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Communisation vs Sphères

Ce texte est un de ceux qui seront discutés au rassemblement d’été de la revue internationale “SIC” qui doit voir paraître sous peu son N° 1. Nous donnerons sous peu un peu plus d’infos sur cette rencontre. (english translation will follow this text, soon!)
ICI, pour ceux que cela intéresse, le programme de la réunion de la revue “SIC”


Dans la 1ère partie du texte Le pas suspendu de la communisation, intitulée Communisation Vs Socialisation, il s’agissait d’une part de montrer que des emparements d’éléments du capital pouvaient être « communisation », c’est-à-dire « désappropriations » pures, abolition de tout rapport de propriété, même collective et même « prolétarienne ». On s’emparerait donc de ces éléments pour constituer une communauté nouvelle d’individus définissant entre eux, dans leur singularité, des rapports immédiats dans la lutte contre le capital, comme contenu même de cette lutte. Mais, d’autre part, ce processus de « communisation », c’est-à-dire de production du communisme, est intriqué avec l’autre contenu possible de ces emparements : être des appropriations, des socialisations qui entrent dans la constitution d’une nouvelle économie autogérée, sociale et populaire, contrerévolutionnaire. Chacun de ces possibles est, pour l’autre, son autre, c’est-à-dire qu’ils sont dans un rapport conflictuel où chacun, dans sa propre pratique, reconnaît l’autre comme nécessaire, comme un moment de lui-même.

Dans ce  processus de la lutte de classe débouchant sur l’abolition des classes, les individus étaient, de fait, posés comme au-delà des genres, car constituant une communauté d’individus immédiatement sociaux. Le dépassement des genres était implicite. C’est cet « implicite », ce « de fait », que cette deuxième partie tente d’expliciter. C’est ce dépassement comme naturellement inclus « dans le mouvement », ce dépassement comme allant de soi, vu la nature et le contenu du mouvement, qui doit être soumis, en tant que tel, à la critique. Il ne suffit pas de dire que la communisation étant communisation, par définition, elle est dépassement des genres. Bien qu’il ne puisse exister de « fronts » distincts dans la lutte, aucune instance de la société de classes ne sera dépassée sans être attaquée pour elle-même.

L’analyse de la domination de genre dans le capitalisme montre que celle-ci est immédiatement division de l’ensemble de la pratique sociale en deux sphères d’activités.

« (Le) caractère sexué de toutes les catégories du capital signifie une division générale de la société entre hommes et femmes. Cette division générale acquiert comme contenu social ce qui est la synthèse de toutes les sexuations des catégories : la création de la distinction du public et du privé. Cette distinction est la synthèse parce que le MPC est une économie politique. C’est-à-dire que reposant sur la vente de la force de travail et une production sociale n’existant comme telle que pour le marché (valeur), le MPC rejette comme “non social” les moments de sa propre reproduction qui échappe à une soumission directe au marché ou au procès de production immédiat : le privé. Ce privé est le privé du public, toujours dans une relation hiérarchique de définition et de soumission au public. » (Réponse aux camarades américaines)

Le processus révolutionnaire de production du communisme se déroulera dans, et surtout contre, la crise généralisée du capital. La crise de la reproduction du rapport d’exploitation est tout autant l’incapacité du capital à exploiter rentablement les prolétaires que celle des prolétaires à offrir une force de travail suffisamment bon marché (suffisamment au-dessous de sa valeur) pour valoriser le capital. En un mot, les prolétaires se trouvent incapables de vivre de l’air — pollué — du temps et, plus précisément, leurs femmes se montrent incapables de l’accommoder comme reproduction de la force de travail.

D’ores et déjà, dans le moment présent de la crise (qui n’en est encore qu’à ses débuts), « l’illégitimité  de la revendication salariale » indique que la revendication salariale — argent et/ou conditions de travail — n’est plus « systémique », c’est-à-dire qu’elle ne fait plus système avec un capital pouvant conjuguer augmentation du taux d’exploitation (taux  de plus-value) et augmentation des salaires réels (système présenté par les défenseurs du capital comme « partage des gains de productivité ») : elle n’est plus adéquate au moment actuel. Dans l’aggravation de la crise du  rapport, dans le moment où les échanges entre capitalistes se bloquent et où les États vont faire la guerre à leurs prolétaires (mais aussi entre eux) pour qu’ils acceptent des relégations massives dans des zones poubelles afin de permettre la poursuite d’une exploitation acharnée, dans ce moment c’est la survie même qui est en cause. La lutte contre le capital devient lutte pour cette survie. C’est là que commencera massivement ce qui a déjà débuté de manière limitée et transitoire en Argentine : les emparements d’éléments du capital.

Les luttes contre le capital,  contre sa crise et son offensive anti-prolétarienne sont d’ores et déjà des luttes pour la reproduction de la vie des prolétaires. Les prolétaires vont s’emparer des éléments du capital qui leur seront indispensables pour leur survie et ces emparements sont des actions révolutionnaires contre le capital. Les prolétaires argentins ont « récupéré » les entreprises abandonnées par leurs propriétaires et les ont remises en marche à leur compte selon le principe bien connu : On produit, on vend, on se paie. C’est l’autogestion, mais cette autogestion n’était possible que dans un cadre général où l’argent ainsi obtenu pouvait encore fonctionner comme tel et pouvait s’échanger contre des subsistances. En revanche, dans une situation d’hyper-crise, cela n’est plus possible et ce sont des subsistances elles-mêmes dont on doit s’emparer (ce qui fut également le cas dans les entrepôts frigorifiques argentins).

De toute façon une autogestion généralisée n’a aucun sens et serait dépassée par la lutte qu’elle doit mener contre le capital et par son absence totale de dynamique interne d’accumulation ; elle ne peut être qu’une phase dans un processus aboutissant soit à des mesures de communisation pour poursuivre la lutte contre le capital, soit à une régression contre-révolutionnaire larvée ou ouverte.

En Argentine, les mouvements de chômeurs mirent sur pied de nombreuses activités : des « ateliers de productions » (boulangeries, jardins collectifs, fabrication de briques, conditionnement de produits ménagers, etc.) dont les produits sont destinés à l’autoconsommation ou à la vente à l’extérieur. Le plus souvent autogérés collectivement, on peut considérer ces « ateliers » comme les embryons d’une économie parallèle. Celle-ci a été – à une échelle très limitée – un début de constitution d’une communauté des prolétaires en lutte dans laquelle et par laquelle les rapports ont commencé à se transformer et en particulier les rapports de genre par la remise en cause de la division de la pratique sociale en deux sphères d’activités séparées : une sphère privée et une publique.

