“Exploitation / domination”
(à propos d’Exploitation/domination/communisation par F. Danel)
Je suppose que, pour FD comme pour moi, la question de la relation entre « reproduction de l’exploitation » et « reproduction de la domination » s’inscrit dans une théorie de la révolution communiste comme communisation qui implique les notions de conjoncture et de vie quotidienne. Comme conjoncture, la révolution est le bouleversement de la hiérarchie déterminative des instances du MPC, c’est-à-dire le bouleversement d’une relation nécessaire allant de l’économie comme « base » à toutes les « superstructures » (à ce propos il faut absolument se référer au livre de Korsch, Livre des abolitions, éd. L’Asymétrie 2024). S’ancrant dans la vie quotidienne c’est comme reproduction unissant exploitation, domination et idéologie que la révolution est ce nœud où apparaissent, à nos risques et périls, dans leur propres termes toutes les contradictions et antagonismes constituant la reproduction du mode de production comme société (Fondements, éd. Anthropos, t.1, p.212 et 226 ; t.2, p.230). Conjoncture et vie quotidienne signifient qu’aucun antagonisme, aucune contradiction, aucun conflit ne sera résolus par voie de conséquence ou par définition : ainsi s’inscrit maintenant la question de la relation entre reproduction de l’exploitation et reproduction de la domination (la question pouvait se poser différemment dans le programmatisme « classique » ou à l’époque de « l’identité ouvrière »).
FD a raison d’écrire qu’il faut « cesser de penser comme séparées économie et idéologie, exploitation et domination ». Il me semble cependant que, dans son texte, si FD ne les sépare pas, il additionne exploitation et domination ou les juxtapose, la première ayant besoin de la seconde pour que la société capitaliste se reproduise plus ou moins « harmonieusement » ou « consensuellement ». FD ne définit pas explicitement la « domination » en tant que telle et sa connexion avec l’exploitation, si ce n’est comme une « production de consensus ». Il semblerait alors que la reproduction des rapports de production comme rapports d’exploitation nécessiteraient un complément. Ce que FD laisse dans l’ombre c’est, comme chez Althusser, l’absence de solution de continuité entre exploitation et domination. Mais cette absence de solution de continuité n’est pas une absence de médiations ou d’articulations de différents moments théoriques et de pratiques dans les luttes.
Quand FD se démarque d’Althusser ce n’est pas, à mon avis, sur l’essentiel : il est illusoire de distinguer les appareils strictement coercitifs et ceux qui seraient plus ou moins « sociaux ». Les appareils idéologiques d’Etat sont tous des appareils d’Etat et en cela coercitifs, leur immersion dans la société civile n’est que l’expression de ce qu’est la société civile, c’est-à-dire la transposition pratique des rapports de production dans les termes de l’Etat : le retour de l’Etat sur les rapports de production qui le génèrent. L’essentiel de la critique à faire d’Althusser (en conservant toutes les analyses pertinentes de l’idéologie comme rapport aux rapports de production, et du sujet) consiste à rejeter sa « double reproduction » que FD reprend implicitement, sans cependant la formaliser du fait de son fondement critique du programmatisme.
FD semble ramener l’auto-présupposition du capital qui est un développement nécessaire des rapports de production, incluant toutes les instances et les formes d’apparition jusqu’au plus fétichistes (« formule trinitaire ») à quelque chose de semblable à la double reproduction althussérienne par laquelle les rapports de production préservent leur pureté garante de celle du prolétariat (FD rejette la conclusion mais conserve la prémisse). D’une part, reproduction de l’économie et, d’autre part, reproduction de la mise à leur place des agents de cette première reproduction au travers des « Appareils idéologiques d’Etat ». Dans cette séparation qui évite de reconnaître que les rapports de production se métamorphosent nécessairement dans toutes les formes d’apparition dans lesquelles ils existent (chez Althusser ou Rancière – Lire le Capital — les formes d’apparition ne sont en fait que des formes de dissimulation). FD se retrouve à présenter une position singulière. D’une part, il ne s’agit plus pour lui (comme, à l’inverse, pour Althusser ou Rancière) de préserver l’innocence des rapports de production comme garantie de la pureté de la définition de la classe ouvrière, fondement théorique nécessaire à la « dictature du prolétariat » dont Althusser sera (avec Balibar, voir La Dictature du prolétariat, éd. Maspero 1976, un des derniers promoteurs, hormis les enclumes du CCI). Mais, d’autre part il reprend la juxtaposition de la reproduction de l’exploitation et celle de la domination. Si nous formalisons l’absence de solution de continuité entre les deux, cela nous donne le schéma suivant :
Rapports de production => reproduction pas répétition => rapports de distribution => autoprésupposition du capital => toutes les formes d’apparition => les formes s’autonomisent => rapport aux rapports de production => idéologie => sujet (phénoménologie) => vie quotidienne. (voir TC 27).
