 2018 et en hiver 2017. Ces soulèvements, tous réprimés dans le sang, ont donné lieu à une colère et une amertume inédites qui alimentent le soulèvement de Jina.

En vérité, depuis quelques années le rejet du voile obligatoire se joint aux revendications dites économiques ou à la révolte contre la pauvreté. Les étudiants en 2019 ont fait une liste assez claire de ce qui les révolte : « le chômage, le travail non rémunéré, le voile obligatoire des femmes ». Ils se sont indignés contre « les lois anti-femme, l’exploitation et la tyrannie ». C’est pourquoi nous pensons qu’une approche uniquement féministe, comme celle qui veut faire de l’abolition du hidjab obligatoire la seule revendication et le seul facteur déterminant de ce mouvement est sans aucun doute fausse, car elle ne considère pas l’importance de la misère économique sans laquelle le mouvement n’aurait jamais pris cette ampleur. En laissant de côté le phénomène de paupérisation qui s’intensifie depuis plusieurs années, cette approche invisibilise la condition des hommes et des femmes les plus pauvres.

Les images et les vidéos des filles voilées main dans la main avec des filles sans voile confirment notre analyse : celles-ci vont au devant des forces de répression en chantant ainsi : « Avec ou sans voile, en avant pour la révolution ». Oui, celles et ceux qui combattent dans la rue à main nue, contre les gardiens de la R.I. surarmés et prêts à mutiler voire tuer, savent très bien que ce qui les motive à mettre leur vie en danger va bien au-delà de la simple question du voile : c’est pourquoi ils crient : « Nous n’avons ni pain ni toit, le voile est devenu un prétexte ». Ce qui a convaincu les manifestants de faire face aux forces de répression au-delà de la question du voile ou de la liberté en général, c’est la précarité grandissante et la pauvreté paralysante. « Pauvreté, corruption, vie chère, nous allons jusqu’au renversement du régime ». Voilà le slogan qui explicite le plus les raisons de la révolte.

La radicalité du mouvement : L’identité de la personne qui a donné le coup fatal à la tête de Jina n’a jamais été révélée. Tout le monde connait pourtant l’assassin, tout le monde sait son nom : il s’appelle « Seyed Ali Khamenei ». C’est pourquoi le souhait de sa mort devient le slogan le plus répété : « À bas Khamenei », et il se fait entendre depuis le jour de l’enterrement de Jina, à Saqez , sa ville natale située au Kurdistan. On entend également beaucoup de slogans qui visent directement et immédiatement le régime et celui qui le gouverne depuis plus de 30 ans : « Tant d’année de crime, à bas ce régime » ou « Khamenei est assassin, sa gouvernance est annulée ».

La mort des jeunes gens, rappelle aux peuples iraniens le symbole de la cruauté et de la tyrannie : Zahâk. Les femmes à Shiraz, avec un mélange de haine et de courage, crient « Khamenei, tu es Zahâk, on t’enterre ».

La radicalité du mouvement n’est pourtant pas seulement due à la cruauté du régime face à ses opposants. Le régime a commencé, dès son arrivée au pouvoir, à opprimer les révolutionnaires. Rien que durant les premières années qui suivirent la victoire de la contre-révolution, plus de 10000 moudjahids et communistes ont trouvé la mort, et entre 3 à 4 mille prisonniers ont été exécutés en seulement deux mois en 1988. Si aujourd’hui le mouvement est devenu aussi radical, c’est parce qu’il n’y a plus d’espoir. Le projet de réforme politique qui a duré plus de 20 ans a lourdement échoué et il y a déjà 4  ans que les étudiants ont annoncé sa mort en s’adressant aux réformistes et à leurs adversaires: « Réformistes, fondamentalistes, votre heure est venue ».

Le jeu « du moindre mal » entre pire et moins pire est terminé. La classe moyenne n’existe plus économiquement, une pauvreté noire règne sur la classe ouvrière. Le manque d’eau a convaincu la paysannerie, un des piliers de longue date du régime, que « L’ennemi est ici, ils mentent en disant que c’est les États-Unis ». Les retraités qui n’arrivent plus à se nourrir clament « Seulement dans la rue, on gagnera nos droits ». Le bazar, l’allié traditionnel du régime, déteste plus que jamais le régime, ferme ses commerces et crie les slogans les plus radicaux comme, « Cette année est l’année du sang, Syed Ali sera renversé ». Bref, tout le monde se trouve d’une manière ou d’une autre victime du même tyran et crie unanimement que « C’est le dernier message, la totalité du régime qui est visé ».