Que se soit dans une situation révolutionnaire ou dans toute lutte qui les opposent au capital, les femmes prolétaires remettent toujours pratiquement en cause l’existence de la sphère privée. Une grève d’ouvrières n’est jamais seulement une grève, mais toujours une grève de femmes qui, pour cette raison, placent la sphère privée, à laquelle elles sont indissolublement liées, au centre de la sphère publique. Elles remettent alors en cause non seulement l’existence de cette sphère privée, mais également celle de la sphère publique par le caractère intime et personnel des relations de lutte que les femmes font exister, relations remettant en cause le caractère politique et social que doivent revêtir les activités publiques dans leur distinction même d’avec les activités privées.

On peut non seulement dire que toute lutte de femmes est féministe, mais encore que toute lutte de femmes contient l’opposition des femmes à leur appartenance de genre, paradoxalement même si elles se revendiquent comme femmes !

Voici quelques extraits d’un compte rendu de luttes de femmes en Argentine :

Elles ont été les premières à couper les routes quand leurs compagnons se sont retrouvés sans travail mais elles ont été rendues invisibles. Elles ont lutté pour de la nourriture, pour la santé et pour la dignité, comme elles le faisaient quotidiennement dans leurs foyers. Et avec de la lutte, de l’organisation et de la camaraderie, entre femmes, elles ont commencé à remettre en cause la place qu’elles occupent : à la maison, dans les organisations et dans le monde.

« Sortir c’est une révolution » , dit Viviana, du Mouvement de Travailleurs/euses sans emploi (MTD) de Lugano, en décrivant quelque chose qui ne s’est pas passé en un jour, mais qui pour elle, 33 ans, mère de cinq enfants et femme au foyer depuis l’âge de 16 ans, a été un (heureux) chemin sans retour : « Ma vie avant consistait à me lever à quatre heures du matin parce que mon mari à cette époque avait un travail, quand il s’en allait je devais faire les choses de la maison avant que les enfants ne se lèvent, puis les préparer, les emmener à l’école, revenir, leur donner à manger, réaliser les tâches domestiques et ne pas rater un seul feuilleton télé (novela). Après, il s’est retrouvé sans travail ».

En 2001, ils ont été invités à une réunion de parents à l’endroit où leurs enfants recevaient un soutien scolaire. Viviana y est allée. Cela lui a plu et elle a continué à s’y rendre. Ils parlaient du chômage, des problèmes du quartier, de faire quelque chose entre tous. Chaque samedi, son mari la quittait en lui disant la même phrase : « tu vas perdre ton temps ». Jusqu’à ce qu’ils montent le MTD.

La première fois qu’elle est sortie cela a été à seulement quelques centaines de mètres de sa maison. Graciela Cortes avait alors atteint 40 ans quand elle accepta d’enseigner la couture à d’autres femmes au chômage. « Oui, cela m’entraîna des problèmes à la maison. Malgré le fait que je faisais toujours le ménage, que je m’occupais des enfants, je faisais tout, mais j’avais quand même des problèmes. J’ai décidé de sortir. D’abord, la politique ne m’intéressait pas mais quand j’ai commencé à manquer, je me suis rendu compte que la politique était maintenant à l’intérieur de moi. Mon mari me disait de ne pas y aller mais je lui faisais comprendre : seule je ne vais rien obtenir, il faut être une multitude ». Graciela était au barrage de dix-huit jours à Isidro Casanova avec la CCC et elle s’interroge à voix haute : « Cela va me servir à quoi de lui obéir si de toute façon on se sépare ? Je ne regrette pas. J’ai fais des choses qu’avant je n’aurais pas faites. Tout cela grâce à la machine à coudre et aux Rencontres de Femmes. »

—    « Aux Rencontres ?

—    Elles t’ouvrent la tête. J’ai changé dans les Rencontres.

—    Pourquoi ?

—    Tu vois chaque femme. »

Un moment, Gladis Roldan était enchantée de dire qu’elle faisait partie de la Sous-commission des Femmes de la commission des habitants de l’asentamiento (terrain occupé pour des problèmes de logement) Maria Elena (avec les années, bastion de la CCC à La Matanza). Cela l’enchantait jusqu’à ce qu’elle aille, pour la première fois, à une Rencontre Nationale de Femmes, en 1989. Durant un débat, une femme lui a demandé : « Pourquoi est-ce une sous-commission ? Vous pouvez aussi être dans la commission directive. » Une lumière complice brille dans les yeux de Gladys : « T’imagines comment nous sommes revenues ! ». La discussion avec les hommes a duré deux mois. Finalement, toutes sont passées à la commission directive et la sous-commission de femmes — qu’elle repose en paix — a été dissoute.

Ces  citations montrent pratiquement ce qu’est la remise en cause de l’existence des deux sphères mais il faut aussi citer les cas de résistance très graves de certains prolétaires hommes.

Il y a des compagnes qui le racontent dans l’assemblée : je n’ai pas pu aller au « piquete » (barrage de route) parce que mon mari m’a battue, parce qu’il m’a enfermée. Beaucoup ont réussi à faire venir leurs compagnons et maintenant ils sont tous les deux. Pour cela, le thème des femmes nous a bien aidé… parce que tu as vu que ce sont nous, les femmes, qui sommes sorties les premières. Pour de la nourriture, pour des postes de travail, pour la santé… et cela a généré des situations très difficiles. Jusqu’à des morts. Il y a eu des maris qui n’ont pas toléré que la femme aille à une réunion, à un « piquete ». Cela s’est passé. Je ne dis pas qu’aujourd’hui cela n’a plus lieu.

La défense de la condition masculine est la défense de la domination masculine, elle est la défense de l’existence de deux sphères séparées d’activité comme on le voit très bien ici.

—    « Je peux te raconter l’histoire d’une compagne qui participait au mouvement quand nous étions neuf quartiers, en 1996. La compagne était d’ici, de La Juanita, et elle s’est séparée de son mari parce qu’elle n’en pouvait plus. Il était au chômage, elle a commencé à participer et il est devenu fou, il a commencé à la battre. Puis il est parti. Le lendemain matin, il est revenu, l’a attachée et lui a mit le feu. La compagne est morte. Il ne supportait pas qu’elle sorte.

—    Pourquoi ?

—    Parce que sortir te change la vie ».

Sortir change la vie au sens fort, cette sortie des femmes dans la lutte change la lutte dans sa forme et dans son contenu.  Dans la lutte de classe acharnée pour la survie contre la crise capitaliste, la suppression des deux sphères d’activité est la condition de la victoire car l’abolition des classes n’est pas une base à laquelle se rajouterait l’abolition des genres, l’un ne peut se faire sans l’autre ni l’autre sans l’un.

