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Blog RÉALITÉ : De « Bloquons tout » à l’insoluble équation de gouvernement

De « Bloquons tout » à l’insoluble équation de gouvernement


« Nous publions ici la traduction d’un article paru le 9 octobre 2025 sur la revue en ligne italienne Machina. S’adressant à un public étranger, l’article offre un récit des événements politiques des derniers mois en France, avec quelques ouvertures plus théoriques. Nous le relayons car il résonne avec nos propres analyses de la situation française. Écrit avant la reconduction de Lecornu, certaines lignes ont déjà vieilli, mais nous jugeons que les perspectives d’ensemble sont toujours valides. »
• Robert Ferro
• 16 octobre 2025

Après les journées d’action nationales des 10 et 18 septembre, puis du 2 octobre, il est possible de dresser un bilan de la mobilisation lancée par l’appel Bloquons tout ! – à condition, toutefois, de rompre avec la célébration acritique des luttes dans laquelle on tombe trop souvent, surtout en réfléchissant « à chaud ». Aux yeux de l’auteur de ces lignes, cette exigence critique semble d’autant plus nécessaire et justifiée lorsqu’elle s’adresse au lectorat italien, enclin – pour des raisons évidentes et compréhensibles – à se faire une idée peu réaliste, voire mythifiée, des mouvements sociaux qui se déroulent outre-Alpes et de leur envergure. L’herbe est toujours plus verte chez le voisin.

En effet, avant toute autre analyse, une constatation s’impose, et elle n’est pas des plus encourageantes : non seulement l’ampleur et l’intensité des trois journées d’action se sont révélées nettement inférieures aux attentes des militants, mais il n’est pas du tout certain qu’elles auront une suite digne de ce nom, du moins à court terme. Pour comprendre cet état de fait, il faut faire un pas en arrière et retracer sommairement la genèse et le déroulement des événements de ces dernières semaines.

En réponse au projet de loi de finances pour 2026 du gouvernement Bayrou, annoncé à la mi-juillet avec l’intention explicite de réaliser une quarantaine de milliards d’économies dans les dépenses publiques et de ramener ainsi le ratio déficit/PIB sur une trajectoire de diminution progressive (de 5,4 % pour l’année en cours à 3 % en 2029, conformément aux recommandations de Bruxelles), un appel à paralyser le pays à partir du 10 septembre a largement circulé, pendant l’été, sur les réseaux sociaux et les chaînes Telegram. Le texte de l’appel, bref et assez vague, évoquait la nécessité d’un « boycott total », d’un « arrêt complet et illimité » de la vie économique contre « le pouvoir » d’une classe politique parasitaire. Provenant très probablement du milieu souverainiste, l’appel a dans un premier temps suscité l’intérêt et la sympathie d’une fraction de la population sans affiliation politique marquée et située pour l’essentiel en dehors des grandes zones métropolitaines, tout en réactivant des groupes informels et des liens dormants, sédimentés par les mouvements sociaux de ces dernières années (notamment les Gilets jaunes et le mouvement contre la réforme des retraites de 2023). Il en a résulté une multitude de propositions pratiques, parfois discutables : de la « grève » des achats, de l’utilisation des distributeurs automatiques et des cartes de crédit, à des méthodes de lutte plus traditionnelles et éprouvées telles que les piquets de grève et les barrages routiers.

Alertés par le succès « virtuel » de l’appel, et se souvenant de la déroute de l’automne 2018, lorsqu’ils avaient initialement snobé les Gilets jaunes en les qualifiant de proto-fascistes, tous les partis de gauche – d’Europe Écologie Les Verts (EELV) aux groupuscules trotskistes, en passant par le Parti communiste français (PCF) et La France Insoumise (LFI), et à la seule exception du Parti socialiste (PS) – se sont rapidement sentis obligés de déclarer leur soutien à un mouvement en voie d’éclosion et aux contours encore incertains. Les syndicats CGT et Solidaires ont adopté une attitude similaire, en déposant un préavis de grève pour le 10 septembre (afin de permettre aux salariés de participer aux différentes initiatives prévues à cette date) et en proclamant une journée de mobilisation syndicale pour le 18 septembre, à laquelle ont ensuite adhéré la quasi-totalité des organisations syndicales, y compris les syndicats de cadres et « jaunes » : CFDT, Force Ouvrière, CFE-CGC, CFTC, FSU et UNSA. Ce faisant, les forces politiques et syndicales rattachées à la gauche au sens large ne se sont pas limitées à soutenir un mouvement en gestation doté d’une vie propre, mais ont massivement investi dans sa préparation et ses organes de communication et de délibération (assemblées générales, messageries, etc.), en déterminant de manière décisive sa forme et son contenu.

