Les bidonvilles forment-ils une planète à part?
Texte de bruno Astarian
L’article qui suit est essentiellement une critique du livre de Mike Davis Le Pire des Mondes Possibles, consacré aux bidonvilles. Ce qui désespère Mike Davis et consorts, c’est de ne pas retrouver dans les bidonvilles un prolétariat qui soit conforme à l’image qu’ils en veulent : une masse salariée de façon formelle, consciente et organisée en partis et syndicats. C’est comme cela qu’il faut comprendre leurs lamentations sur la disparition du travail formel, prédominant au cours des trente glorieuses, de même que sur celle de Marx (remplacé par Mahomet!). Il s’agit au contraire de montrer que, loin d’être des laissés pour compte qu’il faudra tirer de leur merde, les bidonvilliens font pleinement partie de la classe qui sera appelée à communiser la société.
I – Problèmes de définition
I.1 – Les mots et les chiffres
En français, le mot « bidonville » évoque assez directement un type de logement fait de matériaux de récupération, par les habitants eux-mêmes, sur un terrain urbain périphérique plus ou moins salubre,mal viabilisé et sans eau ni électricité. Cependant, cette définition ne couvre pas l’ensemble de la population bidonvillienne (cet adjectif servira ici à désigner la fraction de la population urbaine vivant de façon précaire dans des logements misérables).
Les chiffres ci-dessus datent de 2001. Ils constituent donc un plancher, n’ayant pu qu’augmenter en 10 ans. D’après ces chiffres, 30% de la population urbaine du monde est bidonvillienne. Ce chiffre moyen recouvre de grandes différences, par exemple entre l’Afrique subsaharienne (72%) et l’Europe (6%).
Ces chiffres permettent aussi de réfléchir sur la définition du mot bidonville (en fait du mot anglais « slum » qui est utilisé par l’ONU). On remarque par exemple que, selon ces chiffres, 38% de la population urbaine chinoise vivrait en bidonville. Il est probable qu’une part important de cette population vit plutôt dans des « taudis », souvent situé dans le centre des villes. Dans le cas de la Chine, les chiffres de l’ONU englobent sans doute également une part des « villages urbains » où vivent les travailleurs migrants. Ce ne sont pas non plus des bidonvilles au sens français du terme, même s’il s’agit de logements de mauvaise qualité.
Sans entrer plus avant dans ces problèmes de définition, on retiendra qu’aujourd’hui un milliard de prolétaires vivent dans des bidonvilles ou autres taudis, et que cela représente environ un tiers de la population urbaine du monde. Cette dernière à son tour représente environ la moitié de la population mondiale totale. La population des bidonvilles augmentent de 25 millions par an.
I.2 – Histoire et géographie
Une autre façon d’approcher une définition du bidonville est d’examiner ses variations dans le temps et dans l’espace.
Mike Davis insiste beaucoup sur la responsabilité du FMI et de la BM des années 80 dans l’explosion du nombres et de la population des bidonvilles. Il reconnaît qu’il y avait des bidonvilles avant, mais néglige de faire un examen véritablement historique de la question. Il semble que la plupart des auteurs que j’ai lus s’accordent pour dire qu’il y a au moins deux phases dans le phénomène des bidonvilles. La date n’est pas toujours la même, mais il y a toujours une différence entre les bidonvilles actuels, massifs, en croissance rapide, et ayant un rapport distendu avec le marché du travail, d’un côté, et les bidonvilles d’avant (avant la décolonisation, avant les Plans d’Ajustement Structurel…) où le rapport des bidonvilliens au marché du travail était beaucoup plus direct. Par exemple :
* Loic Wacquant[1], pour les Etats-Unis, distingue entre « le ghetto communautaire de l’immédiat après-guerre, compact, clairement délimité et accueillant l’ensemble des classes sociales noires » (p. 51) et l’hyperghetto qui l’a remplacé à partir des années 80 par une « exacerbation de la logique excluante des ghettos (p. 102), à savoir le retrait des services publics et privés, le départ des classes moyennes et de ceux de la classe ouvrière qui gardent un emploi stable. Notons au passage que les ghettos, anciens ou nouveaux, ne sont pas des bidonvilles proprement dit, mais entrent probablement dans la statistique des « slums ».
* Janice Perlman, étudiant les favelas, distingue entre une « ancienne exclusion », fondée sur l’illétrisme, les revenus très bas et l’origine rurale des favelados et une « nouvelle exclusion », à partir des années 80, qui concerne les nouvelles générations, mieux éduquées, consommant plus, mais connaissant « une insertion problématique sur le marché du travail ».[2] Les favelas qu’elle observe aujourd‘hui se sont nettement améliorées du point de vue de la qualité du logement et des services tels que l’eau et l’électricité, et sont le lieu d’un marché immobilier actif. Elle estime cependant que la vie des habitants y est pire qu’autrefois, en particulier à cause de la violence des narco-traficants. Et je suppose que cette évolution s’est accompagnée de la formation, ailleurs, de bidonvilles proprement dits.
* Les auteurs indiquent aussi que la modification des modalités de l’accumulation du capital dans les années 80 a entrainé un changement dans l’origine des populations bidonvillennes. Depuis les années 80, un afflux d’habitants issus des classes salariées logées dans les centre-villes est arrivé dans les bidonvilles en raison de la crise de l’emploi et du logement combinées. Dans cette phase de la mondialisation, les effets de la crise agricole des PVD, due notamment aux subventions dont bénéficient les agricultures du Nord se voient renforcés par la crise industrielle provoquée par les PAS, qui liquident les industries de substitution des importations difficilement mises sur pied à l’époque des décolonisations. Le chômage des salariés formels les empêchent d’autant plus de rester dans leurs logements que la spéculation foncière devient un débouché massif pour l’investissement des capitalistes locaux.
* Les bidonvilles anciens ont souvent été créés de façon militante, sur des terrains squattés et défendus contre la police. Il y a eu une vague d’occupations de ce type dans les années 70. Mais depuis, les terrains bidonvillables eux-mêmes font l’objet de la spéculation immobilière. Ces terrains sont appropriés plus ou moins légalement par des investisseurs qui les louent après les avoirs aménagés ou bâtis de bicoques, ou en les laissant en l’état. La location d’une cabane se fait de mille façons informelles possibles, mais elle est de plus en plus la règle dans les bidonvilles. La gratuité est devenue l’exception. Les squatts ne sont plus tolérés que sur des terrains qui n’intéressent personne (trop humides, trop pentus ; pollués…)[3]. La seule indication de loyer que j’ai trouvée concerne un bidonville de Nairobi : une baraque s’y loue 6 $ par mois.
Ces quelques éléments historiques débouchent directement sur des aperçus géographiques :
* A l’évidence, la quasi-totalité des bidonvilles se trouvent dans les PVD.