Si le programme ouvrier n’a jamais envisagé l’abolition des genres, même comme perspective finale au-delà de la fameuse période de transition au cours de laquelle n’aurait été envisagée que l’égalité des hommes et des femmes, c’est que le communisme du programme n’était que la société des producteurs associés. Or, qui dit production dit reproduction, cette dernière se déroulant à côté comme subordonnée et dominée. Cette domination aurait toujours eu comme contenu l’assignation à l’enfantement ce par quoi justement les femmes existent comme telles.

La défense de l’existence de deux sphères, c’est la défense de l’existence de l’économie et de la politique, de la politique comme condition même de l’économie[1]. La sphère publique est par nature celle du masculin et la participation de femmes à cette sphère n’en change pas la nature. Vis-à-vis de cette sphère publique politico-économique, la sphère privée de la reproduction se maintient même si, dans une situation où s’affrontent les diverses orientations de la lutte de classe (pouvoirs populaires, autogestion, emparements sauvages), la « remise des femmes à leur place » est difficile. Quand elle advient, elle est la marque d’un grave revers, localement au moins. En Espagne, le retrait des femmes du front a été fait dans le cadre de la militarisation des milices, élément essentiel du rétablissement complet de l’État et de la victoire de la contre-révolution.

La communisation, la production dans la lutte contre la société capitaliste d’une communauté immédiate à ses membres, c’est l’abolition des classes, des entreprises, de l’État sous toutes ses formes (communes, conseils, syndicats, coopératives), c’est-à-dire l’abolition de toutes les instances de l’activité publique comme séparée de l’activité privée de reproduction.

L’activité privée de reproduction nécessite l’échange et/ou la distribution. L’abolition de l’échange implique celle de la distribution, même non-échangiste, car cette dernière, comme le montrent toutes les mesures de type « communisme de guerre », n’est qu’une modalité provisoire jusqu’au retour du marché. La communisation intègre production et consommation, production et reproduction. C’est pour cela que toute comptabilité est abolie puisqu’elle est comptabilisation de « produits » qui, en eux-mêmes, en tant que produits et en tant que comptabilisables, supposent la séparation de la production et de la consommation. Mais le plus important, c’est qu’abolir la séparation production/consommation, c’est abolir les femmes.

Les femmes sont abolies par l’abolition de la sphère qui les spécifie, la sphère privée devenue « publique », mais aussi par l’abolition de la sphère publique devenue « privée ». Le programmatisme n’avait comme objectif que de faire sortir les femmes de la maison, de les prolétariser, de socialiser le travail domestique, il avait comme objectif l’égalité des hommes et des femmes dans le socialisme. Le fait que cet objectif particulier du programme à l’égard des femmes n’a jamais été réalisé ne peut pas être différencié de l’impossibilité générale du programmatisme dans ses propres termes. Malgré tout, on peut préciser l’impossibilité de l’égalité des femmes et des hommes dans une sphère publique devenue totalitaire en absorbant la sphère privée. Cette impossibilité existe parce que précisément cette sphère publique reste publique, c’est-à-dire économie et politique. La reproduction des individus restés prolétaires ne peut se réaliser dans cette sphère soi-disant unique. La reproduction du prolétaire face au capital présuppose l’assignation des femmes à l’enfantement et donc l’appropriation de toutes les femmes par tous les hommes en général et en particulier. Ainsi est reconstituée l’injonction de base fondant la famille.

L’abolition de la sphère publique contre sa reconstitution sera toujours l’enjeu de la lutte entre révolution et contre-révolution. Ce combat, c’est celui entre l’abolition de l’État et sa reconstitution. Oui mais ! L’abolition de l’État, c’est la « privatisation » de la sphère publique !

Dans la sphère publique existent les leaders connus — de tous ordres — et le citoyen/travailleur anonyme et remplaçable : l’individu moyen membre d’une classe, (l’individu singulier n’existe que dans la sphère privée). L’abolition de l’État et de l’échange, c’est l’abolition de la sphère publique, mais c’est aussi l’autotransformation des prolétaires anonymes et remplaçables en individus se définissant eux-mêmes dans des rapports immédiatement sociaux. C’est-à-dire des individus strictement irremplaçables qui n’ont de rapports qu’en tant qu’individus singuliers et en aucune façon moyens.

Au sens propre, la sphère publique n’est pas « privatisée » bien sûr, pas plus que la sphère privée est socialisée, mais elle est abolie comme sphère mettant en jeu des rapports entre membres de classes, par là moyens et anonymes. L’individu singulier social abolit l’individu social anonyme de la sphère publique et l’individu singulier asocial de la sphère privée. De même que l’abolition des classes et des sphères sont deux aspects d’une même communisation par la décapitalisation du capital et l’abolition de toute société, de même l’abolition des prolétaires et des femmes sont deux aspects de l’autotransformation de tous les prolétaires ­— hommes et femmes — et par là de tous les humains, en individus immédiatement sociaux dans l’entièreté de leur constitution physique, psychique et intellectuelle.

Nous avons vu comment la « sortie » individuelle de femmes prolétaires dans la sphère publique de la lutte met en cause leur définition par la sphère privée, et comment ces sorties se heurtent à des hommes prolétaires, en lutte pourtant eux aussi contre l’offensive capitaliste qu’est la crise du capital et les politiques « douloureuses mais courageuses » que l’État met œuvre pour la combattre… sur le cuir des prolétaires.

Vers la fin du mouvement en Argentine, les femmes de plusieurs mouvements de chômeurs décidèrent de se constituer en mouvements de chômeuses. Ces organisations spécifiques de femmes en lutte ont été comprises par B. Astarian dans sa très intéressante brochure sur le mouvement argentin (Echanges) comme une faiblesse, une division des prolétaires en lutte, division survenue vers la fin du mouvement. Si des oppositions auparavant masquées par la montée des luttes apparaissent souvent dans leur déclin, elles ne sont pas pour autant des faiblesses. D’un point de vue qui considère l’abolition des genres comme intégralement constitutif de la communisation, il en va autrement.

L’auto-organisation des femmes sera un moment incontournable du processus révolutionnaire et cela doit être compris de la même manière que ce que dit le texte « L’auto-organisation est le premier acte de la révolution, la suite s’effectue contre elle ». L’auto-organisation des femmes sera le moyen même que se donneront les (encore) femmes pour combattre ce qui les définit comme telles et donc pour s’abolir comme telles. Le dépassement de l’État, du marché s’effectuera par l’unification des activités tant productives que de lutte et de reproduction, cette unité intégrera aussi bien l’élevage des enfants que la réparation automobile et le combat armé s’il est nécessaire. Dans la constitution de cette unité, les organisations de femmes seront centrales en ce qu’elles seront exactement, en elles-mêmes, cette unité. Les femmes, luttant en tant que telles, ne peuvent que lutter pour cette unité qui est aussi leur propre unification contre le clivage de toutes et de chacune en prolétaire et en femmes, en citoyenne et femmes, en Homme et en femme !