Il ne s’agit pas ici d’émettre un jugement moral sur cette conduite, c’est-à-dire de déterminer si cela a été fait de bonne ou de mauvaise foi, dans le but d’éviter les erreurs du passé ou de maîtriser une protestation potentiellement incontrôlée (voire de la désamorcer). Il ne s’agit pas non plus d’exprimer des récriminations sur ce que le mouvement lancé par l’appel Bloquons tout ! aurait pu être et n’a pas été… « à cause de la gauche ». Cela dit, il reste un fait incontestable sur lequel on ne peut s’empêcher de s’interroger : une mobilisation annoncée comme une réédition des Gilets jaunes s’est en fait concrétisée sous des traits complètement différents, tant dans sa composition sociale (majoritairement issue de la classe moyenne) que dans ses faibles expressions revendicatives et programmatiques (démission de Macron et taxation des grandes fortunes, pour ne citer que les plus visibles) . Pourquoi ?

Au moins deux facteurs ont dicté ce résultat. Le principal réside dans la chute du gouvernement, censuré et démissionnaire le 8 septembre : confronté à l’impossibilité prévisible d’obtenir une majorité sur une proposition de budget résolument austéritaire, Bayrou a préféré se retirer et laisser la place à une nouvelle équipe gouvernementale. Ainsi, la menace qui pesait auparavant a été reportée à une date indéfinie et soumise à de laborieuses consultations en vue d’un assouplissement des objectifs budgétaires – assouplissement sans lequel il ne semblait pas pouvoir y avoir de validation parlementaire du budget pour 2026 (en l’absence de laquelle celui de 2025 s’appliquera automatiquement, avec le déficit de 5,4 % déjà mentionné), ni même formation d’un nouveau gouvernement centriste compte tenu de la composition actuelle du Parlement. Quatre semaines plus tard, le nouveau gouvernement dirigé par Sébastien Lecornu, ministre de la Défense sous Bayrou, se liquéfiait comme neige au soleil treize heures après son officialisation.

Une telle instabilité politique, sans précédent dans l’histoire de la Ve République, qui a déjà vu tomber cinq gouvernements depuis le début du deuxième mandat présidentiel d’Emmanuel Macron (2022-2027), trouve ses racines dans des dynamiques plus profondes. Car derrière la croissance démesurée de la dette publique, il y a bien – comme cela apparaît de plus en plus clairement, y compris dans les médias grand public – le protectionnisme fiscal de l’État français au profit de ses entreprises (multinationales ou non), c’est-à-dire les subventions déguisées, les crédits d’impôt et les exonérations de cotisations qui, depuis des années, réduisent les recettes fiscales et le financement de la protection sociale. Mais il y a aussi – de manière indissociable – l’anémie de la création de richesse sur le territoire national, qui est à son tour un facteur de réduction de l’assiette fiscale et contributive. Indissociable, car pour la France plus que pour tout autre pays d’Europe continentale, l’internationalisation de ses grands groupes économico-financiers a été synonyme de désindustrialisation drastique, de prolifération d’emplois mal rémunérés dans le tertiaire arriéré et les secteurs non délocalisables, de chômage structurel élevé et de désertification économique tendancielle des zones habitées les plus éloignées des (pas très nombreuses) zones métropolitaines[1]. Une désertification certes peu visible depuis la capitale, mais qui, pour ne citer qu’un seul chiffre, a fait passer à 62 % le pourcentage de communes françaises totalement dépourvues d’activités commerciales (elles étaient 25 % en 1980) – une tendance qui va de pair avec la disparition des bureaux de poste, des hôpitaux et de la médecine de proximité en général[2].

Le pays se trouve donc coincé, avec une marge de manœuvre réduite, entre le marteau d’un grand capital « national » qui réalise les trois quarts de son chiffre d’affaires à l’étranger et le marteau d’une dette publique élevée qui, contrairement aux fantasmes néo-keynésiens, représente un problème objectif et non un simple prétexte – d’autant plus que les aides aux entreprises sont devenues pour beaucoup de petites et moyennes entreprises une béquille dont il est difficile de se passer sans tomber, tandis que plus de la moitié des émissions de titres de dette publique sont détenues par des non-résidents. Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que la grande bourgeoisie française n’ait d’autre programme à proposer que l’amaigrissement de l’État, c’est-à-dire la réduction des effectifs dans la fonction publique, des dépenses sociales et des dépenses d’infrastructure.