* Au fur et à mesure que la population bidonvilienne a augmenté, les bidonvilles anciens, proches ou dans les centre-ville, sont devenus insuffisants. Les terrains qu’ils occupent sont souvent devenus la proie des spéculateurs immobiliers, de sorte que les bidonvilles ont été centrifugés dans une périphérie de plus en plus écartée, d’où l’accès aux services et au marché du travail est extrêmement difficile. On pourrait parler d’exacerbation de la logique excluante des bidonvilles.
* Cette règle connaît des exceptions importantes. On estime que 1,5 millions d’habitants du Caire vivent sur les toits du centre ville. Au Caire également, plusieurs centaines de milliers de gens vivent dans le cimetière central. A Hong Kong, 250.000 habitants vivent dans des extensions d’appartement construites sur des balcons. Plus brutalement encore, 1 million de personnes vit dans les rues de Bombay. Dans cette même ville, le bidonville de Dharavi compte 600.000 habitants et est suffisamment central pour faire l’objet d’un plan de « redéveloppement ».
On retiendra donc que, à la fin du 20° siècle, les bidonvilles se sont fortement développés dans les PVD, qu’ils ne sont pas souvent gratuits pour ceux qui y vivent et que les forces conjuguées de leur propre démographie et de la spéculation foncière les situent de plus en plus dans des périphéries lointaines qui font office de zones de relégation.
II – Comment survivent les bidonvilliens ? Travail, trafic, chômage ?
Loïc Wacquant observe que les aléas de la conjoncture économique sont sans effet positif sur l’hyperghetto. Cela vaut aussi pour les bidonvilles actuels. Une phase de croissance économique ne crée guère d’emplois pour leurs habitants, parce qu’ils ont été relégués trop à l’écart du marché du travail, même informel. De plus, indépendamment de leur qualité et de leur localisation, le nombre total des emplois créés au cours d’une phase de croissance est insuffisant par rapport à la croissance plus rapide de la population des bidonvilles. Et une phase de ralentissement leur est directement défavorable en supprimant les emplois qu’ils pouvaient avoir et en restreignant l’aide sociale éventuelle. Il y a ainsi un effet de cliquet qui fait que la situation sociale et économique des bidonvilliens ne peut que s’aggraver, à moins d’imaginer une croissance du capital mondial telle que les prolétaires de type migrants chinois deviennent radicalement trop chers ou trop peu nombreux et que le capital installe en masse ses ateliers dans de nombreux autres PVD, à proximité des immenses bidonvilles qu’ils contiennent.
Dans Planète Bidonvilles, Mike Davis ne se pose pas la question et tranche : « la puissance de travail d’un milliard de personnes a été exclue du système mondial » (p. 39). Bien qu’il donne des indications allant en sens inverse, c’est là le point de vue qui domine aussi Le Pire des Mondes Possibles. La caractéristique de ce livre est qu’il aborde successivement maints problèmes importants, mais sans les traiter à fond. Mike Davis préfère surfer sur le sensationnel. Il est probable aussi qu’il n’a pas eu le courage de faire la synthèse des milliers d’études particulières qu’il cite. De la sorte, des questions telles que :
* Qui est propriétaire des bidonvilles ? Comment fonctionne le marché immobilier des bidonvilles ?
* Quelle est l’économie de la reproduction des bidonvilles ? Qui travaille pour qui ? Où sont les lieux de travail où les bidonvilliens trouvent de l’emploi ?, etc.
* Quels sont les ONG qui interviennent dans les bidonvilles ? Qu’y font-elles ?
reçoivent des éléments de réponse au fil des chapitres, mais sans qu’il soit possible de dégager une vision d’ensemble. Car ces réponses sont toujours tirées de recherches qui ne concernent qu’une zone, qu’une ville ou qu’un bidonville à une époque donnée.
En ce qui concerne le travail, Le Meilleur des Mondes Possibles donne nettement le sentiment, au final, que les bidonvilliens sont de purs exclus. Comment font-ils pour vivre ? Les hommes ont perdu leurs emplois formels par l’effet des PAS. Ils sont poussés vers l’émigration. Mike Davis répète souvent que les gens se débrouillent, exploitent de micro-niches du commerce informel, font des petits boulots, etc. Il souligne l’importance du rôle des femmes et des enfants dans les activités de la reproduction immédiate. Elles se font vendeuses d’alcool, vendeuses à la sauvette, vendeuses de billets de loterie, coiffeuses, couturières, femmes de ménage, lavandières, chiffonnières, nourrices ou prostituées. L’énumération est celle de Mike Davis (p. 164). Elle ne saurait constituer une réponse satisfaisante à la question de savoir comme les bidonvilles font pour se maintenir et s’agrandir si les bidonvilliens sont totalement exclus du marché du travail.
En premier lieu parce que M. Davis ne prend pas le temps d’examiner un tant soit peu la question du rapport entre l’émigration et la survie dans les bidonvilles. On sait pourtant que les travailleurs émigrés jouent un rôle important par l’envoi d’une partie conséquente de leur paie au pays. On aurait voulu que M. Davis traite cette question. Or si les hommes des bidonvilles émigrent, travaillent et envoient de l’argent chez eux, cela prouve que – dans une mesure qui n’intéresse pas M. Davis – les bidonvilles se reproduisent par le travail et son exploitation capitaliste normale. Ce point de vue est d’autant plus pertinent que les émigrés ne quittent pas la ‘Planète bidonvilles’ quand ils viennent travailler dans le Nord. Leurs conditions de logement y sont à peine meilleures que dans leur pays d’origine.
En deuxième lieu parce que l’énumération des possibilités de débrouille des femmes et des enfants qui sont restés au pays comporte des éléments très différents. Certains désignent des emplois proprement dits, et même à l’extérieur du bidonville. Les coiffeuses, lavandières, femmes de ménages travaillent-elles pour leurs voisines ? Si oui, ce qu’elles gagnent n’est qu’une redistribution de revenu à l’intérieur du bidonville. Et n’est pas une ressource généralisable à tous les soi-disant exclus. Elles travaillent aussi à l’extérieur du bidonville, et leur salaire est alors un apport de l’extérieur dans l’économie du bidonville. A l’inverse, les multiples petits commerces qui se font à l’intérieur des bidonvilles reviennent à redistribuer en son sein l’argent qui y est entré par une activité à l’extérieur. Cet aspect des choses n’intéresse pas vraiment M. Davis. Il veut absolument défendre son image d’une exclusion fatale.
Evidemment, Mike Davis ne le dit pas comme cela. Sautant d’un continent à l’autre et nous noyant dans une avalanche d’exemples qui montrent le chômage absolu et l’emploi, la misère sans fond mais aussi l’exploitation des pauvres par les pauvres, il fournit toujours de quoi pouvoir dire qu’on lui fait dire ce qu’il n’a pas dit. Mais sans s’étendre. Par exemple, parlant de Bangalore et citant d’autres chercheurs, il écrit qu’on y trouve « mille bidonvilles sordides » qui sont « la décharge où l’on rejette les résidents urbains dont la force de travail est nécessaire à la marche de l’économie urbaine, mais dont la présence visuelle doit être réduite au maximum » (p. 177). Ce qui compte dans ce passage, ce sont les mots « sordides », « décharge », « rejette ». Mais en même temps, M. Davis nous informe qu’il y a du travail en ville pour les bidonvilliens. Quel travail ? Quel salaire ? Apparemment ça n’intéresse pas M. Davis qui replonge aussitôt dans « l’océan de misère » qu’est Bangalore.
