Tunisie : “Ni cellules destouriennes, ni partis politiques !”
Entretien avec un camarade tunisien. Propos recueillis le 4 février par le collectif Lieux Communs.
Depuis le soulèvement populaire de décembre-janvier en Tunisie, l’Union Générale des Travailleurs Tunisiens (UGTT), la principale organisation stalinienne qui a toujours eu un rôle central dans le gouvernement du pays, cherche sérieusement à accéder au pouvoir en récupérant le mouvement à son profit. Quelles sont les inévitables rivalités de clans qui se déroulent en son sein et y a-t-il une lutte interne entre la base et l’appareil ? Existe-t-il une frange dissidente qui serait capable de rompre vraiment avec la direction et son idéologie mortifère ?
L’UGTT est le seul organisme syndical reconnu en Tunisie et il a participé directement à la construction de l’Etat tunisien : beaucoup de ses cadres ont été des responsables et des ministres dans les différents gouvernements du Pays depuis des décennies. Sa direction a été toujours un allié du pouvoir et a presque systématiquement soutenu ses choix économiques et sociaux. Son histoire est marquée par une trahison totale des aspirations des masses, qu’il s’agisse du soulèvement de Ksar Hellal en 1977-78 ou plus récemment de celui de la région minière de Gafsa en 2008 ou, bien entendu, de l’insurrection général contre le despotisme de Ben Ali.
Mais à partir du moment où cette direction a compris que Ben Ali était sur le point de tomber, elle a retourné son discours et a même appelé à la grève générale qui avait été déjà décidée et appliquée par les citoyens (l’information fut transmise par internet et des réseaux sociaux). Les staliniens ont alors compris que la direction de l’UGTT était dans l’embarras et ils ont sauté sur l’occasion pour transformer le cadre organisationnel comme marchepied pour le pouvoir. Donc on peut dire que les intérêts ont convergé : la direction pour cacher leur trahison et les staliniens pour profiter du cadre de l’UGTT dans une visée conspiratrice.
La lutte entre les différents clans du « Front du 14 janvier » a déjà commencé : par exemple, les nationalistes arabes ont attiré l’attention au fait que les chaînes de télévision n’ont permis qu’aux gauchistes de s’exprimer… Au fur et à mesure les militants de base découvrent les visées des soi-disant leaders du mouvement qui ont par exemple récemment déclaré qu’ils étaient pour un régime parlementaire tout en exigeant un gouvernement populaire, ce qui dévoile un double discours total. Et dans le même temps tout le monde assiste à l’intégration des mouvements gauchistes dans le système… On va donc assister à des divisions au sein même de ces formations. Car il faut dire que le soulèvement populaire a franchi un pas vers la rupture avec le système ancien y compris le spectacle politique (pouvoir et opposants) auquel nous somme conviés.
Nous pensons que les idéologies gauchistes et intégristes ont perdu du terrain dans les têtes et qu’il incombe à chacun qui en est conscient de participer à leur faillite totale. D’ailleurs les gauchistes du 14 janvier nous ont interpellé pour nous demander les causes de notre refus d’adhérer à ce front : c’est un signe évident de faiblesse. Nous constatons qu’ils veulent éviter toute critique fondée d’où qu’elle vienne.
On constate que cette vie politique tunisienne post-insurrection est monopolisée par des organisations politiques qui allient toutes selon des proportions variables des doses de nationalisme arabe, de baasisme, de gauchisme et d’islamisme… Pourquoi de tels mélanges baroques ? Leurs compromis avec l’intégrisme particulièrement est-il de l’opportunisme ou un reste d’empreinte religieuse traditionnelle ?
Les intégristes ont adopté le jargon gauchiste et les gauchistes se veulent les champions de la défense d’une identité pure sachant que l’identité arabe a comme base l’Islam : car il ne faut pas oublier que c’est à travers l’Islam qu’on est devenu arabes… Il n’y a pas vraiment de compromis entre les gauchistes et les intégristes mais ce sont deux aspects d’une même idéologie qui se base sur une référence unique et qui s’attache à des guides, qu’il s’agisse de Syed Kotb pour les intégristes [premier théoricien islamiste des Frères Musulmans, exécuté en 1966] ou de Trotsky, Lénine, Staline, ou Che Guevara pour les autres… Nous sommes une société qui n’a pas rompu avec l’idée du leader et du guide spirituel…
Mais comme je l’ai remarqué, le soulèvement actuel est un pas vers la rupture avec ces idéologies, dans la population en tous cas et c’est ce qui est important. D’ailleurs la majorité des tunisiens sont convaincus que « notre révolution est celle du peuple et on ne veut pas qu’elle soit récupérée par qui que ce soit » et parmi les slogans du soulèvement, il y a : « Ni cellules destouriennes, ni partis politiques, c’est la révolution des jeunes ».
Oui, mais les révolutions ont souvent accouchés de régimes plus ou moins autoritaires, issus de la réaction ou des rangs mêmes des insurgés. Quelle sont les chances pour l’UGTT de récupérer effectivement le mouvement et de prendre véritablement la tête du pays ? Et quel serait le régime mis en place si ils y arrivent effectivement ?