La révolte devient la révolution : Au moment où les « experts » et les « informés » s’interrogent sur la nature de cette vague de protestation, les étudiants éclaircissent les choses en quelques mots : « Ce n’est plus une protestation, c’est le début d’une révolution ». Et là, pour la première fois, on entend le nom de ce qui se passe sous les yeux de tous : la « révolution ».

La révolution, le mot banni, revient sur la scène. La république islamique s’était approprié le mot de « révolution », elle l’avait vidé de son sens ; depuis plusieurs années, le peuple rejette tout ce qui appartient au régime, il avait donc naturellement une certaine réticence à employer le mot captif : révolution ! Si le régime était « révolutionnaire », les opposants ne le seraient pas ; il appelait d’ailleurs « antirévolutionnaire » n’importe quelle personne qui s’opposait. Mais aujourd’hui la règle du jeu s’inverse : le peuple veut une « révolution » ; sur le terrain sémantique le régime se trouve alors désarmé.

Il faut pourtant souligner que le rejet de la « révolution » est aussi partagé entre les forces réformistes et les royalistes. Les premières appellent à craindre la révolution, en montrant du doigt le sort de la Syrie. Pour eux toute tentative d’abolition de la république islamique peut donner lieu au chaos et à l’émergence de groupes séparatistes. Une bonne partie de la classe moyenne ayant une idéologie nationaliste, prenait au sérieux cette menace et se montrait favorable à la politique des réformistes. Mais aujourd’hui l’échec du projet des réformes est devenu plus que jamais évident, et la peur de la « syrisation » de l’Iran s’écarte de plus en plus et donne place à une sorte de « solidarité nationale » qui se manifeste à travers les slogans comme « Du Kurdistan à Téhéran, je donne ma vie pour l’Iran ».

Les kurdes qui sont toujours la première cible d’une répression féroce, ne lâchent pas le combat et répètent que « La résistance est la vie » ; leur courage motive de plus en plus les autres peuples ; les gens à Téhéran crient « Kurdistan, l’exemple de tout l’Iran » ou « Kurdistan, la barricade de tout l’Iran ». Ou encore après le massacre des baloutches à Zâhedân on entend partout « Zâhedân, Kurdistan, les favoris de l’Iran ». Au fur et à mesure que la répression des kurdes et des baloutches s’intensifie, le message de la solidarité entre les peuples habitants en Iran se diffuse : au Kurdistan on entend « Kurde, Baloutche et Turc, la liberté et l’égalité » et les baloutches, pendant la répression sanglante des kurdes crient : « Kurdes et Baloutches sont frères, ils ont soif du sang du chef suprême ».

Un combat dans le combat : les royalistes et les opposants de droite qui gravitent autour du fils du Shah constituent un autre groupe politique pour qui le mot « révolution » n’a qu’un sens négatif. Traumatisés par l’abolition de leurs privilèges, conséquence de la révolution de 1979, les royalistes préfèrent employer le mot de « subversion », et se définissent comme « subversionistes ». Leur peur et leur haine contre le mot « révolution » va jusqu’à employer le terme péjoratif « rébellion » pour désigner ce qui s’est passé en 1979. Durant les années où la qualité de vie des iraniens baisse, les royalistes créent un mythe selon lequel le régime du Shah a été à deux pas de réaliser le paradis perdu sur terre pour les iraniens, donc le soulèvement contre lui ne pouvait être qu’un « coup de folie » du peuple bien nourri qui s’est laissé ensorceler par les mollahs et les délires communistes.

Malgré les efforts des royalistes nous pouvons pourtant sentir l’esprit de la révolution précédente ; les gens chantent dans les rues « Liberté, liberté, liberté » sur la mélodie du slogan le plus important pendant la révolte de 1979 : « À bas le Shah, à bas le Shah, à bas le Shah ».