Sauf erreur de ma part, Mike Davis ne consacre aucun développement au bidonville de Dharavi, à Bombay. Son économie a pourtant certainement fait l’objet de multiples études. C’est une ville dans la ville, où tout le monde travaille, hommes, femmes et enfants. Les salaires y sont de l’ordre de 40 euros par mois (2006). On estime la production de Dharavi à 1 milliard de dollars par an, essentiellement dans le secteur du cuir, de la poterie et des bijoux. La production est vendue en ville, dans toute l’Inde et à l’exportation. Il est probable que Dharavi est un exemple extrême, mais il est aussi probable que bien d’autres bidonvilles du monde abritent des ateliers plus ou moins artisanaux qui travaillent pour la « grande économie », celle du centre-ville au moins.
On doit donc comprendre que, pour une part au moins, les bidonvilliens travaillent, y compris dans l’émigration. Ce travail n’exclut nullement la misère. Il s’en nourrit et la reproduit. Il n’est porteur d’aucun avenir de développement et d’accumulation, car les capitalistes qui l’exploitent sont eux-mêmes en bout de chaine de la sous-traitance et transfèrent aux échelons supérieurs une part majeure de la plus-value qu’ils extorquent. Leurs profits sont donc faibles. Quoi qu’en disent les apôtres de l’auto-entreprise, le micro-entrepreneur n’est pas un futur capitaliste[4]. Ce travail ne supprime pas le chômage massif. Il permet juste de l’entretenir. Il ne dispense pas les bidonvilliens de faire mille démarches et trafics pour compléter des salaires qui sont objectivement insuffisants. Comme le remarque Loïc Wacquant à propos de l’hyperghetto, le travail est si fragmenté, précaire, occasionnel et mal payé qu’il fait partie du problème à résoudre bien plus que de sa solution. Ce n’est qu’une autre façon de dire que la production de plus-value de ce travail est si faible qu’il est à peine socialisateur. Mais il donne une base à l’économie bidonvillienne qui permet de donner une explication à la permanence et de l’expansion des bidonvilles qui va au-delà de la combine, du trafic, de la mendicité et de l’aide internationale. Par les capillarités de la sous-traitance et des échanges marginaux, les font partie du grand cycle mondial de la reproduction du capital.
III – Les luttes de classe dans les bidonvilles
Les bidonvilliens ne sont donc pas si exclus que ce que veut nous faire voir Mike Davis. Quel que soit le poids relatif qu’il donne aux exemples de bidonvilles poubelles et à ceux de bidonvilles ruches, tout indique qu’il opte pour la thèse de l’exclusion pure et simple.
Ainsi, il finit son livre sur des visions apocalyptiques de Kinshasa, en proie à la sorcellerie des enfants et au pentecôtisme, accumulant les détails barbares qui prouveraient que les bidonvilliens ont été réduits à une condition infra-sociale. Et il faut attendre la toute fin du Pire des Mondes Possibles pour apprendre que « le bidonville planétaire … est néanmoins le lieu d’une myriade d’actes de résistance » (p. 208). Sans plus. Sauf pour nous annoncer un nouveau livre explorant la « question complexe » de savoir si « le prolétariat informel [peut] posséder le plus puissant des talismans marxistes, l’ « effectivité historique ». » (p. 208).
Richard Pithouse, un universitaire et journaliste de gauche, proche de mouvements de protestations sud-africians que nous allons évoquer, et quelques autres sont sévères avec Mike Davis, et l’accusent de reproduire le discours néolibéral et raciste des gens qu’il prétend critiquer[5]. Pithouse voit à juste titre que si Mike Davis mentionne parfois « diverses émeutes et protestations, [il] ne cherche jamais à savoir ce que les émeutiers et manifestants pensaient. L’émeute apparaît comme un phénomène naturel ».[6]
Il n’est pas sûr que « ce que les émeutiers pensaient » des émeutes qu’ils faisaient soit très éclairant sur la portée historique de l’événement. Mais Richard Pithouse a raison de souligner avec force que Mike Davis néglige complètement le fait que les bidonvilles sont le lieu d’une vie sociale de plein droit, et non pas simplement d’un exil passif. Mike Davis a accumulé les « preuves » de cette exclusion et de la déchéance des exclus à partir de centaines de monographies. Mais, de la même façon, il aurait pu trouver sans peine des milliers de références aux luttes et aux actes de résistance des bidonvilliens et nous en faire un rapport. On aurait vu ainsi les bidonvilliens lutter pour l’obtention de terrains, d’eau et d’électricité, d’écoles et d’égouts, de rues pavées et de dispensaires, etc… On aurait vu que les bidonvilliens savent s’organiser quand il le faut, qu’ils ont des options politiques (et religieuses, c’est vrai). On aurait vu les bidonvilliens résister aux intimidations de la police et aux bulldozers des urbanistes. Avec son intelligence si brillante et sa documentation prolifique, Mike Davis nous aurait montré que ces résistances et ces luttes s’inscrivent dans des rapports internes aux bidonvilles, qu’il y a en leur sein des hiérarchies et des classes, qu’il y a des patrons bidonvilliens et des prolétaires bidonvilliens (peut-être seulement dans certains cas ?), et que la résistance et la lutte des bidonvilliens doit parfois aussi se comprendre sur cette base frontiste. Et, à l’opposé de toute tendance frontiste, on aurait vu le soulèvement des bidonvilles en une multitude d’émeutes. Ni Mike Davis ni Loïc Wacquant ne sont se intéressés de près aux émeutes, pourtant fréquentes dans la population qu’ils étudient. La raison est qu’elles sont muettes pour eux. Les émeutes, presque par définition, ne portent pas de message politique ou, dit autrement, rejettent le message politique qu’on veut leur faire porter. Elles sont souvent autodestructrices, ce qui ne veut pas dire absurdes. Elles semblent toujours pareilles et répétitives, au point d’apparaitre comme un attribut « naturel » du prolétariat des ghettos et des bidonvilles. Pour qui veut l’entendre, leur message est cependant clair, et a récemment évolué en sortant du bidonville, comme nous le verrons à propos du Bangladesh.
Voici quelques exemples, résultant des hasards d’une navigation sur internet, de la vie sociale et des luttes dans et autour les bidonvilles..