Si nous considérons la métamorphose des rapports de production comme un processus nécessaire des rapports de production eux-mêmes, l’idéologie, les « appareils idéologiques », la domination ne complètent en rien l’exploitation comme « fabrique du consensus ». Il n’y a pas de dualité, la domination est inscrite comme un moment du développement du rapport d’exploitation.
On peut, dans un premier temps, considérer le rapport d’exploitation comme se suffisant à lui-même comme rapport de domination. En effet, le rapport formel d’échange entre le capitaliste et l’ouvrier n’est qu’une « apparence », il est un rapport de classe : l’implication réciproque entre travail et capital est une implication asymétrique ; l’exploitation est subsomption du travail sous le capital (Chapitre inédit, éd. 10/18, pp. 262-263). Nul besoin, semble-t-il, à première vue, d’idéologie ou de force, si bien que Marx peut écrire :
« Dans le progrès de la production capitaliste, il se forme une classe de plus en plus nombreuse de travailleurs, qui, grâce à l’éducation, la tradition, l’habitude [je souligne, car il s’agit de conformations non strictement économiques], subissent les exigences du régime aussi spontanément que le changement des saisons. Dès que ce mode de production a acquis un certain développement, son mécanisme brise toute résistance ; la présence constante d’une surpopulation relative maintient la loi de l’offre et la demande du travail et, partant, le salaire dans des limites conformes aux besoins du capital, et la sourde pression des rapports économiques achève le despotisme du capitaliste sur le travailleur. Parfois on a bien encore recours à la contrainte, à l’emploi de la force brutale, mais ce n’est que par exception [je souligne]. Dans le cours ordinaire des choses, le travailleur peut être abandonné à l’action des “lois naturelles” de la société, c’est-à-dire à la dépendance du capital, engendrée, garantie et perpétuée par le mécanisme même de la production.» (Marx, Le Capital, éd. Sociales, t. 3, pp. 178-179). « Dépendance engendrée par le mécanisme même de la production », mais comme nous le lisons dans les lignes précédentes, cet « engendrement » n’est efficace que par « l’éducation, la tradition et l’habitude ». On peut trouver ici un fondement aux « Appareils idéologiques d’Etat » tels que théorisés par Althusser (Idéologie et appareils idéologiques d’Etat [1970], dans Positions, éd. Sociales, 1976).
Plus loin, Marx ajoute que dès que l’expropriation des producteurs immédiats « a décomposé suffisamment et de fond en comble la vieille société […] le régime capitaliste se soutient par la seule force économique des choses [je souligne]» (idem, p. 204).
Cette seule « force économique » est cependant, comme il l’écrit plus haut, productrice et tributaire de relations autres qu’économiques. S’il est exact que le capital une fois constitué est un processus d’autoprésupposition, c’est-à-dire que le procès de production capitaliste considéré dans sa continuité, comme reproduction, pérennise le rapport social entre capitaliste et salarié, il est également vrai que « chacun se reproduit lui-même en reproduisant l’autre, sa négation [je souligne]» (Fondements de la critique de l’économie politique, éd. Anthropos, t. 1, p. 422). Cela signifie que dans l’autoprésupposition la contradiction ne disparaît pas, qu’elle est un conflit permanent et que la « seule force économique des choses » inclut la contrainte et « l’emploi de la force brutale », celle de l’Etat, autrement que « par exception » (j’y reviendrai).