Face à cette trajectoire de déclin indéniable, que de larges pans de la population perçoivent lucidement même lorsqu’ils n’en saisissent pas correctement les causes, la gauche et l’extrême gauche – et nous en arrivons ici à la deuxième cause du fiasco de Bloquons tout ! – ont bien peu à dire et s’enferment de plus en plus dans une réalité parallèle. Cette considération ne s’applique malheureusement pas seulement aux appareils, mais concerne aussi de manière significative les militants de base, les sympathisants et les électeurs (nous y reviendrons).

La question qui fâche, constamment contournée par des discours et des slogans qui tournent autour de la redistribution de la richesse, est précisément celle de sa production – la production du fameux « gâteau » dont la répartition ne peut devenir qu’un jeu à somme nulle si sa taille globale n’augmente pas. Bien sûr, le fait que la répartition des revenus primaires (salaire, profit-intérêt et rente, selon la « formule trinitaire » de Marx), c’est-à-dire la lutte des classes dans sa banalité quotidienne, ressemble de plus en plus à un jeu à somme nulle n’atténue pas le conflit, au contraire le rend chronique et plus aigu. Néanmoins, c’est en amont de la répartition, sur le terrain de la production, que réforme et révolution se séparent et devront, dans un avenir pas si lointain, s’affronter à nouveau : relance de la production dans le cadre des arrangements existants (condition sine qua non d’une extension du panier du travail salarié) ou, au contraire, sa transformation sur la base de rapports sociaux entièrement nouveaux ?

Manifestement, en France comme ailleurs, nous n’en sommes pas encore là, et l’absence d’un réformisme authentique, de haut profil – plus préoccupé par le sort de l’industrie sur le territoire national que par les identity politics et la redistribution des miettes – ne nous rapproche en rien du fatidique Grand Soir, mais doit être compris, au contraire, comme un indice de l’immaturité des conditions tant objectives que subjectives. Le succès relatif du pikettisme (du nom de l’économiste Thomas Piketty), le plus récemment avec la focalisation du débat public sur la proposition d’un impôt minimum sur la fortune des super-riches associée au nom de son élève Gabriel Zucman, confirme intuitivement cet état de fait. Certes, voir les plateaux télé polémiquer autour de la taxe Zucman plutôt que du voile islamique peut avoir quelque chose de réconfortant… mais ce sont là des satisfactions de téléspectateurs.

Même s’il serait erroné, comme nous l’avons suggéré, de séparer les structures des agents, les conditions objectives du facteur subjectif, dans l’analyse de la conjoncture actuelle, on ne peut toutefois exclure qu’un retard des superstructures (dont le système des partis) et des formes de conscience sociale puisse jouer un certain rôle à ce niveau. Cela ne réside pas tant dans l’incommunicabilité qui s’est installée entre la gauche et la majorité du prolétariat qui, comme dans beaucoup d’autres pays, n’est pas du tout récente, mais s’est consolidée sur le fil de la collaboration active ou passive de la gauche, pas seulement de gouvernement d’ailleurs (et y compris Mélenchon, au moins jusqu’en 2008), à pratiquement tous les moments clés du cycle dit « néolibéral » : de la politique des revenus de 1982 au tournant de la rigueur de 1983 (gouvernement du programme commun de la gauche : PS-PCF), de l’adhésion au traité de Maastricht à la récession de 1992-1993 (PS), de l’entrée en vigueur de l’euro (gouvernement de la gauche plurielle : PS-PCF-Verts-MDC[3]), jusqu’à la gestion de la crise de la dette souveraine en Europe (dernier gouvernement Sarkozy, puis PS)… sans parler du soutien apporté à Macron au second tour des dernières élections présidentielles, qu’il ait été explicite (PS) ou implicite (LFI).

Le retard réside plutôt dans l’incapacité de toute la gauche, aussi bien de gouvernement que gauchiste, à renverser la vapeur, c’est-à-dire à repenser ses discours, ses priorités, ses programmes et son organisation interne en fonction du seul objectif sensé d’un point de vue réformiste : conquérir cette partie de plus en plus nombreuse de l’électorat, composée majoritairement d’ouvriers et d’employés, qui considère aujourd’hui, non sans raison, le Rassemblement National (RN) de Marine Le Pen comme la seule et unique alternative possible à Macron et à ceux qui lui succéderont comme candidats de l’establishment d’ici 2027 ; c’est-à-dire la partie de la population qui a le plus souffert de la manière dont la France s’est inscrite dans la mondialisation, qui s’y est le plus opposée (voir les référendums de 1992 sur Maastricht et de 2005 sur le Traité constitutionnel européen), qui pour cette raison même a été exclue de la sphère de la représentation politique, et qui pour cette raison même s’est identifiée de plus en plus au seul parti marqué par le stigmate de l’illégitimité républicaine. Ne serait-ce que pour des raisons arithmétiques, l’acquisition d’une base électorale solide dans les quartiers populaires à forte présence immigrée par l’ancienne tendance de gauche du Parti socialiste dans ses réincarnations successives (Parti de gauche depuis 2009, LFI depuis 2016) ne peut remplacer ce passage obligé.