A Tanger, le petit bidonville de Haouma Nçara[7] subit à la fin du 20° siècle une opération de « recasement » pour faire place aux promoteurs, car ce bidonville est proche du centre-ville. Le recasement est une opération de transfert des bidonvilliens sur de nouveaux terrains où leur situation est censée être meilleure. L’opération est préparée longtemps à l’avance et négociée avec les résidents. L’opération de Tanger était supposée servir de modèle pour le traitement démocratique des bidonvilles. Les résidents avaient, dès avant l’annonce du recasement, une organisation représentative avec son président, qui gérait les rapports du bidonville avec son entourage et le pouvoir. Elle servit naturellement pour l’organisation du recasement. Des assemblées de résidents discutèrent les modalités (assez complexes) du recasement. Pour finir, les lourdeurs bureaucratiques, les hiérarchies internes du bidonville et le jeu des politiques firent que l’opération ne fut ni démocratique ni exhaustive (au sens où certains résidents ne furent pas recasés) et détériora sensiblement la vie des résidents recasés, même si les leaders du bidonville se retrouvèrent sur les meilleures parcelles du nouveau terrain. Peu importe les détails du pourquoi et du comment. Je veux seulement montrer ici un exemple de bidonvilliens dépassant la socialité du troupeau, du surplus humain, de l’exclusion pure (et je ne veux surtout pas prôner l’autogestion des bidonvilles !).
Mike Davis évoque dans sa présentation l’aide d’un de ses amis qui est sur une barricade dans les Andes. Il sait bien que le bidonville est un lieu de luttes constantes contre le sort qui lui est fait par le capital. Il connaît sûrement l’histoire des bidonvilles de Lima, de leur fondation très politique au moment où un maire de gauche est élu. Il ne peut pas ne pas savoir que Huaycan a été considéré comme une expérience pionnière d’autogestion en bidonville, ni qu’une petite classe de micro-entrepreneurs s’est dégagée contre laquelle le Sentier Lumineux a lutté afin d’empêcher toute « gentrification » des bidonvilles. Là encore, je ne veux pas me lancer dans une étude critique de ce mouvement, mais j’ai lu Pedro Arevola[8] avec intérêt après avoir lu Mike Davis et son désespoir grandiloquent plein d’étrons et de fœtus dans des sacs en plastique. Le témoignage d’Arevola est pleins d’illusions sur les vertus de l’autogestion, mais ce qui compte n’est pas là. Ce qui compte, c’est la façon dont il montre la naissance et le développement d’un bidonville (certes exemplaire, certes soutenu politiquement) et les rapports et activités des bidonvilliens entre eux et avec l’extérieur.
En Afrique du Sud, les townships regroupent des catégories très variées de logements et d’habitants. Soweto compte deux millions d’habitants, allant des bidonvilles proprement dits aux quartiers petit-bourgeois avec centre commercial et terrain de golf. Dans les townships, certains quartiers très pauvres ont été construits en dur, viabilisés et reçoivent l’eau et l’électricité. Ce sont des quartiers ouvriers, ou anciennement ouvriers, qui remontent parfois à l’époque de l’apartheid. Ce sont des quartiers qu’on peut classer juste au-dessus du bidonville. Dans les bidonvilles comme dans ces quartiers, les luttes sociales sont constantes. Elles se structurent autour de campagnes contre les évictions, contre la coupure des services. Certains salariés de la compagnie d’électricité ont même pris l’initiative de rebrancher eux-mêmes les logements que la compagnie avait débranchés pour défaut de paiement. De même pour le service de l’eau. Il me semble que c’est là une preuve manifeste de ce que les bidonvilliens ne sont pas si exclus que cela du reste de la société capitaliste. Dans le cas de l’Afrique du Sud, il faut souligner que la participation des bidonvilliens à la société se fait ici sur le mode de la dénonciation de l’imposture de Mandela et de l’ANC.
Un exemple récent d’émeute de bidonville : Siyathemba, près de Balfour (Afrique du Sud).
En juillet 2009, des émeutes de plusieurs jours ont lieu dans et autour du bidonville pour protester contre les conditions qui lui sont faites. Zuma (le président de la république) se rend peu de temps plus tard sur les lieux pour faire la preuve de son implication. Il fait des promesses. Comme rien ne se concrétise, de nouvelles émeutes éclatent durant trois jours en février 2010. Les causes sont toujours les mêmes : il n’y a pas d’emplois, et l’une des rares entreprises du coin ne semble pas tenir sa promesse d’embaucher localement ; les services annoncés (eau, électricité, routes asphaltées, éclairage public) ne viennent pas ; la municipalité (tendance ANC) est corrompue. Les émeutiers s’attaquent à un bureau de la mairie, incendient la bibliothèque municipale, se battent avec la police et brûlent des pneus. Ils mettent aussi le feu à un stock de poteaux électriques placés là par Eskom, l’entreprise nationale de production et de distribution d’électricité, en vue de travaux futurs. Ils attaquent et pillent les magasins tenus par des étrangers.
Ceux des protestataires qui formulent des revendications réclament soit des emplois, soit des services, soit la démission du maire, soit la venue de Zuma pour la deuxième fois. Ils disent que les attaques de magasins ne sont pas de la xénophobie, mais du gangstérisme. Ils ont peut-être raison, vue la misère ambiante. Mais on ne peut exclure la xénophobie. Les politiques qui encadrent habituellement le bidonville avouent ne pas arriver à retenir les émeutiers, qu’ils sont à bout d’arguments. Car les émeutiers ne veulent rien entendre : ils incendient le peu de services dont ils disposent (la bibliothèque, les poteaux électriques qui devraient permettre l’extension du réseau). Il se peut qu’une partie des émeutiers tiennent le discours des politiques. Mais dans ce cas, ce qu’ils font dit autre chose que ce qu’ils disent : qu’il n’ y a pas d’illusions à avoir, qu’il n’ y a pas d’autre issue que la prise sur le tas et la destruction du bidonville.
Tout récemment, 150 ouvriers contractuels d’une imprimerie se sont mis en grève près de Durban[9], pour protester contre la réduction de leurs horaires. Il se trouve que 70% d’entre eux vivent en bidonville, et notamment dans des bidonvilles où des luttes contre les évictions ont été victorieuses. Ce cas n’est probablement pas unique. Encore un champ de recherche qui a échappé à Mike Davis. Or il est très important : c’est là que l’on peut voir des bidonvilliens faire sortir la lutte de leur ghetto, participer à la société dans son ensemble sur le mode de la lutte contre le capital (peu importe le niveau de cette lutte, son existence suffit pour le moment à mon propos).