Si l’on veut définir la domination, il faut sortir de la compréhension de l’exploitation comme simple « phénomène comptable ». Une telle conception de l’exploitation se sent toujours le besoin de rajouter quelque chose et ne conçoit pas la domination comme ensemble de moments divers et multiples de l’exploitation (il n’y a pas de définition pour elle-même de la domination, voir plus loin) elle se laisse piéger par la méthode même du Capital, par ce que doit être l’ordre d’exposition tel que le présente Marx dans l’Introduction de 1857. Dans un texte de 1978, Marx dans ses limites (Ecrits philosophiques et politiques, t. 1, Ed. Stock / Imec), pour Althusser, la conception comptable de la plus-value consiste à ne considérer l’exploitation en tant qu’extorsion de la plus-value que comme différence entre la valeur produite et la valeur-salaire. « Imposée sous cette forme par l’ordre d’exposition et sa déduction conceptuelle, cette présentation peut conduire à une interprétation “économiste” de l’exploitation. Car en réalité, et Marx est très clair sur ce point, l’exploitation ne se réduit pas à cette retenue d’un surplus de valeur, elle ne peut être comprise que si l’on retient l’ensemble de ses formes et conditions concrètes comme déterminantes. Or l’ensemble de ces formes concrètes inclut bien la retenue de valeur, mais également les contraintes implacables du procès de travail pris dans le procès de production, donc d’exploitation : division et organisation socio-techniques du travail, durée de la “journée de travail”, cette notion propre au système capitaliste, donc introuvable avant lui, intensification des rythmes du travail, parcellisation des tâches, sur-qualification et dé-qualification des postes de travail, conditions matérielles de la concentration du travail (usine, atelier), accidents du travail, maladies professionnelles, etc. Et le procès de production doit lui-même (pour ne pas rester abstrait) être conçu comme moment décisif du procès de reproduction : reproduction des moyens de production mais aussi reproduction de la force de travail (famille, logement, enfants, éducation, école, santé, problèmes du couple, des jeunes, etc.) – sans parler de l’autre moment du procès de reproduction de la force de travail qui fait intervenir l’Etat, ses appareils (répressifs, idéologiques, etc.). Or ces questions dont la simple équation de la plus-value doit évidemment faire abstraction pour montrer l’exploitation dans la retenue de valeur, Marx en a traité dans les fameux chapitres “concrets” du Capital, qui jurent avec l’ordre d’exposition abstrait du Capital. Ce qui fait que la théorie de l’exploitation se trouve bien dans Le Capital, mais “exposée” en plusieurs lieux, à la fois dans la théorie de la plus-value sous une forme d’allure comptable, mais aussi expliquée dans les autres chapitres sur la journée de travail (plus-value absolue) et la transformation capitaliste du procès de travail (plus-value relative), sans parler du chapitre sur l’accumulation primitive.” (op. cit., p. 397 à 399).
Cette réduction comptable permet d’introduire une disjonction, à l’intérieur de ce qui dans l’exploitation forme un tout, entre une exploitation réduite à un rapport comptable et la domination.
Dans les Manuscrits de 1861-1863, Marx montrait quelques hésitations à propos de la « seule force économique des choses » (voir citations du Capital ci-dessus) :
« Dans tous les états de la société, la classe (ou les classes) qui règne est toujours celle qui tient en sa possession les conditions objectives du travail […] ; et la classe qui sert, ou qui, en tant que puissance de travail, est elle-même la possession des propriétaires (esclavage), est toujours celle qui ne dispose que de sa puissance de travail (même s’il semble comme par exemple aux Indes, en Egypte, etc. qu’elle possède la terre dont le roi ou une caste, etc. sont cependant les propriétaires). Mais tous ces rapports se distinguent du capital par le fait que ce rapport est enjolivé, qu’il apparaît comme rapport des maîtres aux valets, des hommes aux esclaves, des demi-dieux aux mortels ordinaires, etc. […] c’est seulement dans le capital que ce rapport est dépouillé de tous ces aspects politiques, religieux et autres enjolivements idéels. […] Le rapport apparaît donc dans sa pureté comme simple rapport de production : rapport purement économique. » (Marx, op. cit., éd. Sociales, pp. 138-139). Mais, en fait, ajoute Marx, la distinction ne disparaîtrait pas totalement, la domination peut être reconstruite sur la base nouvelle de la « pureté économique » : « Mais, dans la mesure où des rapports de domination se redéveloppent sur cette base [je souligne], on sait qu’ils ne proviennent que du rapport dans lequel l’acheteur, le représentant des conditions de travail, se présente face au vendeur, au possesseur de la puissance de travail. » (ibid).