Les auto-organisations de femmes devront pourtant aussi lutter en leur propre sein contre une tendance qui existera nécessairement, celle qui tendra à limiter leur rôle à la représentation et à la négociation de l’égalité pour les femmes, à la reconnaissance de « leurs apports indispensables ». Cette tendance  politiquement « strictement féministe »  sera en connexion avec tout ce qui promouvra une socialisation de l’économie et de l’État. Il est très probable que les femmes les plus « radicales » qui proclameront leur volonté d’abolir les femmes se verront combattues comme « traitresses », comme poignardant la « cause des femmes » et de la démocratie réelle et non-sexiste. Tout comme ceux qui s’opposeront — et ces femmes en seront peut-être la majorité — à toute procédure démocratique et/ou élective seront attaqués comme voulant : « confisquer la révolution pour eux et se constituer en élite cooptée au dépens des masses ».

Les femmes en lutte et leurs organisations devront unir en elles toutes les femmes sans constituer un front antisexiste : les petites-bourgeoises ruinées, les paysannes, la masse de toutes celles qui sont « sans–emploi », les femmes au foyer plus ou moins pauvres ou plus ou moins classe moyenne. Le mouvement révolutionnaire des femmes qui se battra pour constituer l’unité non-échangiste et non-politique des prolétaires en lutte les intégrera parce que femmes et parce qu’en crise en tant que telles. Elles intégreront le mouvement de lutte contre le capital et, faisant ce qu’elles ont toujours fait en réalité, mais jamais fait ouvertement, elles dirigeront, organiseront la vie réelle, cette vie qui était dans le privé, mais qui maintenant est la révolution se faisant comme création d’une nouvelle vie réelle intime et publique, totalement féminine parce que ne l’étant plus du tout.

Le courant communisateur est issu de la critique et du dépassement de la gauche communiste conseilliste anti-léniniste. Ce courant, fidèle à ses origines sur ce point non-critiqué, est resté, dans sa période de totale confidentialité, fondamentalement antiféministe. L’idéologie féministe fut interprétée comme l’un des modernismes qui substituaient au prolétariat un nouveau sujet révolutionnaire dans le cadre de la triade « femmes, jeunes, immigrés ». Il existe effectivement un féminisme anti-classiste de ce type, mais il n’est pas « Le féminisme », phénomène évolutif et infiniment divers. Le concept « d’auto-abolition du prolétariat » qui fut une étape de l’élaboration de la notion positive de communisation restait fondé sur une positivité ouvrière même paradoxalement négative. La communisation elle-même, qui a dépassé toute conception d’une nature révolutionnaire du prolétariat, ne se concevait alors que comme dépassement du programme sur ses propres bases.

Même si TC ne s’est pas posé la question telle quelle pendant des décennies, tout doute sur un éventuel caractère « machiste » de la théorie communisatrice ne pouvait qu’être écarté puisque la révolution produisait l’individu immédiatement social, c’est-à-dire au-delà de toute appartenance prédéterminée instaurée par la société. L’individu était immédiatement social, mais la question de la distinction de genres demeurait dans un angle mort de la théorie. La question était comme résolue de fait sans avoir été posée. C’est, arrivant dans le « groupe-TC », une « camarade mais femme », pour qui l’abolition des femmes et des hommes était explicitement définitoire de l’individu immédiatement social, qui mit les pieds dans le plat. Mais ce n’était pas que le « but » qui était touché. Dans la lutte de classe, dans la communisation, dans la production de cet individu immédiatement social, rien, en ce qui concerne les hommes et les femmes, ne pouvait demeurer « de fait » ou dans un angle mort de la théorie. Il fallait rouvrir le chantier de la contradiction entre prolétariat et capital, de la contradiction entre hommes et femmes, de l’exploitation, du capital comme contradiction en procès. Cela se fit non pas sans vagues, mais sans raz-de-marée, non pas sans haussement de voix, mais sans conflits : le fruit était mûr… et sans doute depuis longtemps.

Aujourd’hui, un large consensus semble exister dans le courant communisateur pour considérer que la révolution est abolition des genres autant que des classes. Mais un débat existe sur la question de l’existence d’une contradiction de genres au même titre que de classes. Il importe que ce débat ne soit pas seulement formel, mais porte sur l’importance cruciale des luttes de femmes dans le moment actuel et sur leur spécificité comme élément essentiel de l’abolition des genres dans l’abolition des classes en tant qu’abolition des classes dans l’abolition des genres. Tel était l’objet de ce texte.

Le courant communisateur a déjà un débat avec les éléments encore attachés à l’autonomie de classe et qu’on peut encore qualifier d’ultragauche, il en a un avec des communistes immédiatistes/alternativistes, il en aura maintenant un, qu’on peut espérer productif, avec les féministes radicales qui veulent l’abolition des femmes autant que des classes.

BL, 21 juin 2011


[1] Le mode de production capitaliste, en généralisant le marché et le salariat qui sont ses fondements, est le premier mode de production qui soit une économie politique, c’est-à-dire séparant structurellement la production du domestique.

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  1. 29/06/2011 à 09:01 | #1

    Ce texte très intéressant, me fait beaucoup penser à la théorie de la dissociation-valeur de la théoricienne allemande Roswitha Scholz, qui vient du groupe Exit (scission du Krisis allemand en 2004, scission qui a porté d’ailleurs en partie sur la théorie de la scission sexuelle qu’opère la valeur).