On aurait ainsi bien voulu que Mike Davis utilise sa formidable capacité de recherche et de documentation pour explorer les liens qui ne peuvent pas manquer d’exister entre les bidonvilles de Dhaka (Bangladesh) et les émeutes en séries qui ont secoué les quartiers industriels de cette ville. Parmi les emplois possibles pour les jeunes femmes des bidonvilles de Dhaka, l’industrie textile à 30 ou 40 $ par mois est ce qui se fait de mieux. Pourtant, les grèves, les coupures d’autoroutes, les émeutes, les incendies d’usines et de véhicules jalonnent l’histoire récente de l’industrie textile de Dhaka. De 2006 à aujourd’hui, pas une année sans que ça explose, violemment, et d’une façon qui porte l’anti-travail à un degré de radicalité inconnu dans les années 70. Bien qu’affligées par un chômage endémique, les révoltées s’adjoignent l’aide des hommes (tireurs de rickshaw, petits trafiquants) pour brûler les usines où se trouvent ces emplois si précieux, contestant radicalement que la solution du problème soit à chercher dans la croissance et la création d’emplois. Cet exemple nous montre que non seulement les bidonvilliens participent au cycle mondial du capital (au Bengladesh, 80% de la production textile est exportée), mais aussi et surtout qu’ils participent de la façon la plus radicale à la remise en cause de l’ordre actuel. Les bidonvilles ne sont pas refermés sur eux-mêmes et, à la différence de Mike Davis et consorts, ils ne sont pas portés par la nostalgie des trente glorieuses. S’il y a du travail, les bidonvilliens ne sont que trop contents de le prendre. Mais quand ils se révoltent, il leur arrive aussi de dire qu’ils n’en veulent pour rien au monde. C’est au fond très banal.
L’énumération d’exemples pourrait se prolonger à l’infini. On en assez vu pour savoir que Mike Davis se trompe quand il parle d’un « immense trop-plein de main d’œuvre » résultant de « l’opération de tri de l’humanité par le capitalisme tardif [qui] a déjà eu lieu »(p. 207-208). On est bien d’accord sur le fait que le sous-emploi de cette population est criant. Pour autant l’idée d’une pure exclusion est trompeuse.
Mais, chez Mike Davis, elle n’est pas gratuite. Car, se demande-t-il innocemment, les bidonvilliens « relégués », « exclus », « rebuts », « surnuméraires », peuvent-ils et vont-ils se révolter. Bien qu’il dise tout et son contraire, sa réponse de fond est non, car le peu de texte qu’il consacre à la question nous parle plutôt d’islamisme et de pentecôtisme[10]. Bien qu’il s’exprime sous forme de question, il conteste que le prolétariat bidonvilliens « possède le plus puissant des talismans marxistes – l’effectivité historique »[11]. Car, observe-t-il, « Marx a cédé la scène de l’histoire à Mahomet et au Saint Esprit » (p. 44). A la fin de Planète Bidonvilles, il se demande avec une feinte innocence (et de plus en citant quelqu’un d’autre) si la religion est vraiment « plus radicale que la participation à la politique officielle et aux syndicats ». Tout est là : ne voyant ni parti ni syndicat, Mike Davis ne voit pas non plus de prolétariat, ni a fortiori de révolution. Loïc Wacquant fait de même. Par leurs descriptions horrifiques, ils « prouvent » que les bidonvilles sont incapables de produire un mouvement ouvrier révolutionnaire, avec ses organisations etc. Ils ont raison ! Aucun grand mouvement ouvrier de masse ne sortira jamais des bidonvilles, ni d’ailleurs non plus. Le même mouvement du capital qui produit les bidonvilles détruit aussi les emplois stables, les syndicats, et toutes les gauches dont rêvent encore nos auteurs. Est-ce une raison pour jeter le bébé avec l’eau du bain ?
IV – Discussion
Ce qui désespère Mike Davis et consorts, c’est de ne pas retrouver dans les bidonvilles un prolétariat qui soit conforme à l’image qu’ils en veulent : une masse salariée de façon formelle, consciente et organisée en partis et syndicats. C’est comme cela qu’il faut comprendre les lamentations sur la disparition du travail formel, prédominant au cours des trente glorieuses, de même que sur celle de Marx, qui est sous leur plume la figure condensée de la classe ouvrière organisée.
IV.1 Classe ouvrière et prolétariat
La question du bidonville donne ainsi l’occasion de revenir sur la question de la définition du prolétariat. Je pense que le seul intérêt d’une définition du prolétariat est de définir le sujet de la révolution communiste. Les autres points de vue, économiques ou sociologiques, utilisant des critères de revenus, de catégories socio-professionnelles, et encore plus de culture ou d’options politiques ne sont utiles que pour ceux, politiciens et publicitaires, qui sont à la recherche d’un public qu’il leur faut circonscrire pour savoir comment lui parler.
Du point de vue de la subjectivité révolutionnaire, le prolétariat est la classe de ceux qui sont sans réserve face aux capitalistes, et qui ne peuvent se reproduire qu’en vendant leur force de travail. Le prolétariat est la classe qui regroupe ceux qui sont contraints de s’insurger pour assurer leur reproduction immédiate quand le capital entre en crise et cesse d’acheter la force de travail. Ecrire cela, c’est aussitôt poser la question de ceux qui, précisément, ne travaillent pas. Les conjoints de prolétaires qui restent au foyer sont-ils des prolétaires ? Les chômeurs sont-ils des prolétaires ? Etc. La réponse est bien évidemment qu’ils le sont, car il faut considérer l’échange entre capital et travail comme un bloc. Un capitaliste achète une journée de travail à un bidonvillien et laisse vingt voisins en carafe. Cela fait-il un prolétaire et vingt exclus mis au rebut de l’humanité ? Non, car il faut prendre les choses au niveau du rapport des classes. Le capital dans son ensemble comporte une partie variable qui achète la totalité des sans-réserve, même ceux qui, peut-être, ne travailleront jamais. Dans cet ensemble, on trouve les travailleurs formels (ceux qui ont un contrat, une couverture maladie, retraite, etc..) et les travailleurs informels, les chômeurs formels (ceux qui bénéficient du welfare) et les chômeurs informels (ceux qui partagent la masse salariale globale sous une autre forme que l’assurance chômage – les solidarités familiales, le trafic, etc.), les travailleurs qui sont productifs de plus-value comme ceux qui sont improductifs.
Peu importe aussi que l’on parle de chômeurs occidentaux à 1000 euros d’indemnités ou de travailleurs chinois à 100 euros. La chose qui compte dans cette affaire, c’est de définir la classe qui, quand le capital cesse massivement d’acheter la force de travail, est contrainte à l’insurrection car toutes les conditions de son existence sont en face d’elle dans les mains de la propriété. Ce n’est pas la pauvreté qui définit la classe prolétarienne, mais le rapport au capital.
De ce point de vue, on peut dire que l’immense majorité des bidonvilliens appartient au prolétariat, même s’il y a probablement une petite classe d’employeurs dans les bidonvilles. En raison de leur rapport au capital, ces prolétaires des bidonvilles sont les sujets possibles d’une révolution communiste tout autant que les ouvriers salariés formels des industries du Nord. Le fait que la conscience immédiate des bidonvilliens s’éloigne toujours plus de la forme politique et syndicale infirme-t-il cette assertion ?
IV.2 Révolutionnaires par procuration ?
Mike Davis cherche leur talisman… dans les mosquées et les églises, et doute qu’on l’y trouve. Il n’est pas le seul dans ce cas. D’autres aussi considèrent que les bidonvilliens ne sont pas des prolétaires de plein droit, au sens où on ne peut pas attendre d’eux qu’ils participent de façon active à la révolution.