Dans les modes de production antérieurs au capital, le travail que le producteur effectue d’une part, pour sa propre reproduction et, d’autre part, l’extraction de surtravail ne coïncident pas à l’intérieur d’un même procès de travail. Il y a disjonction (spatiale / temporelle) du temps de travail en temps de travail nécessaire et surtravail. Dans ces modes de production, le travailleur est un individu particulier, c’est-à-dire dont l’appartenance à une communauté quelconque présuppose l’effectuation de son activité. L’exploitation ne peut être effective, ne peut se réaliser, sans être domination. Ce n’est pas à ce niveau-là que la domination intervient dans le mode de production capitaliste.
Cependant des rapports de domination peuvent se « redévelopper » sur la base de l’exploitation capitaliste, écrit Marx qui n’en dit pas plus. Le capital a par rapport à la totalité une position différente de celle du prolétariat, position qui résulte du contenu même de l’exploitation (en tant que subsomption). Il est l’agent de la reproduction générale et c’est par là que cette reproduction apparaît comme domination. On ne peut donc se contenter de dire que le prolétariat implique le capital et que, inversement, le capital implique le prolétariat. A cause de son contenu même (subsomption du travail sous le capital), cette implication n’a pas, dans les deux sens, la même « forme ». Ainsi le prolétariat est en quelque sorte doublement impliqué par le capital. Dans un premier temps, comme seule valeur d’usage qui puisse lui faire face (créatrice de valeur et de plus de valeur que ne coûte la reproduction de la force de travail), à ce niveau, lui-même implique réciproquement et symétriquement le capital, on peut alors dire que « le régime capitaliste se soutient par la seule force économique des choses ». Mais, dans un deuxième temps, (la séparation des deux temps n’est qu’une commodité de l’exposé) il n’est dans cette situation où il implique le capital que posé (médiatisé) par le capital lui-même. C’est là que se « redéveloppent » l’oppression et la domination comme l’objet même, la raison d’être, de toutes les instances non « purement économiques » du mode de production comme inhérentes à la définition même du prolétariat. Si l’autoprésupposition du capital remet chacun à sa place, c’est qu’elle implique à l’intérieur d’elle-même l’Etat, l’activité de la classe capitaliste, toutes les organisations coercitives de reproduction sociale. Il faut situer ces interventions dans l’autoprésupposition du capital et non comme des instruments légèrement extérieurs. Cela permet de comprendre ces interventions et, principalement celles de l’État, en dehors de toute analyse instrumentaliste de celui-ci. C’est là que l’on peut retrouver le rapport d’exploitation comme rapport de domination comme activité politique, idéologique, policière, morale, etc. de la classe capitaliste (ce que l’on peut résumer en prenant quelques risques comme « activités culturelles »). Ce qui n’est pas indifférent à la production / définition des classes qui ne sont un donné des rapports de production qu’en ce qu’elles en sont un produit s’auto-construisant pratiquement.
Les rapports de domination peuvent alors se « redévelopper » de deux façons. Premièrement, à partir et dans le procès de travail lui-même. Nous avons ici affaire à l’armée de surveillants que le capitaliste emploie et à l’organisation matérielle du procès de travail. Là, n’intervient aucune autre instance du mode de production que le rapport purement économique par lequel le travailleur a cédé l’utilisation de sa force de travail à son acheteur, et la coopération à grande échelle conforme à la nature du capital comme astreinte au surtravail. Deuxièmement, et c’est là le plus important pour notre sujet, dans la manière dont s’articulent les trois moments de l’exploitation : face-à-face de la force de travail et du capital en tant que capital potentiel ; subsomption du travail sous le capital ; transformation de la plus-value en capital additionnel. L’exploitation dans l’unité de ses trois moments connaît des ruptures et, principalement au niveau du troisième moment (la transformation du surproduit en plus-value et de la plus-value en capital additionnel), peuvent alors se développer des pratiques qui pour elles-mêmes s’autonomisent des autres moments de l’exploitation, et semblent ne plus avoir de rapport avec eux. C’est ici qu’il faudrait articuler toutes les formes particularisées de la domination, en particulier en ce qui concerne le genre et la racisation (en considérant que leur processus de fabrication de la domination n’est absolument pas identiques).