    Cette thèse dit que la socialisation par la valeur, ce principe social synthétique dont le contenu est le travail abstrait, est en relation étroite avec le rapport entre les sexes : il y a un patriarcat de la forme valeur (donc une domination masculine spécifiquement moderne-capitaliste) qui parachève les formes du patriarcat précédent liées à des rapports sociaux non-capitalistes. Le fonctionnement du monde moderne de la valorisation, loin d’être la libération supposée des femmes comme le croit une partie du sens commun (la fameuse « libération des femmes ») opère une très forte dissociation entre deux séries sexuées, d’attitudes, valeurs, réalités humaines. Cette critique a été adressée aux mouvements féministes, qui non seulement partageaient avec le marxisme l’ontologie du travail en voulant s’intégrer parfois aveuglement elles aussi comme prestataires de travail abstrait – donc comme sujet dans la sphère publique (d’où la dialectique du féminisme, balançant toujours entre volonté d’égalité et volonté de différence), mais qui renvoyaient dans leurs théories, à une compréhension transhistorique du patriarcat, un peu de manière abstraite, sans le comprendre avec ses spécificités présentes, historiquement spécifiques, auxquelles nous avons pourtant à faire, c’est-à-dire en abandonnant (comme dans la pensée postmoderne) la critique de l’économie politique. Pour Roswitha Scholz, la question féministe est donc tout sauf qu’un problème féministe, et de femmes, ce problème épouse toute la question de la société capitaliste-marchande dans laquelle nous vivons. La constitution de ce monde hétéronormé, crée aussi en creux une forme spécifiquement moderne d’homophobie. La forme moderne d’homophobie qui ne peut être en aucune façon comprise comme un reste pré-moderne qui serait resté dans l’obscurité inatteignable par les Lumières de la modernité et de la « civilisation des mœurs » (N. Elias) capitalistes. La scission qu’opère la valeur constituant un monde hétéro-normé et une domination masculine spécifiquement moderne (elle aussi on ne peut pas la comprendre seulement de manière transhistorique comme l’ont fait souvent les courants féministes), dérive du fait que toutes les fonctions vivantes, tout le contenu sensoriel n’arrivent pas à être reproduits dans le propre mouvement autoréflexif du processus social de la valeur qui se valorise (capital), et que pourtant ils restent une condition nécessaire à la reproduction sociale de cette société capitaliste-marchande. L’ensemble de la vie n’est en effet pas transposable dans les catégories de travail, argent, marchandise et capital (on ne voit pas ainsi encore apparaitre ce phénomène où un bébé devrait payer ses parents pour lui donner le sein ou le biberon et l’éduquer). La forme marchande ne peut être donnée à la totalité des rapports sociaux, bien que la folie de la fin en soi absurde de la valorisation tente cette fuite en avant devant sa propre crise, mais c’est encore scier là la branche sur laquelle repose une partie conséquente de sa reproduction sociale. Tout ne peut donc pas relever du travail abstrait. De là vient la dissociation-valeur : alors que les hommes vont devenir prestataires de capacités de travail abstrait, tout ce qui ne pourra pas y rentrer sera délimité dans une sphère « extérieure intérieure » à cette domination (et qui vous fait « sujet » : politique, etc…), c’est l’invention de la sphère privée « gratuite » du « travail fantôme » (Illich), où l’on va retrouver les femmes cantonnées dans l’enfantement, l’éducation domestique, les tâches domestiques de consommation et reproduction, etc., avec tout ce qui relève de l’émotion et de la sensualité qui sera évacué de la sphère du travail abstrait. C’est l’homme qui doit ramener le bifteck, qui assume un rôle dans la sphère publique (l’économie, la politique…), etc., tout en parlant de la paradoxale intégration féminine dans la sphère publique, puisque le « double travail » (travail abstrait et tâche domestique) est toujours là. Cette scission sexuelle crée donc un « contraire immanent » (Scholz), un « extérieur intérieur » (dans le texte de B.L. on retrouve la formule ” le privé est le privé du public “), qui n’est pas l’inverse du travail abstrait ou un levier ontologique sur lequel forcément s’appuyer pour sortir de la socialisation abstraite, mais l’autre face du travail abstrait, le côté obscur du capital, la deuxième face qui va avec. Ce dissociation modèle l’homme aussi quand elle fait de lui un producteur efficace en le coupant, au moyen de la dissociation-valeur, des caractéristiques qui constitueraient un handicap pour la production : elle fait des hommes et des femmes (qui s’intègreront) des êtres mutilés, des sujets pour la valeur, qui ne peuvent plus vivre, et qui ne peuvent plus penser, que pour et en fonction de la valeur. Cette assignation dissociatante constitue en creux la forme moderne de l’homophobie spécifique à la constitution de la dissociation-valeur.

    Roswitha Scholz a publié en Allemagne plusieurs ouvrages sur la dissociation-valeur. Son ouvrage le plus connu est ” Le Sexe du capitalisme “. Seul le premier chapitre de ce livre « Remarques sur les notions de ” valeur ” et de ” dissociation valeur ” » a été traduit. Mais Johannes Vogele a tenté un résumé de l’ouvrage dans ce texte « Le côté obscur du capital. ” Masculinité ” et ” féminité ” comme piliers de la modernité ». Ces deux textes sont dans un pdf à cette adresse : http://palim-psao.over-blog.fr/article-dossier-critique-de-la-valeur-genre-et-dominations-47134207.html

    Il me semble que le mérite de Roswitha Scholz (qui donc rejoint largement le texte de B.L. ” Communisation vs sphères “) pour ce que j’en sais (la barrière de l’allemand m’empêche toujours d’approfondir ces thèmes dans les ouvrages de Robert Kurz ou Scholz), est de davantage comprendre l’engendrement d’un système moderne (là celui de maintenant) sexuel hétéro-normé, d’un système moderne de domination masculine, d’un système de racisme moderne, des formes modernes de barbarisation, etc., au sein de la société moderne-capitaliste, de manière historiquement spécifique (en cherchant ainsi à décrire une forme spécifiquement moderne d’homophobie, de racisme, de domination masculine – comme Postone dans son fameux texte sur l’antisémitisme cherchait à décrire les ressorts sociaux d’une forme moderne d’antisémitisme informée au sein des rapports sociaux capitalistes).