Sur les bidonvilles en général, Bruno Bachmann[12] est en gros d’accord avec Mike Davis : « désormais, le capitalisme ne peut plus … éponger l’exode rural qu’il produit et est réduit à envoyer cette humanité excédentaire croupir dans des ghettos exilés au large du business » (p. 53). On est en présence d’une population qui n’est définie que par l’exclusion. Mais en fait non, car, à Sao Paulo par exemple, nous dit Bachmann, un million de gens vivent en bidonvilles, dont 60% travaillent dans l’industrie. Il y a donc des bidonvilliens qui travaillent. Bachmann ne donne là qu’un exemple, et il a la même manie de passer d’un exemple à l’autre que Mike Davis, avant de conclure comme lui sur une généralité qui doit emporter le morceau. Dans le cas présent : « le chaos est une fleur qui pousse naturellement sur le terreau putrescent et sanguinolent des bidonvilles ». On dit que Lazareff, patron de France-Soir, demandait à ses journalistes de respecter le principe qu’une phrase, « c’est sujet, verbe, complément. Les adjectifs, m’en parler. Premier adverbe vous êtes vidés ». Bachmann ferait bien de s’en inspirer.
On peut s’attendre à ce que Bachmann conclue que rien de révolutionnaire ne peut sortir de ce chaos désocialisé. Mais non ! A la fin de son texte, il change son fusil d’épaule. Il découvre la variété sociale des bidonvilles, leurs luttes et leur participation à des luttes générales de la société. Il nous parle maintenant de la « formidable expérience bolivienne [qui] nous enseigne, s’il en était besoin, que le bidonville est socialement hétérogène mais que sa base ouvrière, même fragilisée – bien des mineurs sont au chômage – demeure l’élément déterminant de la mise à feu » de la révolution (p. 110). Après un passage un peu approximatif sur les piqueteros, il conclut :
Les exemples boliviens et argentins nous apprennent que les ‘bidonvilliens’ forment une ‘classe dangereuse’ à partir du moment où un certain nombre d’entre eux sont directement soumis aux rapports d’exploitation par le travail et qu’ils entrainent dans leur combat pour la survie le reste de la ‘communauté’ (p. 114)
Nous y voilà. Après avoir dit que les bidonvilliens sont purement exclus et en dehors de tout rapport social, Bachmann corrige son appréciation pour les remettre dans le rapport prolétariat/capital. Si ‘la communauté’ des bidonvilliens contient un nombre suffisant de vrais ouvriers, on peut penser qu’ils ont le talisman de la mission historique, avec partis et syndicats. Autrement dit, les autres bidonvilliens ne sont prolétaires que par procuration. Sans la médiation de ces ouvriers, ils ne sont que du lumpen.
Leo Zeilig et Claire Cerruti[13] disent à peu près la même chose quand, en réponse au succès du livre de Mike Davis, ils se font un devoir d’affirmer et de prouver qu’il y a encore une classe ouvrière en Afrique, et que donc il ne faut pas désespérer de la révolution :
Là où la classe ouvrière existe, elle joue un rôle de cohésion par rapport aux ‘myriades’ qui luttent contre le néolibéralisme. Ceux qui ont un emploi formel ne sont pas coupés, par leur ‘privilège’ de ceux qui ont un emploi informel, et ils n’habitent pas des logements formels à l’écart de la masse des bidonvilliens.
Leur thèse est donc que la vraie classe ouvrière n’est pas coupée des bidonvilliens et travailleurs précaires informels. Ils s’attachent à l’illustrer par divers exemples tirés de Soweto. Leur grande inquiétude est de savoir si
le chômage de masse a créé une classe inférieure de pauvres sans salaire, exclus du monde du travail, tandis que la classe ouvrière serait maintenant un petit groupe privilégié vivant en dehors des townships-bidonvilles, et dont les intérêts seraient distincts de ceux de la majorité des pauvres urbains ?
Qu’on se rassure, la réponse est non. Parce qu’il n’y a pas vraiment de solution de continuité entre le salarié formel et le bidonvillien misérable, ainsi que Z et C montrent à partir d’études sociologiques. Mais aussi, paradoxalement, parce que les bidonvilliens travaillent de temps en temps, et que cela leur donne une expérience de ce qu’est le travail. « Ce contact avec le travail salarié influencera leur compréhension de ce qu’est la solidarité et la ‘lutte de classe’ ». Heureusement, parce que sinon, il ne serait que du lumpen, le mot leur échappe à propos de l’Egypte.
Bref, comme pour Bachmann, le bidonvillien d’International Socialism n’est rien du point de vue de la révolution s’il n’a pas un rapport avec la classe ouvrière, ses partis et ses syndicats.
IV.3 – La communisation face aux écarts de développement
Aucun groupe social ne se reproduit dans la pure désocialisation. Et, jusqu’à présent, toute socialisation se définit comme rapport au capital. Je prends ici le mot dans son acception forte de rapport à soi de l’homme dans son auto-production. Dans ce sens, la socialisation des hommes n’a passé jusqu’à présent que par le rapport entre les classes. Les autres formes de socialité sont subordonnées à ce rapport fondamental[14]. J’ai déjà dit que, à mon avis, les bidonvilliens font partie du prolétariat de plein droit. Qu’ils ne vendent leur force de travail que de temps en temps ne signifie pas qu’ils soient ailleurs que dans un rapport de classe au capital.
Je veux maintenant développer ce point en montrant que les bidonvilliens n’ont pas besoin de se transformer en ouvriers salariés formels pour être admis dans les rangs de la révolution.
Mike Davis signale dans Le Pire des Mondes Possibles la curieuse rencontre entre un architecte anarchiste, John Turner[15], et la Banque Mondiale. Ca se passe dans les années 70, à une époque où la Banque Mondiale fait le constat d’échec de ses premières expériences dans le domaines du logement des pauvres qui affluent vers les villes. De son côté, Turner découvre l’inventivité des constructeurs de bidonvilles, les miracles du système D et conclut que le bidonville est bien plus une solution qu’un problème. Il suffit de l’améliorer à la marge, en laissant surtout les bidonvilliens faire comme ils veulent. Dans leur pratique quotidienne d’auto-construction de logements, ceux-ci sont en effet les mieux placés pour adapter les ressources (faibles) à des besoins (très variés) et obtenir des formes de logements qui concilient les besoins des résidents et les contraintes financières et techniques bien mieux que ne le ferait un bureau d’architecte. Remplacer les bidonvilles par des barres de logements sociaux est inutilement coûteux. Les résidents ne s’y trouvent pas bien, ne considèrent pas ces logements comme les leurs et laissent les ensembles se dégrader très rapidement. Aux coûts élevés de construction s’ajoutent alors ceux de maintenance. Il faut donc les laisser faire en ne les aidant qu’au minimum (viabilisation d’un terrain, p. ex.), en ne leur imposant aucune norme, sans passer par un permis de construire. Un micro-crédit (avant la lettre) suffira pour, éventuellement, acheter quelques matériaux.