Maintenant que le front du 14 janvier a bien su utiliser le cadre de l’UGTT, il n’en a plus besoin. D’ailleurs, et dans le cadre de l’ouverture politique, un autre syndicat va être créé. L’UGTT est donc une organisation agonisante. Quant à la récupération, c’est la bourgeoisie qui est mieux placée pour la réaliser car en mettant fin à l’économie mafieuse de Ben Ali et sa famille qui gênait même les investisseurs étrangers, de nouveaux investisseurs vont arriver, et surtout dans les régions dites « non développées ». C’est d’ailleurs le programme même des staliniens ! Pour eux la solution au chômage, c’est la croissance et le développement !!! Dans leur programme économique on lit : axer sur l’industrie lourde, utilisation des techniques les plus avancées dans le domaine de l’agriculture y compris pesticides et semences à haut rendement (qui sont évidemment sous la main des cartels des semences !!! ). Dans l’hypothèse d’une récupération stalinienne et baasiste du mouvement, à laquelle je ne crois pas, on assisterait à la mise en place d’un pouvoir totalitaire, sanguinaire et bureaucratique qui ajouterait aux ingrédients staliniens d’autres nationalistes chauvins. Disons que ça serait inspiré autant d’Hitler que de Staline… Il ne faut pas se faire d’illusions.
Parallèlement aux manœuvres pour instrumentaliser le mouvement à des fins politiciennes, il y a un peu partout dans le pays des luttes informelles. Sur quelles bases (sociales, régionales, revendicatives, idéologiques,…) les gens se regroupent-ils ? Comment s’organisent-ils et cherchent-ils à créer de nouvelles organisations réellement populaires et non-bureaucratiques ?
Même si le soulèvement a perdu de sa force et son envergure insurrectionnelle, des luttes persistent encore dans les régions. Elles prennent la forme de revendications sociales générales, soutiennent l’exigence d’évincer certains responsables corrompus, veulent régler certaines questions relatives à des abus de l’ancien régime, etc. Ce mouvement a touché toutes les composantes de la société.
Pour l’instant, quelques organisations se sont constituées, telles que des associations de défense des chômeurs. Ce n’est pas un hasard : c’était le point de départ du soulèvement, et il est loin d’être réglé.
Justement, les revendications que formulent les tunisiens sont à la fois sociales et politiques et pourraient se retrouver dans la volonté d’instauration d’une démocratie directe que combat à dessein les grandes magouilles politiciennes liées aux intérêts internationaux. Du côté du peuple tunisien, dans sa diversité et ses contradictions, quels sont les réflexes et les mentalités qui s’opposent à une réelle égalité entre tous ?
Quand on affirme qu’il s’agit seulement d’un soulèvement, et non d’une révolution, cela veut dire qu’on n’est pas arrivé à formuler des exigences claires pour une vraie démocratie, qui ne peut être que directe. Ce qui s’oppose à cela, c’est d’abord l’idée de l’assistance des institutions de l’Etat, qui sont toujours très présentes : les gens ont peur de l’inconnu. Il faut dire aussi que le despotisme de Ben Ali, la faillite des courants marxiste-léninistes ou arabisants et l’apathie politique qu’a connu notre société n’ont pas favorisé un climat d’échange de points de vue… Au contraire, tout ça a plutôt favorisé tous les discours réactionnaires et totalitaires. En l’absence d’une pratique politique démocratique, qui soutient et qui se nourrit d’une quête d’une pensée libre, les soi-disant intellectuels se sont repliés sur leurs idéologies sclérosées. Mais le soulèvement populaire a ouvert une brèche qui pourrait permettre le dépassement de cette situation. Bien sûr tout dépend de l’effort que les vrai partisans d’une démocratie radicale vont apporter à son élaboration.
Le soulèvement tunisien a des effets sensibles dans tout le monde arabe, et les événements actuels en Egypte sont très gros de risques géopolitiques. Comment les tunisiens vivent-ils ce qui se passe là-bas ? Quelles perspectives y voyez-vous vous-même ?
Nous pensons bien entendu que le soulèvement a eu des répercussions directes sur les pays du Maghreb voire sur tous les pays arabes. Mais cela peut aussi avoir des implications sur l’Europe car tout le monde surveille de loin ou de près ce qui se passe en Tunisie, en Egypte, au Yémen, en Albanie…. Mais le mot d’ordre « dégage ! », qui est repris un peu partout, ne nous suffira pas dans un combat contre toute forme de despotisme dure et douce…
Quant aux risques géopolitiques : la seule source de peur pour nous les tunisiens, c’est l’intervention de Khadhafi ou l’intervention directe des troupes étrangères. Mais ceci est quand même improbable du fait de l’implication des grandes puissances dans d’autres régions du monde.
Dernière question : dans le contexte dans lequel vous êtes, que faites-vous, quelle parole portez-vous ? Et que peuvent faire les gens à travers le monde et particulièrement en Europe pour vous aider dans votre combat ?
Nous pensons que le combat actuel doit se faire sur deux plans : théorique et pratique. C’est-à-dire d’une part clarifier nos positions et provoquer la discussion autour des questions réelles, telles que le chômage, le travail, le mode de vie, la démocratie, etc. et d’autre part aider à l’émergence et au maintien de formes d’organisation et d’expression autonomes.
Toute forme de soutien est la bienvenue, et quelque soit sa forme. Mais l’essentiel, c’est de transformer ce soulèvement en un mouvement universel de telle sorte qu’il puisse être considéré, aussi, comme le vôtre.
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