    On pourrait dénoncer ce racisme, cette domination masculine, cet antisémitisme (etc.) sans faire de lien avec une critique de la société capitaliste, comme le font souvent les discours anti-racistes de la gauche ou d’une certaine droite républicaine, ou le féminisme bourgeois ou nombre d’organisations de lutte contre l’antisémitisme. On ne peut pourtant pas réduire des phénomènes comme l’antisémitisme moderne, le racisme, la domination masculine ou des processus de brutalisation, à des formes pré-modernes d’un autre âge, c’est-à-dire à de simples restes des temps obscurs que les Lumières n’auraient pas encore éclairées de leurs milles feux et autres splendeurs. Il serait douteux aussi de réduire ces phénomènes à un résidu transhistorique invariant au sein de l’humanité (ex : le patriarcat transhistorique ” depuis la nuit des temps !), les réduire ainsi à une nature humaine transhistorique cupide, égoïste, sauvage, etc., où l’homme est naturellement un loup pour l’homme. C’est là un quasi principe ontologique qui se déploierait comme une loi dans l’histoire, comme le prétend l’inconsistance de « l’anthropologie pessimiste » (J.-C. Michéa) depuis Thucydide et Hobbes (« si Thucydide paraît si hobbesien, c’est parce que Hobbes était thucydidéen », écrit d’ailleurs M. Sahlins dans « La nature humaine, une illusion occidentale », en s’appuyant sur le récit que fait l’historien grec de la guerre civile – stasis – dans la ville de Corcyre durant la Guerre du Péloponnèse). Pour prendre l’exemple de la forme de racisme moderne (mais on pourrait dire la même chose de la domination masculine moderne), certes, il y a toujours eu des logiques identitaires extrêmes et une disqualification de l’Autre comme étant le « barbare » qui pouvait déjà être le Perse pour le Grec du Ve siècle avant J.-C. Pourtant, les formes de vie et de socialisation propres à chaque société configurent et colorent des formes et des logiques distinctes de conflictualité, de rejet de l’autre, de racisme, de brutalisation, d’antisémitisme et de barbarie. La vie sociale et la culture sont la nature humaine (la société précède l’individu dirait François Flahaut et non l’inverse), c’est-à-dire que la vie sociale et la culture ne sont pas des projections d’une supposé nature humaine comme le pensent la sociobiologie vulgaire et scientifique, le matérialisme historique (schéma base-superstructure), la science économique, ou l’écologie culturelle. Le racisme moderne doit certainement être compris de manière historiquement spécifique et non de manière générale et transhistorique (comme dans les thèses antiracistes générales fleurant toujours bon l’humanisme abstrait des grands principes). C’est-à-dire qu’il doit être compris comme corrélatif (comme l’autre face d’une même médaille) des formes de vie et de socialisation capitalistes, car le racisme moderne, spécifique à une société capitaliste-marchande, à la différence des formes de racisme (ou de rejet de l’autre) de sociétés non-modernes, est structuré complètement par la logique du travail abstrait, de la concurrence, de la compétition, et de la logique d’évacuation des individus superflus pour la machine sociale de l’auto-valorisation, c’st-à-dire aujourd’hui dans le vaste processus de crise généralisée du capital. Le rejet de l’Anglais par les Français de la Guerre de Cent Ans, n’aurait rien à voir dans sa logique constitutive comme dans ses ressorts sociaux avec le type de racisme moderne spécifique aux sociétés capitalistes plongées dans une guerre économique féroce et aux flux migratoires particuliers que la logique de la valeur institue. Et cela se déroule aujourd’hui non pas seulement à une échelle européenne comme au XIXe siècle et dans la première partie du XXe siècle (du temps où par exemple l’Italien ou l’Espagnol en France étaient les boucs émissaires, cf. dernièrement le livre de G.Noiriel sur le massacre d’Aigues-Mortes), mais à l’échelle d’une interdépendance sociale capitaliste mondialisée, c’est-à-dire à l’échelle d’une société marchande-monde. Le racisme n’est pas ici un résidu d’un autre âge comme on pourrait le penser, il n’est en fait que l’autre visage de la modernité capitaliste, où dans le jeu de chaises musicales du travail, de l’argent, et de la survie équipée au sein d’un capitalisme mondialisé, l’homme réduit à un prestataire de travail abstrait, est devenu « réellement » (c’est-à-dire au sein de ses formes de vie et de socialisation capitalistes) un loup pour l’homme. Si le racisme existe encore et non pas la paix perpétuelle de Kant, ce n’est pas parce que la modernité capitaliste n’aurait pas avancée suffisament vite, mais parce qu’il est comme les traces de boue que celle-ci laisse sur son propre passage. Ainsi la critique présente du racisme moderne, si elle se veut véritablement à la hauteur des enjeux et des risques modernes de barbarisation que la logique coercitive et totalitaire de la valeur fait peser désormais sur l’ensemble de l’humanité, elle doit nécessairement se hisser comme nous y invite le texte de B.L. sur la domination masculine, à la hauteur d’une théorie critique négative de la société capitaliste-marchande.

    Je mets là quelques observations au sujet du texte de B.L., notamment des demandes d’éclaircissement.

    1. Pourquoi dire que le processus de communisation et l’autre processus possible d’emparement (la détestable autogestion de toujours la même forme de vie collective), sont dans un rapport conflictuel (là d’accord) mais où chacun ” reconnaît l’autre comme nécessaire ” ?

    2. Est-ce que parier sur l’hypercrise du capital emmenera forcément vers l’emparement des subsistances ? Cela me paraît probable évidemment. Mais automatique… Car dans quelle mesure cette crise profonde ne débouche sur aucun dépassement positif et automatique du capitalisme ? Dans quelle mesure l’espace ouvert n’est que celui d’un vaste « processus de barbarisation » qui n’a rien des lendemains qui chantent ? Au travers des politiques néolibérales dégraissant l’Etat social bourgeois et du virage du « capitalisme vert », s’installera pourquoi pas une administration du désastre capitaliste durable qui évacue de la reproduction humaine les « déchets humains » (Zygmunt Baumaun) et autres non-rentables. La question de la survie hors des médiations capitalistes se pose certes, plus encore dans la crise du capital. J’ai lu comme sa très intéressante (en effet) brochure sur les piqueteros, la note de lecture de Bruno Astarian sur le livre de Mike Davis (Le pire des mondes possibles sur les bidonvilles). Je suis d’accord sur les critiques de ce livre qui sont faites (exagération de la ” pure exclusion ” hors du rapport capitaliste, etc). L’analyse de Davis est viciée par toute une idéologie programmatiste (on pourrait presque dire ” marxiste traditionnelle ” dans le langage de Postone). Cependant est-ce que l’on peut pas théoriser les rapports sociaux capitalistes en crise, comme aussi des rapports sociaux ” barbarisés “, au moins quand ils restent sans dépassement (c’est une question, pas une assertion) ? Bien sûr il y a des choses très intéressantes en termes d’auto-organisation, mais il peut y avoir aussi le reste (bandes armées qui rackettent des communautés de bidonvilles, trafic de drogue, de prostitution, d’organes, violence entre pauvres, logiques religieuses, pentecôtisme, milices privées bourgeoises, gated communities, logiques quasi féodales de clientèle envers des ONG et les collectivités locales, etc.). Les stratégies de survie ont un spectre très large, plus large évidemment que l’accaparemment direct des ressources et subsistances afin de former une communauté communisatrice. On le sait, la forme moderne de racisme, la forme moderne de la domination masculine, la forme moderne de l’antisémitisme, la forme moderne de la subjectivité démagogique, etc., sont informées au sein de la dynamique totalitaire et coercitive du rapport social capitaliste en crise. Et cela peut aussi avoir tendance à s’exacerber. Ces rapports sociaux capitalistes barbarisés (pléonasme certes), ce sont là une ” contrainte à l’éxpérimentation ” (Astarian) pour un ” processus révolutionnaire de production du communisme [qui] se déroulera dans, et surtout contre, la crise généralisée du capital ” (B.L.).