La Banque Mondiale s’est inspirée de ces idées, qui lui permettaient d’économiser de l’argent. Mais les prêts qu’elle proposaient sur ce marché étaient d’un coût bien trop élevé pour les bidonvilliens réels, et les programmes de ce type servirent finalement plutôt au logement de catégories sociales plus favorisées.
Peu importe que Turner ait idéalisé la vie en bidonville (il décrit des familles heureuses dans des baraques en taule qu’elles ont faites elles-mêmes). Voilà ce qui me paraît intéressant dans cette histoire : en rejetant l’uniformité et le coût des logements sociaux normaux, en rejetant le respect des normes architecturales et urbanistiques, il a en quelque sorte inventé la marchandise logement de crise avancée, la marchandise logement d’un stade avancé de dévalorisation. Ou plutôt, il a montré que, quand la valeur d’échange ne présuppose pas la valeur d’usage, l’utilité de l’objet fabriqué découle le plus directement des besoins et de l’activité de l’utilisateur. Il oppose continuellement la rigidité et l’inadaptation des programmes de logements sociaux, pourtant confortables, à l’évolutivité, à la flexibilité et à la conformité du logement bidonvillien par rapport aux besoins des résidents. Pour lui, une aide très faible suffirait à rendre ces logements décents, et donc à rendre heureux les résidents.
Il n’est pas étonnant que Turner ait été anarchiste. Peut-être cela a-t-il contribué à lui faire voir dans la misère plus que la misère – on ne peut pas en dire autant de Davis. Tant pis s’il a fini avec la Banque Mondiale. Turner ne pensait pas à la révolution (en tout cas pas dans Housing by People). Il s’est contenté de mettre en évidence la réserve immense d’inventivité que l’activité la plus pauvre recèle quand elle n’est pas directement au service de la valorisation. Si ça se trouve, certains des bidonvilliens qu’il observait quand ils construisaient leur baraque étaient ouvriers quelque part et serraient des boulons sans chercher plus loin l’intérêt et le sens de leur boulot. Turner comprend que c’est le fait de travailler pour eux qui les rend actifs, curieux et inventifs. Je dirait plutôt que cette liberté (de temps, de matériaux, de normes, de plan) vient de ce que le logement bidonvillien n’est pas une marchandise produite par un capital à valoriser. Les bidonvilliens eux-mêmes n’éprouvent certainement aucun sentiment de liberté et d’euphorie, bien au contraire. Ils sont écrasés par la misère et le manque, et si leur abri est le fruit de leurs efforts personnels et inventifs, ils n’en ont sans doute guère de satisfaction ou de fierté.
Turner idéalise la misère de façon presque scandaleuse[16], mais met le doigt sur la façon dont le prolétariat sait inventer quand la crise l’y contraint. Inventer des formes sociales insoupçonnées, mais aussi des objets, des utilisations nouvelles. Qu’on ne me fasse pas dire que la construction de bidonvilles est une activité révolutionnaire. Mais qu’on comprenne que, dans l’éloignement de la dictature de la valorisation (éloignement et non pas disparition) on voit un potentiel d’invention d’une vie nouvelle peut-être mieux que dans la routine métro-boulot-dodo d’ouvriers formels encartés dans les partis et syndicats.
Dans la valorisation du capital, tous les objets qui sont fabriqués sont des marchandises. Leur utilité – c’est à dire leur capacité à satisfaire tel ou tel besoin – s’exprime comme valeur d’usage. La valeur d’usage est une forme différente de l’utilité simple :elle en est la forme propre à la marchandise et au rapport social capitaliste. Il y a, abstraitement parlant, mille façons de satisfaire la faim et la soif. Mais si on parle de la faim et de la soif du prolétaire, alors le nombre de façons possibles se réduit : des entreprises comme McDonald, Coca Cola, des secteurs comme l’agriculture des pays du Nord proposent et imposent des produits qui ont la double vertu d’être nutritifs et bon marché, d’un côté, et de permettre de réaliser des profits en les vendant contre les salaires (directs ou indirects) des prolétaires. Le passage de l’aliment par la forme valeur lui donne une valeur d’usage générale au sens où McDonald a inventé une marchandise qui contient en elle la satisfaction de la faim du plus grand nombre possible sans tenir compte des particularités propres aux régions, aux âges et à la fantaisie de ceux qui les mangent, etc.. Qui a dit que l’utilité de l’aliment est de nourrir, et nourrir seulement ? Ce sont les mêmes que ceux qui disent que les prolétaires ne sont là que pour travailler.
De la même façon, le logement des ouvriers qui ont afflué par millions vers les villes et les industries fordisées de l’après-guerre se sont vu offrir des logements qui remplissaient la fonction logement de la façon la plus universelle et brutale, dont Turner analyse bien les défauts. Dans les deux cas, la valeur d’usage de ces marchandises est étroitement présupposée par leur valeur d’échange et la rentabilité des capitaux qui les produisent. Le temps et l’argent interdisent de produire autre chose, qui serait adapté à la variété des individus ou à leur fantaisie. D’ailleurs les consommateurs n’en ont guère, de variété et de fantaisie, car ils sont pour la plupart sans temps ni argent non plus. Ils sont écrasés par la routine du travail et de la famille – quand tout va bien.
Quand tout va mal, comme dans les bidonvilles, la misère contraint à l’invention parce que le capital, s’il n’achète pas votre force de travail, ne vous propose pas non plus la barre de HLM et le McDo du coin. L’inventivité est là, les bidonvilles le prouvent. L’invention reste cependant très limitée, par manque de moyens. Mais il suffit d’imaginer que les bidonvilliens sortent de leur bidonville et prennent possession de la ville environnante pour se représenter ce que sera la ville du tiers monde dans l’insurrection générale du prolétariat.
L’agriculture urbaine constitue un autre exemple de la même chose. Là aussi, la Banque Mondiale est associée, ainsi que de nombreuses autres institutions (FAO, PNUD…). Il s’agit, de façon générale, d’occuper de façon agricole les espaces vides du tissu urbain (jardins publics, terrains vagues, jardins d’hôpitaux…). Presque par définition, il n’y’a pas d’espace libre dans les bidonvilles. Et cependant, il s’est développé dans les bidonvilles une agriculture urbaine, interstitielle pourrait-on dire. A Kinshasa, nous dit Mike Davis (p.199), les kinoises cultivent la terre même sur la bande de terreplein entre les voies de l’autoroute. A Dhaka, tel résident de bidonville a la possibilité de cultiver une tout petit parcelle qui donne du riz pour deux mois à sa famille. A Kibera (un grand bidonville de Nairobi) s’est développée une agriculture verticale à partir de terre mise dans des sacs posé devant la cabane. Cette activité permet à un foyer d’améliorer son revenu de 5 $ par mois. (Dans ce bidonville, le loyer d’une maison est de 6 $ par mois). On ne va pas clamer que c’est la fin de la séparation entre ville et campagne, mais je soutiens que c’est la marque de ce potentiel. Il faut de plus indiquer que l’agriculture en sacs n’a pas été inventée par les résidents – du moins si l’on en croit l’ONG française (Solidarités) qui diffuse la méthode.