D’où vient cette incapacité ? Comme nous l’avons dit, ce n’est pas seulement un problème d’appareils ou de dirigeants. En dernière analyse, le problème de la gauche réside dans ce qu’elle est, ou plutôt dans ce qu’elle est devenue depuis que le RN a commencé à « percer » non seulement parmi les ouvriers et les employés du secteur privé, mais aussi parmi les secteurs de la fonction publique qui souffrent le plus de la compression salariale et de la dégradation des conditions de travail : assistantes maternelles et instituteurs, aides-soignants et infirmiers, employés des collectivités locales (comme l’a illustré, après les dernières élections législatives, la note de l’observatoire CEVIPOF sur la « fin de la gauche d’État »[4]). Que reste-t-il alors du « peuple de gauche » ? La fraction la plus métropolitaine et cultivée de la classe moyenne salariée, composée d’enseignants et de formateurs, de fonctionnaires de rang moyen, de bonzes syndicaux, d’animateurs du monde des médias et de la culture, d’employés d’ONG et d’associations, de « créatifs » variés, de lycéens, d’étudiants universitaires et de doctorants (principalement dans les filières de sciences humaines) ; une classe moyenne pas nécessairement aisée – de moins en moins en tendance – mais qui, contrairement aux ingénieurs communistes des entreprises publiques françaises de jadis, n’a plus aucun rapport avec les problèmes de la production matérielle ; qui est convaincue d’être politiquement et économiquement autosuffisante, et pour laquelle le prolétariat n’existe que comme exclu, marginal ou migrant. Une fraction de classe qui, entre maximalisme de façade et soutien à des réformes purement cosmétiques, contribue en réalité à écraser la grande masse du prolétariat afin de préserver le statu quo dans ses articulations concrètes de politique économique et de positionnement de la France sur la scène internationale : monnaie forte, déficits jumeaux et tertiarisation hypertrophique, le tout (et il ne pourrait pas en être autrement) à l’ombre de l’UE, de la zone euro et de l’OTAN. Pour l’essentiel, c’est cette composante qui est descendue dans les rues et sur les places françaises les 10 et 18 septembre. Étrange alors que les beaufs (la « France périphérique ») comme les barbares (les banlieusards) se soient tenus à distance ?

Entre-temps, avec la chute du gouvernement Bayrou, des marges de négociation semblaient s’être ouvertes, dont de nombreux acteurs ont tenté de profiter pour en tirer un petit quelque chose à faire valoir auprès de leurs clientèles respectives : non seulement le Parti socialiste, avec la perspective d’entrer dans l’orbite du nouveau gouvernement ou de le soutenir de l’extérieur en échange d’une concession sur le plan fiscal (une taxe Zucman revue à la baisse), mais aussi les syndicats et autres associations professionnelles (agriculteurs, etc.). L’intersyndicale appelait ainsi à une nouvelle journée de mobilisation le 2 octobre. Compte tenu des prémisses, il ne fallait pas s’attendre à ce que des masses océaniques s’abstiennent soudainement de travailler et descendent dans la rue, même si la réforme des retraites de 2023 – principal point d’achoppement des négociations avec Lecornu – reste une pilule difficile à avaler pour beaucoup. Et en effet, cela n’a pas été le cas : journée classique de promenades de santé sur les itinéraires habituels, faible en termes de nombre et de détermination. Réservée aux passionnés du genre.

Danger écarté, donc ? Il semblait bien que oui, mais pour le nouveau Premier ministre, le maintien de la nouvelle équipe gouvernementale s’est avéré, en l’espace d’une seule nuit, une mission impossible. Il a suffi d’un léger glissement vers le centre-gauche dans la répartition des ministères pour pousser la droite post-gaulliste à rappeler ses ministres et à inciter Lecornu à quitter la scène, sans même avoir besoin du vote de la motion de censure (déjà largement annoncée) de l’opposition.