En même temps que le capital se constitue non plus comme rapport social mais comme objectivité économique (toutes les conditions du renouvellement du rapport se trouvent, à la fin de chaque cycle, réunies comme capital en soi face au travail), les instances politiques, juridiques, idéologiques, morales, toutes les institutions sociales, éducatives, culturelles et policières, deviennent des moments nécessaires de la reproduction du rapport « purement économique ». C’est là que se « redéveloppent » (Marx) l’oppression et la domination comme l’objet même, la raison d’être, de toutes les instances non « purement économiques » du mode de production. (l’appropriation et la domination des femmes s’articule sur les deux acceptions de l’économie, voir TC 27, p.122). Si l’autoprésupposition du capital remet chacun à sa place, c’est qu’elle implique à l’intérieur d’elle-même l’Etat, dans la métamorphose des rapports de production, l’activité de la classe capitaliste, toutes les organisations coercitives de reproduction sociale. Il ne faut jamais perdre de vue que le capital est nécessairement le capitaliste (Fondements…, éd. Anthropos, t.1, p.180 – « …le capital est nécessairement personne, volonté, commandement » – p..251, et p.478, et Chapitre inédit, éd. 10/18, p.168).
La distinction que fait FD entre des « appareils idéologiques d’Etat » directement coercitifs et d’autres immergés dans la société civile peut s’avérer dangereuse. En effet elle peut servir de base à une distinction entre « pouvoir d’Etat » et « appareils d’Etat ». Il y aurait d’une part le pouvoir d’Etat, de l’autre l’appareil d’Etat ou la « machine d’Etat » comme la désigne Marx (18 brumaire ; Guerre civile). Les appareils d’Etat ont une double fonction : dictature d’une classe et reproduction de toute la société. Le problème réside en ce que l’appareil d’Etat qui matérialise dans ses organes, leur division, leur organisation, leur hiérarchie, le pouvoir d’Etat d’une classe (et une seule) est à la fois organisation de la classe dominante (comme pouvoir d’Etat détenu par la fraction momentanément hégémonique de la classe dominante pour le compte de l’ensemble de cette classe) et organisation de toute la société sous la domination de cette classe. Si l’on sépare, tous les organes de l’appareil d’Etat (armée, police, administration, tribunaux, parlement, bureaucratie, éducation, aide sociale, information, santé, partis, syndicats, etc.) n’apparaissent plus que comme des instruments (plus ou moins neutres) pliables à la volonté de ceux qui en sont les maîtres.
Qu’est-ce alors que la domination ? Dans les chapitres consacrés à « la prétendue accumulation primitive », Marx insiste sur un point souvent négligé dans les études sur la question : il ne suffit pas que d’un côté se présentent les conditions matérielles du travail, sous forme de capital et de l’autre des hommes qui n’ont rien à vendre, sauf leur force de travail. Encore faut-il contraindre les seconds à se vendre régulièrement aux propriétaires des premiers en travailleurs efficaces. Bien sûr nous n’en sommes plus à la pendaison, au fer rouge et aux workhouses (encore que…), mais la contrainte existe toujours. La première contrainte, évidemment, c’est la double liberté du travailleur : libéré de tout moyen de production et de subsistance, personne libre de vendre la seule marchandise en sa possession, sa force de travail. Mais il faut que cette contrainte soit constamment reproduite (le « double moulinet », Capital, éd. sociales, t.3, p.20), or cette reproduction inclut toutes les instances non strictement économique du mode de production, tous les appareils idéologiques, tout ce qu’Althusser comprend dans une conception « non comptable » de l’exploitation et bien sûr la force détenue par « le dépositaire exclusif de la violence légitime ». Ainsi, on peut décrire la domination, mais on ne peut pas la définir en elle-même. Elle infuse tous les moments de l’exploitation. Mais alors pourquoi ne pas se contenter du concept d’exploitation ? A l’intérieur du concept d’exploitation, celui de domination désigne les formes continuelles, multiples, diverses, par lesquelles les individus interpellés comme « sujets » vivent et parfois se révoltent en