    3. Sur le passage sur ” l’impossibilité de l’égalité des femmes et des hommes dans une sphère publique devenue totalitaire en absorbant la sphère privée. Cette impossibilité existe parce que précisément cette sphère publique reste publique, c’est-à-dire économie et politique. La reproduction des individus restés prolétaires ne peut pas se réaliser ne peut se réaliser dans cette sphère soi-disant unique. La reproduction du prolétaire face au capital présuppose l’assignation des femmes à l’enfantement et donc l’appropriation de toutes les femmes par tous les hommes en général et en particulier “, mériterait d’être davantage développé.

    4. Sur la formule ” l’abolition de l’Etat, c’est la ” privatisation ” de la sphère publique “, tempérée immédiatement par la phrase ” au sens propre, la sphère publique n’est pas ” privatisée ” bien sûr “… il me semble en effet que le côté obscur du capital, c’est-à-dire le côté dissocié en une sphère féminine (pas seulement privée je pense, mais côté obscur qui comprend la constitution de cette sphère privée), ne peut pas servir de levier ontologique pour dépasser les deux sphères masculine et féminine. L’essentialisme du féminisme traditionnel exaltant une ” essence ” féminine “, projete en fait sur une ” nature humaine féminine ” ce qui est historiquement spécifique à la constitution des genres sous le capitalisme. Pour contrer l’essentialisme féministe traditionnel, il suffit de rappeler le récit de Margareth Mead sur le peuples des Chambulis qui s’organise au sein d’une société où bon nombre des caractéristiques féminines et masculines sont inversées par rapport aux nôtres (ce qui est assez drôle !). Toutefois, la remarque de B.L. sur la brochure d’Astarian sur les piqueteros sur les organisations de femmes, me semble juste. Tout comme cette formule disant que ” les organisations de femmes seront centrales en ce qu’elles seront exactement, en elles-mêmes, cette unité [des activités productives, de luttes et de reproduction, l’unité non-échangiste et non-politique des prolétaires] “.

  2. Tarona
    29/06/2011 à 17:37 | #2

    Sur le point 4, je me permets de dire que dans le texte de BL il ne s’agit en aucun cas d’une conception essentialiste ou ontologique mais de la production pratique, dans le cours de la lutte de classes et de genres, de cette unite entre public et privé de par la place spécifique des femmes dans le mode de production capitaliste et c’est à partir de cette place qu’elles sont celles qui ne veulent plus/ne peuvent plus rester ce qu’elles sont. Comme on le voit dans le mouvement piqueteros ou leur implication dans la lutte de classe comme affaire “publique” les propulse, qu’elles le veuillent ou non, vers la mise en question de la séparation public/prive et leur assignation violente au privé. C’est ensuite la dynamique propre de la lutte, selon le niveau de tension et d’approfondissement des deux contradictions prises dans leur unite qui amène, ou pas (et pas a n’importe quel moment comme le montre le mouvement piqueteros), les femmes à assumer cette mise en question comme remise en cause en s’organisant entre elles pour faire face.

  3. 30/06/2011 à 12:30 | #3

    Ma formulation malheureuse dans le point 4, n’était pas terrible : le ” toutefois “, laissé entendre que je pensais dans ce qui précédé (en exposant l’essentialisme traditionnel du féminisme bourgeois), que la position de B.L. était essentialiste, ce quelle n’est bien sûr pas du tout.

    Dans le cadre cette abolition des genres, je développe un peu quelque chose sur ” l’abolition des hommes “. Car là aussi, le texte de B.L. montre bien comment le maschisme d’un homme brutalise une femme qui veut aller au piquete. Donc lui, il reste assigné à la forme sujet capitaliste du mâle. Ces formes inconscientes de la conscience sont évidemment des contraintes à l’expérimentation (Astarian) terribles. On pourrait davantage réfléchir à cette dimention de la lutte communisatrice (Je n’ai pas encore lu pour l’instant, beaucoup de textes du courant communisateur. Pour ma part je pense que je ne reprendrai pas la formulation ” la lutte de classe “, qui n’est à mon sens qu’une lutte des intérêts qu’ont les deux classes dans leur assignation réciproque dans le procès de la valeur qui se valorise, c’est socialement normal que cette lutte soit programmatiste. Le terme ” lutte des classes ” ne peut, il me semble, dans une perspective communisatrice, que renvoyer les individus à leur assignation de classe sociologique dans le procès de la valeur, donc implicitement comme affirmation du travail, simple forme fluide du capital dans sa métamorphose sociale tautologique et absurde).

    La société qui s’organise autour de la marchandise fétiche, se constitue autour de la constitution d’une forme-sujet moderne. Cette forme de subjectivation est nécessaire à la généralisation dans nos vies de la forme-valeur. Cette forme-sujet capitaliste a pour but d’abolir les formes précapitalistes de subjectivisation (les sujets n’y étaient pas les propriétaires d’une puissance de travail et était définis par des rapports sociaux fétichistes tout autant abjects – fétichisme religieux, etc) comme toute particularité individuelle. Dans la société moderne capitaliste, il faut que les individus puissent véritablement se représenter sous forme de puissance de travail disponible sur le marché concurrentiel où les capitaux viendront acheter le travail-marchandise pour démarrer un procès de valeur. Dans la société moderne bien sûr, le capital est du travail fossilisé, tandis que la dépense de cette puissance de travail est du capital à l’état fluide qui pourra donc engrosser le travail à l’état fossilisé (capital). Dans ce processus, où le travail et le capital ne sont en rien deux principes hétérogènes comme a pu le penser le marxisme traditionnel, cette puissance de travail aura une valeur marchande dont la représentation sera le salaire. Dans toute cette subjectivation les individus s’effacent pour devenir des sujets abstraits.