Et maintenant ? Au suivant. Pour éviter l’extrema ratio des élections présidentielles anticipées, Macron et ses commanditaires sont confrontés à un dilemme : confier la tâche de former un énième gouvernement à un autre Premier ministre, ou dissoudre à nouveau l’Assemblée nationale ? La première option serait certainement préférable du point de vue du président de la République, mais elle supposerait la collaboration (loin d’être acquise) de l’un des deux principaux partis d’opposition : l’impossibilité de former un gouvernement contrôlé à distance étant établie, il s’agirait de consacrer l’inévitable cohabitation avec un cartel des gauches ou une union des droites. Cette solution présenterait l’avantage de faire peser sur RN ou LFI les impératifs de gestion de la crise des finances publiques – voire d’une crise de la balance des paiements, encore hypothétique pour l’instant. Reste à savoir quelle opposition il vaut mieux envoyer au casse-pipe… à supposer qu’il y en ait une qui soit prête à « se cramer ». Les deux partis devraient en effet comprendre que leur intérêt le plus immédiat est d’aller le plus rapidement possible aux élections législatives afin de réduire au minimum le poids parlementaire du vote modéré (le parti de Macron en premier lieu, mais aussi le PS et la droite post-gaulliste). Mais les voies de la « responsabilité institutionnelle » sont infinies.

Il est toutefois illusoire de penser que la formation du nouveau gouvernement puisse être autre chose (dans le meilleur des cas) qu’une pause momentanée avant le tour de vis fatidique sur le budget de l’État. Qu’il soit formé sur la base du parlement actuel ou d’un parlement nettement plus polarisé, la tendance spontanée de tout gouvernement de cohabitation sera de gagner du temps, c’est-à-dire de dissimuler à la population la gravité réelle du déclassement économique du pays. Ce n’est pas une mince affaire, compte tenu de ce qui se profile à l’horizon : non pas un scénario « à la grecque », c’est-à-dire une crise localisée et périphérique au sein de la zone euro, cette fois aux dépens de la France, mais une crise existentielle de la zone euro elle-même. Comme en témoigne le récent ouvrage de l’économiste orthodoxe Didier Cahen sur le risque de dissolution de la monnaie unique[5], même les cerveaux de la grande bourgeoisie française commencent à tirer la sonnette d’alarme : il en va de la capacité de cette bourgeoisie à opérer au plus haut niveau de la concurrence internationale dans ses secteurs de référence – banques et assurances, biens et services de luxe, grande distribution, en plus de ce qui reste des proverbiaux bijoux de famille : automobile, armement et aéronautique – grâce à une monnaie forte que la France n’a jamais été capable de soutenir par ses propres forces (du moins pas durablement).

Une fois achevé ce que Lénine appelait l’éternel retour du concret, c’est-à-dire une fois venu le moment des choix irrévocables, le « peuple de gauche » (ou ce qu’il en reste) devra décider de quel côté il se range : derrière la grande bourgeoisie française dans la défense acharnée d’une France « ouverte », même au prix d’une spirale d’austérité et de sous-développement, ou derrière le bloc des couches populaires, au prix du renoncement au « droit » de consommer sans produire.

(6 octobre 2025)


[1] Sur tout cela, pour plus de détails, voir l’épisode 2 de notre série Capitalisme en France : La fuite en avant [NdE]

[2] On pourrait encore ajouter qu’après les revers militaires et la perte d’influence qui s’en est suivie en Afrique centrale (Niger, Mali, République centrafricaine), le maintien sous pavillon français des vestiges officiels de l’ancien empire colonial – les départements et territoires d’outre-mer (Guadeloupe-Martinique, Guyane française, Mayotte, La Réunion, Nouvelle-Calédonie, etc.) – est loin d’être garantie à long terme.

[3] L’éphémère Mouvement des citoyens (MDC, 1993-2003) de Jean-Pierre Chevènement fut le résultat de la convergence de courants souverainistes qui s’étaient séparés de leurs partis d’origine, chez le Parti socialiste et, dans une moindre mesure, chez les communistes et les gaullistes.

[4] Luc Rouban, Le vote des fonctionnaires aux élections de 2024 ou la fin de la gauche d’État, Note de recherche CEVIPOF #19, septembre 2024. Téléchargeable ici: https://www.sciencespo.fr/cevipof/sites/sciencespo.fr.cevipof/files/Noteelectionseuropeennesetlegislatives_LR_votedesfonctionnaires_septembre2024_V2.pdf

[5] Didier Cahen, L’Euro en danger, Odile Jacob, Paris, 2025.

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