tant que sujets contre leur interpellation. La domination n’est pas qu’une « fabrique du consensus ». Un point important du texte de FD consiste à montrer comment le dominé s’exprime dans les termes du dominant, comment la lutte de classe est préemptée par la classe capitaliste, ce que l’on peut également appeler l’hégémonie. Comme le souligne Guillaumin, le dominé ou le minoritaire doit se définir à partir des références que lui offre le système majoritaire : « La violence de cette contrainte qui poursuit le minoritaire jusqu’à lui imposer les termes mêmes de sa révolte et le maintenir dans l’ornière d’une définition préétablie par la société qu’il conteste échappe trop souvent. » (L’Idéologie raciste, éd. Folio, p.125). Si cela est vrai, c’est aussi une faille d’où peut sortir la réponse de Cassius Clay « “Je n’ai pas à être ce que vous voulez que je sois (…) vous voulez m’imposer la différence que vous me désignez comme étant ma différence d’avec vous et qui me définirait entièrement (je souligne). » (cité par Guillaumin, op.cit., p.107). Ce à quoi fait écho la fameuse apostrophe de James Baldwin : « Je ne suis pas votre nègre ».
Il se peut que la dualité complémentaire entre exploitation et domination introduite par la problématique du texte de FD induise certaines positions politiques pratiques. Dans les commentaires qui suivent, je suis conscient de solliciter de façon peut-être un peu polémique les derniers paragraphes (37 à 43) du texte de FD. En bref et en clair, il nous ( ?) faudrait sortir d’un certain marasme des luttes, « marasme » vu principalement comme « idéologique » : « il nous faudra comprendre », « réapprendre », « cesser d’exclure », etc. Cette succession de « il nous faudra » est surprenante. Dans ces paragraphes FD ne répond pas à la question qu’il pose. Il ne s’agit pas d’une analyse des luttes, de la nature des contradictions de classes actuelles, de leur dynamique possible, mais de leurs manques qu’un « nous » indéfini doit prendre en compte et plus ou moins combler. Bien sûr, FD ne présente pas le programme d’une organisation représentant éternellement, contre vents et marées, et quelques soient les circonstances l’être révolutionnaire de la classe qui de toute façon ne peut qu’advenir à la lumière un jour ou l’autre et dont certains se considèrent comme l’incarnation permanente (cf. la catastrophique sentence de La Sainte famille).
Une analyse de la configuration actuelle des luttes de classes pourrait conforter le propos de FD (exploitation/domination/idéologie, fabrique du consensus), d’autant plus que la « détermination en dernière instance », entre les mains de laquelle nous avons mis notre destin, est de plus en plus surdéterminée de façon changeante et peu prévisible (à tous les niveaux nationaux et mondiaux). Nous savons plus ou moins que la question de l’intervention est une question qui sera toujours ouverte.
Il faut cependant en rester à une analyse des dynamiques possibles. Eviter les « il faudra ». « Ibi statur », comme il est dit dans La Matérielle.
Dans les dynamiques possibles actuelles, je vois
- les failles internes du populisme et du nationalisme et du langage citoyen dans lequel se formule et se désigne les luttes. Le « peuple souverain » peut réserver bien des surprises aux classes dominantes (voir sur Dndf Européennes 2024 et le tract qui en est issu).
- La crise du travailleur libre, une faille à l’intérieur de la vie quotidienne telle que construite par la métamorphose des rapports de production. Le capital a investi la liberté formelle du travailleur (voir TC 27).
- L’interclassisme comme un bouillon de culture dans lequel murissent les contradictions de classes.
- Les luttes « ordinaires » quotidiennes sur les lieux de travail visant au-delà du lieu de travail les catégories de la reproduction.
En résumé : dans la vie quotidienne, selon la place que vous occupez dans la reproduction des rapports de production, la liberté, l’égalité, le sujet, la personne, le contrat deviennent des « arnaques » de la structure. Comme l’impression d’avoir été floué, et, à ce moment là, la structure qui, comme la substance, n’est que la somme de ses attributs vacille.
R.S
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