Je pense que ces quelques exemples suffisent à montrer que la population des bidonvilles n’est pas le simple rebut d’humanité qui transparait des descriptions et analyses de Mike Davis. Comme les piqueteros argentins dits ‘autonomes’, ils sont contraints à l’invention par la situation de crise où, en quelque sorte, ils sont en permanence. Il ne s’agit là que de survie, pas de révolution. Mais la capacité de ces prolétaires à participer à la transformation communiste de la société est inscrite dans leur condition de vie au même titre que s’ils étaient salariés réguliers dans une grande entreprise. Une situation révolutionnaire générale les libèrerait de l’enfermement spatial où les tient une répression continuelle, de même qu’elle libèrerait leur capacité d’invention en multipliant les ressources dont ils pourraient prendre possession. (Dans l’agriculture en sacs, tout est payant : les sacs, la terre, l’eau).
Le problème des écarts de développement
Le fait de remettre la population des bidonvilles de plein droit dans le prolétariat signifie donc que les bidonvilliens ne sont pas seulement considérés comme très pauvres, mais aussi comme portant en eux le même potentiel révolutionnaire que les autres – toutes choses égales par ailleurs. La question des écarts de développement économique entre régions du monde est ici en jeu. Elle pollue très fréquemment la discussion des conditions d’une révolution mondiale. En termes généraux, la pauvreté du tiers monde est invoquée, par les militants du Nord, comme raison de maintenir le développement des forces productives comme objectif de la révolution, car il faudra bien nourrir les pauvres. Comme si la faim dans le monde était d’abord due à l’insuffisante productivité des industries agricoles et alimentaires, et non pas à la nature même des rapports sociaux capitalistes.
Il ne s’agit pas de tenir un discours anti-productiviste, et surtout pas de dire que la frugalité forcée actuelle est un modèle à suivre (pour travailler moins ?, pour protéger les ressources naturelles ?). Il s’agit de dire qu’une révolution mondiale que commencerait dans les pays industrialisés n’aurait pas à nourrir le tiers monde, à reprendre le rapport actuel d’aide dont il est victime parce que les prolétaires du tiers monde trouveront dans leur propre insurrection les moyens et les ressources pour sortir rapidement d’un univers de faim et de mal-logement. Cela n’exclut nullement la solidarité, mais ça exclut certainement de faire de la révolution dans ces régions un problème de développement économique pour les mettre à niveau des pays industrialisés.
Une autre façon d’aborder la même question est de considérer l’ampleur des besoins. Peut-on dire que les besoins insatisfaits sont si grands, dans le tiers monde, qu’il faudra que la révolution (sous entendu : la révolution ouvrière des pays industrialisés) fasse quelque chose pour que le tiers monde « nous rattrape ». L’ampleur des besoins est indéniable, on peut la mesurer en calories manquantes, en mortalité infantile, etc… Mais d’une part qui dit qu’il faut les satisfaire comme chez nous ? Qui dit que la faim doit être vaincue par du poulet congelé d’importation et de la farine de blé américaine ? Qui dit que la faim vient d’un manque de ressource dans les pays où il y a la famine ? Qui dit qu’il faut des hôpitaux de luxe pour que les enfants survivent ? Plus grand monde, à part la Banque Mondiale et consorts, ainsi peut-être que quelques révolutionnaires qui ne veulent pas voir que la ‘mondialisation’ du capital c’est aussi la mondialisation de la révolution. Ceux qui évoquent bruyamment l’ampleur des besoins à satisfaire oublient souvent de discuter de leur nature et de la forme sociale spécifique de leur éventuelle satisfaction dans le monde d’aujourd’hui. En ce qui concerne les bidonvilliens, l’insurrection qu’ils feront donnera la priorité à la question du logement, sans attendre aucune aide de l’extérieur. Ce que l’on sait de leurs pratiques et de leur façon de recourir au système D augure très favorablement d’une prise de possession de la ville qui soit instantanément une fête, une réunion de la ville et de la campagne, et surtout une amélioration radicale de leur situation matérielle, sans qu’il faille attendre les architectes, urbanistes et bétonneurs sociaux. La rapidité et l’efficacité de la satisfaction de tels besoins sur un mode non conventionnel sera une condition de l’élargissement et du succès du processus révolutionnaire.
B.A.
Fév. 2010
[1] Loïc Wacquant: Parias Urbains, La Découverte, 2006.
[2] Janice Perlman : The Myth of Marginality Revisited, the Case of the favelas in Rio de Janeiro, 1969-2003.
[3] Mike Davis : Le Pire des Mondes Possibles, p. 42 sq., 96.
[4] Hernando de Soto est l’un des théoriciens les plus connus de cette thèse. Il a développé dans les années 80-90 l’idée qu’il suffirait de donner aux bidonvilliens un titre de propriété négociable, garanti par l’Etat, sur leur parcelle de bidonville pour qu’ils deviennent des capitalistes actifs sur le marché. Ces titres, en effet, serviraient de garantie pour des emprunts finançant des investissements. Peu importe dans quel type d’entreprise : de Soto considère que les bidonvilliens sont si débrouillards qu’ils peuvent faire du profit à partir de pratiquement rien.
[5] http://libcom.org/library/mike-daviss-planet-slums
[6] On peut faire la même observation à propos de Loïc Wacquant et de son analyse des ghettos dans Parias Urbains. Pour toute la connaissance qu’il en a (de l’intérieur, pas comme Mike Davis), il ne peut faire plus que de mentionner les émeutes sans faire parler les émeutiers.
[7] Françoise Navez-Boucharien : Les chemins tortueux de la démocratisation des projets en bidonville, in ??
[8] Pedro Arevola : Huaycan self-managing community : may hope be realized, in Environment and Urbanization, vol. 9, n°1, p. 59sq.
[9] http://libcom.org/news/wildcat-strike-pinetown-south-africa-25012010 , 25 janvier 2010
[10] Mais il y a aussi une belle phrase qui annonce que « l’avenir de la solidarité humaine dépend aujourd’hui du refus militant qu’opposent les urbains pauvres à leur marginalité mortelle dans le capitalisme mondial » (p. 208).
[11] M. Davis : Planète Bidonvilles, p. 42.
[12] Bruno Bachmann : Les enfants de la même agonie, Ab irato, 2005
[13] Leo Zeilig, Claire Cerruti : Slums, resistance and the African working class, in International Socialism n°117, déc. 2007.
[14] Bruno Astarian : Le travail et son dépassement, Senonevero 2001, pp. 74 sq.
[15] John F.C. Turner : Housing by people, towards autonomy in building environments, Londres 1976.
[16] D’autant que la situation des bidonvilles a certainement empiré depuis les années 70.
Les derniers commentaires