Pourtant on pourrait difficilement nier le fait que certaines couches de la classe moyenne, voire de la classe populaire, croient en ce mythe d’un Age d’or. À côté du travail acharné des médias pro-royalistes pour vendre l’illusion d’un Iran puissant où tout le monde vivait en joie et en harmonie grâce à la dynastie des Pahlavi, il ne faut pas ignorer le rôle que la R.I. a joué dans le blanchiment du régime précédent. En effet, l’appareil de propagande du régime actuel en Iran, durant des années, en faussant les causes de la révolution du 1979, participe à la construction de cette illusion mythique. En avançant l’idée selon laquelle les peuples iraniens se sont soulevés contre le Shah pour mettre en place un régime islamique ou pour glorifier « le cher Islam », il dissimule les vraies causes de la révolution contre le régime des Pahlavi, à savoir la discrimination sociale et le fossé économique révoltant entre les partisans de la famille royale et leurs alliés et le reste de la population d’un côté, et la répression violente des opposants due à l’absolutisme politique d’un autre. En massacrant une génération communiste, la R.I. a réussi à effacer les traces du mouvement politique qui mettait en avant la lutte de classe qui a abouti à renverser le régime du Shah. Ce faisant elle a bâti un fossé qui se remplit par les illusions mensongères des partisans de la royauté.

Les médias libéraux (BBC persan, VOA « Voice Of America », Iran International, Manoto etc.) de leur côté préparent l’alternative à la R.I. en donnant sans cesse la parole aux représentants du royalisme ou à ceux qui y adhérent par opportunisme. Ils diffusent massivement dès qu’ils le peuvent, le moindre signe, image ou acte en faveur du royalisme, et passent silencieusement à côté des grands signes qui remettraient en cause le rêve du prince (le fils du Shah) de monter à son tour sur le trône. Bref, les anciens et les nouveaux royalistes (majoritairement composés des anciens réformistes) s’efforcent plus que jamais de convaincre les peuples iraniens de se réunir autour du prince. Mais les peuples les plus démunis sous le régime des Pahlavi se montrent beaucoup plus avisés ; les baloutches, par exemple, descendent dans la rue après chaque prière du vendredi et lancent les slogans les plus radicaux contre le régime actuel, mais n’oublient jamais de dire : « Ni royauté, ni R.I., égalité et liberté ».

Les partisans du régime actuel et du régime précédent cachent tous les deux une chose en collaborant à fausser l’histoire : leurs intérêts communs à nier l’existence d’une lutte de classe qui a renversé le Shah et va également renverser les Mollahs. En dissimulant les causes de la révolution non achevée de 1979, les uns comme les autres dévoilent leur intérêt à ce que cette révolution ne soit jamais achevée. Les deux camps sont donc ennemis de celles et ceux qui ne tolèrent pas l’idée de vivre sous une tutelle quel que soit son nom : l’ « ombre de Dieu », ou le « signe de Dieu ». Il y a donc un combat contre les forces royalistes dans le combat même contre le régime actuel. Celles ou ceux qui veulent sortir du cercle vicieux du pire et du moins pire crient donc : « Nous ne voulons ni Shah, ni mollah, à bas les tyrans ».

Le soulèvement de Jina n’a pas encore dit son dernier mot : la force de répression matraque, mutile, emprisonne, torture et tue, mais la vague révolutionnaire ne s’arrête pas. Le bilan de la répression est assez lourd : il y a environ 600 personnes tuées et plus de 20 000 autres jetées en prisons. Pourtant aucune stratégie répressive ne parvient à éteindre le feu de la colère des révolutionnaires. Les exécutions des quatre jeunes hommes (en décembre 2022 et janvier 2023) ont ralenti le mouvement, mais n’ont pas encore pu y mettre un terme. Il y a toujours un groupe ouvrier dans les différents secteurs qui fait grève. Même si leurs grèves ne durent pas plus que quelques jours, elles affaiblissent de plus en plus le régime.

Lorsque les manifestations, à cause de la présence de la force de répression, sont impossibles, la révolution se manifeste autrement, soit par les cris nocturnes, soit par les graffitis sur les murs où les révolutionnaires expriment leurs souhaits, leurs colères et leurs luttes ; non seulement par les mots, mais aussi par les images de celles et ceux qui sont tombé(e)s, et aussi par les caricatures. Il ne faut donc pas croire que faute de manifestations dans la rue la révolution s’est arrêtée. Les peuples opprimés de l’Iran sont plus certains que jamais que rien ne reviendra comme avant, et que ce n’est plus possible de continuer ainsi ; bref, ils savent très bien qu’ils ont pas de choix, c’est d’ailleurs ce que dit un des graffitis : « Si on ne se soulève pas on sera détruit ».

Assareh Assa

Janvier 2023

  1. salle des machines
    11/02/2023 à 11:15 | #1

    Ce texte est maintenant traduit en castillan

    IRÁN: «EL LEVANTAMIENTO DE JINA»
    https://panfletossubversivos.blogspot.com

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