    Pour ce faire, la forme valeur va opérer un remodelage généralisé : une scission sexuelle entre deux types d’attitudes, d’états d’esprit, de valeurs et de penchants. Cela comprend et déborde la constitution des deux sphères publique et privée, pour générer des sujets abstraits capitalisés (du capital). Tout ce qui est pour-la-valeur va constituer une polarité dominante. Toute ce qui n’est pas pour-la-valeur va être repoussé dans l’ombre et constitue non pas un pôle opposé et contraire, mais l’envers du côté de la valeur, son « côté obscur ». Cette dissociation dérive du fait que toutes les fonctions vivantes des individus et leur contenu sensoriel n’arrivent pas à être reproduit au travers du mouvement autoréflexif de la valeur (la valorisation de la valeur), et que pourtant elles restent une condition nécessaire à la reproduction sociale de cette société capitaliste-marchande. L’ensemble de la vie n’est en effet pas transposable dans les catégories de travail, argent et capital, et dans la dynamique de ce dernier. Tout ne peut pas relever du travail abstrait. Alors que les hommes vont devenir prestataires de capacités de travail abstrait, et vont ramener le bifteck sous la forme d’un salaire et occuper la sphère publique (dans le sens aussi de politique), tout ce qui ne pourra pas y rentrer sera délimité dans une sphère « extérieure intérieure » à cette domination dans la sphère publique (et qui vous fait « sujet » de droits, notamment économique et politique), c’est l’invention de la sphère privée « gratuite » de ce qu’Ivan Illich appellera le « travail fantôme », où l’on va retrouver les femmes cantonnées dans l’enfantement, l’éducation domestique, les tâches domestiques de consommation et reproduction, etc., avec tout ce qui relève de l’émotion et de la sensualité qui sera évacué de la sphère du travail abstrait. Cette scission sexuelle spécifiquement liée à la socialisation capitaliste, crée donc un « contraire immanent », qui n’est pas l’inverse du travail abstrait ou un levier ontologique sur lequel forcément s’appuyer pour sortir de la socialisation abstraite, mais l’autre face du travail abstrait, le côté obscur du capital, la deuxième face qui va avec.

    Cette dissociation ne modèle pas seulement la femme, elle modèle l’homme aussi quand elle fait de lui un producteur efficace en le coupant, au moyen de la dissociation-valeur, des caractéristiques qui constitueraient un handicap pour la production de marchandises : elle fait des hommes et des femmes (qui s’intègreront imparfaitement, ou alors en tant que ” femme devenu homme “. Voyons comme Christine Lagarde pour sa candidtaure FMI, est capable de jouer sur les deux côtés dissociés, pour mieux nager parmi les requins dont elle fait partie) des êtres mutilés, des sujets pour la valeur, qui ne peuvent plus vivre, et qui ne peuvent plus penser, que pour et en fonction de la valeur.

    Un modèle d’identification de l’orientation professionnelle masculine se retrouve très souvent dans la publicité. Je reprend cela à Norbert Trenkle. Ce modèle nous dit quelque chose sur les structures sociales capitalistes. Un homme représenté au travail est toujours orienté vers un but rationnel, efficace et pratique et veut toujours voir un résultat mesurable. Cela n’a pas besoin de toujours se faire « à la sueur de son front ». À cet égard, l’identité masculine moderne est très flexible. L’homme d’action en matière de gestion, de conseil aux entreprises, de management, de direction ou de gouvernement se comprend comme une personne performante comme un ouvrier sur une chaîne de montage ou comme celui qui conduit un camion de ses bras musclés. Ces derniers modèles ont depuis longtemps été dépassés en tant que modèles de l’orientation professionnelle des hommes et sont réservées à ceux qui n’ont pas pu sauter par-dessus les obstacles sociaux pour arriver aux étages supérieurs de la société capitaliste-marchande. Néanmoins, ils agissent toujours comme représentants de la masculinité vraie sur le plan symbolique : gros bras à moitié nus ou avec de lourds marteaux dans les mains, un peu barbouillés de manière décorative avec de l’huile ou sinon presque de manière aseptique, des hommes clairement mis en scène devant ce paysage esthétisé d’un atelier automobile ou d’un grand four industriel, ce sont là les icônes de la masculinité moderne. Dans des publicités pour des costumes de couturier ou de l’eau de Cologne pour homme, les fantasmes et les désirs d’identification qui sont fermement ancrés dans les structures profondes de l’identité masculine, doivent alors se réveiller. Le frêle employé des assurances ou l’obèse directeur commercial d’une société de limonade peuvent aussi s’identifier avec les monsieur-muscle de la publicité. Physiquement ils sont les rêves inaccessibles qui ne seront jamais atteints. Cependant quelque chose d’autre est crucial. Les paquets de muscle et les corps d’acier sculptés comme des statues représentent la demande d’exercer le pouvoir, le pouvoir sur d’autres, sur le monde et sur eux-mêmes. Cela peut être un pouvoir misérable de contrôler quelques salariés, de l’emporter sur le marché contre un rival avec une nouvelle sorte de limonade ou gagner des profits plus élevés par rapport à l’année précédente. Ce pouvoir est aussi extrêmement précaire, car il est constamment menacé et est soumis à être constamment réaffirmé. Cela dépend de l’affirmation de soi dans la concurrence qui peut toujours échouer et de cycles économiques qui ne peuvent être individuellement influencés. En raison de cette incertitude, des auto-assurances constantes et agressives sont nécessaires aux individus, telle est la fonction de la publicité dans la structuration de l’identité masculine informée par la forme générale de la concurrence capitaliste. Ainsi, le corps capitaliste musclé ne constitue pas l’homme moderne. Il symbolise plutôt une sévérité qui est d’abord une attitude intérieure et mentale d’auto-préparation des individus dans la concurrence. Un homme « vrai » doit être dur pour lui et les autres. Le renflement du biceps est le symbole de la maîtrise de soi, de la discipline et de la puissance de la volonté sur le corps. L’esprit est prompte mais la chair est faible – et doit donc être d’abord apprivoisé si l’homme veut avoir tout sous contrôle. C’est là que réside la distinction d’avec la notion ancienne d’un esprit sain dans un corps sain. Bien que le corps et l’esprit sont séparés vers l’extérieur, leur connectés équilibrée est toujours valable. On voit là qu’il y a là le façonnage non seulement des désirs et des convoitises mais aussi des sentiments, cette mainmise sur l’inconscient révèle le plus nettement le caractère totalitaire du capitalisme où les individus ne sont plus que des supports pour rendre la logique de la valorisation encore possible – et rend ce totalitarisme invisible, pour autant que la mainmise réussisse.

    On pourrait aussi retrouver le modèle d’identification de l’orientation professionnelle masculine, dans l’URSS et ses satellites au travers de l’observation de la propagande. Pas la peine de faire un dessin. C’est Seidman, dans « Ouvriers contre le travail », qui dit par exemple que dans ces pays, « le réalisme socialiste – c’est-à-dire la glorification de la production et du producteur – se substitua directement aux sirènes consuméristes de la publicité » (p. 15)

    Il se trouve que l’on pourrait développer aussi sur l’abolition du sujet mâle capitaliste, dans le cadre d’une réflexion sur la communisation. Genre « L’abolition du mâle dans le mouvement de la communisation ». Un prochain texte peut-être ?

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